Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Auteurs S

  • George R. Stewart: La Terre Demeure. Le poids du marteau.

    IMG_2629.jpeg« Les hommes passent, mais la Terre demeure »

     

    Il était déjà question de l’effondrement de notre civilisation en 1949, date la parution de ce texte qui fit l’objet d’une préface de John Brunner, auteur de Tous À Zanzibar (Livre de Poche 1996) grand classique de la science-fiction, qui parle ni plus ni moins d’un chef-d’œuvre. L’autre référence de poids pour La Terre Demeure de Georges R. Stewart, c’est Stephen King qui cite ce roman comme source d’inspiration pour son fameux Le Fléau (Livre de Poche 2003) dont on retrouvait d’ailleurs certains aspects dans Une Sale Grippe, nouvelle publiée en 1969 figurant dans son premier recueil Danse Macabre (Albin Michel 2024). Historien spécialiste de l’onomastique, professeur d’anglais à l’université de Californie, l’auteur a vécu longuement à San Francisco qui devient d’ailleurs le cadre principal de ce récit post apocalyptique qu’il faut impérativement redécouvrir à une époque où ce genre littéraire inspire désormais bon nombre de romanciers avec plus ou moins de bonheur. Publié la même année que 1984 (Folio 2020) de George Orwell, La Terre Demeure a connu un certain retentissement aux Etats-Unis avec une multitude d’éditions, alors qu’il est resté plutôt méconnu dans nos contrées, contrairement à son confrère britannique, et qu’il s’agit du seul de ses romans qui a fait l’objet d’une traduction en français nous permettant de découvrir ce récit relatant le parcours de quelques individus ayant survécu à une épidémie qui a décimé la majeure partie de la population aux Etats-Unis et peut-être même l’entièreté du monde.

     

    george r stewart,la terre demeure,éditions fageDans le cadre de la préparation de sa thèse, Isherwood Williams, que tout monde surnomme Ish, s’est isolé dans les hauteurs des montagnes californiennes. Mais après avoir été mordu par un serpent, il est contraint de retourner dans la cabane qu’il a louée afin d’extraire le venin de sa main déjà enflée. Désormais alité, en proie à un accès de fièvre, il reste donc cloîtré plusieurs jours avant de retourner vers la civilisation. Mais bien vite, Ish s’aperçoit qu’une maladie mystérieuse semble avoir décimé toute la population. Afin de s’en assurer, il entame une expédition en traversant l’entièreté du pays avec ce constat amer que tout s’est effondré et qu’il ne reste que quelques survivants comme lui. Avec cet effroyable constat, il retourne en Californie où il a toujours vécu, non loin du du Golden Gate Bridge qui apparaît désormais comme un monument du passé. C’est là qu’il parviendra à fonder une famille à laquelle s’agrège quelques femmes et hommes qui formeront une petite communauté qui tente de survivre tant bien que mal sur le reliquat d’un monde où il désormais nécessaire de se réinventer au rythme des aléas auxquels il faut faire face.

     

    Si dans bien des ouvrages post apocalyptiques il est question de hordes cannibales, de sectes cruelles, d’armées de zombies et parfois même de connotations surnaturelles avec la résurgence d’entités démoniaques qu’il faudrait affronter, il n’en sera rien avec La Terre Demeure qui s’articule autour du parcours de vie d’Isherwood Williams du jeune homme solitaire tel un Robinson Crusoé, dont il est d’ailleurs fait mention, au patriarche de la Tribu, cette petite communauté qu’il a fondé avec quelques compagnons d’infortune, rescapés tout comme lui de ce monde dévasté par un mal mystérieux que George R Stewart se garde bien définir l’origine ce qui aurait alourdi le texte. Et puisque son héros est alité, isolé dans cette cabane de montagne, en proie à une fièvre qui le fait délirer, nous n’aurons même pas une vision de cette civilisation qui s’effondre, hormis quelques articles de journaux qu’il parcourt lors de son retour à la bourgade où il vit, située non loin de San Francisco, en contemplant l’ampleur du désastre. Ce monde dévasté nous allons donc le découvrir en compagnie de cet homme solitaire parcourant l’ensemble du pays jusqu’à une ville de New-York complètement déserte qui l’incitera à revenir vers l’endroit où il a toujours vécu tout en contemplant une nature qui reprend ses droits en composant désormais avec l’absence de l’être humain et dont les quelques survivants deviennent acteurs avec quelques moments mémorables comme ces invasion de fourmis, puis de rats. Puis comme dans une phase transitoires on observe avec le chapitre des années fugitives l’émergence de cette famille que fonde Ish avec sa compagne Em et qui s’agrègent à ce qui deviendra la « Tribu », petite communauté qui survit littéralement sur les décombres de cette civilisation défunte. À partir de là, s’engage toute une fabuleuse réflexion sur le devenir d’une descendance et sur la transmission de ce savoir d’autrefois qu’Ish s’ingénie à vouloir transmettre et dont se gardera bien d’en dévoiler toutes les aléas. Et s’il n’est jamais véritablement question de violences et de confrontations avec quelques entités maléfiques, La Terre Demeure n’en est pas moins imprégné de connotations mythiques ce d’autant plus que le texte est entrecoupé d’inserts en italique aux intonations lyriques ou l’on se plaît à observer certains aspects de l’évolution de cet environnement terrestre en endossant le rôle d’un narrateur omniscient faisant part de ses prédictions se basant tant sur un aspect scientifique que sur une dimension spirituelle assez singulière qui fonctionne parfaitement dans le cours d’un récit chargé de symbolismes comme ce marteau qu’Ish détient et ce pont du Golden Gate Brigdge qu’il contemple tout au long de sa vie pour devenir le théâtre d’une scène finale prodigieuse. Autant dire qu’il est indispensable de découvrir La Terre Demeure qui s’inscrit, sur certains aspects, dans la même lignée que La Route (Point 2023) de Cormac McCarthy, La Peste Écarlate (Librio 2024) de Jack London, Malevil (Folio 1983) de Robert Merle, ou plus récemment de Qui Après Nous Vivrez d’Hervé Le Corre (Rivages/Noir 2024) ce qui n’est pas peu de le dire.

     

     

    George R. Stewart: La Terre Demeure (Earth Abides). Éditions Fage 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Fournier-Pargoire. Préface de Juan Asensio.

    À lire en écoutant : Igor’s Theme de Tyler, The Creator. Album : Igor. 2019 Columbia Records.

  • GILLES SEBHAN : NIGHT BOY. GLORIA FOR EVER.

    gilles sebhan,night boy,la manufacture de livresIl y a quelque chose de tourmenté qui émane de ses peintures mais également de ses récits dont certains d'entre eux sont consacrés aux trajectoires chaotiques d'individus controversés tels que Tony Duvert ou Jean Genet tandis qu'il émerge du Royaume Des Insensés, un cycle cinq romans oscillant entre le polar et le roman noir, un sentiment diffus de transgression et de solitude. Gilles Sebhan débarquait donc dans l'univers de la littérature noire avec Cirque Mort (Rouergue/Noir 2018) où l'on faisait connaissance avec le lieutenant Dapper à la recherche de son fils Théo mystérieusement disparu tandis que l'on naviguait dans l'univers oppressant d'un hôpital psychiatrique dirigé par le docteur Tristan fasciné par la personnalité d'Ilyas, un jeune adolescent étrange qui semble pouvoir entrer en contact avec l'enfant disparu. Que ce soit avec La Folie Tristan (Rouergue/Noir 2019) ou Feu Le Royaume (Rouergue/Noir 2020) ainsi qu'avec Noir Diadème (Rouergue/Noir 2021) et Tigre Obscur (Rouergue/Noir 2022) qui conclut cette série à la fois singulière et mélancolique, on observe le parcours des différents protagonistes qui évoluent en fonction des événements auxquels ils font face et qui sont souvent en lien avec le thème de l'enfance dans ce qu'il y a de plus obscur et de plus provocant que Gilles Sebhan met en scène sans effet ostentatoire ce qui est une véritable gageure tant le sujet se révèle délicat.  Mais c'est cela que l'on apprécie avec ce romancier qui nous invite à plonger dans des dimensions transgressives avec ce sens de la nuance et d'une certaine de virtuosité nous permettant d'appréhender les œuvres puissantes, détonantes, imprégnées de violence et de fureur de peintres tels que Stéphane Mandelbaum ou Francis Bacon auquel il consacre son avant-dernier ouvrage intitulé Bacon, juillet 1964 (Rouergue/La Brune 2023) qui s'articule autour d'un reportage d'une vingtaine de minutes consacré à l'artiste qui évolue dans son atelier de Londres en se livrant sur son homosexualité, la peur et la violence ainsi que son insatisfaction constante devant son travail et son lien trouble à l'alcool qu'il consomme sans modération. Et après un silence de deux ans, voici que Gilles Sebhan fait son retour en intégrant La Manuf, collection noire de la maison d'éditions La Manufacture de livres, avec Night Boy où il se penche sur les "grooming gangs", composés d'individus abordant intentionnellement des mineurs afin de les manipuler à des fins d'exploitations sexuelles et qui avaient défrayé la chronique des faits divers au Royaume Uni après avoir bénéficié du silence complice ou de la négligence coupable des autorités durant plusieurs décennies.  


    gilles sebhan,night boy,la manufacture de livresDans les travées reliant les immeubles d'une banlieue décatie de Bornemouth, Abab, un jeune garçon exploité par des trafiquants d'êtres humains pakistanais, tente d'échapper à une bande de tueurs albanais qui viennent de liquider tous les occupants de l'appartement sordide où il logeait. Au cours de la fusillade, il a tout juste eu le temps de distinguer le visage de l'un d'entre eux dont il a croisé le regard. Désormais traqué par les assassins ainsi que par la police désireuse d'obtenir son témoignage, il trouve refuge dans l'appartement de Gloria, une femme trans qui ne sait pas trop quoi faire de ce jeune migrant clandestin indien bien trop encombrant pour intégrer son univers de solitude et de douleurs qu'elle intériorise depuis toujours. Chargé de démanteler un réseau mafieux albanais implanté à Londres, l'inspecteur David Burn est provisoirement affecté au commissariat de la ville balnéaire où le chef du gang aurait pris ses quartiers dans la région. De là à penser qu'il pourrait être le commanditaire de cette tuerie, il n'y a qu'un pas qu'il est prêt à franchir envers et contre tous. 


    gilles sebhan,night boy,la manufacture de livresOn notera le fait qu'en abordant le thème des "grooming gangs" sévissant au Royaume-Uni, Gilles Sebhan s'attaque à un sujet délicat qui a suscité la polémique en lien avec le manque d'implication, voire la complicité des autorités, c'est peu de le dire, générant une récupération politique des partis d'extrême-droite par rapport au profil ethnique et religieux de ces individus qui ont mis en place ces réseau de prostitution en enlevant de leur famille ou des foyers auxquels il étaient confiés, des mineurs à la dérive. S'il n'édulcore en rien les aspects gênants de cette affaire notamment pour tout ce qui a trait à la communauté indo-pakistanaise ainsi que les licenciements de travailleurs sociaux ayant tenté d'alerter leur hiérarchie ou les instances policières et judiciaires du phénomène dramatique dont ils étaient témoins, Gilles Sebhan se concentre sur le profil des victimes que ce soit la jeune Amy en rupture avec sa famille et surtout Abad cet enfant pakistanais que sa famille a confié aux bons soins de son "oncle" Daddy qui en a fait un migrant clandestin qu'il exploite sans vergogne tout en assouvissant ses pulsions libidineuses au sein d'un appartement insalubre dans lequel s'entasse près de dizaine de gilles sebhan,night boy,la manufacture de livrescomparses d'infortune. C'est dans ce logement que débute l'intrigue de Night Boy prenant pour cadre la ville côtière de Bornemouth, dont la principale activité économique se décline autour des séjours linguistiques et qui se situe non loin de West Bay dont les falaises ont servi de décor pour la série Broadchurch auquel l'auteur fait d'ailleurs allusion. Autre film auquel Gilles Sebhan rend hommage c'est Gloria de John Cassavetes dont la protagoniste principale, une femme trans dans la cinquantaine, endosse le prénom tout en assurant le même rôle que Gena Rowland en devenant la protectrice du jeune Abad traqué par un gang albanais qui s'en prend à ses rivaux indo-pakistanais. C'est donc sur fond de règlements de compte plutôt brutaux que l'on observe l'amitié maladroite qui se noue entre Gloria et Abad tout en découvrant également la personnalité de David Burn, flic plutôt efficace mais solitaire qui débarque dans cette localité désormais à feu et à sang en tentant de protéger l'unique témoin du massacre commis par les albanais qu'il pourchasse. Avec Gilles Sebhan, on apprécie toujours autant le registre ambivalent de ses personnages dont on découvre les parts d'ombre sans pour autant être dénué d'une certaine humanité qui se conjugue souvent dans la solitude et une certaine détresse. Et aucun des protagonistes de Night Boy n'y échappe, ce qui confère au récit, au-delà de l'aspect sombre et de la violence qui en découle, une certaine émotion se conjuguant dans la justesse de scènes qui s'inscrivent dans un réalisme rêche que Gilles Sebhan décline avec une certaine sobriété, caractéristique d'une écriture équilibrée dépourvue de toute fioriture qui font que l'on s'attache immédiatement à la fragilité de ces personnalités à la fois déroutantes et lumineuses, à l'image d'un récit qui laisse un souvenir impérissable. Tout juste admettra-t-on quelques petites facilités narratives comme cet achat providentiel d'une montre connectée qui va faire basculer l'ensemble de l'intrigue vers une issue dont on découvrira les conclusions au pied d'une falaise sur lequel s'agrège désormais le visage de Gloria, une femme magistrale qui marque les esprits. 


    Gilles Sebhan : Night Boy. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.


    A lire en écoutant : Behind The Wheel de Depeche Mode. Album : Music For The Masses. 1987 Venunote Ltd. 

  • Jacky Schwartzmann : Bastion. Fachosphère lyonnaise.

    bastion,jacky schwartzmann,editions du seuil,cadre noirBon, c'est vrai que l'on apprécie plus que jamais ses répliques hilarantes et décoiffantes qui ponctuent ses récit en faisant en sorte que la noirceur de l'intrigue prend une tournure encore plus acide s'inscrivant toujours dans cette logique de critique sociale qui prévaut dans l'ensemble de ses romans. Mais ce qui fait le succès de Jacky Schwartzmann, c'est cette capacité à mettre en scène cette marginalité du pays qu'il décline au détour d'intrigues singulières qui flinguent la bienséance et la bienveillance à coup de rafales cinglantes jalonnant des textes d'une grande tenue. Bref, autant vous dire que le bonhomme s'entend pour vous raconter une histoire avec l'efficacité qui le caractérise en le démontrant également en tant que scénariste pour Habemus Bastard (Dargaud 2024), titre sans équivoque d'une BD en deux parties, superbement illustrée par Sylvain Vallée, qui s'articule autour du parcours d'un tueur à gage qui endosse une soutane et la fonction qui en découle afin de s'extirper des difficultés en lien avec sa profession en se soustrayant ainsi à ses anciens commanditaires bien décidés à lui faire la peau et qui nous rappelle, à certains égards, la série BD Soda, diminutif de Solomon David, lieutenant au NYPD qui dissimule ses activités à sa mère trop émotive qui est persuadée qu'il est prêtre. S'il a écrit plusieurs romans avant, le style corrosif de Jacky Schwartzmann émerge avec Mauvais Coûts (Seuil/Cadre Noir 2016) se rapportant à son expérience de travail au sein d'une multinationale qu'il retranscrit au gré du parcours de Gaby Aspinall, employé misanthrope et cynique s'inscrivant résolument dans l'amoralité "ordinaire" de son entreprise.  On reste sur un registre similaire avec Demain C'est Loin (Seuil/Cadre Noir 2017) et Pension Complète (Seuil/Cadre Noir 2018) qui nous entraîne dans le milieu du camping, dernier enfer sur terre où Dino Scala y trouve refuge suite à des déconvenues financières le privant du faste luxueux de son environnement luxembourgeois. Et puis c'est du côté de ses terres d'origine de Besançon que l'on s'aventure avec Kasso (Seuil/Cadre Noir 2021) en partant à la rencontre de Jacky Toudic, escroc à la petite semaine, faisant du business en profitant du fait qu'il est le sosie parfait de Mathieu Kassowitz tandis que l'on explore dans Shit ! (Seuil/Cadre Noir 2023) le quartier sensible de Planoise où l'opportunité de la reprise "accidentelle" d'un trafic de drogue devient la planche de salut pour les multiples associations bénévoles au service d'une communauté précarisée. Mais si l'on observe cette radicalité outrancière et ce pragmatisme extrême qui définissent l'ensemble des personnages centraux des romans de Jacky Schwartzmann, il ne faut pas se leurrer et prendre conscience que les thèmes sociaux qu'il aborde avec cette redoutable clairvoyance, toujours imprégnée d'une humanité coupable, nous renvoie à nos propres travers au détour d'un quotidien qui se disloque dans la nébulosité de leurs démarches jusqu'au-boutistes qui frisent l'absurde. C'est tout cela que l'on retrouve dans Bastion, nouveau récit du romancier qui explore le milieu de l'extrême-droite lyonnaise avec autant de gravité que d'humour. Et autant dire que l'auteur n'a rien d'un rigolo de service.

     

    bastion,jacky schwartzmann,editions du seuil,cadre noirLe lundi, il écume les rayons avec cette aisance de l'habitué qui connaît les moindres recoins du supermarché ainsi que le prénom de chacune des caissières. Pas de doute, Jean-Marc Balzan, célibataire sans enfant, est en préretraite et profite de chaque instant de cette période d'oisiveté bien méritée. Une petite vie pépère sans aspérité où l'on savoure les bonnes petites bouffes au resto et les voyages sympas qui vous donnent ce sentiment de liberté. Mais il y a Bernard, son meilleur ami qu'il connaît depuis l'enfance, un véritable frère d'arme qu'il tire régulièrement des guêpiers dans lesquels il a l'habitude de se fourrer. Il faut dire que si Bernard est un gars intelligent, il peut se révéler extrêmement con. Pour preuve, cette idée saugrenue qu'il a de s'engager dans l'équipe de campagne d'Eric Zemmour pour la présidentielle 2027 suscitant l'inquiétude de Jean-Marc craignant le pire et qui décide, à son corps défendant, d'accompagner son pote de toujours afin de le protéger. Et voilà que Jean-Marc se retrouve à côtoyer toute la galaxie de l'extrême-droite lyonnaise, des skinheads bas du plafond aux entrepreneurs ambitieux et plus ou moins véreux et des ultras qui préparent un attentat qu'il va tenter de déjouer en devenant l'indic des gendarmes tout en rencontrant le fameux Eric Z, icône de cette mouvance politique foireuse.

     

    Bastion débute sur cette scène de mœurs et coutumes de retraités évoluant dans un supermarché qu'un sociologue, disciple de Bourdieu et sous protoxyde d'azote, n'aurait pas renié tant le regard y est à la fois drôle et pertinent. C'est de cette manière que nous faisons la connaissance de Jean-Marc Balzan, homme de la classe moyenne qui se complait dans un quotidien d'heureux retraité que rien ne saurait bousculer hormis les frasques de son ami Bernard qui s'est mis en tête de soutenir la campagne présidentielle d'un certain Eric Zemmour dont il décline tous les bienfaits qu'il pourra apporter à une France déliquescente. On perçoit ainsi le mécanisme pernicieux de celles et ceux qui se tournent vers l'extrémisme, ultime voie de recours pour faire face à leurs problèmes dont l'étranger est forcément la cause et que Jacky Schwartzmann décline dans le contexte de l'apéro où les deux amis se confrontent au gré de leurs convictions respectives avec quelques réflexions hilarantes, dignes d'une politique de comptoir où émerge un certain désarroi. A partir de là, infiltré dans cette mouvance d'extrême-droite, Jean-Marc nous donne à voir toutes les nuances de l'univers fasciste dans lequel on retrouve Didier riche entrepreneur qui met en avant un racisme pragmatique d'opportunité pour la conduite de ses affaires, tandis qu'un individu de basse extraction comme Kevin s'inscrit dans un racisme rageur dont il peine à saisir la portée, hormis d'aider son prochain, qu'il soit blanc comme lui, afin de lui offrir refuge au sein de Bastion, centre d'accueil pour SDF situé du côté de Gerland, repaire des ultras, tout en cassant la gueule des antifas qui se présentent à lui. On notera, à l'occasion de son apprentissage de solidarité fasciste, cette déconvenue lorsque Kevin découvre que les sdf tchétchènes, s'ils sont blancs, sont de confession musulmane et n'apprécient donc guère les repas à base de porc. Une scène hilarante parmi tant d'autres au détour de cette atmosphère lyonnaise électrique émanant d'un texte oscillant entre le polar et le thriller aux entournures politiques qui s'achève du côté de Paris. Avec Bastion on perçoit ainsi, dans ce passage en revue sans concession de l'extrême-droite française, une lueur d'humanité émergeant de certains protagonistes se révélant plus con que méchant, tandis que d'autres parmi les plus nantis font preuve d'un cynisme destructeur pour assouvir leur soif de pouvoir dont la finalité est de s'emparer des plus hautes instances gouvernementales et que le romancier décline sur le registre d'un complot tonitruant qui n'est pas dénué de tension. De l'instrumentalisation, des magouilles et des coups foireux se mettent donc en place dans une succession de scène, parfois véritablement cocasses, autour de l’entourage du fameux Z faisant une apparition furtive et pathétique dans le cours d'une intrigue décapante aux allures de comédie noire qui font de Bastion un roman au style unique où l'on se marre sérieusement, ce qui nous fait vraiment du bien.


    Jacky Schwartzmann : Bastion. Editions du Seuil/Collection Cadre noir 2025.

    A lire en écoutant : A Hero's Death de Fontaine D.C. Album : A Hero's Death. 2020 Partisan Records.

  • LEONARDO SCIASCIA : LE JOUR DE LA CHOUETTE. CHIENS DE LA LOI.

    leonardo sciascia,le jour de la chouette,éditions flammarionDepuis toujours, la littérature noire italienne tient une place de choix au sein de nos contrées francophones avec quelques auteurs emblématiques comme Georgio Scerbanenco et son emblématique enquêteur milanais Duca Lamberti ou le légendaire commissaire Montalbano, stationné en Sicile, que le regretté Andrea Camilleri a mis en scène dans plus d'une trentaine d'ouvrages, ceci sans oublier son homologue parmesan, Franco Soneri, que l'on retrouve chaque année depuis bientôt dix ans au gré des publications de Valerio Varesi qui poursuit l'aventure en nous immergeant dans les contrées brumeuses de cette région méconnue de l'Emilie-Romagne. Mais comme pour ce qui a eu trait aux polars nordiques, ou plus récemment pour ce qui concerne les romans noirs ruraux en provenance des Appalaches et autres contrées reculées des Etats-Unis, on observe un regain d'intérêt pour le "Giallo", terme désignant le mauvais genre en Italie en faisant référence aux fameuses couvertures jaunes habillant la collection mythique de polars de l'éditeur Mondadori. C'est sans doute sur la base de ce constat que la revue des littératures policières 813 a publié tout dernièrement un dossier sur "les beaux jours du Giallo" avec notamment l'intervention de traducteurs français comme Serge Quadruppani, Laurent Lombart, Gérard Lecas et Anatole Pons-Remaux et de spécialistes à l'instar de Claude Combet, Emilio Sciarrino et Fred Prilleux qui mettent en lumière toute une galaxie d'auteurs plus ou moins connus de la littérature noire italienne dans laquelle on peut puiser à satiété sans prendre trop de risques quant à une quelconque déconvenue. En parcourant la dizaine d'articles nous donnant un aperçu complet de la richesse de cette littérature noire transalpine, rares sont ceux qui ne mentionnent pas le romancier sicilien Leonardo Sciascia qui, au détour d'une œuvre littéraire très variée, s'est ingénié à dénoncer les agissements de la mafia par le prisme de la fiction avec des récit de références tels que le crépusculaire Le Chevalier Et La Mort (Sillage 2023) faisant écho à son premier roman policier aux connotations politiques, Le Jour De La Chouette qui demeure, aujourd'hui encore, une référence dans le domaine, en bénéficiant d'une révision du texte en français de Mario Fusco qui a d'ailleurs rassemblé l'ensemble des textes de l’auteur dans un intégral en trois volumes publié aux éditions Fayard. Publié en 1961, Le Jour De La Chouette détonne dans le paysage littéraire italien de cette période, parce qu'il évoque, sans détour, tous les aspects du fonctionnement d'une organisation criminelle gangrénant l'ensemble de la structure sociale d'une localité sicilienne dont Leonardo Sciascia connaît tous les aspects, lui qui a officié durant des années comme instituteur au sein d'une bourgade similaire où il a pu observer tout à loisir l'ensemble des entrelacs sociaux de son environnement. Une démarche littéraire qui n'est pas anodine comme l'auteur l'exprime d'ailleurs dans sa note en fin de récit en soulignant dans l'extrait suivant, le contexte de l'époque : "On n'ignore pas qu'en Italie il ne faut pas jouer avec le feu: qu'on imagine ce qu'il en est quand on ne désire pas jouer, mais parler sérieusement. Les Etats-Unis peuvent présenter dans leurs récits et dans leurs films des généraux imbéciles, des juges corrompus et des policiers canailles. L'Angleterre aussi, la France aussi, la Suède aussi et ainsi de suite. L'Italie n'en a jamais présentés, n'en présente pas, n'en présentera jamais."  Si Roberto Saviano a pu le contredire sur le sujet, en publiant Gomorra en 2006, personne n'ignore les menaces de mort dont le journaliste/romancier a fait l'objet en nécessitant une protection policière conséquente, faisant ainsi écho à cette impressionnante lucidité de Leonardo Sciascia qui transparait d'ailleurs dans l'ensemble de ses ouvrages.

       

    En Sicile, sur la place du village de S. deux coups de feu résonnent au petit matin en fauchant ainsi Salvatore Colasberna, abattu de deux coups de chevrotine alors qu'il s'apprêtait à prendre son bus pour Palerme. En charge de l'enquête, le capitaine Bellodi découvre que la victime, responsable d'une petite entreprise de construction, refusait de composer avec la mafia locale dans le cadre d'adjudications de travaux publics plus que douteuses. Si le responsable de la compagnie des carabinieri avance sur certains aspects de son enquête, il se heurte rapidement à une espèce d'omerta qui touche tout d'abord les associés de l'entrepreneur mais également les témoins à l'instar de Paolo Nicolosi qui finit par disparaître tandis que sa femme se retrouve sur la sellette. En dépit de ces difficultés, le capitaine Bellodi progresse dans ses investigations en interrogeant certains suspects qui auraient procédé à l'exécution de la victime ainsi que le commanditaire, une figure locale bénéficiant d'une protection des autorités judiciaires et politiques de la région qui rendent des comptes aux hautes instances basées à Rome. Autant dire que l'affaire est loin d'être résolue et que les répercussions risquent d'être nombreuses et tragiques, ce d'autant plus lorsque l'on s'en prend aux mafieux de la région.  

     

    En préambule, il conviendra passer outre l'introduction de Claude Ambroise qui dévoile toute la structure du récit, afin de mettre en valeur la substantifique moelle d'un texte aussi engagé que pertinent et que vous ne manquerez pas de découvrir au terme de votre lecture pour en apprécier quelques aspects subtils du roman qui pourraient vous avoir échappé. Mais que l'on ne s'y trompe pas, si Le Jour De La Chouette emprunte bien tous les codes du roman policier, on n'y trouvera guère un suspense trépident quant à l'identité du ou des coupables, puisque l'intrigue prend davantage l'allure d'une critique sociale au gré d'une impitoyable radioscopie structurelle d'une localité de la Sicile, phagocytée par une organisation mafieuse que Leonardo Sciascia décline avec autant d'intelligence que de mordant que l'on perçoit notamment au détour des réflexions du capitaine Bellodi qui fait preuve d'un certain sens de l'ironie en décortiquant peu à peu tous les entrelacs d'une affaire dévoilant les accointances entre malfrats, autorités politiques et judiciaires. Et c'est bien dans la pertinence de ses propos que réside le talent de Leonardo Sciascia qui parvient à mettre en lumière, avec une impressionnante clairvoyance, tous les soubassements d'une organisation criminelle qui s'incarne notamment dans la confrontation entre le capitaine Bellodi et don Mariano lors d'un interrogatoire où il est question de finance, ceci bien avant que les notions de blanchiment d'argent ne fassent véritablement surface pour mettre à mal les systèmes mafieux. Si l'on dit du roman policier qu'il se définit par un apaisement de la société au terme d'une enquête où le crime est résolu, Le Jour De La Chouette n'entre absolument pas dans ce cadre, bien au contraire, puisque l'on observe toute la mise en œuvre des mesures en vue de contrer les investigations d'un enquêteur que l'on sacrifiera sur l'autel des intérêts supérieurs d'un état dévoyé que l'on retrouvera d'ailleurs dans plusieurs romans de Leonardo Sciascia consacré à la mafia. L'intérêt du récit réside donc également dans le comportement de toute une galerie de criminels cherchant à se soustraire aux enquêteurs en employant tous les moyens tels que l'intimidation, le faux-témoignage et bien évidement l'élimination des individus pouvant apporter un éclairage sur les circonstances du crime commis. Il émane ainsi une notion de peur qui se conjugue parfois avec un certain fatalisme qui touche toute les strates d'une population qui ploie sous le joug de ces structures mafieuses impitoyables. Tout cela se met en place au gré d'une certaine forme de théâtralité que l'auteur emploie avec une efficacité redoutable lui permettant d'aller à l'essentiel avec un texte d'une impressionnante sobriété qui font que Le Jour De La Chouette demeure un roman de référence qui reste toujours d'actualité.

     

    Leonardo Sciascia : Le Jour De La Chouette (Il Giorgio Della Civetta). Editions Flammarion 2024. Traduit de l'italien par Juliette Bertrand et revue par Mario Fusco pour la présente édition. Introduction, chronologie et bibliographie par Claude Ambroise.

    A lire en écoutant : Omerta d'Ennio Morricone. Album : Il Prefetto Di Ferro. 2024 Beat Records.

  • JOACHIM B. SCHMIDT : KALMANN ET LA MONTAGNE ENDORMIE. KORREKTOMUNDO !

    joachim b. schmidt,kalmann et la montagne endormie,éditions gallimard,collection la noireIl faut bien admettre qu’il y avait une petite part de chauvinisme helvétique qui rejaillissait quant à la surprenante et réjouissante découverte de Kalmann (La Noire 2023) du grisonnais Joachim Beat Schmidt intégrant, avec son premier roman traduit en français, la prestigieuse collection La Noire de la maison d’éditions Gallimard. Mais au-delà de cette interférence patriotique exacerbée, il convient de souligner tout le plaisir que l’on a eu en s'imprégnant du mode de pensée décalé du « shérif » auto proclamé de la localité islandaise de Raufarhöfn, atteint de troubles de l’autisme, et que le romancier suisse a su retranscrire avec une verve poétique et humoristique sans pareil, au détour d’une intrigue policière prenant pour cadre cette île nordique superbe, où il réside désormais, en faisant en sorte d’en restituer l’atmosphère si particulière, par le prisme d’une écriture épurée, mais aussi grandiose que ces paysages nordiques. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le roman n'emprunte d'aucune manière le style caractéristique du polar nordique pour prendre plutôt l'allure d'une intrigue policière un peu loufoque du fait de la personnalité peu commune de Kalmann, de son appréhension à la fois naïve et pragmatique du monde qui l'entoure et bien évidemment de ses échanges sans filtre avec ses interlocuteurs en suscitant, à bien des égards, une certaine hilarité véritablement salutaire. Et puis au-delà de l'intrigue policière, prétexte à toutes les péripéties les plus incroyables, que ce soit une confrontation avec un ours polaire, des virées en mer pour chasser le requin afin de concocter le hárkarl, spécialité locale fermentée au goût prononcé et à l'odeur particulière, ainsi que ces parties de chasse dans ces contrées désolées et majestueuses, il émerge cette chaleureuse humanité attendrissante qui imprègne le texte en rejaillissant sur l'entourage de Kalmann et plus particulièrement dans les rapports qu’il entretient avec son grand-père qu'il affectionne tant. A partir de là, on ne peut que se réjouir de retrouver ce personnage si atypique qui revient dans Kalmann Et La Montagne Endormie, second opus auquel on ne s'attendait pas et qui constitue une des excellentes surprises de ce début d'année. 

     

    Le shérif d'honneur de Raufarhöfn, petit bourg portuaire situé au nord de l'Islande, ne sera pas présent à l'occasion du feu d'artifice du Nouvel An. En effet, Kalmann Oòinsson a décidé de répondre à l'invitation de son père biologique pour se rendre aux Etats-Unis afin de rencontrer les membres de sa famille du côté paternel qu'il ne connaît pas du tout. C'est l'occasion de chasser en manipulant des armes dont son père ainsi que son oncle sont généreusement dotés et qu'ils prétendent vouloir conserver à tout prix pour défendre leurs droits qu'ils estiment menacés par les autorités du pays. Ainsi, Kalmann, esprit candide, va accompagner ses nouveaux amis à Washington en participant à une étrange manifestation dont il ne connaît pas tous les tenants et aboutissants et qui va soudainement dégénérer. Désormais abandonné par les siens, il se retrouve dans une salle d'interrogatoire du FBI à devoir raconter son parcours avant qu'on ne lui demande fermement de rentrer chez lui. Mais de retour au pays, alors qu'il est accueilli par sa mère, il découvre que son grand-père, communiste convaincu, s'intéressait aux intérêts américains en Islande. Et pour couronner le tout, il se pourrait bien que le décès de son aïeul ne soit pas dû à des causes naturelles en lien avec son grand âge.

     

    Si l'effet surprenant du premier ouvrage n'est évidemment plus de mise avec Kalmann Et La Montagne Endormie, on apprécie toujours autant ce dynamisme décalé qui imprègne la personnalité de ce personnage auquel on s'attache de bout en bout en savourant plus particulièrement ses répliques stupéfiantes se révélant aussi amusantes qu'émouvantes tandis que l''intrigue se décline, une nouvelle fois, sur un registre un peu barré, en partie dû à la manière dont Kalmman Oòinsson conduit ses investigations en vue de découvrir celui qui aurait pu s'en prendre à son grand-père. A partir de là, le récit se divise en deux parties où l'on découvre, tout d'abord, au gré de sa déposition, les raisons pour lesquelles notre héros se retrouve dans une salle d'interrogatoire du FBI. C'est peu dire que l'on est saisi par les surprenantes révélations de Kalmann prenant part, durant son séjour aux Etats-Unis et à son corps défendant, a un événement marquant qui n'est d'ailleurs pas sans lien avec l'actualité de ce 20 janvier 2025 où un nouveau président vient de prêter serment. Mais l'Islande n'est pas en reste et ceci de manière plus importante dans la seconde partie du récit où le thème de l'influence américaine devient le moteur central de la narration en lien avec une mystérieuse base de l'armée US, désormais abandonnée mais recelant encore quelques secrets. Autour de ce thème, Joachim B. Schmidt met encore une fois en exergue l'aspect environnemental de l'île et plus spécifiquement l'impact négatif de ces infrastructures vétustes dont certains éléments imprègnent durablement les terres et les cours d'eau de la région. On le voit, en dépit d'une certaine drôlerie, Kalmann Et La Montagne Endormie n'est pas dépourvu d'une note de réalisme que le romancier décline autour d'une intrigue policière prenant l'allure, en toute fin de récit, d'un thriller saisissant matiné de quelques codes propre aux romans d'espionnage révélant certains aspects de la personnalité du grand-père de Kalmann au détour d'événements explosifs, c'est le moins que l'on puisse dire. Bien loin de l'image caricaturale qui entoure souvent les personnages atteints de troubles autistiques, Kalmann se révèle dans sa formidable humanité à la fois drôle et touchante qui ne manquera pas de saisir les lecteurs qui en redemanderont. 

     

    Joachim B. Schmidt : Kalmann Et La Montagne Endormie. Editions Gallimard/Collection La Noire 2025. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine.

    A lire en écoutant : Thème from Rawhide interprété par The Blues Brothers. Album : The Blues Brothers (Original Soundtrack Recording). 1980 Atlanta Recording Corporation.