Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

bsn press

  • Jean-Jacques Busino : Le Village. Clair-obscur.

    IMG_2398.jpegAussi talentueux que modeste, bien trop discret dans un univers où l’égocentrisme des écrivains devient une échelle de valeur, Jean-Jacques Busino, pionnier de la littérature noire helvétique, cultive cette discrétion comme un trésor pour se consacrer à l’écriture en se pliant bon gré mal gré à la corvée de la promotion. Ainsi, alors qu’il est paru au mois de juin, période plutôt propice aux pavés littéraires estivaux tandis que l’on fourbit déjà les stylos pour évoquer la déferlante de publications de la rentrée littéraire, il ne faudrait pas passer à côté de son dernier roman, Le Village, où il décline une nouvelle fois sa colère, ou plutôt son désarroi, en abordant cette fois-ci le thème de la migration et des exclusions qui en découlent au gré d’un récit vibrant, prenant pour cadre un petit village agonisant dans la chaleur implacable du soleil de la Sicile. Alors que son premier roman iconique, Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1994) se déroulait du côté de Naples, Jean-Jacques Busino opère donc un retour au source pour évoquer avec Le Village, l’Italie de Meloni et de Salvini ainsi que la manière dont on peut entrer en résistance face à ces politiques de rejet absurdes. Ainsi, pour celui qui cite régulièrement Jim Thompson parmi ses références littéraires, Jean-Jacques Busino surfe à la lisière des genres dont il se moque bien d'ailleurs, pour nous livrer un texte au connotations politiques, au sens large du terme, en nous interpellant, sous la forme d’une allégorie puissante, sur le devenir d’une Europe vieillissante prônant, pour de nombreuses formations politiques émergeantes, le repli sur soi, sans autre forme d’alternative. 

     

    À la suite d’un scandale touchant l’un de ses subordonnés entretenant une liaison avec une fille mineure, Eduardo Morinaro, chef du service social de Palerme, est muté à Orlitone, un petit village accroché au flanc d’une colline du centre de la Sicile. Avec une population de soixante habitants, dont la plus jeune est âgée de 73 ans, les journées s’étirent dans la langueur d’un lieu qui s'étiole peu à peu sous le feu d’un soleil impavide qui assèche tout, même les âmes. C’est dans ce contexte qu’intervient Gianmaria Salentino, bouillonnant syndic d’obédience communiste, en charge des affaires administratives du village qui, dans un élan aussi généreux qu’altruiste, décide d’attribuer les maisons vides à tout un groupe de réfugiés syriens. La décision fait grand bruit au sein de la localité s'agitant soudainement dans un climat de méfiance et d’appréhension où les anciens observent avec inquiétude l’arrivée de ces nouveaux habitants. Entre peur et racisme, comment ces deux communautés vont-elles parvenir à s’entendre  ?

     

    On s’attardera quelques instants sur la sublime illustration ornant la couverture provenant d’une toile du peintre genevois André Kasper dont une œuvre figurait déjà sur Le Ciel Se Couvre (BSN Press/OKAMA 2022), précédent ouvrage de Jean-Jacques Busino, en appréciant cet agencement des couleurs baignant dans un clair-obscur traduisant parfaitement l’atmosphère inquiétante des deux textes au point de se demander si elles n’ont pas été créées spécialement pour l’occasion, ce qui est peut-être le cas.  On notera également la dédicace de l’auteur s’adressant à Domenico Lucano, sympathisant communiste italien, ancien maire de la commune de Riace en Calabre qui s’est fait connaître en accueillant plusieurs centaines de réfugiés permettant de faire revivre cette région moribonde.  À partir de cette dédicace, on comprendra que Le Village n’a rien du conte utopiste issu de l’imaginaire fertile d’un écrivain bien-pensant mais s’inspire bien de faits réels autour d’une démarche aussi généreuse que bienveillante qui ne se déroule pas sans difficultés et oppositions émanant notamment d’un pouvoir institutionnel xénophobe. Autour de personnalités hautes en couleur, Jean-Jacques Busino met donc en scène les tumultes de ce village de vieillards qui voient tout d'abord d'un mauvais oeil l'arrivée de ces réfugiés syriens débarquant dans leur univers moribond. Témoin quelque peu dépassé par les événements Eduardo Morinaro qui aspirait à une certaine discrétion en vue de réintégrer son poste, doit, à son corps défendant, collaborer avec ce maire au caractère irascible qui n'hésite pas à balancer ses chaussures au visage des interlocuteurs qui auraient l'outrecuidance de le contrarier. Puis, peu à peu, on observe  cette union qui s'opère entre deux communautés qui s'apprivoisent, en dépit d'une certaine méfiance, au gré des différents projets qui redonnent un peu de vie à cette localité qui en avait bien besoin. Travaux de ferronnerie, installation d'une fromagerie, travaux de maçonnerie pour restaurer l’église, les réfugiés syriens vont faire leurs preuves sous l'impulsion de femmes aux caractères aussi forts que celles du village qui scellent définitivement une amitié naissante. En dépit de ces bonnes intentions, on perçoit les mouvements d'opposition que ce soit avec les protestations des groupuscules d'extrême-droite ou des tracas administratifs pour mettre à mal cette initiative politique clandestine qui prend pourtant de plus en plus d'ampleur jusqu'au débarquement des carabiniers dont les manoeuvres maladroites virent à la farce grotesque, à l'image de ces mouvements protestataires abjects. Tout cela, Jean-Jacques Busino le décline au rythme d'un humour assez corrosif et au gré de dialogues ciselés à la perfection pour nous offrir une narration aussi efficace qu'habile avec cette pointe de noirceur imprégnant en filigrane un récit dynamique et sans concession, s'achevant sur une note finale ambiguë nous laissant dans l'incertitude quant au devenir de personnages inoubliables. 
     

     

    Jean-Jacques Busino : Le Village. Éditions BSN Press/OKAMA. Collection Tenebris 2024.

    A lire en écoutant : Alle Prese Con Una Verde Milonga de Paolo Conte. Album : 50 years of Azzuro (Live in Caracalla). 2018 Platinum Srl.

  • MARIE-CHRISTINE HORN : SANS RAISON. RUPTURE.

    sans raison, bsn press, okama, marie-christine hornL'occasion a été donnée à de multiples reprises d'évoquer les éditons BSN Press qui font figure de pilier de la littérature noire helvétique avec Giuseppe Merrone comme maître à bord mettant en valeur les textes de Nicolas Verdan, d'Antonio Albanese ou de Marie-Christine Horn ainsi que ceux de Jean-Jacques Busino pour ne citer que quelques auteurs à la noirceur assumée figurant dans l'immense catalogue de l'éditeur lausannois. On trouvera désormais certains d'entre eux dans la collection Tenebris issue d'une collaboration avec les éditions OKAMA créées en 2019 par la dynamique Laurence Malè afin de publier des textes davantage orientés vers le fantastique et la fantasy. On découvre ainsi, dans cette nouvelle collection, Le Complexe D'Eurydice (BSN Presse/OKAMA 2023) d'Antonio Albanese, Cruel (BSN Presse/OKAMA 2023) de Nicolas Verdan ainsi que Sans Raison, dernier roman noir de Marie-Christine Horn nous rappelant, dans sa thématique sociale, Le Cri Du Lièvre (BSN Press 2019) où elle décortiquait les rouages tragiques des violences domestiques. Avec le même regard acéré, débutant autour des prémisses d'une tuerie sur une place de jeu, Marie-Christine Horn aborde, cette fois-ci, le sujet de l'exclusion sociale et des conséquences terribles qui découlent parfois.

     

    Par une belle journée ensoleillée, peut-être un peu trop chaude, Salvatore Giordani empoigne son fusil d'assaut, ouvre la fenêtre et fait un carnage sur une place de jeux en blessant et tuant plusieurs enfants ainsi qu'une femme enceinte. De son côté, Margot doit quitter son logement à la suite de loyers impayés, ceci au grand soulagement de ses voisins qui ne supportaient plus les visites intempestives de son fils adulte faisant régulièrement du scandale entre hurlements et tambourinements aux portes des appartements de l'immeuble. Désormais elle occupe une caravane vétuste d'un camping en côtoyant toute une communauté de résidents à l'année qui tentent de surmonter, tout comme elle, les difficultés d'une existence précaire. Mais contrairement à Salvatore, c'est dans l'adversité que Margot prend la mesure de la solidarité de celles et ceux qui refusent de flancher tout en découvrant que les actes, aussi innommables qu'ils soient, ne sont pas dénués de raison.

     

    Tout en abordant les thèmes de manière frontale, l'écriture de Marie-Christine Horn se caractérise par cette pudeur qui imprègne ce récit aux accents tragiques, bien évidemment, sans pour autant prendre une tournure larmoyante ou une allure horrifique comme on peut les trouver dans certains romans putassiers se complaisant dans l'abjection de scènes sanguinolentes tout en glorifiants des monstres de pacotille. Dans Sans Raison, Marie-Christine Horn dresse ainsi, avec beaucoup de nuance, le portrait et certains éléments du parcours de Salvatore qui n'a rien d'un monstre, bien au contraire, ce qui accentue d'ailleurs l'ignominie de ses actes, tout en observant l'amour et le désarroi d'une mère meurtrie par les actes de son fils. Par petite touche, la romancière assemble donc un puzzle existentiel, dépourvu de révélations fracassantes mais imprégné d'une humanité ordinaire qui nous conduit sur la trajectoire d'un homme qui s'est enfoncé dans la marginalité jusqu'au point de rupture. Il n'y a aucune complaisance dans les propos de Marie-Christine Horn qui, en parallèle, nous invite à découvrir toute la petite communauté de personnalités précaires qui entourent l'existence de Margot refusant de perdre pied au sein de ce camping où elle pourra s'appuyer sur Marcel le gérant, son amie La Duchesse, ainsi qu'Anita, Carmen, René et l'ineffable Moumousse, autant de personnages attachants refusant de basculer dans la fatalité, ce qui n'a rien d'une évidence. Parce que Sans Raison, donne également l'occasion à Marie-Christine Horn de mettre en exergue l'absurdité des rouages administratifs qui broient de manière impitoyable l'existence de femmes et d'hommes qui n'entrent pas dans les cases d'une société plus prompte à rejeter qu'à tenter de comprendre les aléas de ces personnes précaires. Sans concession mais avec un regard empreint d'humanité, Sans Raison lève ainsi le voile de cette opulence helvétique pour mettre en lumière celles et ceux, toujours plus nombreux, qui n'entrent pas dans les critères d'une collectivité bien pensante mais se révélant bien plus abjecte qu'il n'y paraît avec les individus qu'elle réprouve. 

     

    Marie-Christine Horn : Sans Raison. Editions BSN Press/Okama. Collection Tenebris 2023.

    A lire en écoutant : Etna de Lomepal. Album : Mauvais Ordre. 2022 Pinéale.

  • Alain Bagnoud : De La Part Du Vengeur Occulte. L'art de la politique.

    alain bagnoud,de la part du vengeur occulte,bsn pressA la lecture du trio final de la sélection du prix du Polar romand 2022, certains membres du milieu littéraire ont probablement dû s'étrangler en apprenant qu'il s'agissait de trois romans issus de la maison d'éditions BSN Press avec Dans L'Etang De Souffre Et De Feu de Marie-Christine Horn, Les Inexistants de Catherine Rolland et De La Part Du Vengeur Occulte d'Alain Bagnoud qui débarque ainsi dans le monde de la littérature noire en emportant l'adhésion du jury décidant de récompenser ce premier roman policier de l'auteur. Mais certains esprits chagrins, dont je fais partie, ont pu se dire que le jury célèbre une nouvelle fois un primo-romancier du polar au détriment de ceux qui naviguent dans le milieu depuis de nombreuses années sans obtenir de reconnaissance puisque le prix du Polar romand est l'une des rares récompenses célébrant la littérature noire romande. Mais il faut bien admettre qu'à la lecture de ce roman policier se déroulant dans le milieu de l'art à Genève on comprend très rapidement l'adhésion d'un jury probablement séduit par la qualité d'écriture exceptionnelle d'Alain Bagnoud qui fait partie des grandes figures de la littératures romandes et dont on espère qu'il réitérera son incursion dans le milieu du polar. Quoiqu'il en soit, la sélection célèbre également le travail de l'éditeur charismatique de BSN Press, Giuseppe Merrone dont j’imagine la mine réjouie à l’annonce d’un tel résultat. 

     

    A Genève, Jean-Phillipe Meilat est un homme politique d'envergure qui aspire à écrire son autobiographie en vue des prochaines élections. C'est Alexandre, jeune gosthwriter ambitieux,  qui se charge de rédiger l'ouvrage lors d'entretiens réguliers avec le politicien. Mais celui-ci reçoit depuis quelques jours des photos expédiées par un individu mystérieux qui signe ses envois avec la mention : De la part du vengeur occulte. Ne comprenant pas le sens de la démarche, Jean-Philippe Meilat demande à Alexandre de découvrir l'identité de cet étrange expéditeur. L'enquête va entrainer le jeune homme dans le milieu élitiste de l'art contemporain avec sa cohorte d'artistes, collectionneurs et galeristes qui naviguent également dans le monde opaque des affaires et de la politique. Un univers aux codes bien établis sur lequel plane l'ombre de Massimov, un oligarque russe bien établi sur la place de Genève et qui peut se révéler plus dangereux qu'il n'y paraît. De fait, Alexandre ne va pas tarder à se retrouver mêler à deux assassinats qui vont bouleverser son existence bien tranquille.

     

    Outre son activité de romancier et d'enseignant, Alain Bagnoud à créé Blogre, un blog littéraire, tenu par un collectif d'écrivains romands, hébergé sur la même plateforme de la Tribune de Genève que Mon Roman ? Noir et Bien Serré ! Mais c'est sur le site à son nom que l'on trouvera quelques recensions sur les polars où figurent des auteurs tels que Thierry Jonquet, John R. Lansdale, Ed McBain et Ted Lewis pour n'en citer que quelques uns. Ainsi, l'on ne s'étonne plus guère qu'Alain Bagnoud se soit essayé au polar qu'il semble apprécier. Pourtant dans De La Part Du Vengeur Occulte, il faut bien reconnaître qu'Alexandre, personnage central du récit, présente toutes les caractéristiques du héros balzacien, autre passion de l'auteur, en évoluant dans ce microcosme genevois qu'il observe avec une certaine morgue ironique qui se traduit notamment dans les questions savoureuses ponctuant les chapitres du récit en lui conférant ainsi un certain humour acide extrêmement plaisant. Il faut admettre qu'Alain Bagnoud n'a pas son pareil pour saisir en quelques phrases bien senties les différents protagonistes fréquentant ce milieu de l'art contemporain qui a pris ses aises dans le quartier populaire de Plainpalais qui subit cette embourgeoisement avec une floraison de galeries improbables s'agglutinant autour du musée d'art moderne et contemporain. Et puisque l'on se situe à Genève, le récit va immanquablement prendre un tournure financière avec en toile de fond tout le business qui alimente ce marché de l'art plutôt lucratif dont une partie est gérée par quelques oligarques russes qui n'ont rien de fictionnels. On le voit ainsi, Alain Bagnoud restitue avec un regard acéré et extrêmement caustique tout le landerneau genevois dans un récit où l'enjeu se situe à définir qui se cache derrière ce vengeur occulte dont les actions vont également conduire notre jeune enquêteur du côté de la population précaire qui hante les rues genevoises en quête d'abris de fortune. Et puis il y a les crimes qu'il va falloir résoudre et dont on trouvera les réponses en toute fin de récit, au terme d'une enquête qui dépossédera le lecteur de toutes ses illusions quant au milieu politique côtoyant le monde impitoyable des affaires. Des personnages ambivalents à l'instar du magnifique Me Dumont, une intrigue bien orchestrée, pas de doute Alain Bagnoud est un grand auteur de polar.

     

     

    Alain Bagnoud : De La Part Du Vengeur Occulte. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Star Treatment d'Artic Monkeys. Album : Tranquility Base Hotel & Casino. 2018 Domino Recording Company Ltd.

  • Lucien Vuille : La Grande Maison. Ligne sinueuse.

    Lucien vuille, la grande maison, bsn pressAprès toutes ces années, j'ignore encore si La Grande Maison désigne les services de la Police Judiciaire stationnée à Carl-Vogt où si cette dénomination fait référence à l'ensemble de la police cantonale de Genève. Toujours est-il que La Grande Maison devient le titre du premier roman noir de Lucien Vuille qui a travaillé durant plusieurs années comme inspecteur au sein de cette institution et que j'ai eu d'ailleurs le plaisir de croiser, notamment dans les salles de classe du centre de formation de la police où il a débuté en tant qu'aspirant inspecteur de police. De cette formation et des années où il a intégré différentes brigades de la Police Judiciaire, Lucien Vuille rapporte ses souvenirs, sous une forme plus ou moins romancée, où la réalité est bien plus omniprésente que la fiction. Il ne faut donc pas s'attendre à une intrigue policière en bonne et due forme, mais plutôt appréhender la diversité de ces enquêtes que ce soit dans le domaine des stupéfiants, des vols, des agressions et de la filature qui sont le quotidien de ces femmes et de ces hommes travaillant exclusivement en civil. 

     

    Après avoir exercé les professions de fromager et d'instituteur, c'est un peu par hasard que Lucien est devenu policier au sein de la police cantonale de Genève et qu'il a suivi ainsi une formation d'une année pour intégrer La Grande Maison en effectuant trois ans de stages au service de la Police Judiciaire, tout d'abord à la brigade de criminalité générale puis à la brigade des stupéfiants où il côtoie les collaborateurs de la Task Force Drogue. Appréciant le travail de rue, il achève ses stages à la BAC, spécialisée dans tout ce qui a trait aux flagrants délits dans le domaine des agressions et des arrachages en espérant intégrer, par la suite, définitivement les stups. Mais Lucien se voit muter, contre sa volonté, au sein de la brigade dobservation, spécialisée dans tout ce qui a trait aux surveillances et aux filatures. Une épreuve difficile qui aura raison de sa motivation. Il se peut parfois que La Grande Maison devienne inhabitable.

     

    Document, fiction ou exutoire, La Grande Maison intègre sans aucun doute l'ensemble de ces éléments avec un texte qui prend l'allure d'un long rapport de police où l'énoncé des faits prend le pas sur les impressions, les sensations et l'atmosphère de l'institution policière. C'est peut-être là que réside la réussite de ce récit prenant qui se lit d'une traite avec l'impression de partager avec l'auteur tous les éléments, aussi troublants soient-ils, de ce rapport. Ce n'est d'ailleurs qu'au terme du récit, une fois qu'il a démissionné, que Lucien Vuille prend le temps d'observer les alentours et de les dépeindre, avec cette sensation de changement des perceptions. Lucien Vuille nous entraîne donc dans le sillage de son parcours professionnel en évoquant dans le détail tout ce qui a trait à la formation d'une année avant de dépeindre l'ensemble des enquêtes qu'il traite dans les différentes brigades où il effectue ses stages avec cette impression de prendre de plus en plus d'autonomie à mesure qu'il acquiert des compétences que ce soit dans le domaine des interrogatoires, mais également dans toute la particularité du monde des stupéfiants où il n'édulcore aucun faits aussi dérangeant soient-ils. Oui les esprits chagrins pourront dire que le récit terni parfois l'image de la profession en abordant avec sincérité les manquements, voire même les fautes lors de certaines interventions ou investigations. Mais La Grande Maison n'a pas pour vocation d'être un outil de promotion au bénéfice de la Police Judiciaire genevoise et Lucien Vuille relate donc ainsi les difficultés à intégrer cette institution policière particulière en abordant sous la lumière d'un réalisme saisissant l'ensemble des éléments qui constituent une enquête, ceci d'ailleurs avec une précision remarquable. S'il n'émet aucun jugement quant aux différents manquements évoqués, on ressent tout de même au cours du récit cette espèce de lassitude, voire même d'épuisement qui assaille Lucien tout en abordant également la thématique de l'éloignement de ses proches l'entraînant dans une spirale malsaine qui le ronge peu à peu avec au final ce processus d'harcèlement au sein de la brigade d'observation qui devient presque une planche de salut puisqu'il le pousse à démissionner lui permettant d'entrevoir d'autres perspectives beaucoup plus positives. Il y a bien évidemment un sentiment de gâchis qui émane du récit. Pour autant, La Grande Maison n'a rien d'un pamphlet, bien au contraire, car Lucien Vuille évoque avant tout le travail considérable qu'effectue au quotidien, une majorité des collaborateurs de la Police Judiciaire qui, au-delà des difficultés abordées, doivent prendre garde à ne pas franchir la ligne ce qui n'a rien d'une évidence. Un récit brillant, un peu amer, qui nous permet d'appréhender la réalité du travail policier avec une belle justesse. 

     

    Lucien Vuille : La Grande Maison. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour 85. 2018 Barclay.

  • JEAN-JACQUES BUSINO : LE CIEL SE COUVRE. LA COLERE GRONDE.

    jean-jacques busino, le ciel se couvre, bsn pressComme je l'ai évoqué à plusieurs reprises, la littérature noire en Suisse romande est en pleine expansion avec un nombre considérable de publications provenant d'auteurs qui se lancent pour la première fois dans le genre. Au beau milieu de cette déferlante, où la médiocrité est bien trop souvent mise en avant, il serait dommage de passer à côté des fondamentaux et notamment du nouvel ouvrage de Jean-Jacques Busino qui publiait en 1993 son premier roman noir aux éditions Rivages/Noir à une époque où les écrivains romands se désintéressaient complètement du "mauvais genre" à l'exception de Michel Bory et de Corinne Jaquet qui écrivaient des romans policiers d'une certaine envergure. Après une dizaine de romans noirs suivis d'une dizaine d'années de silence, c'est donc avec un certain plaisir que l'on retrouve l'auteur culte de Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1993) qui revient sur le devant de la scène littéraire romande avec Le Ciel Se Couvre édité par Giuseppe Merrone, grand prescripteur du genre, qui dirige la maison d'éditions BSN Press, ce qui concrétise ainsi une belle rencontre entre deux grandes figures de la littérature noire helvétique afin de nous proposer un roman noir d'exception.

     

    A la mort de Solal, fondateur d'une communauté orientée vers l'agroécologie, tout le monde se tourne vers son fils Jésus qui découvre que l'eau alimentant le village pourrait être contaminée au glyphosate conséquence probable du décès de son géniteur. Désemparé et un brin incompétent, Jésus décide de traîner les responsables en justice sans se rendre compte de l'ampleur d'une tâche qu'il n'est pas prêt à assumer. Alors que le comptable de la communauté détourne des fonds tandis que l'un de ses membres influents joue au voyeur, les drames s'enchaînent et la révolte gronde du côté d'une jeunesse qui se radicalise pour lutter contre les affres du changement climatique. Le ciel se couvre sur cette galaxie de destins qui s'entrecroisent et les conséquences seront parfois explosives.

     

    Il y a cette écriture incisive qui vous empoigne à bras-le-corps et vous envoie directement dans les cordes afin de vous malmener tout au long d'un récit âpre et saisissant nous entraînant, l'air de rien, sur le thème du changement climatique et du désespoir qui en découle en déclinant tous les codes du roman noir et plus particulièrement cette injustice sociale frappant la majeur partie de cette multitude de personnages gravitant autour de cette communauté frappée par le décès de Sol, un individu charismatique, probablement inspiré de la figure de Pierre Rabhi. Tel un monsieur loyal de l'au-delà, Sol devient le narrateur et l'individu omniscient du récit observant sans jugement les turpitudes de son entourage tout en se remémorant les musiques emblématiques qui ont marqué son existence à l'instar de Nick Drake, Ben Harper, Neil Young, King Crimson et Talk Talk. Se dessine ainsi une playlist qui accompagne cette intrigue où l'on observe le déclin de cette communauté composée de quelques personnages sans scrupule et particulièrement retords comme on le découvrira avec Pierre le comptable ou Samy le voyeur qui à eux seuls incarnent ces individus arbitraires surfant sur les vicissitudes et le désarroi frappant les membres de ce village utopique qui s'étiole malgré les tentatives vaines de Jésus, le fils de Sol, qui pensent amorcer le changement en recourant aux voies juridiques avant d'entamer un combat tout aussi radical que maladroit. Avec Paul, Virginie et Marceline incarnant une jeunesse dépossédée de son Eden et désormais sans illusion, le combat devient nécessité afin de faire face à ce ciel qui se couvre sur leur avenir. C'est cet ensemble de destins, s'entrechoquant parfois avec une violence désarmante, que l'on va donc découvrir tout au long de ce récit imprégné d'amertume, au fond duquel on entreverra tout de même quelques lueurs d'espoirs dans un renouveau qui s'annonce chaotique. Un récit magistral qui vous broie le cœur.

     

    Jean-Jacques Busino : Le Ciel Se Couvre. BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : I Believe In You de Talk Talk. Album : Spirit Of Eden. 1998 Parlophone (EMI).