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  • TIM DORSEY : FLORIDA ROADKILL. TORTUES ET PELICANS.

    tim dorsey,florida roadkill,éditions rivagesS'il est né dans l'Indiana, sa terre d'adoption a toujours été la Floride où il a tout d'abord travaillé comme journaliste du côté de Tampa, puis de Tallahassee avant de se lancer dans l'écriture en publiant 26 romans noirs mettant en scène Serge A. Storms, le plus barré des tueurs psychopathes qui s'inscrit dans la lignée de ces personnages floridiens décalés qui peuplent les récits de John D. MacDonald ou de Carl Hiassen qui surgit d'ailleurs dans l'un de ses ouvrages déjantés. Tim Dorsey apparaît donc comme un auteur singulier et détonant que l'on découvre en 2000 avec la publication en français de Florida Roadkill qui figure dans l'emblématique collection Rivages/Noir en compagnie de six autres opus de la série qui n'ont malheureusement pas rencontré leur public en dépit de la véhémente insistance d'un blogueur afficionados de l'auteur qui ne s'est toujours pas remis de cette immersion dans un univers aussi hilarant que tonitruant. Et si l'on veut avoir une idée de la personnalité du romancier, on s'attardera sur la photo de son profil Facebook cet aspect cocasse qui émerge de ses textes. Mais au-delà de l'aspect désopilant de ses textes qui vous feront rire aux éclats, à moins d'avoir subi une lobotomie, on ne manquera pas d'apprécier la redoutable et énergique capacité de narration de Tim Dorsey qui vire parfois vers un surréalisme hilarant ainsi que le véritable cri d'amour à l'égard de la Floride dont il distille certains pans de son histoire et de sa culture sur un registre tout aussi survolté, tout en nous sensibilisant sur la préservation tant du patrimoine que de la nature, faisant notamment l'objet d'une convoitise immodérée des promoteurs immobiliers de la région et de leurs partenaires qu'il fustige allègrement, c'est le moins que l'on puisse dire, au gré d'un humour au vitriol.

     

    tim dorsey,florida roadkill,éditions rivagesOn dit de lui qu'il est un obsessionnel-compulsif, maniaco-dépressif, rétenteur anal, paranoïaque et schizophrène qui se révèle également extrêmement érudit notamment pour tout ce qui a trait à la Floride où il a toujours vécu. Pourtant durant son incarcération Serge A. Storms s'est merveilleusement bien entendu avec Coleman un junkie complètement abruti qu'il a pris sous son aile à sa sortie de prison. Ne s'embarrassant pas trop de la morale, les deux compères acceptent de prendre part à cette formidable escroquerie à l'assurance que la sculpturale Sharon leur propose afin d'assouvir leur train de vie plus que dissolu avec notamment une consommation immodérée de substances illicites. Mais le projet tourne court et voilà que le trio se lance à la poursuite d'une mallette contenant cinq millions de dollars en sillonnant les routes pour se rendre jusqu'aux Keys en croisant de près ou de loin le séducteur le plus maudit de la région, l'assureur le plus véreux de l'état, le cartel le plus minable du pays, le groupe de motards le plus nul du monde et le propriétaire de camping le plus odieux de l'univers. Mais quoi qu'il advienne, rien n'empêchera Serge le psychopathe de regarder les matchs baseballs des World Séries quitte éliminer, avec une inventivité sans égale, tous les obstacles qui se présentent à lui. Et autant dire qu'ils sont bien nombreux.  

    tim dorsey,florida roadkill,éditions rivagesSi les récits de Tim Dorsey prennent une forme outrancière, on notera que la seule faute de goût de l’auteur réside dans le fait de nous avoir quitté prématurément en 2023 à l’âge de 62 ans en laissant désormais orphelin Serge A. Storm et la kyrielle d’individus fantasques qui l’ont accompagné durant toute la série d’aventures déjantées et burlesques dont les ressorts comiques frisent le génie. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Florida Roadkill n’a rien d’un roman foutraque qui partirait dans tous les sens, sans aucune maîtrise. Bien au contraire, on relèvera le sens aigu de la mise en scène de l’auteur qui réussit à contrôler l’ensemble des intrigues éparses du roman afin de faire en sorte d’arriver à une formidable conjonction des événements qui s’emboîtent à la perfection au gré d’une course poursuite finale décapante. S’il présente tous les aspects du serial killer, on apprécie chez Serge A. Storm le choix de ses victimes ainsi que son inventivité dans la manière de les éliminer qui ne manquera pas de réjouir les lecteurs avec ce sentiment d’exutoire qui émerge en permanence. Il faut dire qu’elles sont gratinées les crapules odieuses qui côtoient ce tueur redoutable qui n’est pas dénué d’un certaine sensibilité notamment à l’égard de l’environnement qui l’entoure et qu’il entend bien préserver à sa manière, tout en tenant compte de ses intérêts et de ceux de Coleman, son abruti d’acolyte qui l’accompagne durant toutes ses aventures de Tampa, jusqu’au bout des Keys. Mais Florida Roadkill, c’est aussi l’occasion de présenter les différents aspects méconnus et décalés du Sunshine State que ce soit les bars les plus originaux qui existent vraiment et que ses protagonistes fréquentent au gré de circonstances parfois complètement farfelues, ou que la librairie de Haslam que Jack Kerouac fréquentait assidûment et qui a malheureusement mis la clé sous la porte en 2020. Et puis on apprécie véritablement ces portraits d’individus hors-normes ainsi que leurs parcours chaotiques tout en mettant en exergue, sur un registre extrêmement féroce, les dysfonctionnements sociaux d’une région magnifique suscitant certaines convoitises redoutables que Tim Dorsey dépeint avec cette ironie mordante qui le caractérise. Ainsi, Florida Roadkill  se révèle être un roman noir faisant également office de guide touristique aussi déjanté qu’hilarant qui s’inscrit dans la dimension d’une originalité résolument hors-norme.

    Tim Dorsey : Florida Roadkill (Florida Roadkill). Traduit de l'anglais (Etat-Unis) par Laetitia Devaux. Editions Rivages/Noir 2017. 

    A lire en écoutant : Hot Stuff de The Rolling Stone. Album : Black and Blue. 2012 Promotone B.V.

  • Benjamin Dierstein : Bleus, Blancs, Rouges. Ennemis publics.

    benjamin dietstein,blues blanc rouges,éditions flammarionService de presse.


    Il y a tout d'abord cette trilogie fracassante et percutante comme l'impact d'un .357 magnum qui s'articulait autour des années Hollande et Sarkozy et des fameuses affaires de ce dernier qui sont d'ailleurs en cours de jugement pour certaines d'entre elles, en adoptant les codes du polar survolté, voire sauvage, dans un registre d'une ampleur démoniaque où la fiction s'agrège à l'actualité de l'époque, au gré d'une mosaïque complexe dont on saisit pourtant, avec assez d'aisance, tous ses aspects saisissants sans aucun temps mort. On découvrait ainsi avec Benjamin Dierstein, une fresque gigantesque débutant avec La Sirène Qui Fume (Nouveau Monde 2018) pour se poursuivre avec La Défaite Des Idoles (Nouveau Monde 2020) avant de s'achever de manière dantesque avec La Cour Des Mirages (Les Arènes/Equinox 2022) en changeant de maison d'éditions pour intégrer la collection EquinoX dirigée par Aurélien Masson qui éditait également Un Dernier Ballon Pour La Route (Les Arènes/EquinoX 2021), polar rural trash prenant parfois des intonations de western spaghetti savoureuses et explosives. Au terme de La Cour Des Mirages, on se demandait sur quel projet allait travailler Benjamin Dierstein qui répondait de manière assez évasive qu'il se penchait sur l'époque de la fin des années 70 et du début des années 80 en empruntant une nouvelle fois les codes du roman policier pour disséquer les événements d'une période explosive, c'est peu de le dire. Et voilà que débarque Bleus, Blancs, Rouges, un pavé dantesque de plus de 700 pages qui débute dans le chaos des manifestations de mai 68 pour se concentrer ensuite sur le tumulte des années Giscard et les affaires qui ont éclaboussé la République en s'inscrivant d'ores et déjà dans une nouvelle trilogie à venir dont on connaît déjà les titres puisqu'elle se poursuivra durant la période de la présidence de Mitterand avec L'Etendard Sanglant Est Levé et 14 Juillet qui seront publiés chez Flammarion où Aurélien Masson travaille désormais puisque la collection EquinoX a désormais cessé ses activités, ce qui est bien regrettable. 

     

    Au printemps de l'année 1978, autant dire qu'il faut arriver en tête de classement pour intégrer la prestigieuse BRI dirigée par le commissaire Broussard et que c'est sur un registre de concurrence impitoyable que s'affronte Marco Paolini et Jacquie Lienard fraichement émoulus de l'Ecole supérieure des inspecteurs de la police nationale et que tout oppose hormis cette volonté farouche de mettre la main sur un mystérieux trafiquant d'armes frayant avec tous les groupuscules terroristes sévissant notamment en France et que l'on surnomme Géronimo. Profondément marqué par la mort d'un collègue durant les échauffourées de mai 68, le brigadier Jean-Louis Gourvennec végète dans les services de la police jusqu'à ce qu'on lui propose d'infiltrer une cellule gauchiste bien décidée à prendre les armes en se rapprochant du groupe Action Direct. Après avoir offert ses "bons services" aux plus hautes instances du gouvernement, notamment en Afrique, Robert Vauthier débarque à Paris en étant bien décidé à régner sur les nuits parisiennes en pouvant compter sur l'appui des personnalités du grand banditisme français. Et tandis qu'il continue à côtoyer les membres des arcanes gouvernementales lui aussi va croiser le chemin de Géronimo. Autant de destins disparates qui vont se rassembler sous la bannière des coups bas et des affaires de la Françafrique, des attentats qui secouent le pays et d'une guerre des polices où les dirigeants sont élevés au rang de stars.

     

    Biberonné à James Ellroy que Benjamin Dierstein cite volontiers dans le cercle de ses influences littéraires, on dira de Bleus, Blancs, Rouges qu'il s'inspire du style narratif d'un roman tel que Lune Sanglante où, en guise d'introduction, les émeutes de mai 68 se substituent à celles de Watts et d'un livre comme American Tabloïd où l'on retrouve ces encarts des notes et des retranscriptions des écoutes des services secrets ainsi que ces titres à la une des journaux de l’époque, ponctuant les différents chapitres du roman. Mais sur le plan de la structure et du rythme beaucoup plus intense que les récits du Dog, on s'orientera davantage vers un auteur comme Don Winslow que Benjamin Dierstein évoque également en mentionnant La Griffe Du Chien. Et puis si l'on veut rester en France, on pensera immanquablement à Frédéric Paulin, autre romancier résidant, tout comme Benjamin Dierstein, dans les environs de Rennes et qui se faufile, de manière similaire, dans les interstices de l'histoire de la France contemporaine pour mettre en scène des fictions d'une envergure peu commune, en relevant le fait que leurs ouvrages respectifs, récemment parus, se situent peu ou prou à la même période, même s'ils abordent des thèmes complètement différents. Ce que l’on soulignera avec Benjamin Dierstein, c’est cette capacité à assimiler une impressionnante documentation dont il restitue toute la quintessence pour mettre en scène des récits d’une énergie peu commune et sans le moindre temps mort, au gré d’une narration toute en maîtrise en dépit de la multitude de personnages réels et fictifs qui se côtoient d’une parfaite manière. Outre la documentation figurant au terme de Bleus, Blancs, Rouges, vous trouverez également un index de chacun des protagonistes qui traversent le récit avec la référence de toutes les pages où ils apparaissent, ce qui nous facilite grandement la tâche lorsqu’il s’agit de se remémorer la présence de chacun d’entre eux dans le cours de l’intrigue. A partir de là, on constatera, avec un certain plaisir, que l’on retrouve bon nombre des individus de la trilogie précédente à l’instar de Jacquie Lienard, Jean-Claude Verhaeghen, Philippe Nantier, Domino Battesti, Toussaint Mattei, Didier Cheron et Michel Morroni en saisissant encore mieux certains aspects de leurs parcours respectifs sans que cela ne trouble le moins du monde la compréhension du roman qui s’articule autour de la traque de ce mystérieux individu surnommé Géronimo dont on ignore la véritable identité mais qui a ses entrées auprès des organisations terroristes les plus inquiétantes qui sévissent de par ce monde de la fin de ces années 70 et plus particulièrement dans une France particulièrement visée par toute une série d’attentats plus meurtriers les uns que les autres. Tout cela prend une envergure incroyable avec le contexte explosif de cette fin de règne giscardienne et l’émergence des affaires troubles se déroulant notamment en Centrafrique mais également en France où le SAC tente d'étouffer les scandales pouvant offrir une voie royale aux hommes politiques de gauche et dont Benjamin Dierstein dépeint les plus improbables turpitudes avec une précision redoutable. Dans un registre similaire l'auteur nous entraîne dans le cour de cette infiltration des groupuscules terroristes d'extrême gauche comme Action Directe dont on suit toutes les exactions ainsi que celles de Jacques Mesrine traqué par toutes les polices de France qui s'affrontent au gré d'une rivalité exacerbée par la notoriété de ces flics adulés par les médias de l'époque et que Benjamin Dierstein retranscrit dans ce qui apparaît comme une véritable guerre des polices qu'incarnent Marco Paolini, Jacquie Lienard et Jean-Louis Gourvennec, trois flics aux profils radicalement divergents et qui vont s'affronter sur un registre de compromissions et de tourments sans équivoque. Et puis en compagnie de Robert Vauthier, on prendra la mesure de l'effervescence des nuits parisiennes et plus particulièrement des clubs sélects où les stars côtoient les figures du grand banditisme adoubés par une police mondaine dévoyée imposant ses règles alambiquées sur cet empire nocturne qui prend de plus en plus d’ampleur. On pourrait citer bien d'autres intrigues sous-jacentes prenant leurs essors dans ce roman aussi robuste que fascinant dont il faut souligner la rigueur sans faille tout en saluant la prise de recul d'un romancier qui a su s'approprier l'atmosphère de l'époque sans qu'il ne fasse état d'un quelconque jugement ou d'une inclination coupable pour l'un de ces protagonistes emblématiques d'une période tourmentée qu'il restitue avec une incroyable justesse et dont on attend, avec une certaine impatience fébrile, la suite toujours aussi survoltée, soyons en certain.

     

    Benjamin Dierstein : Bleus, Blancs, Rouges. Editions Flammarion 2024.

    A lire en écoutant : Crache Ton Venin de Téléphone. Album : Crache Ton Venin. 1979 / 2015 Parlophone. 

  • TIMOTHEE DEMEILLERS : LE TUMULTE ET L'OUBLI. LE MOUVEMENT DES MASSES.

    timothée demeillers,le tumulte et l’oubli,éditions asphalteCela fait déjà quatorze ans qu'Estelle Durand et Claire Duvivier sont à la tête de la maison d'éditions Asphalte qui cultive son indépendance avec des textes à fortes connotations sociales, versant parfois dans le registre du roman noir à l'instar de la collection Asphalte Noir permettant la découverte d'une ville par le biais de recueils de nouvelles noires inédites des auteurs locaux de la cité mise en avant et dont on apprécie également l'identité graphique bien marquée qui orne la première de couverture de chacun des ouvrages. Dans la collection fiction, on découvre des auteurs d'un incomparable talent à l'instar du brésilien Edyr Augusto nous entrainant dans les méandres de Belém, sa ville natale, du chilien Boris Quercia dont on se remémore encore les aventures déjantées de son inspecteur Santiago Quiñones ou du barcelonais Carlos Zanón qui nous avait ébloui avec son roman culte J'ai Eté Johnny Thunders (Asphalte 2016). Il ne s'agit là que d'un échantillon des nombreux écrivains et romancières figurant dans un catalogue nous embarquant dans des régions méconnues d'un monde que l'on se plait découvrir par le prisme de textes engagés et marquants à l'image de leurs éditrices. Justement, dans le domaine du récit engagé et marquant, on se remémore également Jusqu'à  La Bête (Asphalte 2017) de Timothée Demeillers qui nous immergeait littéralement dans les entrailles d'un abattoir en France au gré du parcours d'un de ses ouvriers qui sombre peu à peu dans une espèce de déshumanisation le conduisant à commettre l'irréparable. Egalement journaliste, en se focalisant notamment sur l'Europe de l'Est, Timothée Demeillers a rédigé des articles et réalisé deux reportages prenant pour cadre cette région qui lui a également donné l'inspiration pour son premier roman Prague, Faubourg Est (Asphalte 2014) tandis que Demain La Brume (Asphalte 2020), ouvrage plus récent, se déroule dans les Balkans. Mais à l'occasion de la sortie de son nouveau roman, c'est d'une autre partie de l'Europe de l'Est dont il va être question avec Le Tumulte Et L'Oubli prenant l'allure d'une fresque d'une grande ampleur ancrée dans l'histoire de la région des Sudètes en Tchéquie dont les grands-parents de l'auteur sont originaires. 

     

    En 1938, après un discours enflammé ne laissant que peu de doute quant à ses intentions, Hitler parvient à annexer les Sudètes, cette région de la Tchéquoslovaquie dont la population est principalement composée d'une importante communauté germanophone. C'est ainsi que Jedlov, petite ville de la Bohème, prend le nom de Tannberg pour la plus grande joie de Sieglinde et de sa famille. Mais sept ans plus tard, au terme de la seconde guerre mondiale, il faut déchanter et composer avec les vainqueurs pétris de haine et de vengeance et qui vont persécuter Sieglinde et sa mère, contraintes de prendre la fuite pour trouver refuge en Allemagne comme la plupart de leurs congénères. Mais avec l’influence de l’appareil politique communiste, c'est l'occasion pour Ivetka, jeune fille mariée à quatorze ans, de s'émanciper et de devenir la première tsigane à entamer des études et à endosser des responsabilités administratives de haute importance au sein de la communauté. Et puis survient le printemps de Prague, puis plus tard, la révolution de Velours et la chute du Mur laissant place à une économie de marché impitoyable qui broie les plus faibles comme Tereza qui, en dépit de sa beauté, fait l'objet d'une discrimination institutionnalisée à l'égard des Roms dont elle fait partie, en ne lui laissant pas d'autre choix que de s'évader par tous les moyens qui vont l'entraîner vers une déchéance sans fin.

     

    Avec Le Tumulte Et L'Oubli on parlera vraiment d'une fresque contemporaine ambitieuse s'étalant sur près de 80 ans pour dépeindre les bouleversements dont la région méconnue des Sudètes a fait l'objet au gré des événements qui ont jalonné cette période entre le début de la Seconde guerre mondiale et le terme de l'année 2017 où la Tchèquie a définitivement intégré depuis plus de dix ans le giron de l'Union européenne tandis que la Tchécoslovaquie demeure un lointain souvenir que Timothée Demeillers ravive par le prisme d'une trame romanesque prenant pour cadre la ville fictive de Tannberg/Jedlov, en Bohême, non loin de la frontière allemande. C’est donc dans cet environnement qu’évolue une impressionnante galerie de personnages composant les trois communautés tchèque, germanophone et rom qui se côtoient au sein de cette cité faisant l’objet de plusieurs vagues de migrations contraintes et forcées que l’on va observer à la hauteur de ces femmes et de ces hommes se heurtant au fracas du tumulte et dont une partie de leur descendance se désagrège dans la déliquescence de l’oubli, malgré les tentatives pour certains d’entre eux de conserver un trace de cette histoire ordinaire à l’instar de Mirko, ce jeune tchèque projetant le moindre de ses souvenirs dans une kyrielle de carnets qu’il entasse au fil des années et des regrets, celui notamment d’avoir rejeté Sieglinde, cette jeune femme aux origines allemandes dont il était fou amoureux. Si l’on perçoit les principaux événements historiques marquant la ville de Tannberg/Jedlow, que ce soit les affres de la seconde guerre mondiale, suivi de l’instauration du bloc soviétique pour s’achever sur l’ouverture à une économie de marché débridée, Timothée Demeillers ne s’attarde que très peu sur leurs déroulements en tant que tels pour davantage s’intéresser aux répercussions qui frappent l’ensemble de citoyens de la ville avec une dimension sociale extrêmement intense, ceci d’autant plus que l’auteur adopte plusieurs formes d’écriture empruntant parfois une consistance poétique émaillant d’ailleurs le début du récit alors que l’on assiste à cette ferveur s’emparant de la communauté germanophone de Jedlov/Tannberg à l’issue du discours de Hitler prônant l’intégration des Sudètes au sein du Reich en devenir. A partir de là, si l’on distingue l’antagonisme entre la communauté allemande et la communauté tchèque en lien avec la volonté de redéfinir la frontière, c’est davantage la discrimination institutionnalisée vis à vis des Roms qui émerge d’une roman riche en péripétie et tout en maîtrise, en dépit de la multitude de personnages traversant l’enchevêtrement d’intrigues multiples dont on parvient à saisir les différents aspects au gré d’une lecture attentive. Si Le Tumulte Et L’Oubli n’a rien d’un récit féministe et si les portraits des hommes ne sont pas en reste, ce sont les personnalités de Sieglinde la jeune femme aux origines allemandes ainsi que Ivetka et Tereza, deux filles tsiganes aux profils et aux destins différents qui prennent le dessus avec ce sentiment de regret et parfois même de gâchis imprégnant l’ensemble des parcours de chacun des individu de cette ville de Jedlov d’où émane cette atmosphère désenchantée, encore plus particulièrement prégnante au terme d’un récit qui ne tombe jamais dans le registre de la diatribe larmoyante. D'ailleurs le tableau d'Egon Schiele ornant la première de couverture de l'ouvrage rend parfaitement compte de cette ambiance propre à cette ville de Jedlov prenant une dimension quasi organique au gré de son évolution urbaine au fil des années et plus particulièrement de la cité Mír 14 autrefois dédiée aux ouvriers de la République tchèque et qui prend peu à peu l'allure d'un ghetto où l'on parque les Roms. Ainsi, au rythme des différentes histoires qui s’agrègent les unes aux autres avec une densité dramatique remarquablement bien mise en scène, Le Tumulte Et L’Oubli met en lumière les aléas de cette région des Sudètes bousculée par les velléités des nations à redessiner les frontières nous rappelant, à certains égards, quelques aspects du conflit qui défraie l’actualité en Europe. Un roman d’envergure qui tient toutes ses promesses.

     

     

    Timothée Demeillers : Le Tumulte Et L'Oubli. Editions Asphalte 2024.

    A lire en écoutant : Me And The Devil interprété par Soap&Skin. Album : Sugarbread - Single. 2013 Solo.

  • Bénédicte Dupré La Tour : Terres Promises. Retour au pays.

    IMG_0260.jpegDans le monde littéraire, chaque année fait l’objet d'une espèce de bruissement, d'une rumeur prenant de plus en plus d'ampleur autour de découvertes surprenantes et enthousiasmantes, ce d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un premier roman émanant, qui plus est, d’une maison d’éditions indépendante méconnue suscitant un engouement exacerbé à la lecture d’un catalogue misant davantage sur la qualité que la quantité. C’est dans ce registre que s’inscrivent les éditions du Panseur célébrant leur cinquième année d’existence avec une collection comprenant 21 ouvrages et se définissant comme « jeune maison d’éditions indépendante publiant des histoires pour rendre conte du réel » tout en comptant sur le réseau des librairies pour mieux se détourner des plateformes de vente en ligne. Et c’est dans ce contexte où le texte demeure le moteur essentiel de l’entreprise, qu’émerge Terres Promises, premier roman de Bénédicte Dupré la Tour qui a déjà écrit des scénarios pour sa sœur jumelle Florence, dessinatrice et autrice de nombreuses bandes dessinées. Que ce soit dans les médias, sur les réseaux ou tout simplement auprès de nombreux libraires et de critiques quels que soient leur statut, c’est peu dire que Terres Promises suscite un enthousiasme prégnant autour de ce qui apparaît peut-être comme une forme de western crépusculaire où la parole des femmes prend une place prépondérante ce qui n’a rien d’usuel pour un genre généralement bien trop tourné vers des figures masculines à l’image des romanciers et des réalisateurs qui se se sont majoritairement appropriés ce thème, même si quelques femmes comme Céline Minard ou Marion Brunet ont fait entendre leurs voix dans ce domaine avec un certain retentissement.

     

    Sur ces terres à prendre, sur ces terres promises, on y croise des autochtones et notamment Kinta, cette amérindienne défiant les hommes de son clan au grand dam de son fils qui va le lui faire payer. On y croise aussi Eleanor Dwight dans les bordels crasseux et enfumés de ces villes éphémères poussant soudainement dans cette fièvre de la ruée vers l'or où les hommes s'enchaînent à une cadence infernale pour assouvir leurs besoins les plus vils. Sur ces terres boueuses, on y croise Morgan Bell en quête du métal précieux qui le plonge dans la folie, cette folie qui s'empare également de Mary Framinger cherchant son fils soldat qui a disparu sur les champs de bataille alors qu’elle traine un lourd passif lors de son périple où le convoi de colons dont elle faisait partie s'est retrouvé bloqué, bientôt sans vivre, dans les montagnes enneigées. Sur ces terre promises, on y croise également Bloody Horse dont la jalousie vis à vis de son frère le pousse à trahir son clan. Non loin de là, dans les forêts, on y croise Rebecca Strattman partageant sa vie avec un homme des bois tout en se remémorant le destin de sa tante refusant de se marier et qui va en subir les conséquences. Arpentant ces terres promises, on y croise Nathaniel Mulligan, ce bonimenteur qui vous apportera peut-être un certain soulagement avec ses potions douteuses. Et puis à la veille de sa pendaison pour désertion, on y croise Elliot Burns écrivant quelques lettres destinées à ses proches.

     

    Au travers de ce titre aux consonances bibliques, se dessine la déconstruction d'un mythe s'inscrivant autour d'une promesse justifiant les massacres propre à cette conquête de territoires qui a généré toute la mythologie du western dont Bénédicte Dupré La Tour a pris soin d'expurger tout le vocabulaire qui lui est lié afin de mieux s'approprier l'accent crépusculaire dont elle fait état tout au long d'une intrigue s'articulant autour de huit personnages, comme autant d'archétypes propre au genre, qu'elle décline dans ce qui prend l'apparence d'une successions de nouvelles révélant pourtant, avec une redoutable habilité, les liens qui unissent ces individus au gré leurs parcours respectifs. Et puis avec un tel titre, Terres Promises ne fait pas l’impasse sur la foi et plus particulièrement sur la perte de celle-ci qui frappe d’ailleurs le père Nathaniel Mulligan sur lequel le récit s’achève, et dont devine qu’il apparaît sans doute très proche, sur cet aspect, de la trajectoire spirituelle de la romancière. Outre l'absence de vocabulaire lié au western, on ne trouvera aucune référence géographique en lien avec les lieux mythiques qui ont émaillé le genre, pas plus qu'une quelconque référence historique, même si l'on devine, en toile de fond, le rugissement de la guerre de Sécession sans qu'il n'en soit jamais fait mention, ainsi que cet échange de femmes blanches intégrant des tribus amérindiennes contre des chevaux et que Jim Fergus avait abordé dans son roman  Mille Femmes Blanches (Pocket 2004), ainsi que ce convoi de colons devenus cannibales par la force des choses en étant bloqués dans une contrée montagneuse et enneigée et dont Stephen King évoquait les mésaventures dans Shining (JC Lattès 2024). Mais à l'aune de ce dépouillement de tels artefacts propre au genre du western, que reste-t-il donc de cette épopée imprégnée de mensonges qui ont perduré dans le temps ? On dira de Terres Promises qu'il reste l'essentiel se déclinant autour de ces huit portraits où la violence et le désarroi imprègnent chacun d'entre eux tandis qu'ils évoluent dans cette atmosphère âpre de l'époque que Bénédicte Dupré La Tour restitue au gré d'un texte d'une force lyrique terrifiante qui donne à l'ensemble cet immense souffle de liberté permettant de s'affranchir définitivement de tous les stéréotypes qui ont enveloppé chacun des personnages de cette conquête de l'Ouest, ponctuée de nombreuses désillusions. Alors plus usuellement cantonnées dans les seconds rôles, c'est ainsi que les femmes s'emparent du devant de la scène à l'instar d'Eleanor Dwight, cette prostituée de saloon au parcours effrayant tout comme Kinta cette indienne remettant en cause certaines traditions de son clan. Il en va de même pour Mary Framinger, cette femme au coeur vorace, à la recherche de son fils ainsi que pour Rebecca Strattman compagne de trappeur et à qui son corps n'appartient plus vraiment. Il émerge ainsi de ces différents portraits, un désespoir immense qui nous désarçonne tant dans la fureur que dans la détresses parfois issues de ce sentiment d'exil qui ronge certains des personnages à la conquête de ces Terres Promises imprégnées de colère et de sang. Dans ce contexte, il faut également relever le désarroi des hommes qui ne sont pas en reste dans tout ce qui a trait à la violence paraissant les consumer de l'intérieur, parfois jusqu'à la folie, parfois jusqu'à la mort, tandis qu'ils arpentent ces territoires que Bénédicte Dupré La Tour dépeint avec une redoutable sobriété afin de restituer la force de cette beauté sauvage. Tout cela se met en place au détour d'une trame narrative saisissante aux ellipses subtiles tandis que la temporalité joue un rôle important dans cet impressionnant chassé-croisé de personnages qui font de Terres Promises un roman d'une noirceur implacable à nul autre pareil.  

     

    Bénédicte Dupré La Tour : Terres Promises. Éditions du Panseur 2024.

    A lire en écoutant :  You Will Be My Ain True Love de Alison Krauss. Album : A Hundred Miles or More: A Collection. 2007 Rounder Records.

  • Sandrine Collette : Madelaine Avant L'Aube. Famine.

    IMG_0082.jpegElle habitait en ville et enseignait à l'université de Paris-Nanterre mais a finalement préféré retrouver le Morvan où elle vit depuis plus de dix ans sur la terre de ses aïeux en endossant la fonction de conseillère communale tout en s'adonnant à l'écriture son travail de prédilection pour notre plus grand plaisir, ainsi qu'aux soins de ses chevaux. A ses débuts de romancière, on pouvait croiser Sandrine Collette sur les festivals consacrés à la littérature noire qui ont d'ailleurs célébré plusieurs de ses récits dont le premier, Des Nœuds D'Acier (Denoël/Sueurs froides 2012), obtenant le Grand prix de littérature policière en 2013 qui sera loin d'être le seul, couronnant la force d'une écriture mettant en valeur des territoires à la fois âpres et sauvages au sein desquels se débattent des individus souvent malmenés par la vie comme en témoigne On Était Des Loups (JC Lattès 2022), son plus grand succès jusqu'à présent. On pourrait également parler de l'aspect sombre de ses intrigues oscillant dans la veine du roman noir chargé de tension à l'instar d'Il Reste La Poussière (Denoël/Sueurs froides) qui avait marqué les esprits dans le petit landerneau du polar. Mais en intégrant la maison d'éditions Jean-Claude Lattès, Sandrine Collette a soudainement changé de braquet en rencontrant un lectorat beaucoup plus conséquent qui ne saurait résister à l'intensité de ses récits en soulignant, une fois encore pour ceux qui en douteraient toujours, que les auteurs de littérature noire n'ont rien à envier aux autres romanciers, même s'ils doivent dissimuler leur appartenance pour pouvoir figurer sur les listes des grands prix prestigieux de la rentrée littéraire et dont la sélection demeure figée sur quelques à priori quant aux collections se concentrant sur les littératures de genre. Ainsi, même s'il ne s'agit sans doute pas de l'unique raison qui l'a poussée à changer d'éditeur, on constate que la romancière suit les traces de ses prédécesseurs que sont Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu en intégrant la liste des finalistes du prix Goncourt 2024 avec Madelaine Avant L'Aube dont on espère qu'il sera célébré à sa juste valeur. Mais ce qui apparaît comme une certitude, c'est que Sandrine Collette n'a pas changé de registre avec un texte d'une profonde beauté qui prend l'allure incontestable d'un roman noir se déclinant autour du parcours d'une jeune fille évoluant dans l'environnement rude d'une contrée campagnarde indéterminée à une époque incertaine dont on devine quelques aspects moyenâgeux à l'exemple de la caste des maîtres du Pays Arrière apparaissant au détour de cette intrigue aux connotations rurales. 

    A proximité du village de La Foye, il y a le hameau des Montées où vivent depuis toujours les jumelles Ambre et Aelis ainsi que Rose, la vieille rebouteuse de cette contrée reculée sous le contrôle d'Ambroisie-le-père et de son fils parcourant la région à cheval, en quête de gibier qu'il chasse pour son bon plaisir et de femmes dont il abuse sans vergogne. Autant dire que l'on travaille une terre ingrate en baissant la tête tout en endurant les saisons incertaines et les injustices des castes qui prévalent dans le pays. Mais voilà qu'à l'aube, surgit à l'orée de la forêt une fillette aussi affamée que farouche en quête de nourriture qu'elle dérobe et que la petite communauté du hameau a tôt fait d'adopter. Madelaine s'adapte ainsi rapidement à son environnement et se montre dure à la tâche en faisant preuve d'une opiniâtreté sans faille. Mais dans son regard, on perçoit encore cet esprit indomptable qui brûle toujours en elle, jusqu'au jour où tout bascule dans une brutale sauvagerie qui va tout emporter.

     

    Au détour d'une lutte des classes inégale, se met en place, peu à peu, la tragédie d'un fait divers tout en déclinant l'éco-anxiété qui prévalait déjà à cette époque si lointaine où le climat et plus particulièrement les gels printaniers déterminaient la survie ou pas des membres de la communauté du monde paysan durant l'hiver. Autour de ces thèmes, il va de soi que Madelaine Avant L'Aube résonne douloureusement au sein de notre actualité où l'on prend conscience, malgré le déni environnemental qui prévaut, que c'est la nature qui dicte ses règles aussi cruelles soient-elles. Mais le drame dont on va être témoin découle également de la place faites aux femmes dans une mise en scène d'une force brutale qui saisit le lecteur tout en le confrontant immanquablement aux phénomènes de société qui défraient la chronique. Tout cela se décline au gré d'un univers rude, sans pitié, imprégné d'une certaine magnificence que l'on retrouve souvent dans l'œuvre de Sandrine Collette d'où émerge des textes d'une beauté fascinante où la personnalité endurcie de ses personnages se confond avec l'âpreté des paysages dans lesquels ils évoluent. On retrouve donc tout cela dans Madelaine Avant L'Aube au rythme d'une narration subtile mettant en scène cet environnement rural dont aucun des protagonistes n'est en mesure de s'extraire, rattachés qu'ils sont à cette terre nourricière, souvent ingrate, que l'on travaille, le dos courbé avec ce côté astreignant et répétitif rythmant les saisons et dont on ressent la douloureuse précarité. Et de ces difficultés émerge la tension à l'instar de ces hivers de famine où l'enjeu consiste à déterminer celle ou celui qui va succomber en prenant en compte le fait que Sandrine Collette n'épargne aucun de ces personnages. A partir de là, se construit la personnalité de Madelaine et de cette révolte qui couve en elle et que son entourage tente de contenir par tous les moyens à l'exemple de Bran, le narrateur, faisant office de figure protectrice de la fillette et dont la destinée, en milieu de récit, va faire basculer toute l'intrigue dans l'éclat surprenant de son rôle véritable. Et c'est sans doute dans ce registre des ressorts narratifs singuliers qu'éclate tout le talent de la romancière avec cette capacité à conjuguer la splendeur abrupte des paysages qu'elle dépeint avec toute la férocité d'une intrigue à la noirceur inexorable imprégnant l'ensemble des protagonistes se révélant dans la fragilité d'une destinée à la fois incertaine et cruelle. Et puis il y a cette profondeur du mot juste, de la phrase travaillée sans emphase et de la musicalité d’un texte imprégné d'une pointe de lyrisme envoûtant, caractéristiques du style particulier de Sandrine Collette qui signe avec Madelaine Avant L’Aube l’un de ses meilleurs romans, Goncourt ou pas.    

     

     

    Sandrine Colette : Madelaine Avant L'Aube. Editions Jean-Claude Lattès 2024.

    A lire en écoutant : Bourrée de Malicorne. Album : Colin. 1974 Hexagone.