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  • TIMOTHEE DEMEILLERS : LE TUMULTE ET L'OUBLI. LE MOUVEMENT DES MASSES.

    timothée demeillers,le tumulte et l’oubli,éditions asphalteCela fait déjà quatorze ans qu'Estelle Durand et Claire Duvivier sont à la tête de la maison d'éditions Asphalte qui cultive son indépendance avec des textes à fortes connotations sociales, versant parfois dans le registre du roman noir à l'instar de la collection Asphalte Noir permettant la découverte d'une ville par le biais de recueils de nouvelles noires inédites des auteurs locaux de la cité mise en avant et dont on apprécie également l'identité graphique bien marquée qui orne la première de couverture de chacun des ouvrages. Dans la collection fiction, on découvre des auteurs d'un incomparable talent à l'instar du brésilien Edyr Augusto nous entrainant dans les méandres de Belém, sa ville natale, du chilien Boris Quercia dont on se remémore encore les aventures déjantées de son inspecteur Santiago Quiñones ou du barcelonais Carlos Zanón qui nous avait ébloui avec son roman culte J'ai Eté Johnny Thunders (Asphalte 2016). Il ne s'agit là que d'un échantillon des nombreux écrivains et romancières figurant dans un catalogue nous embarquant dans des régions méconnues d'un monde que l'on se plait découvrir par le prisme de textes engagés et marquants à l'image de leurs éditrices. Justement, dans le domaine du récit engagé et marquant, on se remémore également Jusqu'à  La Bête (Asphalte 2017) de Timothée Demeillers qui nous immergeait littéralement dans les entrailles d'un abattoir en France au gré du parcours d'un de ses ouvriers qui sombre peu à peu dans une espèce de déshumanisation le conduisant à commettre l'irréparable. Egalement journaliste, en se focalisant notamment sur l'Europe de l'Est, Timothée Demeillers a rédigé des articles et réalisé deux reportages prenant pour cadre cette région qui lui a également donné l'inspiration pour son premier roman Prague, Faubourg Est (Asphalte 2014) tandis que Demain La Brume (Asphalte 2020), ouvrage plus récent, se déroule dans les Balkans. Mais à l'occasion de la sortie de son nouveau roman, c'est d'une autre partie de l'Europe de l'Est dont il va être question avec Le Tumulte Et L'Oubli prenant l'allure d'une fresque d'une grande ampleur ancrée dans l'histoire de la région des Sudètes en Tchéquie dont les grands-parents de l'auteur sont originaires. 

     

    En 1938, après un discours enflammé ne laissant que peu de doute quant à ses intentions, Hitler parvient à annexer les Sudètes, cette région de la Tchéquoslovaquie dont la population est principalement composée d'une importante communauté germanophone. C'est ainsi que Jedlov, petite ville de la Bohème, prend le nom de Tannberg pour la plus grande joie de Sieglinde et de sa famille. Mais sept ans plus tard, au terme de la seconde guerre mondiale, il faut déchanter et composer avec les vainqueurs pétris de haine et de vengeance et qui vont persécuter Sieglinde et sa mère, contraintes de prendre la fuite pour trouver refuge en Allemagne comme la plupart de leurs congénères. Mais avec l’influence de l’appareil politique communiste, c'est l'occasion pour Ivetka, jeune fille mariée à quatorze ans, de s'émanciper et de devenir la première tsigane à entamer des études et à endosser des responsabilités administratives de haute importance au sein de la communauté. Et puis survient le printemps de Prague, puis plus tard, la révolution de Velours et la chute du Mur laissant place à une économie de marché impitoyable qui broie les plus faibles comme Tereza qui, en dépit de sa beauté, fait l'objet d'une discrimination institutionnalisée à l'égard des Roms dont elle fait partie, en ne lui laissant pas d'autre choix que de s'évader par tous les moyens qui vont l'entraîner vers une déchéance sans fin.

     

    Avec Le Tumulte Et L'Oubli on parlera vraiment d'une fresque contemporaine ambitieuse s'étalant sur près de 80 ans pour dépeindre les bouleversements dont la région méconnue des Sudètes a fait l'objet au gré des événements qui ont jalonné cette période entre le début de la Seconde guerre mondiale et le terme de l'année 2017 où la Tchèquie a définitivement intégré depuis plus de dix ans le giron de l'Union européenne tandis que la Tchécoslovaquie demeure un lointain souvenir que Timothée Demeillers ravive par le prisme d'une trame romanesque prenant pour cadre la ville fictive de Tannberg/Jedlov, en Bohême, non loin de la frontière allemande. C’est donc dans cet environnement qu’évolue une impressionnante galerie de personnages composant les trois communautés tchèque, germanophone et rom qui se côtoient au sein de cette cité faisant l’objet de plusieurs vagues de migrations contraintes et forcées que l’on va observer à la hauteur de ces femmes et de ces hommes se heurtant au fracas du tumulte et dont une partie de leur descendance se désagrège dans la déliquescence de l’oubli, malgré les tentatives pour certains d’entre eux de conserver un trace de cette histoire ordinaire à l’instar de Mirko, ce jeune tchèque projetant le moindre de ses souvenirs dans une kyrielle de carnets qu’il entasse au fil des années et des regrets, celui notamment d’avoir rejeté Sieglinde, cette jeune femme aux origines allemandes dont il était fou amoureux. Si l’on perçoit les principaux événements historiques marquant la ville de Tannberg/Jedlow, que ce soit les affres de la seconde guerre mondiale, suivi de l’instauration du bloc soviétique pour s’achever sur l’ouverture à une économie de marché débridée, Timothée Demeillers ne s’attarde que très peu sur leurs déroulements en tant que tels pour davantage s’intéresser aux répercussions qui frappent l’ensemble de citoyens de la ville avec une dimension sociale extrêmement intense, ceci d’autant plus que l’auteur adopte plusieurs formes d’écriture empruntant parfois une consistance poétique émaillant d’ailleurs le début du récit alors que l’on assiste à cette ferveur s’emparant de la communauté germanophone de Jedlov/Tannberg à l’issue du discours de Hitler prônant l’intégration des Sudètes au sein du Reich en devenir. A partir de là, si l’on distingue l’antagonisme entre la communauté allemande et la communauté tchèque en lien avec la volonté de redéfinir la frontière, c’est davantage la discrimination institutionnalisée vis à vis des Roms qui émerge d’une roman riche en péripétie et tout en maîtrise, en dépit de la multitude de personnages traversant l’enchevêtrement d’intrigues multiples dont on parvient à saisir les différents aspects au gré d’une lecture attentive. Si Le Tumulte Et L’Oubli n’a rien d’un récit féministe et si les portraits des hommes ne sont pas en reste, ce sont les personnalités de Sieglinde la jeune femme aux origines allemandes ainsi que Ivetka et Tereza, deux filles tsiganes aux profils et aux destins différents qui prennent le dessus avec ce sentiment de regret et parfois même de gâchis imprégnant l’ensemble des parcours de chacun des individu de cette ville de Jedlov d’où émane cette atmosphère désenchantée, encore plus particulièrement prégnante au terme d’un récit qui ne tombe jamais dans le registre de la diatribe larmoyante. D'ailleurs le tableau d'Egon Schiele ornant la première de couverture de l'ouvrage rend parfaitement compte de cette ambiance propre à cette ville de Jedlov prenant une dimension quasi organique au gré de son évolution urbaine au fil des années et plus particulièrement de la cité Mír 14 autrefois dédiée aux ouvriers de la République tchèque et qui prend peu à peu l'allure d'un ghetto où l'on parque les Roms. Ainsi, au rythme des différentes histoires qui s’agrègent les unes aux autres avec une densité dramatique remarquablement bien mise en scène, Le Tumulte Et L’Oubli met en lumière les aléas de cette région des Sudètes bousculée par les velléités des nations à redessiner les frontières nous rappelant, à certains égards, quelques aspects du conflit qui défraie l’actualité en Europe. Un roman d’envergure qui tient toutes ses promesses.

     

     

    Timothée Demeillers : Le Tumulte Et L'Oubli. Editions Asphalte 2024.

    A lire en écoutant : Me And The Devil interprété par Soap&Skin. Album : Sugarbread - Single. 2013 Solo.

  • Bénédicte Dupré La Tour : Terres Promises. Retour au pays.

    IMG_0260.jpegDans le monde littéraire, chaque année fait l’objet d'une espèce de bruissement, d'une rumeur prenant de plus en plus d'ampleur autour de découvertes surprenantes et enthousiasmantes, ce d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un premier roman émanant, qui plus est, d’une maison d’éditions indépendante méconnue suscitant un engouement exacerbé à la lecture d’un catalogue misant davantage sur la qualité que la quantité. C’est dans ce registre que s’inscrivent les éditions du Panseur célébrant leur cinquième année d’existence avec une collection comprenant 21 ouvrages et se définissant comme « jeune maison d’éditions indépendante publiant des histoires pour rendre conte du réel » tout en comptant sur le réseau des librairies pour mieux se détourner des plateformes de vente en ligne. Et c’est dans ce contexte où le texte demeure le moteur essentiel de l’entreprise, qu’émerge Terres Promises, premier roman de Bénédicte Dupré la Tour qui a déjà écrit des scénarios pour sa sœur jumelle Florence, dessinatrice et autrice de nombreuses bandes dessinées. Que ce soit dans les médias, sur les réseaux ou tout simplement auprès de nombreux libraires et de critiques quels que soient leur statut, c’est peu dire que Terres Promises suscite un enthousiasme prégnant autour de ce qui apparaît peut-être comme une forme de western crépusculaire où la parole des femmes prend une place prépondérante ce qui n’a rien d’usuel pour un genre généralement bien trop tourné vers des figures masculines à l’image des romanciers et des réalisateurs qui se se sont majoritairement appropriés ce thème, même si quelques femmes comme Céline Minard ou Marion Brunet ont fait entendre leurs voix dans ce domaine avec un certain retentissement.

     

    Sur ces terres à prendre, sur ces terres promises, on y croise des autochtones et notamment Kinta, cette amérindienne défiant les hommes de son clan au grand dam de son fils qui va le lui faire payer. On y croise aussi Eleanor Dwight dans les bordels crasseux et enfumés de ces villes éphémères poussant soudainement dans cette fièvre de la ruée vers l'or où les hommes s'enchaînent à une cadence infernale pour assouvir leurs besoins les plus vils. Sur ces terres boueuses, on y croise Morgan Bell en quête du métal précieux qui le plonge dans la folie, cette folie qui s'empare également de Mary Framinger cherchant son fils soldat qui a disparu sur les champs de bataille alors qu’elle traine un lourd passif lors de son périple où le convoi de colons dont elle faisait partie s'est retrouvé bloqué, bientôt sans vivre, dans les montagnes enneigées. Sur ces terre promises, on y croise également Bloody Horse dont la jalousie vis à vis de son frère le pousse à trahir son clan. Non loin de là, dans les forêts, on y croise Rebecca Strattman partageant sa vie avec un homme des bois tout en se remémorant le destin de sa tante refusant de se marier et qui va en subir les conséquences. Arpentant ces terres promises, on y croise Nathaniel Mulligan, ce bonimenteur qui vous apportera peut-être un certain soulagement avec ses potions douteuses. Et puis à la veille de sa pendaison pour désertion, on y croise Elliot Burns écrivant quelques lettres destinées à ses proches.

     

    Au travers de ce titre aux consonances bibliques, se dessine la déconstruction d'un mythe s'inscrivant autour d'une promesse justifiant les massacres propre à cette conquête de territoires qui a généré toute la mythologie du western dont Bénédicte Dupré La Tour a pris soin d'expurger tout le vocabulaire qui lui est lié afin de mieux s'approprier l'accent crépusculaire dont elle fait état tout au long d'une intrigue s'articulant autour de huit personnages, comme autant d'archétypes propre au genre, qu'elle décline dans ce qui prend l'apparence d'une successions de nouvelles révélant pourtant, avec une redoutable habilité, les liens qui unissent ces individus au gré leurs parcours respectifs. Et puis avec un tel titre, Terres Promises ne fait pas l’impasse sur la foi et plus particulièrement sur la perte de celle-ci qui frappe d’ailleurs le père Nathaniel Mulligan sur lequel le récit s’achève, et dont devine qu’il apparaît sans doute très proche, sur cet aspect, de la trajectoire spirituelle de la romancière. Outre l'absence de vocabulaire lié au western, on ne trouvera aucune référence géographique en lien avec les lieux mythiques qui ont émaillé le genre, pas plus qu'une quelconque référence historique, même si l'on devine, en toile de fond, le rugissement de la guerre de Sécession sans qu'il n'en soit jamais fait mention, ainsi que cet échange de femmes blanches intégrant des tribus amérindiennes contre des chevaux et que Jim Fergus avait abordé dans son roman  Mille Femmes Blanches (Pocket 2004), ainsi que ce convoi de colons devenus cannibales par la force des choses en étant bloqués dans une contrée montagneuse et enneigée et dont Stephen King évoquait les mésaventures dans Shining (JC Lattès 2024). Mais à l'aune de ce dépouillement de tels artefacts propre au genre du western, que reste-t-il donc de cette épopée imprégnée de mensonges qui ont perduré dans le temps ? On dira de Terres Promises qu'il reste l'essentiel se déclinant autour de ces huit portraits où la violence et le désarroi imprègnent chacun d'entre eux tandis qu'ils évoluent dans cette atmosphère âpre de l'époque que Bénédicte Dupré La Tour restitue au gré d'un texte d'une force lyrique terrifiante qui donne à l'ensemble cet immense souffle de liberté permettant de s'affranchir définitivement de tous les stéréotypes qui ont enveloppé chacun des personnages de cette conquête de l'Ouest, ponctuée de nombreuses désillusions. Alors plus usuellement cantonnées dans les seconds rôles, c'est ainsi que les femmes s'emparent du devant de la scène à l'instar d'Eleanor Dwight, cette prostituée de saloon au parcours effrayant tout comme Kinta cette indienne remettant en cause certaines traditions de son clan. Il en va de même pour Mary Framinger, cette femme au coeur vorace, à la recherche de son fils ainsi que pour Rebecca Strattman compagne de trappeur et à qui son corps n'appartient plus vraiment. Il émerge ainsi de ces différents portraits, un désespoir immense qui nous désarçonne tant dans la fureur que dans la détresses parfois issues de ce sentiment d'exil qui ronge certains des personnages à la conquête de ces Terres Promises imprégnées de colère et de sang. Dans ce contexte, il faut également relever le désarroi des hommes qui ne sont pas en reste dans tout ce qui a trait à la violence paraissant les consumer de l'intérieur, parfois jusqu'à la folie, parfois jusqu'à la mort, tandis qu'ils arpentent ces territoires que Bénédicte Dupré La Tour dépeint avec une redoutable sobriété afin de restituer la force de cette beauté sauvage. Tout cela se met en place au détour d'une trame narrative saisissante aux ellipses subtiles tandis que la temporalité joue un rôle important dans cet impressionnant chassé-croisé de personnages qui font de Terres Promises un roman d'une noirceur implacable à nul autre pareil.  

     

    Bénédicte Dupré La Tour : Terres Promises. Éditions du Panseur 2024.

    A lire en écoutant :  You Will Be My Ain True Love de Alison Krauss. Album : A Hundred Miles or More: A Collection. 2007 Rounder Records.

  • Sandrine Collette : Madelaine Avant L'Aube. Famine.

    IMG_0082.jpegElle habitait en ville et enseignait à l'université de Paris-Nanterre mais a finalement préféré retrouver le Morvan où elle vit depuis plus de dix ans sur la terre de ses aïeux en endossant la fonction de conseillère communale tout en s'adonnant à l'écriture son travail de prédilection pour notre plus grand plaisir, ainsi qu'aux soins de ses chevaux. A ses débuts de romancière, on pouvait croiser Sandrine Collette sur les festivals consacrés à la littérature noire qui ont d'ailleurs célébré plusieurs de ses récits dont le premier, Des Nœuds D'Acier (Denoël/Sueurs froides 2012), obtenant le Grand prix de littérature policière en 2013 qui sera loin d'être le seul, couronnant la force d'une écriture mettant en valeur des territoires à la fois âpres et sauvages au sein desquels se débattent des individus souvent malmenés par la vie comme en témoigne On Était Des Loups (JC Lattès 2022), son plus grand succès jusqu'à présent. On pourrait également parler de l'aspect sombre de ses intrigues oscillant dans la veine du roman noir chargé de tension à l'instar d'Il Reste La Poussière (Denoël/Sueurs froides) qui avait marqué les esprits dans le petit landerneau du polar. Mais en intégrant la maison d'éditions Jean-Claude Lattès, Sandrine Collette a soudainement changé de braquet en rencontrant un lectorat beaucoup plus conséquent qui ne saurait résister à l'intensité de ses récits en soulignant, une fois encore pour ceux qui en douteraient toujours, que les auteurs de littérature noire n'ont rien à envier aux autres romanciers, même s'ils doivent dissimuler leur appartenance pour pouvoir figurer sur les listes des grands prix prestigieux de la rentrée littéraire et dont la sélection demeure figée sur quelques à priori quant aux collections se concentrant sur les littératures de genre. Ainsi, même s'il ne s'agit sans doute pas de l'unique raison qui l'a poussée à changer d'éditeur, on constate que la romancière suit les traces de ses prédécesseurs que sont Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu en intégrant la liste des finalistes du prix Goncourt 2024 avec Madelaine Avant L'Aube dont on espère qu'il sera célébré à sa juste valeur. Mais ce qui apparaît comme une certitude, c'est que Sandrine Collette n'a pas changé de registre avec un texte d'une profonde beauté qui prend l'allure incontestable d'un roman noir se déclinant autour du parcours d'une jeune fille évoluant dans l'environnement rude d'une contrée campagnarde indéterminée à une époque incertaine dont on devine quelques aspects moyenâgeux à l'exemple de la caste des maîtres du Pays Arrière apparaissant au détour de cette intrigue aux connotations rurales. 

    A proximité du village de La Foye, il y a le hameau des Montées où vivent depuis toujours les jumelles Ambre et Aelis ainsi que Rose, la vieille rebouteuse de cette contrée reculée sous le contrôle d'Ambroisie-le-père et de son fils parcourant la région à cheval, en quête de gibier qu'il chasse pour son bon plaisir et de femmes dont il abuse sans vergogne. Autant dire que l'on travaille une terre ingrate en baissant la tête tout en endurant les saisons incertaines et les injustices des castes qui prévalent dans le pays. Mais voilà qu'à l'aube, surgit à l'orée de la forêt une fillette aussi affamée que farouche en quête de nourriture qu'elle dérobe et que la petite communauté du hameau a tôt fait d'adopter. Madelaine s'adapte ainsi rapidement à son environnement et se montre dure à la tâche en faisant preuve d'une opiniâtreté sans faille. Mais dans son regard, on perçoit encore cet esprit indomptable qui brûle toujours en elle, jusqu'au jour où tout bascule dans une brutale sauvagerie qui va tout emporter.

     

    Au détour d'une lutte des classes inégale, se met en place, peu à peu, la tragédie d'un fait divers tout en déclinant l'éco-anxiété qui prévalait déjà à cette époque si lointaine où le climat et plus particulièrement les gels printaniers déterminaient la survie ou pas des membres de la communauté du monde paysan durant l'hiver. Autour de ces thèmes, il va de soi que Madelaine Avant L'Aube résonne douloureusement au sein de notre actualité où l'on prend conscience, malgré le déni environnemental qui prévaut, que c'est la nature qui dicte ses règles aussi cruelles soient-elles. Mais le drame dont on va être témoin découle également de la place faites aux femmes dans une mise en scène d'une force brutale qui saisit le lecteur tout en le confrontant immanquablement aux phénomènes de société qui défraient la chronique. Tout cela se décline au gré d'un univers rude, sans pitié, imprégné d'une certaine magnificence que l'on retrouve souvent dans l'œuvre de Sandrine Collette d'où émerge des textes d'une beauté fascinante où la personnalité endurcie de ses personnages se confond avec l'âpreté des paysages dans lesquels ils évoluent. On retrouve donc tout cela dans Madelaine Avant L'Aube au rythme d'une narration subtile mettant en scène cet environnement rural dont aucun des protagonistes n'est en mesure de s'extraire, rattachés qu'ils sont à cette terre nourricière, souvent ingrate, que l'on travaille, le dos courbé avec ce côté astreignant et répétitif rythmant les saisons et dont on ressent la douloureuse précarité. Et de ces difficultés émerge la tension à l'instar de ces hivers de famine où l'enjeu consiste à déterminer celle ou celui qui va succomber en prenant en compte le fait que Sandrine Collette n'épargne aucun de ces personnages. A partir de là, se construit la personnalité de Madelaine et de cette révolte qui couve en elle et que son entourage tente de contenir par tous les moyens à l'exemple de Bran, le narrateur, faisant office de figure protectrice de la fillette et dont la destinée, en milieu de récit, va faire basculer toute l'intrigue dans l'éclat surprenant de son rôle véritable. Et c'est sans doute dans ce registre des ressorts narratifs singuliers qu'éclate tout le talent de la romancière avec cette capacité à conjuguer la splendeur abrupte des paysages qu'elle dépeint avec toute la férocité d'une intrigue à la noirceur inexorable imprégnant l'ensemble des protagonistes se révélant dans la fragilité d'une destinée à la fois incertaine et cruelle. Et puis il y a cette profondeur du mot juste, de la phrase travaillée sans emphase et de la musicalité d’un texte imprégné d'une pointe de lyrisme envoûtant, caractéristiques du style particulier de Sandrine Collette qui signe avec Madelaine Avant L’Aube l’un de ses meilleurs romans, Goncourt ou pas.    

     

     

    Sandrine Colette : Madelaine Avant L'Aube. Editions Jean-Claude Lattès 2024.

    A lire en écoutant : Bourrée de Malicorne. Album : Colin. 1974 Hexagone.