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LES AUTEURS - Page 81

  • ALBERTO GARLINI : LES NOIRS ET LES ROUGES. LE ROMANTISME DE LA DEFAITE FASCISTE.

    Capture d’écran 2015-08-24 à 11.24.41.pngA l'heure où l'on évoque déjà la rentrée littéraire avec sa cohorte de près de 600 ouvrages, il faut se dire que désormais l'auteur ne doit plus sa notoriété à son seul talent, mais à un service de presse efficace qui permettra peut-être à son roman d’émerger de cette déferlante saisonnière. Outre les têtes d'affiche (ou de gondole), il y a de temps à autre quelques phénomènes littéraires qui sortent du lot, parfois pour de mauvaises raisons au détriment de certains romans d'une rare intensité qui passent totalement inaperçus. Au regard de ses qualités indéniables, on peut dire que pour l'année 2014 -2015 Les Noirs et Les Rouges d'Alberto Garlini a fait les frais de cette discrétion totalement inappropriés pour un roman que l'on peut qualifier sans aucune hésitation de prodigieux. Alliant la noirceur des évènements des années de plomb à la candeur d'une romance pourtant destructrice, le roman d'Alberto Garlini se situe au-delà des catégories roman noir/roman blanc pour nous livrer une histoire flamboyante contant la lutte armée d'un jeune fasciste italien aux convictions inébranlables.

     

    Stefano Guerra est un jeune fasciste déterminé portant un nom dédié à la violence. Mais c’est en 1968 que son destin bascule lors des affrontements sur le campus universitaire de Valle Giulia entre les noirs, jeunes militants fascistes, et les rouges, jeunes militants gauchistes. Durant ces heurts violents, Stefano tue accidentellement le jeune Mauro d’un coup de couteau. Outre le fait d’être le fils d’un grand intellectuel communiste, la victime est le frère d’Antonella dont Stefano est tombé éperdument amoureux. Ignorant tout de son crime et de ses sombres activités la jeune femme est séduite par ce garçon passionné. En parallèle à cette idylle naissante, Stefano Guerra passe du militantisme à la lutte armée en formant avec ses amis d’enfance un petit groupuscule qui prendra part aux tragiques évènements qui jalonneront la sinistre période des années de plomb. Si les actions débutent par du sabotage de meeting politique, du trafic d’armes et des agressions contre des militants gauchistes, Stefano Guerra va s’engouffrer dans une spirale de violence en participant à des attentats tragiques et sanglants. Idéaliste exalté Stefano Guerra est désormais un guerrier déchaîné qui va devoir faire face aux compromissions de ses pairs. Mais qui pourra arrêter cet homme survolté élevé dans une logique de haine et de violence ?

     

    Dans une période trouble telle que l'a vécue l'Italie durant les années de plomb, il est à présent bien difficile d'appréhender le vrai du faux dans ce conglomérat de complots, compromissions, manipulations et infiltrations qui ont mis à mal la crédibilité des autorités institutionnelles du pays. Que ce soit les juges, les politiques, les chercheurs ou les historiens, aucune de ces corporations n'a été capable de faire la lumière complète sur ces tragiques évènements qui ont marqué de manière durable toute une population. L’Italie à peine remise du joug fasciste s’entredéchire à nouveau dans ce que l’on n’oserait pas désigner comme une guerre civile mais qui y ressemble furieusement. Quoiqu’il soit, après tant d'années, l'affaire est désormais du ressort de la fiction, car en s'appropriant les faits, en les déformant et en les réinterprétant un auteur peut nous livrer son point de vue exempt de manipulations, de certitudes et d'exactitudes. Mais paradoxalement il est possible que ce soit par ce biais que l'on se rapproche le plus d'une certaine forme de  vérité.  " Cette histoire est vraie puisque je l'ai inventée".  C'est donc ainsi qu'Alberto Garlini nous livre avec Les Noirs et Les Rouges, un roman exceptionnel qui dépeint les activités occultes d’un groupuscule fasciste œuvrant pour mettre en place une stratégie de la tension durant plusieurs décennies. Alberto Garlini mêle donc habilement fiction et réalité. Le personnage principal s’inspire librement des activités terroristes de l’extremiste de droite Vincenzo Vinciguerra, tandis que son père spirituel politique, prénommé Franco fait référence au parcours de Stefano Delle Chiaie, activiste néofasciste. L’auteur a d’ailleurs mixé la contraction du nom de famille de l’un au prénom de l’autre pour façonner l’identité de son héros Stefano Guerra. Outre les personnages, Alberto Garlini s’est réapproprié des évènements tragiques qui ont marqués cette triste période à l’instar de l’attentat de la Piazza Fontana à Milan qu’il déplace de quelques mètres sur la Piazza del Monumente. Cette attaque sanglante que l’auteur reconstitue avec force de tension devient le point central du roman où tout bascule. Les différents chapitres segmentent la période guerrière de Stefano Guerra de mai 1968 à avril 1971. Ils sont entrecoupés d’un procès se déroulant en 1985 qui donne quelques éclairages anticipatifs sur la suite des évènements ce qui a l’avantage d’amplifier l’appréhension du lecteur tout en démontrant la vacuité de la démarche judiciaire. Car à ce jour, les principaux instigateurs de l’attentat de la piazza Fontana restent encore impunis. 

      

    Avec Les Noirs et Les Rouges Alberto Garlini nous livre donc la version du camp des fascistes, nous qui étions habitués à un point de vue « romantique », parfois dangereusement esthétisant de la lutte armée révolutionnaire gauchiste. Rien de tout cela dans ce roman qui parvient à dresser un portrait dépourvu de stéréotype en dévoilant les liens occultes entre ces groupuscules fascistes, bénéficiant de la protection bienveillante des services de police et les services secrets italiens. Dans ce contexte trouble, Stefano Guerra est certes un fasciste violent et animé par un haine peu commune contre ses adversaires, il n’en demeure pas moins quelqu’un d’intelligent qui peut faire preuve d’une certaine sensibilité. Il aime la musique, le cinéma et apprécie la poésie, particulièrement celle d’une jeune auteure sud américaine dont les vers semblent le toucher particulièrement. Et puis il y a cet amour qu’il porte à Antonella qui lui permet, un temps seulement, de s’écarter du parcours de violent qu’il a empruté. Son périple déchaîné nous entraîne dans toute la partie nord de l’Italie, l’Autriche, l’Afghanistan pour s’achever au Chili. Sur ce chemin, l’homme révolté croisera quelques personnages réels comme le réalisateur et poète Pier Paolo Pasolini, le compositeur Luciano Bério, l’écrivain Bruce Chatwin et le sinistre philosophe Julius Evola.

     

    Guerrier sauvage et intègre, Stefano Guerra n’est finalement que le fruit de la colère qui anime les trois « pères » qui forment autour de lui un cercle de haine qui l’aveugle. Il y a tout d’abord Franco Revel, guide politique et militant qui l’entraîne sur la voie révolutionnaire tout en se compromettant avec les arcanes du gourvernement en place. Il y a également Rocco, père de substittution, guide érotomane, tout droit sorti du dernier film de Pier Paolo Pasolini, Salo ou les 120 jours de Sodome. C’est cet homme monstrueux qui abreuve et influence une partie de la jeunesse d’Udine avec ses souvenirs « glorieux » lorsqu’il était membre des commandos fascistes du Duce. Et puis il y a ce père géniteur que Stefano découvre à l’âge de huit ans pendu dans une grange. On peut donc ressentir une forme d’empathie pour ce personnage tragique, très vite contebalancée par ses actes abjectes et les propos ignobles de son entourage sur la pureté de la race à l’instar de ce comte Sperelli, jeune noble fasciste, probablement bien plus dangereux que Stefano Guerra.

      

    La violence, la passion, la fraternité et la lutte armée dans un pays où se déchire les extrémistes de tous bords durant cette période intense de la fin des sixties parfaitement reconstituée c’est ce que vous offre Alberto Garlini avec Les Noirs et Les Rouges fabuleux roman qui traduit l’audacieuse époque où il fallait tout détruire pour mieux reconstruire. A découvrir impérativement.

     

    Alberto Garlini : Les Noirs et Les Rouges (titre original : La Legge Dell’ Odio). Editions Gallimard – Du Monde Entier / 2014. Traduit de l’italien par Vincent Raynaud.

    A lire en écoutant : Sinfonia de Luciano Bério. Album : Sinfonia – Eindrücke. 1986 Erato Classic S.N.C.

  • Thierry Marignac : Fasciste. Un pavé dans la gueule.

    thierry marginac,fasciste,hélios noir,pierric guittaut,fn,extreme droitePlus que partout ailleurs, c’est en France que le polar et le roman noir sont devenus l’instrument d’une espèce de propagande politique entretenue par des militants de gauche et d’extrême gauche. Il ne s’agit en rien d’une critique mais d’un constat dont il faut prendre conscience en lisant les œuvres de ces écrivains reconnus avec en tête de file Jean-Patrick Manchette qui créa la mouvance de la critique sociale par l’entremise du roman noir. Il est même amusant de voir ces vieux briscards de gauche s’invectiver entre eux dans les salons du livre ou par l’entremise de la tribune des hebdomadaires en se traitant de négationniste, d’antisioniste ou autres joyeusetés à l’instar d’un Didier Daeninckx qui dresse régulièrement des procès d’intention aux accents parfois staliniens en s’en prenant aux écrivains qui n’entreraient pas dans le moule. C’est beaucoup moins amusant lorsque l’on sait que certains auteurs en marge subissent les foudres d’une censure ou d’un silence médiatique parfois assourdissant comme le révèle des auteurs comme Pierric Guittaut  ou Thierry Marignac. Ce dernier semble avoir fait les frais de cette censure lorsqu’il écrivit en 1988 son premier roman intitulé Fasciste qui fait l’objet d’une troisième réédition.

     

    Rebelle sans cause, étudiant bourgeois achevant son service militaire, Rémi Fontevrault est un fasciste qui embrasse d’avantage la cause pour l’aura romantique du réprouvé que pour les convictions politiques de rejet. Manifs, bagarres, études bâclées, le jeune homme végète en vivant au crochet d’un père qu’il méprise. C’est en rencontrant Lieutenant et sa sœur Irène, tous deux issus d’une famille de collaborateurs que Rémi va orienter l’ensemble de ses actions en organisant le service d’ordre d’un homme politique du front national. Trafic d’armes, luttes d’influence, ratonades, Rémi et Lieutenant mettent leurs idéaux de côté pour laisser la place aux actions violentes et déterminées que même les politiques extrémistes de droite, en quête de respectabilité, doivent désormais rejeter. Quand on arrive à l’extrême de l’extrême on se retrouve au bord du vide.

     

    Qualifié de roman culte, Fasciste est désormais présenté comme un ouvrage licencieux, voire même subversif dont la seule acquisition provoquerait un certain frisson. Une bravade de l’interdit en quelque sorte. Mais que l’on soit bien clair, Fasciste n’a rien du brûlot sulfureux que l’on veut nous décrire, bien au contraire. Certes l’auteur nous dépeint la trajectoire d’un fasciste sans pour autant décrier la démarche du personnage principal. En fait tout le postulat inconvenant du roman réside dans le fait que Rémi soit un fasciste. Et alors ? Héros ou antihéros, Thierry Marignac ne nous impose aucun jugement de valeur, aucune morale et surtout aucune démarche de rédemption et c’est tant mieux. Il semblerait que l’auteur parie finalement sur l’intelligence du lecteur. Car même s’il est beau, intelligent et cultivé, nous n’avons aucune envie d’apprécier ce jeune en rupture dont on suit la trajectoire dans une succession de scènes parfois ennuyeuses. Il est indéniable que Thierry Marignac possède une maîtrise de l’écriture qui lui permet de nous délivrer un texte fluide qui tranche avec la pauvreté de l’intrigue. On appréciera toutefois l’épisode où Rémi se rend à Belfast pour rencontrer un leader unioniste ainsi que la scène finale. Mais est-ce que tout cela est suffisant pour faire de Fasciste un roman culte ? Certainement pas.

     

    Thierry Marignac nous explique qu’il souhaitait écrire un roman dans un registre où l’on ne l’attendait pas. Cela semble un peu court pour dépeindre le milieu de l’extrême droite et on le ressent tout au long du récit. Car Fasciste manque cruellement d’ampleur et c’est bien dommage, d’autant plus que l’on se doute bien que l’auteur en a sous la pédale. On déplorera également le manque de clarté environnementale et politique qui conduit les différents personnages vers leur destinée. Cette absence de contexte motivant l’action des protagonistes est l’une des faiblesses du roman qui perd de sa substance trash.

     

    Il n’en demeure pas moins qu’il faut lire Fasciste, qui reste un des rares romans sans complaisance évoquant le FN et ses groupuscules d’extrême droite sans pour autant tomber dans les clichés de convenance. Et si l’on se demande ce que sont devenus les différents acteurs de l’histoire il suffit d’inscrire Fasciste dans la perspective de la démarche de dédiabolisation du rassemblement bleu marine que l’on vit actuellement en France.

     

    Thierry Marignac : Fasciste. Editions ActuSF Hélios Noir 2015.

    A lire en écoutant : Come Out and Play. The Offspring. Album : Smash (Epitaph 1994).

  • WILLIAM MCILVANNEY : LAIDLAW. LE SENS DE LA MISSION.

    Capture d’écran 2015-07-14 à 17.49.14.pngLes éditions Rivages poursuivent leur magnifique travail de réédition en s’attaquant cette fois-ci à l’œuvre de William McIlvanney, considéré, à juste titre, comme l’un de grands auteurs du roman noir écossais. Il s’agissait de remettre au goût du jour un romancier injustement oublié auquel pourtant bon nombre d’écrivains comme Ian Rankin ou Val MacDermid rendent régulièrement hommage. C’est avec Docherty, roman social sur les mineurs de Glascow, que William McIlvanney débute sa carrière, avant d’entamer une quatuor de romans noirs mettant en scène l’inspecteur Jack Laidlaw. Il sied de prêter une attention soutenue en ce qui concerne l’ordre de la quadrilogie qui débute avec le roman éponyme Laidlaw, suivi de Les Papiers de Tony Veich et qui s’achève avec Big Man et Etranges Loyautés. Voilà pour les recommandations.

     

    Le jeune Tommy Bryson court dans les rues de Glascow, sans trop savoir où aller. Il a de quoi paniquer car il vient d’assassiner une jeune fille et ne sait plus trop vers qui se tourner. Peut-être trouvera-t-il de l’aide auprès de son amant Harry Redburn, acoquiné au milieu de la pègre. Mais la nouvelle du meurtre suscite une grande émotion et il n’y a guère de personnes compatissantes pour soutenir un assassin de cet acabit. Surtout lorsque le père de la victime souhaite faire justice lui-même et demandant le soutient du caïd de la ville qui prône la justice impitoyable de la rue. L’inspecteur Laidlaw devra donc interpeller le jeune fugitif le premier, s’il veut éviter un bain de sang. D’autant plus que ses collègues ne seraient vraiment pas contre une justice expéditive.

     

    Datant de 1977, Laidlaw met en scène tout d’abord un Glascow qui n’existe plus avec ses grands ensembles de quartiers ouvriers et une pègre atypique essentiellement basée dans les quartiers périphériques de la ville en fonction de la confession religieuse des habitants. La conglomération protestante est dirigée d’une main de fer par John Rhodes. L’homme incarne une espèce de patriarche aussi impitoyable qu’inquiétant  auprès duquel les ouvriers peuvent demander de l’aide comme le fera le père de la victime qui a toujours été incapable de développer le moindre sentiment d’affection vis à vis de sa fille. La perte de son enfant ne chagrine pas ce père désormais dépouillé de son sujet d’animosité. Pour compenser cette colère et cette dureté qu’il ne peut plus faire valoir, il devra canaliser sa haine et la diriger vers le jeune meurtrier. Le tout est de savoir si cet homme aussi dur qu’honnête parviendra à franchir le pas en devenant un meurtrier à son tour.

     

    Pègre, policiers, meurtriers, on est pourtant bien loin avec Laidlaw du roman policier au sens classique du terme. Avec maestria William McIlvanney dresse le sombre portrait social d’une ville dont il maîtrise tous les aspects. Glascow devient une terrible scène dramatique sur laquelle l’auteur déploie une mécanique insidieuse de colère et de haine. Plutôt que de s’intéresser au meurtrier, l’auteur s’emploie à décrire le ressentiment et la détresse des gens face à un acte aussi abjecte. Il parvient à mettre en perspective ce désarroi terrible qui pousse les différents protagonistes vers leurs derniers retranchements.

     

    Et puis il y a bien évidemment le personnage principal qui sort tout de même de l’ordinaire. Oui il y ce schéma classique du policier atypique, peu apprécié de ses collègues. Mais Jack Laidlaw est un personnage qui transcende les clichés. Il personnifie ces flics lucides et humanistes tout à la fois qui se dressent contre les a priori et les schémas simplistes de leurs collègues. Paradoxalement cela ne fait pas de Jack Laidlaw quelqu’un de meilleur, bien au contraire. Dépressif, solitaire, Jack Laidlaw est un personnage parfaitement antipathique que seul le jeune Harckness est en mesure d’apprécier, même s’il est parfois tenté de suivre les opinions tranchées et brutales de l’inspecteur Milligan. A force de cogiter et de se poser des questions sur le sens des actes criminels auxquels il est confronté, Jack Laidlaw ne fait qu’irriter sa hiérarchie et ses partenaires qui ne peuvent lui opposer que des certitudes factices, sans aucun fondement. Jack Laidlaw les renvoie à leur propre vacuité qui ne peut susciter qu’indignation et incompréhension. Pourquoi se poser des questions lorsque l’on est flic alors qu’il y a la certitude de la mission à accomplir.

     

    "Laidlaw ne dit rien. Il était penché sur le guichet, écrivant sur son bout de papier lorsque Miligan entra, une porte de grange sur patte. Ces derniers temps il jouait les chevelus  pour montrer qu’il était libéral. Cela faisait paraître sa tête grisonnante plus grande que nature, une sorte de monument public. Laidlaw se souvint qu’il ne l’aimait pas. Ces derniers temps il avait été au centre de pas mal des interrogations de Laidlaw  quant à savoir ce qu’il faisait. Associé à Milligan par la force des choses, Laidlaw s’était demandé  s’il était possible d’être policier sans être fasciste."

     

    Il était temps de redécouvrir la belle écriture de William McIlvanney et même s’il date, un peu, Laidlaw reste un roman terriblement actuel qu’il vous faut lire dans les plus brefs délais.

     

    William McIlvanney : Laidlaw. Rivages/Noir 2015. Traduit de l’anglais par Jan Dusay.

    A lire en écoutant : The Last Ship de Sting. Album : The Last Ship. A&M Records 2013.

     

  • Cycle grands détectives de la BD : 2. Munoz - Sampayo : Alack Sinner

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktDans le monde de la bande dessinée, tout comme dans l’univers du roman noir, le personnage du détective privé possède la particularité de ne pas vieillir. De plus, il s’agit d’un homme solitaire qui n’a que très peu d’attache ce qui lui confère une aura des plus singulières dépourvue d’un certain réalisme alors que paradoxalement, le genre s’attache à dénoncer les travers de notre société. Mais comme toujours, les codes sont fait pour être transgressés et ce sont les deux argentins José Munoz et Carlos Sampayo qui se chargeront de faire voler en éclat le carcan dans lequel on avait enfermé le détective privé en créant Alack Sinner qui donne son nom à la série.

     

    Alack Sinner est né dans un quartier pauvre de la banlieue new yorkaise où il grandit avec sa sœur Toni. Vétéran de la guerre de Corée, Alack Sinner intègre le NYPD en tant qu’agent en uniforme. C’est dans l’épisode Conversation avec Joe qu’il expliquera les raisons de sa démission suite aux excès des violences policières dont il était régulièrement témoin.  Mais ce sont ces mêmes flics qu’il dénigrait qui se chargent d’exécuter les auteurs du viol de sa sœur Toni. Ne tolérant pas cette justice sauvage, Alack Sinner va être stigmatisé avant d’être mis à l’écart, ses collègues n’acceptant pas son humanisme moralisateur. Exclu des forces de police,  Alack Sinner entretient tout de même une solide amitié avec l’inspecteur Nick Martinez également vétéran de la guerre de Corée. Sa carrière de détective démarre avec L’affaire Webster et L’affaire Filmore. De temps à autre, en manque de fond, Alack Sinner ferme son bureau pour devenir chauffeur de taxi. Mais les affaires dont il a la charge deviennent de plus en plus importantes à l’exemple de Nicaragua qui fustige l’interventionnisme américain en Amérique du Sudet L’affaire USA qui sera la dernière enquête de notre détective vieillissant. Marié à Gloria, Alack Sinner divorcera et aura plusieurs liaisons avec des femmes de caractère comme Loretta, Sophie et Enfer. Sinner qui signifie pêcheur et Enfer auront une fille prénommée Cheryl. Dans Histoires Privées, Cheryl va être impliquée dans une sordide histoire de meurtre qu’Alack Sinner s’emploiera à résoudre afin de lui éviter la prison.

     

    La série Alack Sinner paraît en France en 1975, dans les pages de la revue Charlie Mensuel avant d’être publiée chez Casterman dans la collection Roman (À Suivre). Toujours chez Casterman, l’intégrale de la série fait l’objet d’une publication en deux tomes qui paraissent en 2007 pour L’âge de l’Innocence et en 2008 pour L’âge de la Désillusion.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktJosé Munoz débute sa carrière de dessinateur à Buenos Aires en collaborant avec l’auteur de bande dessinée Alberto Breccia (Mort Cinder / Perramus) et le scénariste Héctor Oesterheld qui travaillait notamment avec Hugo Pratt pour les séries Ernie Pike et Sergent Kirk. D’emblée on détecte l’influence d’Hugo Pratt et d’Alberto Breccia dans toute l’œuvre de Munoz qui rencontre Carlos Sampayo en Espagne, en 1974 alors que l’Argentine subissait les foudres de la dictature. De leur collaboration naîtra les deux séries qui feront leur succès, Alack Sinner et le Bar à Joe. C’est notamment en France que leur travail est salué par la profession qui leur attribue diverses distinctions dont les prestigieux prix du festival d’Angoulême.

     

    S’il est doté de tous les codes du roman noir, Alack Sinner possède également une chaleur et une poésie toute latine que l’on ressent tout au long des aventures de ce détective atypique. Même si on le qualifie de solitaire, Alack Sinner s’entoure de toute une galerie de personnages pittoresques mis en valeur par le graphisme en noir et blanc d’un dessinateur qui parvient à restituer avec talent l’atmosphère bigarrée d’une ville de New York que l’on a peu l’habitude de voir. L’univers d’Alack Sinner est extrêmement dense et s’imprègne des événements de son époque comme la guerre du Vietnam ou l’embargo américain au Nicaragua. Les histoires deviennent de plus en plus complexes en révélant des pans de la jeunesse du détective, ce qui lui confère d’avantage d’épaisseur et d’humanité. Mais paradoxalement c’est lors des enquêtes plus « classiques » que Sampayo révèle tout son talent de scénariste en déclinant des histoires aussi courtes qu’efficaces. D’une enquête à l’autre on retrouve des protagonistes qui évoluent tout comme le personnage principal, raison pour laquelle il est recommandé de lire la série dans l’ordre afin de comprendre les nombreuses interactions entre les différents personnages.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktImprégnés de musique, les différents épisodes mettant en scène Alack Sinner sont bourrés de références rendant hommage au roman noir et au cinéma. On y découvre une scène de Chinatown, on croise le personnage de Travis Bickle et on distingue le livre de Raymond Chandler, Le Grand Sommeil sur la table de nuit d’Alack Sinner. Ce ne sont là que quelques allusions parmi d’autres dans ce monde foisonnant mis en scène par un dessinateur totalement inspiré. Les deux créateurs vont même jusqu’à mettre lumière leurs activités artistiques dans La Vie N’est Pas Une Bande Dessinée, Baby.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktIncontestablement, c’est Vietblues qui illustre tout le talent des deux argentins qui évoquent dans cet épisode les discriminations que subit la communauté afro-américaine que ce soit au Vietnam ou à New York. On y croise deux personnages charismatiques que sont l’activiste Olmo et le pianiste compositeur John Smith III, incarnant toute la complexité des rapports sociaux entre les différentes communautés. Outre la tension narrative, l’histoire baigne dans une aura musicale peu commune imagée par la présence du saxophoniste Gato Barbieri, personnage réel, qui composa, entre autre, la bande originale Du Dernier Tango à Paris.

     

    Dans un autre registre, Constancio et Manolo met en lumière l’intégration difficile de la communauté hispanique à New York. Par l’entremise du grand père Manolo, les auteurs font allusion à la guerre civile en Espagne en évoquant l’épisode tragique de Guernica que Munoz illustre avec une force terrible en intégrant des extraits du célèbre tableau de Picasso. Toujours sombre, toujours tragique l’histoire met en évidence dilemmes complexes auxquels Alack Sinner est souvent confronté.

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    Une ligne graphique originale, des scénarios intenses et complexes font d’Alack Sinner l’une des meilleures séries que la bande dessinée ait jamais connu. Novatrice pour l’époque en mettant en perspective des clivages sociaux dont on entendait rarement parler aux USA, la série reste toujours d’actualité en illustrant les problèmes d’intégrations et de discriminations qui minent toujours les différentes communautés qui composent le pays.

     

     

     

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    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge de L’innocence. Intégrale 1. Casterman 2007.

    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge des Désenchantements. Intégrale 2. Casterman 2007.

    A lire en écoutant : Tout l’album Winter In America de Gil Scott-Heron & Brian Jackson. Charly Records 1974.

  • Zygmunt Miloszewski : Un Fond de vérité. Et si c’était vrai ?

     

    Capture d’écran 2015-06-29 à 05.04.33.pngIl va falloir faire abstraction de cette appréhension qui pourra guetter certains lecteurs en découvrant le dernier opus de Zygmunt Miloszewski, Un Fond de Vérité, orné d’un bandeau mentionnant « Auteur finaliste du grand prix des lectrices de ELLE ». Pour faire l’effort de surmonter cet à priori, il suffira simplement se dire que le fait de ne pas avoir obtenu ce prix est un gage de qualité suffisant pour confirmer l’excellente facture de ce roman mettant en scène, pour la seconde fois, les tribulations du procureur Teodore Szacki.

     

    Après une enquête houleuse et un divorce pénible, le procureur Teodore Szacki avait besoin de se faire oublier et de quitter la ville de Varsovie. Muté à sa demande dans la charmante et paisible bourgade de Sandomierz, il tente de refaire sa vie. Mais au bout de six mois, force est de constater qu’il peine à s’adapter au rythme indolent de cette petite ville provinciale. Alors qu’il sombre dans l’ennui et la dépression, la découverte du corps d’une femme littéralement vidée de son sang, à proximité d’une ancienne synagogue, va raviver son intérêt pour les affaires judiciaires. Le meurtre n’est pas sans rappeler cette légende de rites sacrificiels juifs dépeints, entre autre, dans un sinistre tableau de Charles de Prévôt exposé dans l’église de la cité. Sur fond de polémiques antisémites explosives, le procureur Teodore Szacki va devoir plonger dans les méandres du passé douloureux d’une bourgade qui déchaîne bien plus de passion qu’il n’y paraît d’autant plus qu’un second meurtre secoue la petite communauté. Y aurait-il un tueur psychopathe, juif de surcroît, sévissant dans la cité ?

     

    Capture d’écran 2015-06-29 à 05.08.03.pngAprès avoir évoqué les aspects troubles des services secrets polonais dans Les Impliqués, Zygmunt Miloszewski aborde de manière beaucoup plus frontale toute la problématique de l’antisémitisme qui gangrène encore son pays. C’est tout d’abord au travers des constatations d’un généalogiste que l’on prend conscience de l’ampleur des pogroms qui ont décimé la population juive du pays. Avec cette première scène subtile l’auteur fait en sorte de nous immerger immédiatement dans le contexte car c’est également par l’entremise de ce personnage que nous découvrons la ville de Sandomiersz et la première victime du roman. Au delà de son décor pittoresque, Zygmunt Miloszewski réussit à intégrer la ville de Sandomierz au cœur du récit jusqu’à ce qu’elle devienne un personnage à part entière, doté de secrets peu flatteurs à l’instar de ce tableau de Charles de Prévôt mettant en scène des sacrifices de nouveaux-nés chrétiens pratiqués par les juifs pour confectionner le pain azyme. En intégrant des éléments réels, l’auteur installe une atmosphère pesante qui alimente la confusion et la paranoïa de tous les protagonistes. Et s’il y avait un fond de vérité dans ces vieilles légendes ? Le doute, comme une maladie honteuse, parvient même à faire vaciller les certitudes du procureur Szacki.

     

    Outre l’intrigue policière bien ficelée, Un Fond de Vérité s’emploie à dresser le portrait sans concession d’une Pologne qui peine encore à s’affranchir des relents antisémites alimentant notamment la haine de jeunes nationalistes toujours prêts à en découdre. On appréciera d’ailleurs le personnage de Jurek Szyller, homme d’affaire tout aussi cultivé qu’orgueilleux qui dirige de manière opportune ces bandes d’extrémistes et dont la confrontation avec le procureur Teodore Szacki s’avère extrêmement savoureuse. Paradoxalement, cette joute verbale met en lumière le côté peu sympathique du personnage principal qui se drape d’une espèce de morgue citadine. On appréciera cet antagonisme entre l’homme de la ville aux arrogantes certitudes et les superstitions provinciales des différents acteurs peuplant la cité médiévale. Avec beaucoup de talent, l’auteur extrait de cette confrontation une intrigue riche en rebondissement qui ne cesse d’alimenter les ambiguïtés des différents personnages. Tout aussi désagréable que le procureur Szacki, le commissaire Wilczur incarne d’ailleurs cet esprit provincial doté d’un solide bon sens. Tel un miroir, le vieux policier septuagénaire reflète la personnalité revêche de Teodore Szacki, personnage à la fois ambitieux et désespéré qui ne trouve finalement son bonheur que dans les malheurs qui secouent la petite ville de Sandomierz. Trop semblables, les deux hommes ne s’apprécient guère et s’observent avec une défiance ironique lorsqu’elle s’inscrit dans les différents actes d’enquête jalonnant le récit.

     

    S’il n’évite pas quelques scènes « téléphonées », Un Fond de Vérité se révèle être un excellent roman policier dénonçant avec une belle maîtrise tous les affres de l’intolérance et de la suspicion vis à vis d’une communauté qui ne cesse d’être mise en porte-à-faux au fil des siècles, victime des pires rumeurs mettant en perspective l’ignorance et l'incommensurable bêtise des hommes.

     

    Zygmunt Miloszewski : Un Fond de vérité. Mirobole Editions 2014. Traduit du polonais par Kamil Barbarski.

    A lire en écoutant : Maiden Voyage de Herbie Hancock. Album : Maiden Voyage. Blue Note / Manhattan Record 1986.