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  • Élise Lépine : DOA, Rétablir Le Chaos. L’homme de l’ombre.

    Capture d’écran 2023-09-28 à 21.10.48.pngChroniqueur et écrivain ayant publié chez Rivages deux romans noirs aux entournures dystopiques, abordant le thème de la transparence avec La Transparence Selon Irina (Rivages/Noir 2019) et Le Silence Selon Manon (Rivages/Noir 2021) et dont on attend, avec une certaine impatience, le dernier ouvrage clôturant cette trilogie annoncée, Benjamin Fogel dirige la maison d’éditions Playlist Society comptant une quarantaine de livres reconnaissables à leurs couvertures spécifiques prenant des allures de dossier contenant des essais, des entretiens et des monographies traitant de sujets en lien avec le cinéma, les séries et la musique. On pourra ainsi découvrir des cinéastes comme Christopher Nolan, Lucas Belvaux et Michael Mann, des séries comme Mad Men et The Leftover, ainsi que des musiciens à l’instar de Tricky et Kanye West pour n’en citer que quelques uns. Pour sa première incursion dans le domaine littéraire, c’est la journaliste Élise Lépine qui est au commande d’un entretien avec DOA, l’une des grandes figures du polar français cultivant une certaine discrétion qui, paradoxalement, suscite un indéniable sentiment de curiosité. Rattachée à la rubrique culture du magazine Le Point, on retrouve également Elise Lépine sur l'émission Mauvais Genre de François Angelier avec qui elle collabore au gré d'interviews et de chroniques se rapportant à la littérature noire tout en rédigeant également des articles pour la revue 813 s'adressant aux amateurs de polars et de romans noirs. On notera qu'Elise Lépine et DOA s'étaient déjà rencontrés sur l'émission Mauvais Genre à l'occasion de la sortie de Rétiaire(s), où la journaliste démontrait son intérêt pour l'oeuvre du romancier en évoquant notamment son premier roman Les Fous D'Avril dont elle possédait un exemplaire qui n'est plus disponible en librairie mais que l'on peut trouver sur le marché de l'occasion.

     

    Précédé d'une monographie succincte du parcours de l'auteur, on salue d'emblée la grande réussite d'un entretien d'une haute tenue où la journaliste aborde de manière chronologique l'intégralité des romans de DOA tout en évoquant son parcours professionnel avant de devenir romancier ainsi que quelques aspects de son enfance. DOA, Rétablir Le Chaos se révèle donc un ouvrage passionnant parce que l'auteur, en dépit de sa légendaire discrétion, se livre sans retenue, sans fard et surtout sans langue de bois autour des éléments qui constituent son travail avec un sens de l'exigence et de l'analyse extrêmement aiguisé qui caractérise d'ailleurs l'ensemble de ses romans et plus particulièrement le Cycle Clandestin composé de Citoyens Clandestins (Série Noire 2007), Le Serpent Aux Milles Coupures (Série Noire 2009) et le fameux diptyque Pukthu : Primo (Série Noire 2015) et Pukhtu : Secundo (Série Noire 2016). Mais au-delà du Cycle Clandestin, on découvre les remous de ses débuts où il est notamment accusé de plagiat avec une procédure judiciaire qui l'exonèrera de toute faute ainsi que son rendez-vous manqué avec Patrick Reynal, alors directeur de la Série Noire. Autre point important de la carrière de DOA, c'est sa rencontre avec Dominique Manotti avec laquelle il a écrit L'Honorable Société (Série Noire 2011) et dont il évoque son amitié et son admiration, mais également son influence sur son écriture avec l'emploi du présent qu'il adoptera pour tous ses récits à venir, tout en donnant l'occasion à Elise Lépine de le questionner sur son rapport avec la politique. Et puis avec L'Honorable Société tout comme avec Rétiaire(s) (Série Noire 2023), DOA mentionne les difficultés qu'il a rencontré lors de l'élaboration de séries et du travail de récupération qu'il a effectué pour refaçonner la matière et en faire des romans. Mais c'est avec Lykaia (Gallimard 2018) roman noir nous plongeant dans le milieu SM extrême que DOA s'exprime de manière très franche sur sa démarche d'auteur et sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans une case afin d'évoluer vers d'autres horizons qui l'intéressent sans se préoccuper des attentes des éditeurs ou du lectorat dont il n'a pas la prétention d'en connaître tous les aspects. DOA, Rétablir Le Chaos se révèle donc une magistrale réflexion sur le sens de la création et plus particulièrement de l'écriture où un romancier se livre à une véritable introspection de son oeuvre, menée de main de maître par une journaliste passionnée. Une expérience à renouveler avec d'autres auteurs. On en redemande.

     

    Elise Lepine : DOA, Rétablir Le Chaos. Editions Playlist Society 2023

    A lire en écoutant : Stay de David Bowie. Album : Station To Station. 1976, 2016 Jones/Tintoretto Entertainment Co.

     

     

  • Yan Lespoux : Pour Mourir, Le Monde. Naufrage.

    IMG_0917.jpegAprès plus d’une décennie à décortiquer la littérature noire au sein des pages du blog Encore du Noir qui fait référence dans le domaine, une multitude d’articles pour diverses revues telles que 813, Marianne, Alibi et Sang Froid ainsi que plusieurs animations pour des festivals dédiés au genre, il n’était pas étonnant que Yan Lespoux se lance dans l’écriture en nous proposant tout d’abord Presqu’îles (Agullo 2021), recueil de nouvelles autour d’une partie plus méconnue de la région du Médoc avec quelques récits imprégnés d’une certaine noirceur, propre au genre qu’il affectionne. Plus surprenant, son premier roman Pour Mourir, Le Monde s’inscrit dans le registre de l’aventure avec un récit historique passionnant se déroulant au début du XVIIème siècle où l’on traverse les océans à bord de gigantesques nefs pour se rendre à Bahia et à Goa avant d’échouer sur les plages sauvages du Médoc. On pouvait pourtant déjà trouver quelques indices dans Presqu’îles avec notamment cette citation de Claude Masse, un ingénieur géographe au service du
    yan lespoux,éditions agullo,pour mourir le monderoi Louis XIV qui dépeint les médocains en disant d’eux « qu’ils étoient plus barbares et inhumains que les plus grands barbares » et qui figurera parmi les personnages historiques jalonnant l’intrigue de Pour Mourir, Le Monde. Et puis, toujours dans Presqu’îles, il y a cette nouvelle où un vieillard arpente la plage pour contempler l’épave du navire échoué qui l’a conduit en France pour fuir l’Espagne fasciste de l’époque. Déjà une histoire de naufrage. Avec Pour Mourir, Le Monde, il en est justement question car Yan Lespoux s’est librement inspiré du récit de l’écrivain dom Francisco Manuel de Melo, publié en 1660 et de celui du capitaine des galions,
    dom Manuel de Meneses, paru en 1627 et dont on peut découvrir les péripéties dans
    Le Grand Naufrage de l'Armada des Indes yan lespoux,éditions agullo,pour mourir le mondesur les côtes d'Arcachon et de Saint-Jean-de-Luz (1627) publié aux éditions Chandeigne. C’est donc autour de cet événement historique et du parcours de ces nobles portugais que Yan Lespoux décline, avec un indéniable talent, la destinée de deux hommes et d’une femme de peu dont on suit les pérégrinations que ce soit sur les océans bien sûr, mais également en Inde et en Amérique du Sud pour converger, dans un final époustouflant, sur les plages désolées d’un Médoc éblouissant que l’auteur dépeint avec l’affection qui le caractérise. Roman épique et tonitruant, Pour Mourir, Le Monde nous rappelle des récits d’aventure tels que Trois Mille Chevaux Vapeur (Albin Michel 2014) d’Antonin Varenne et pour l’aspect maritime, des séries telles que les Aubreyades (J’ai Lu) de Patrick O’Brian ou Les Passagers du Vent (Glenat) de François Bourgeon nous permettant de ressentir notamment cette promiscuité étouffante au sein de ces formidables vaisseaux de bois bravant les tempêtes pour conquérir le monde tout en livrant des combats d'une intensité extrême.

     

    En 1616, Fernando Texeira quitte Lisbonne en embarquant à bord du São Julião pour incorporer la garnison de Goa en tant que soldat au service du roi. C'est l'esprit d'aventure qui l'anime avec cette envie tenace de s'extraire de sa condition, tout en ayant la sensation de n'être jamais présent au bon endroit au bon moment.
    En 1623, Marie fuit Bordeaux, où elle travaillait dans une taverne, après frappé un homme qui tentait de s'en prendre à elle. Certaine de l'avoir tué, elle se place sous la protection de son oncle Louis qui est à la tête de toute une bande de pilleurs d'épave écumant les plages désolées et inaccessibles de la région du Médoc.
    En mai 1624, Diogo Silva voit ses parents disparaitre sous le bombardements des navires hollandais s'emparant de la ville de Saõ Salvador de Bahia. Fuyant le fracas d'un combat perdu d'avance, il trouve refuge dans la forêt environnante et se lie d'amitié avec Ignacio, un indien mutique, se joignant à ces soldats de fortune pour se lancer dans une guérilla sans relâche, tout en comptant sur les renforts d'une armada de caraques portugaises prête à tout pour reprendre la cité perdue. 
    Trois destins disparates, évoluant dans un monde de fureur en plein bouleversement, qu'une tempête dantesque et qu'un naufrage dramatique vont réunir pour les projeter dans les dédales infernaux de marais et de dunes sauvages où ils seront contraints de se livrer à des combats sans merci afin de survivre dans un environnement cruel et sans pitié. 

     

    Sans nul doute, livre de la rentrée, on pourra aisément estimer, sans exagération, que Pour Mourir, Le Monde figurera parmi les romans marquants de l'année 2023 pour finalement intégrer la courte liste des ouvrages imprégnant durablement l'esprit des lecteurs les plus assidus et les plus exigeants. On saluera tout d'abord l'extraordinaire travail des éditions Agullo nous proposant un ouvrage d'une beauté décoiffante avec cette impressionnante carte de la ville de Goa datant de 1526 qui orne la jaquette tandis que l'on découvre sur la couverture et le quatrième de couverture, deux gravures illustrant l'histoire de la colonisation portugaise au Brésil, permettant ainsi de mettre en valeur un texte d'une intensité peu commune. Un écrin somptueux nous donnant l’occasion de nous immerger encore plus aisément dans l’atmosphère foisonnante d’une intrigue conciliant, dans un équilibre remarquable, les hauts faits de l’histoire de ce début du XVIIème siècle, tels que la succession de conquêtes de comptoir, de combats navals et de naufrages, avec le parcours de Fernando, de Diogo et de Marie nous conduisant à percevoir, à la hauteur de ces deux hommes et de cette femme du peuple, tous les aspects d’une succession d'aventures époustouflantes se déclinant sur un rythme étourdissant. On appréciera d'ailleurs le caractère nuancé de ces personnages au comportement parfois ambivalent qui tentent de trouver leur place au sein d'un monde en plein bouleversement avec le déclin des colonies lusophones tandis qu'émerge, de manière sous-jacente, la puissance des anglais et des hollandais. Et c'est plus particulièrement avec Fernando que l'on ressent cette volonté de s'approprier quelques ersatz de cette richesse convoitée avec tout l'épuisement qui en résulte en s'achevant sur les côtes désolées du Médoc dont on perçoit toute la beauté mais également toute la dureté par le prisme du regard de Marie parcourant ces territoires sauvages en compagnie des vagants et des costejaires dépouillant naufragés et pèlerins égarés tout en récupérant les reliquats d'épaves échouées. Sur un registre à la fois dynamique et érudit, sans être ostentatoire d'ailleurs, empruntant parfois quelques codes propre à la littérature noire, on chemine ainsi dans les rues de Goa et de Bahia de l'époque, on partage le terrible quotidien de ces marins et passagers parcourant les océans et l'on découvre bien évidemment les turpitudes de ces pilleurs d'épaves dans un foisonnement de détails passionnants mettant en exergue toute une succession de confrontations fracassantes s'achevant sur les rivages de cette rude région du Médoc et dont on découvrira l'épilogue au terme d'une scène à la fois grandiose et surprenante. Et puis, au-delà de l'aventure et de l'histoire, il faut prendre en considération tout l'aspect de cette lutte des classes émergeant dans le basculement d'un monde dont la cruauté et la dureté nous ramène à la mondialisation de notre époque qui sacrifie sur l'autel du profit celles et ceux qui n'ont rien. Outre la richesse d’une aventure aux contours historiques, c'est peut-être cette mise en abîme vertigineuse qui fait de Pour Mourir, Le Monde un roman époustouflant qui vous foudroie sur place. 

     

     

    Yan Lespoux : Pour Mourir, Le Monde. Éditions Agullo 2023.

    A lire en écoutant : I Don’t Belong de Fontaines D.C. Album : A Hero’s Death. 2020 Partisan Records.

  • Marin Ledun : Free Queens. Produit d’appel.

    free queens,éditions gallimard,série noire,marin ledunOn entame déjà la rentrée littéraire qui emporte tout sur son passage avec une déferlante d’ouvrages alléchants nous incitant à oublier toutes les nouveautés publiées depuis le début de l’année. Il en va ainsi de la littérature avec une offre foisonnante, quelque peu restreinte cette fois-ci avec la crise du papier, seul élément positif que l’on trouvera dans cette hausse prohibitive des prix touchant l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre. Mais avant d’aborder cette nouvelle période littéraire, il importe de revenir sur certains ouvrages marquant de l’année à l’instar de Free Queens de Marin Ledun qui a d’ailleurs fait l’objet d’une kyrielle de retours élogieux pour ce roman noir abordant le thème de l’exploitation des femmes au sein d’une grand groupe brassicole international qui s’en servent comme d’un outil promotionnel pour écouler leurs produits. Auteur d’une vingtaine de récits,  Marin Ledun s’est intéressé aux dérives entrepreneuriales, après en avoir fait les frais au sein de France Telecom, dont il a évoqué les agissements et plus particulièrement les mécanismes de cette souffrance au travail, conduisant parfois au suicide, dans Les Visages Écrasés (Seuil 2011) où une médecin du travail d’une plate-forme téléphonique mettait à jour la stratégie malsaine d’une hiérarchie cherchant à évincer ses employés au gré d’injonctions paradoxales meurtrières. Dans un registre similaire, ce sont les pratiques amorales des fabricants de cigarettes que Marin Ledun a décortiqué dans le vertigineux Leur Âme Au Diable (Série Noire 2020) dénonçant un lobbyisme acharné aux allures mafieuses. S’inscrivant dans ce que l’on pourrait désormais considérer un triptyque des déliquescences du monde des grandes entreprises, Free Queens fait référence, sans d'ailleurs jamais la nommer, à la controverse qui a agité la multinationale Heineken ayant formé des milliers de prostituées afin de booster ses ventes au Nigeria et que le journaliste Olivier Van Beemen a mis en évidence dans son ouvrage Heineken en Afrique (Rue de l'échiquier 2019).

     

    Journaliste au quotidien Le Monde, Serena Monnier est témoin des agissements violents de souteneurs s'en prenant à une jeune jeune prostituée nigériane dont elle recueille le témoignage avant de se rendre à Lagos pour enquêter sur la traite des femmes. Au sein de cette ville tentaculaire, elle est guidée par les militantes de Free Queens, une association luttant pour le droit des femmes. Elle va ainsi prendre conscience de l'ampleur des agissements criminels de réseaux prospérant grâce à la prostitution permettant notamment à des multinationales sans scrupule d'utiliser cette main-d'oeuvre à des fin commerciales.
    A Kaduna, dans le nord du Nigeria, le sergent Oni Goje, affecté à la Fédéral Road Safety, sait bien que les autorités ne feront pas grand chose pour élucider le meurtre de deux jeunes femmes qu'il a découvert dans une décharge. Aussi reprend-il l'enquête à son compte pour tenter de rendre justice à deux victimes dont personne ne se soucie. 
    Deux enquêtes parallèles qui vont mener le policier et la journaliste dans le sillage de Peter Dicksen, directeur général marketing de MB Nigeria Inc, s’ingéniant à mettre en avant la bière First en pouvant notamment compter sur l'appui des flics corrompus de la Special Anti-Robbery Squad encadrant toute une cohorte d'hôtesses portant les couleurs rouge et or de la marque.    

     

    Serena Monnier, Favour Egbe, Jasmine Doom, Esther Lekwot, Treasure Jones sont indéniablement les reines de ce récit s'employant à dénoncer les affres de la prostitution au Nigéria ainsi que les ramification qui en découlent sous le regard "bienveillant" des autorités couvrant les activités des entreprises implantées dans le pays, profitant ainsi de ces femmes vulnérables qu'il exploitent afin de mettre en avant leurs produits et plus particulièrement la bière objet de grande consommation en Afrique. On salue ainsi le travail minutieux de Marin Ledun mettant en avant le travail de ces ONG à l'instar de Free Queens luttant pour défendre les droits des femmes au sein d'une contrée où l'on accepte que le mari puisse frapper son épouse tandis que la charge de la preuve repose sur la victime en cas de viol. Ce n'est ni plus ni moins que l'exploitation, la privatisation des corps pour un dessein purement commercial que l'auteur met en scène au travers du témoignage de ces militantes, mais également des victimes que son personnage central de journaliste compile afin de dénoncer une dérive insoutenable et d'une ampleur sans égal. Sans jamais avoir à la supporter, on devine l'impressionnante documentation que Marin Ledun a digéré pour restituer le foisonnement de détails nous permettant de nous immerger dans l'atmosphère âpre des villes de Lagos et de Kadura, tandis que le COVID s'abat sur ce pays déjà frappé par les épidémies du SIDA et du choléra. Il en résulte un climat oppressant ponctué des exactions de Peter Dicksen et de ses comparses de la Spécial Anti-Robbery Squad dont on découvre les agissements au travers de l'enquête du sergent Oni Goje mettant en exergue la violence institutionnalisée de cette unité policière qui a vraiment existé avant d'être démantelée suite au soulèvement d'une partie de la population nigérienne dénonçant ses exactions sous l'emblème #EndSARS. On le voit l'intrigue oscille brillamment entre réalisme et fiction en mettant en avant le courage de ces femmes unies prêtent à risquer leur vie pour défendre les droits et les intérêts des plus démunies d'entre elles. Et même si l'espoir est palpable, Marin Ledun nous ramène à la réalité cruelle des choses avec un épilogue sans ambiguïté où l'on retrouve les héroïnes de Free Queens rejoignant une manifestation #EndSARSnow au péage de Lekki, autre fait réel d'une fiction imprégnée en permanence d'un réalisme sans fard.

     

    Marin Ledun : Free Queens. Éditions Gallimard/Série Noire 2023.

    A lire en écoutant : Look and Laugh de Fela Kuti. Album : Teacher Don't Teach Me Nonsense. 2009 FAK Ltd under license tou Kalakuta Sunrise / Knitting Factory Records.

  • DENNIS LEHANE : LE SILENCE. DESEGREGATION.

    dennis lehane, le silence, éditions gallmeisterAprès William Boyle et François Guérif, c'est un auteur emblématique de la collection Rivages/Noir qui annonce son départ pour intégrer la maison d'éditions Gallmeister. Sans nouvelle depuis près de six ans, c'est peu dire que ce transfert de Dennis Lehane a fait l'effet d'une bombe, ce d'autant plus qu'il semble vouloir mettre un terme à sa carrière d'écrivain avec son dernier roman Le Silence, préférant se consacrer désormais à son travail de scénariste et de producteur. La nouvelle a de quoi nous attrister puisque l'on sait tous que Dennis Lehane est un monument de la littérature noire et qu'il nous a enchanté avec la série Kenzie & Gennaro dont Un Dernier Verre Avant La Guerre (Rivages/Noir 1999), Ténèbres, Prenez-Moi La Main (Rivages/Noir 2000) et Gone, Baby, Gone (Rivages/Noir 2003) ainsi qu'avec des romans d'une ampleur incroyable tels que Mystic River (Rivages/Noir 2002), Shutter Island (Rivages/Noir 2003) et Un Pays A L'Aube (Rivages/Noir 2008), fresque monumentale des USA qui n'a d'ailleurs jamais pu être adapté au cinéma contrairement aux deux ouvrages précédents. Mais il faut également admettre que l'on avait été fortement déçu à la lecture des derniers romans de Dennis Lehane à l'instar de Moonlight Mile (Rivages/Noir 2010), d'Ils Vivent la Nuit (Rivages/Noir 2012) ou de Quand Vient La Nuit (Rivages/Noir 2014) avec cette impression que l'auteur abandonnait son rôle de romancier pour endosser celui de scénariste en nous proposant ainsi des textes manquant cruellement d’envergure. Pourtant, il faut bien avouer qu'en succédant à Isabelle Maillet, ancienne traductrice attitrée de l'auteur, François Happe nous offre une superbe traduction d'un texte d'une grande tenue qui, sans atteindre les sommets des ouvrages évoqués, oscille entre le registre historique et l'intrigue d'une noirceur implacable en renouant avec la ville de Boston, terrain de prédilection d'un auteur qui signe ainsi un retour fracassant.

     

    A South Boston en 1974, c'est l'effervescence depuis qu'un juge a décrété une mixité des élèves au sein des établissements scolaires de ce quartier populaire irlandais, afin de lutter contre la discrimination. Dans la chaleur de l'été, les habitants se préparent à faire valoir leurs droits dans un contexte de tensions raciales exacerbées. Mais Mary Pat Fenessy a d'autres préoccupation depuis que Jules, sa fille de dix-sept ans, disparait sans laisser de trace après avoir passé une soirée avec son copain et sa meilleure amie. Y aurait-il un lien avec ce jeune noir trouvant la mort dans des circonstances suspectes après avoir percuté une rame de métro au cours de la même soirée ? Au fil de ses recherches, Mary Pat met à jour quelques vérités dérangeantes et voit les membres de sa communauté lui tourner le dos. Pourtant loin de renoncer, cette femme pleine de désespoir et de colère va faire face au gang du quartier et plus particulièrement à son leader Marty Butler bien décidé à passer sous silence la disparition d'une jeune fille dont il n'a que faire. 

     

    En toile de fond historique, il y a ces banlieues populaires de Boston secouées, en juin 1974, par l'annonce du busing consistant à imposer la fin de la ségrégation dans les établissements scolaires en transportant des élèves des quartiers blancs pour les intégrer dans des écoles des quartiers noirs et inversement. C'est autour du personnage de Mary Pat Fenessy et de son engagement dans l'organisation des manifestations à venir que l'on prend la mesure des implications d'une telle décision au sein d'une communauté irlandaise qui apparaît comme soudée tout en étant sous l'influence d'une organisation criminelle dirigée par Marty Butler. Il se dégage ainsi cette atmosphère de rejet des décisions d'une autorité décriée, ce d'autant plus que le processus ne semble pas concerner les quartiers riches de la ville. Ainsi, outre le racisme ambiant, voire même institutionnalisé qui prévaut, c'est également une lutte des classes que l'on perçoit dans les différents événements qui vont secouer le quartier. Et il faut bien avouer que Dennis Lehane excelle à mettre en perspective les remous de l'histoire avec le destin de Mary Pat Fenessy qui va se retrouver de plus en plus isolée à mesure qu'elle prend conscience que personne ne fera rien pour l'aider à retrouver sa fille disparue. Mais avec un parcours chaotique comme le sien, cette mère de famille, ayant déjà vécu des relations difficiles avec les hommes qui ont partagé sa vie et composé avec la perte de son fils aîné, n'entend pas se résigner. On assiste donc à la révolte d'une femme qui va se battre, au propre comme au figuré, pour faire éclater la vérité entourant la disparition de sa fille et qui n'est pas sans lien avec le drame qui a frappé un jeune noir trouvant la mort sous une rame de métro et dont elle connaît la mère pour travailler comme elle, en tant qu'aide-soignante dans un home pour personnes âgées. Il en résulte une intrigue prenant de plus en plus d'essor dans une logique de violence exacerbée qui va tourner au règlement de compte en savourant le parcours de cette femme hors-norme qu'il convient de saluer. Avec un tel profil, on regrettera le fait que la plupart des autres personnages apparaissent un peu en retrait à l'instar du lieutenant Michael Coyne qui semble présent uniquement pour compter les points ou de Marty Butler, ce caïd du quartier dont on aurait souhaité qu'il soit pourvu d'une envergure un peu plus imposante. Quoiqu'il en soit, on appréciera tout de même ce récit au souffle épique abordant bien évidement le thème du racisme tout en mettant en perspective le sujet du féminisme au sein de ce quartier populaire de Boston où la loi des hommes va se heurter à la volonté farouche d'une mère de famille refusant de s'incliner devant leur volonté. Avec un roman comme Le Silence, Dennis Lehane signe ainsi son retour dans la cour des grands auteurs de la littérature noire avec qui il faut compter, en espérant que la mise à l'arrêt de sa carrière de romancier ne soit juste qu'un effet d'annonce.

     

    Dennis Lehane : Le Silence (Small Mercies). Editions Gallmeister 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.

    A lire en écoutant : It Must Change de Anohni. Album : My Back Was a Bridge For You To Cross. 2023 Rebis Music under exclusive licence to Rough Trade Records Ltd.

  • Ed Lacy : Traquenoir. Glamour's blues.

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    Beaucoup d'entre nous voient en Chester Himes et ses deux détectives noirs Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, l'apparition en 1958 des premiers policiers afro-américains officiant du côté de Harlem alors que Léonard S. Zinberg publiait en 1957, sous le pseudonyme d'Ed Lacy, la première enquête du détective privé Toussaint Marcus Moore, intitulée Room to Swing dont l'action se déroule à New-York et dans un patelin paumé de l'état de l'Ohio, miné par la ségrégation. Auteur prolifique, notamment dans le domaine du genre policier, méconnu en France où Room To Swing parut sous le titre ridicule d'A Corps Et A Crimes, Léonard S. Zinberg, juif athée vivant à Harlem, subit les foudres du maccarthysme l'obligeant à travailler comme facteur afin de subvenir aux besoins de sa femme afro-américaine et de la petite fille qu'ils adoptèrent. Outre son métier de facteur, on retrouve d'ailleurs dans Traquenoir, nouvelle traduction du titre de ce roman, et plus particulièrement dans le profil de son personnage central, cet esprit libertaire, presque contestataire du romancier dénonçant les affres d'une Amérique fracturée. Une belle idée donc de mettre au goût du jour cet ouvrage dans une traduction retravaillée par Roger Martin qui signe d'ailleurs la préface de ce roman emblématique d'une époque dont les stigmates se répercutent de nos jours au sein d'un pays divisé.

     

    Créances impayées, service d'ordre pour des établissements publics, le métier de détective privé n'a rien de glamour et Toussaint Marcus Moore en sait quelque chose alors que sa petite amie le pousse à accepter l'emploi plus rémunérateur de facteur qu'on lui propose au sein de la Poste américaine. Mais lorsque Kay Robbens travaillant pour le compte d'une émission de téléréalité intitulée "C'est Vous le détective !" lui propose deux mille dollars pour suivre un criminel qui a fini par se ranger, celui que l'on surnomme Touie, n'hésite pas une seconde. Néanmoins on passe vite du rêve au cauchemar, lorsque l'on se retrouve dans la chambre de l'homme que l'on suit en découvrant son corps sans vie, au moment même où un policier débarque dans la pièce. Touie comprend rapidement qu'il est tombé dans un piège dont il doit s'extraire à tout prix afin d'échapper à l'accusation arbitraire du meurtre dont il sait qu'il fera l'objet rien que pour sa couleur de peau noir qui en fait un suspect tout désigné. En fuite, traqué, Toussaint Marcus Moore va devoir employer toutes ses ressources et fouiller dans le passé de la victime afin de retrouver l'auteur du meurtre.

     

    Ce n'est probablement pas pour la seule qualité de son intrigue policière que Traquenoir obtint, une année après sa parution, le prix Edgard Alan Poe pour le meilleur roman, mais également pour son regard d'une rare acuité sociale dénonçant la discrimination institutionnelle dont fait l'objet la communauté afro-américaine dans son quotidien que ce soit du côté de New-York ou de la bourgade de Bringstone dans l'Ohio qui prend l'allure d'une prison, tant les restrictions y sont sévères. A New-York, on observe la condescendance de la communauté blanche "éclairée" qui prend Touie à témoin lors d'une conversation, désigné à son corps défendant comme expert de la question raciale de par sa couleur de peau, tandis que l'on distingue à Bringstone la violence journalière de cette ségrégation perdurant comme une tradition à laquelle on ne saurait renoncer. C'est ce regard acéré de la société américaine qui fait de Traquenoir, un roman policier particulièrement brillant où l'ostracisme d'une communauté fait écho à cette chasse au sorcière du maccarthysme dont Ed Lacy fut l'une des cibles privilégiées de par son engagement en tant que militant communiste conjugué à une vison progressiste et pacifiste du monde. Pour autant, l'ouvrage n'a rien d'un brulot acrimonieux, bien au contraire, on apprécie l'écriture sèche et subtile de l'auteur parsemant l'intrigue de ses dialogues ou réflexions teintés d'une douce ironie lancinante qui nous renvoie au quotidien d'un homme au profil original puisque celui-ci n'a rien à voir avec l'image du détective privé que l'on s'est projeté avec Philippe Marlowe ou Sam Spade. Toussaint Marcus Moore doit tout d'abord lutter pour se faire sa place au sein de la société en tant que détective privé noir, ce d'autant plus qu'il est pourchassé par la police qui en fait un coupable tout désigné de par son appartenance à la communauté afro-américaine. Même sa petite amie ne croit pas en son avenir en tant que détective privé, elle qui le pousse à accepter cet emploi de facteur qu'on lui propose. Mais ce vétéran de la seconde guerre mondiale doté d'un physique impressionnant et qui accéda au grade de capitaine, n'est pas dénué d'une certaine présence d'esprit lui permettant de mener à bien ses investigations qui vont le conduire sur la piste d'une victime dont le passé recèle quelques éléments qu'il va mettre à jour en prenant l'initiative plutôt que de subir les contrecoups d'une traque dont il fait l'objet. Mais malgré toute sa bonne volonté, on observera avec Touie une fin en demi-teinte qui reflète, une fois encore, les aléas d'une époque qui n'a rien à voir avec le rêve américain que les médias n'ont eu de cesse de nous projeter en pleine figure et dont Ed Lacy profite d'écorner l'image par le biais de cette émission de téléréalité odieuse consistant à interpeller un criminel pour en faire le clou du spectacle et s'offrir par la même occasion quelques bénéfices publicitaires. Sur tous les tableaux, Traquenoir nous propose donc une vision sans concession de la société américaine au détour d'une bande sonore chargée de jazz et de blues qui ne fait que renforcer cette atmosphère sombre qui plane sur l'ensemble d'un récit séduisant.

     

    Ed Lacy : Traquenoir (Room To Swing). Editions Le Canoë 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Roger Martin.

    A lire en écoutant : Wild Is The Wind interprété par Nina Simone. Album : Wild Is The Wind. 2013 The Verve Music Group. 

  • JEROME LEROY : LES DERNIERS JOURS DES FAUVES. SUCCESSION.

    Jérôme Leroy, les derniers jours des fauves, la manufacture de livres

    On se souvient encore de ces deux romans noirs nous entrainant dans les méandres de la politique française avec ce regard à la fois lucide et mordant de Frédéric Dard qui déclinait les turpitudes de toute une galerie de personnages peu recommandables que l'on croisait dans Y a-t-il Un Français Dans La Salle ? et que l'on retrouvait dans Les Clés Du Pouvoir Sont Dans La Boîte A Gants, deux ouvrages cinglants qui ne sont malheureusement plus disponibles, hormis chez les bouquinistes et autres libraires de seconde main. Une vision décapante d'un univers féroce tournant autour du député Horace Tumelat et qui fit l'objet d'une adaptation au cinéma réalisée par Jean-Pierre Mocky. Beaucoup plus sombre et beaucoup plus récent, on découvrait les arcanes du monde politique français avec Tuer Jupiter (La Manufacture de livres 2018) de François Médéline qui se focalisait autour de l'assassinat du président Macron pour nous offrir un regard tout aussi mordant d'un univers impitoyable. Mais dans le registre politique de la littérature noire, c'est sans aucun doute Jérôme Leroy qui marquait les esprits avec Le Bloc (Série noire 2011) un roman noir corrosif et sulfureux passant en revue, sur l'espace d'une nuit, l'ascension durant 25 ans du Bloc Patriotique, un mouvement d'extrême droite dirigé par Agnès Dorgelles reprenant les rênes du parti créé par son père avec à l'esprit cette quête de respectabilité pour intégrer les rouages du gouvernement. Une uchronie provocante conjuguée à l'examen impitoyable de ce marigot de l'extrême droite qui fit également l'objet d'une adaptation de Lucas Belvaux intitulée Chez Nous mettant en exergue le processus social de ces citoyens déçus rejetant les partis traditionnels pour se tourner vers les promesses de l'extrémisme. Dans ce même registre de la dystopie, on retrouve Agnès Dorgelles qui endosse désormais un second rôle dans Les Derniers Jours Des Fauves se concentrant sur les ambitions meurtrières de politiciens dévoyés en quête du graal des élections présidentielles sur fond de pandémie et de révolte des Gilets Jaunes.

     

    La Présidente Nathalie Séchard ne briguera pas un second mandat. En effet, celle qui a incarné le renouveau à la tête de l'Etat français a décidé de se consacrer désormais à son jeune mari de 26 ans son cadet. Dans un climat délétère de pandémie où l'appareil policier fait appliquer un confinement drastique, les émeutes se multiplient sur fond de réchauffement climatique extrême tandis que les leaders politiques fourbissent leurs armes pour succéder à cette présidente sur le déclin. Parmi les favoris figure le ministre de l'intérieur Patrick Beauséant qui est prêt à tout pour accéder à l'Elysée quitte à employer les grands moyens pour éliminer son principal rival, le ministre de l'écologie Guillaume Manerville. Pressentant le danger, ce dernier a décidé d'éloigner sa fille Clio, une normalienne d'ultra-gauche, qui devient une cible qu'il faut protéger à tout prix. Attentats, exécutions, tous les moyens sont bons pour atteindre la jeune fille qui se retrouve sous la protection d'un homme mystérieux que l'on surnomme Capitaine et qui sait comment s'y prendre pour déjouer tous les pièges d'une traque impitoyable. 

     

    Avec Les Derniers Jours D'un Fauve, il faut tout d'abord saluer l'acuité du regard de Jérôme Leroy pour restituer ce climat de prédation régnant au plus haut sommet de l'Etat, tandis que le pays sombre dans le chaos au cours d'une déclinaison de catastrophes sociales et climatiques qui ne sont pas du tout éloignées de la réalité, bien au contraire. Dans cette atmosphère de violence sociale, les stratagèmes de ces politiciens apparaissent d'autant plus réalistes qu'ils s'inscrivent au cœur de ces mouvements de révolte à l'image de cet attentat antivax survenant durant cette période explosive de confinement liée à la pandémie qui sévit depuis plus de deux ans. On le voit ainsi, Jérôme Leroy exploite avec une belle intelligence les clivages de ces hommes et femmes politiques qui s'écharpent sur fond de dérèglements sociaux touchant l'ensemble d'une population dont un certain nombre se révolte en ralliant la cause incertaine des Gilets Jaunes. L'intrigue s'inscrit sur deux registres en observant tout d'abord la dimension politique s'articulant autour de Guillaume Banerville, représentant de l'aile gauche de l'échiquier politique gouvermental, favori de la présidente sortante, qui s'aventure dans cette élection a son corps presque défendant, tandis que son adversaire, Patrick Bauséant, se situant sur l'aile droite du même échiquier, affiche résolument ses ambitions en complotant pour parvenir à ses fins. A partir de là, on observe la seconde dimension de cet affrontement qui se déroule autour de Clio, la fille de Manerville et des barbouzes chargés de l'éliminer tandis qu'apparaît le Capitaine, personnage énigmatique qui va s’employer à protéger la jeune fille. Apparaissent ainsi les liens qui l'unissaient avec Guillaume Manerville durant sa jeunesse en conférant à l'ensemble du récit cet aspect d'humanité et de fraternité qui émaille l'intrigue tandis que les confrontations s'enchainent dans un déferlement de violence qui s'équilibre parfaitement dans le cours d'un roman intelligemment construit nous rappelant les meilleurs récits d'un certain Jean-Patrick Manchette avec cette érudition et cette ironie mordante qui émergent constamment d'un texte à la fois savoureux et brillant.

     

    Examen caustique d'un monde politique qui s'étiole, récit d'actions de barbouzes sans foi ni loi, Les Derniers Jours Des Fauves est un roman noir nous entraînant dans le monde trouble d'un pouvoir que Jérôme Leroy dépeint avec la singulière force de l'uchronie qui nous renvoie immanquablement dans le monde qui est le notre.

     


    Jérôme Leroy : Les Derniers Jours Des Fauves. Editions la Manufacture de Livres 2022.

    A lire en écoutant : Pavane, Op. 50 interprété par Michel Plasson & Orchestre du Capitol de Toulouse. Album : Faure : Requiem & Orchestral Music. 2000 Angel Records.

  • Anouk Langaney : Clark. Supermother.

    Capture.PNGLe personnage du super-héros est étroitement associé à l'image, raison pour laquelle on le retrouve au sein des comics, mais également des films et des séries qui prennent de plus en plus d'importance. Sa présence dans les romans est beaucoup plus anecdotique et l'on compte une poignée d'ouvrages qui, bien souvent, mettent à mal la mythologie de tels individus, ceci dans une mise en scène quelque peu décalée à l'instar de Héros Secondaires (Agullo 2017) de S. G. Browne ou Supernormal (Aux Forges de Vulcain 2017) de Robert Meyer. Filiale de la maison d'éditions de l'Atalante orientée vers l'anticipation et la science-fiction, il était normal qu'une collection comme Fusion s'empare du sujet dans le cadre d'un roman noir et publie donc Clark d'Anouk Langaney qui dépeint, sous forme épistolaire, la naissance ou plutôt la création d'un super-héros au prénom prédestiné.  

     

    "Mais à quoi tu joues avec Clark ?". C'est à cette question, que sa fille lui a posé à l'âge de 15 ans, qu'Olympe-Louise va répondre dans une longue lettre destinée à renouer des liens avec celle qu'elle n'a plus revu depuis 10 ans. Consciente du monde qu'elle va laisser à ses enfants, Olympe-Louise va enfin dévoiler le projet qu'elle a concrétisé avec son fils Clark, ceci depuis sa conception jusqu'à l'âge adulte. Une vérité qui pourrait prêter à sourire tant le projet paraît farfelu mais qui glace le sang à la découverte d'un "essai raté" et à la prise de conscience de cette folie qui anime une mère prête à tout sacrifier pour la sauvegarde d'un monde voué à la destruction. Une lettre dévoilant l'amour immodéré qu'éprouve cette femme à l'égard de son fils, avec ses certitudes, ses joies, ses colères et ses déceptions mais qui révélera également la finalité de l'œuvre de toute une vie dont on ne peut plus se défaire. Clark incarne ainsi une logique implacable qui confine à la démence.

     

    On saluera tout d'abord la superbe illustration, dans le plus pur style des comics strip des années 40-50, ornant la couverture et résumant à elle seule l'ensemble d'un texte fourmillant de références à la pop culture en lien avec l'univers des super-héros. Clark se présente donc sous l'aspect d'une longue lettre de 160 pages, qu'une mère adresse à sa fille pour décrire tout le processus de réflexion qui l'a conduite à façonner (le terme n'est pas galvaudé) son fils pour en faire un super-héros. Il s'agit là d'un procédé narratif qui peut se révéler assez délicat avec, bien souvent, un texte dont le profil correspond davantage à l'auteur qu'à la personnalité du personnage. Autant vous dire qu'il n'en est rien avec Anouk Langaney qui s'efface derrière l'épaisseur du portrait de cette mère déjantée qu'elle a créée de toute pièce afin de nous livrer un sublime récit détonant, parfois teinté d'un humour au vitriol, qui vire à la tragédie au rythme d'une descente aux plus profonds des méandres de cette folie furieuse s'inscrivant dans le cadre d'une logique implacable. Cette logique pourra parfois prêter à sourire, mais le plus souvent, elle glacera d'effroi le lecteur qui prend peu à peu conscience des sacrifices consentis par cette mère obstinée déclinant avec application tous les aspects de son projet insensé. Dès le début de l'intrigue, on savoure notamment les comparatifs entre les différents super-héros qui vont lui servir de modèle mais dont les parcours prendront une toute autre dimension au terme du récit avec ce lien commun qui réunit l'ensemble de ces personnages emblématiques. Avec un titre pareil qui claque comme l'onomatopée d'une bulle de strip, on se doute bien de la référence du modèle que va choisir cette mère indigne en se demandant comment elle va parvenir à ses fins. Ainsi, de manière très habile, Anouk Langaney aborde de nombreux thèmes à l'instar de réflexions sur l'éco-terrorisme, du féminisme et de la violence faite aux femmes, mais également de tout ce qui a trait à la transmission entre parents et enfants avec les dérives qui s'ensuivent parfois. Mais au-delà des thèmes évoqués, on appréciera également avec Clark toute la qualité d'une écriture savamment maitrisée qui recèle même quelques alexandrins cachés donnant du rythme à un récit entraînant dont on se demande toujours jusqu'à quel degré de folie va-t-il nous emmener, sans jamais se douter de la finalité qui prend finalement tout son sens au terme d'un roman à la fois brillant et décalé.

     

    Stupéfiant roman noir, Clark nous invite donc à nous immerger dans les nébuleuses réflexions d'une mère névrosée mais bien déterminée à ne pas laisser tomber cette société qui se désagrège. Un brillante réflexion originale du monde qui nous entoure. 

     

    Anouk Langaney : Clark. Editions de l'Atalante/collection Fusion 2021.

    A lire en écoutant : Champagne de Jacques Higelin. Album : Champagne pour les uns, caviar pour les autres. 1979 Believe.

  • Jake Lamar : Viper's Dream. Sur un air de marijuana.

    Capture d’écran 2021-10-07 à 22.28.17.pngTous les décors sont propices pour mettre en scène une intrigue en lien avec la littérature noire, mais il faut bien convenir que le milieu urbain à longtemps servi de cadre idéal aux romans noirs et aux récits policiers. Parmi les villes emblématiques du mauvais genre, il faut citer New-York qui a inspiré une cohorte d'auteurs qui ont publié des ouvrages extraordinaires à l'instar de L'Aliéniste (Pocket 1999) de Caleb Carr, Bone (Rivages/Noir 1993) de George C. Chesbro, La Reine Des Pommes (Folio policier 1999) de Chester Himes, Nécropolis (Livre de poche 1979) d'Herbert Lieberman, Z'yeux-bleus (Folio policier 2002) de Jerome Charyn et Gravesend (Rivages/Noir 2016) de William Boyle pour n'en citer que quelques uns. On ne s'étonnera donc pas que les éditions Rivages/Noir lancent une nouvelle collection New York made in France qu'inaugure Jake Lamar avec Viper's Dream. Natif du Bronx et vivant à Paris depuis 1993, Jake Lamar est un romancier et journaliste afro-américain qui a travaillé notamment pour le Time Magazine avant de se lancer dans l'écriture en obtenant une certaine renommée avec Nous Avions Un Rêve (Rivages/Noir 2006), couronné du Grand prix du roman noir étranger de Cognac en 2006. Il est également l'auteur de Brother In Exile, une pièce radiophonique, réalisée par France Culture, évoquant le parcours des auteurs américains Richard Wright, James Baldwin et Chester Himes qui ont vécu, tout comme lui, à Paris. 

     

    New-York, 1961, au Cathouse, appartement de la baronne Pannonica de Koeningswarters, surnommée Nica, Clyde Viper Morton se remémore son passé. En quittant l'Alabama pour débarquer dans un club de Harlem afin de passer une audition, le jeune Clyde Morton avait la certitude de parvenir à ses fins en devenant un jazzman renommé qui ne manquerait pas de conquérir le public. Mais ses rêves de conquête s'arrête net lorsque l'on lui fait comprendre qu'il n'est pas doué pour la musique. Bien vite, il se découvre d'autres compétences, comme celle de distribuer cette marijuana que l'on désigne notamment sous le sobriquet de "viper" et qui se répand dans tout le milieu du jazz. Clyde Viper Morton devient ainsi le pourvoyeur de tous les grands noms du jazz en se faisant une réputation de gangster impitoyable qui ne supporte pas l'arrivée de cette poudre blanche tuant bon nombre de ses amis musiciens. Et un gangster qui a des principes peut devenir très dangereux. Trahisons et règlements de compte, l'héroïne n'en finit pas de tuer. Clyde Viper Morton en sait quelque chose.

     

    Etrange parcours que ce roman qui a tout d'abord servi de base de travail pour une pièce radiophonique en dix épisodes diffusés sur France Culture en 2019 mais qui ne sont malheureusement plus disponibles à l'écoute. Vous trouverez tout de même le premier épisode ici, sur le site de l'auteur, afin de vous immerger dans l'ambiance particulière d'une ville de New-York imprégnée de jazz, durant la période située entre les années trente et soixante. Viper's Dream s'articule donc autour du personnage central de Clyde Viper Morton qui, en attendant que la police ne l'interpelle, trouve refuge dans l'appartement de la baronne Nica qui lui demande de rédiger les trois voeux qu'il souhaiterait voir se réaliser. C'est par le prisme de cette démarche géniale que Jake Lamar rédige ainsi le parcours fictif de ce gangster côtoyant toute une galerie de protagonistes réels à l'instar de Miles Davis, de Thelonius Monk, de Dizzy Gillespie et de cette fameuse baronne Nica considérée à juste titre comme une grande mécène du milieu du jazz. Véritable ode à la musique, Viper's Dream nous donne également l'occasion de découvrir le quartier de Harlem et plus particulièrement Lennox avenue par le biais des activités illicites de Clyde Viper Morton et de leurs évolutions respectives durant les trente décennies qui défilent à toute allure à l'image d'un morceau tonitruant de bebop. Avec une écriture efficace, très imagée, faite de sensations et bien évidemment imprégnée de musique, Jake Lamar nous invite également à découvrir cette 52ème rue, surnommée la Swing Street en raison des nombreux club de jazz qu'elle comptait. Typique du roman noir classique on perçoit ces rues mouillées, scintillantes sous l'éclat des néons tandis que les affaires sordides se règlent dans les arrière-salles de ces clubs où transitent tous les trafics. Mais avec Jake Lamar, il faut compter également sur tout ce qui a trait à la discrimination qui sévissait également au sein de cette ville et qu'il dépeint avec beaucoup de subtilité.

     

    Véritable hommage au monde du jazz, Viper's Dream inaugure ainsi de manière spectaculaire cette nouvelle collection Rivages/Noir consacrée à cette ville emblématique de New-York que l'on ne finit jamais de découvrir.

     

    Jake Lamar : Viper's Dream. Editions Rivages/Noir 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Catherine Richard-Mas.

    A lire en écoutant : Viper's Dream de Django Reinhardt. Album : Django Reinhardt (Mono Version). 1954 - BNF Collection 2014.

  • Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Fumer tue.

    Capture d’écran 2021-05-23 à 18.38.46.pngDurant cette période de pandémie on a pu lire quelques articles de presse faisant état d'une étude scientifique soutenant le fait que les fumeurs étaient moins affectés par le SARS Cov2 sans en expliquer d'ailleurs les raisons. Désormais, ce n'est pas tant le contenu de cette étude qui est sujet à caution mais le fait que les chercheurs qui l'ont rédigée aient des lien étroits avec l'industrie du tabac et qu'ils se sont bien gardés de signaler, raison pour laquelle ces publications ont été retirées alors même que les résultats étaient remis en cause. On mesure ainsi toute l'ampleur de la sphère d'influence des cigarettiers afin d'écouler sans vergogne leurs produits, un sujet que Marin Ledun aborde avec son dernier ouvrage, Leur Ame Au Diable, qui évoque, sur l'espace de deux décennies, les dérives de l'industrie du tabac en abordant également les thèmes de la contrebande et du trafic d'influence au détour d'une époustouflante fresque noire.

     

    28 juillet 1986, région du Havre. Le braquage spectaculaire de deux camions-citernes tourne au massacre avec la mort de sept hommes et la disparition de 24'000 litres d'ammoniac destinés à une usine de cigarettes. Si l'enquête échoit à la brigade criminelle, l'inspecteur Simon Nora, affecté à la brigade financière, va investiguer dans le milieu des cigarettiers et de leurs fournisseurs pour analyser les données comptables de ces entreprises. L'OPJ Patrick Brun, lui est chargé d'enquêter sur la disparition d'une jeune femme, Hélène Thomas, dont les parents n'ont plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. Deux enquêtes en apparence sans lien convergeant vers l'inquiétant lobbyiste David Bartels qui assoit son influence sur les politiciens et hauts fonctionnaires de la République pour le compte d'European G. Tobacco. Sur fond de trafic d'influence, de proxénétisme et de contrebande entre les luxueux cabinets de consulting parisiens, la mafia italienne et les pays des Balkans, les deux policiers vont mettre à jour la corruption, la manipulation ainsi que la violence qui s'exerce au sein d'une inquiétante industrie du tabac dénuée de tout scrupule.

     

    D'entrée de jeu, il importe de souligner la scène de braquage magistrale qui fait office d'ouverture du roman en devenant le catalyseur d'un récit dantesque et foisonnant où l'auteur dézingue tout azimut les dérives du business de la nicotine. Précis, glaçant et extrêmement cruel, ce braquage n'est pas sans rappeler le prologue de l'attaque du fourgon blindé d'Underworld USA de James Ellroy. Cette référence n'a rien d'un hasard puisque l'on retrouve l'influence de l'oeuvre d'Ellroy aussi bien dans le style que dans la construction narrative et surtout dans l'intensité des personnages qui traversent l'intrigue. Digéré, assimilé, Marin Ledun transcende son modèle avec une rare maîtrise. Il nous livre ainsi une fresque noire à la fois  équilibrée et digeste que l'on lit d'une traite tant le roman tient toutes ses promesses en matière d'intrigues croisées qui nous bousculent au gré des événements réels qui ont marqué la lutte contre le tabac et que cette industrie dévoyée tente de contourner par tous les moyens que ce soit par le biais d'études scientifiques douteuses ou par un lobbyisme effréné que l'auteur décortique avec une rare minutie. L'intérêt du roman réside également dans l'incarnation des frasques d'entreprises peu scrupuleuses conjuguant leurs intérêts financiers sur le dos de la santé publique, ceci au travers d'une galerie de personnages se caractérisant tous par l'excès de leurs traits de caractère. L'histoire s'articule donc autour du lobbyiste mégalomane David Bartels et de son homme de main Anton Muller s'occupant de l'élimination physique des obstacles qui peuvent survenir. En matière d'excès, nous ne sommes pas en reste avec les enquêteurs Patrick Brun et Simon Nora sacrifiant leurs vies privées respectives sur l'autel des investigations qu'ils mènent pour confondre   leurs adversaires qui s'ingénient à mettre en place des marchés parallèles de la cigarette pour augmenter leurs profits ou des agences de "modèles" qui vont exercer leurs charmes aussi bien sur les circuits sportifs que dans les "salons cosys" où gravitent politiciens et fonctionnaires de haut rang prenant des décisions en matière de santé publique. C'est l'occasion pour Marin Ledun de dresser de très beaux portraits de femmes qui vont précipiter le destin funeste de certains protagonistes de l'intrigue. 

     

    Ainsi Leur Ame Au Diable devient le pavé dans la mare de l'industrie du tabac avec un récit génial, tout en nuance qui nous livre les arcanes d'entreprises bien implantées dans notre société restant peu regardantes en matière d'éthique pour maximiser des profits colossaux sur fond d'accoutumances et de maladies mortelles. Un massacre orchestré et douloureusement silencieux, malgré toutes les mises en garde, que Marin Ledun décline avec une rare justesse.

     

    Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Editions Série Noire 2021.

    A lire en écoutant : Whispering de Alex Clare. Album : The Lateness Of The Hour.  2011 Island Records.

  • ATTICA LOCKE : BLUEBIRD, BLUEBIRD. BLUES DU SUD.

    attica locke,bluebird,éditions liana leviAvec des mouvements sociaux tels que Black Lives Matter, jamais la question sur le sujet des discriminations raciales n'avait pris autant d'ampleur depuis bien des années aux Etats-unis, où l'actualité des violences policières ne fait que raviver les tensions d'un pays qui n'a jamais réglé les problèmes de racisme systémique envers la communauté afro-américaine et qui semble désormais en payer l'addition. Il va de soi que le sujet de cette discrimination latente a été abondamment traité dans le domaine de la littérature noire où les crimes de haine, comme on les définit aujourd'hui dans le pays, deviennent un thème important que de nombreux auteurs ont abordé à l'instar de Kris Nelscott évoquant l'histoire du mouvement afro-américain des droits civiques des années 60, de Colson Whitehead, récipiendaire de deux prix Pulitzer en 2017 et 2020, de Chester Himes et de son emblématique roman, La Reine Des Pommes ou de Joe R. Lansdale qui traitait le sujet de la ségrégation au Texas avec des romans comme Les Marécages ou Sur La Ligne Noire. Du Texas il est encore question avec Attica Locke qui nous présente avec Bluebird, Bluebird, un portrait inquiétant du "Lone Star" où elle vit, avec des relents de ségrégations qui semblent toujours présents dans certaines régions reculées de cet état du sud.

     

    Le Texas Ranger noir Darren Mathews est en sale posture depuis qu'il est sous le coup d'une enquête du grand jury pour une affaire de meurtre commis par un des employés de sa famille. Accusé d'avoir couvert les agissements de l'accusé agissant en état de légitime défense, le policier risque d'être renvoyé de l'institution policière pour parjure. Mais une autre affaire le préoccupe avec la découverte du corps d'un homme noir au bord du bayou Attoyac. La victime a été molestée avant d'être noyée et pour la police locale il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'un vol en dépit du fait que l'on a retrouvé son portefeuille sur lui. Pour le Ranger Darren Mathews il s'agit plutôt d'un crime de haine, ceci d'autant plus que sévit un groupuscule de suprémacistes blancs dans la région. L'affaire se corse lorsque l'on retrouve également le cadavre d'une jeune femme blanche ravivant les tensions sous-jacentes qui règnent dans une bourgade où blancs et noirs ne fréquentent pas les mêmes bars. En lutte avec les autorités locales, Darren Mathews va enquêter envers et contre tous pour déterrer les secrets que bon nombre d'habitants ne souhaitent pas voir resurgir.

     

    Avec trois romans policiers à son actif, tous publié dans la collection Série Noire, Attica Locke n'a rien d'un romancière débutante lorsqu'elle intègre les éditions Liana Levi, avec Bluebird, Bluebird qui a été couronné du prix Edgard-Allan-Poe lors de sa parution originale en 2018. On comprendra dès lors l'aisance de cette romancière nous proposant, avec ce roman complexe, de découvrir les enchevêtrements d'intrigues multiples mettant en scène le Texas Ranger noir Darren Mathews qui doit faire face à une enquête du grand jury tout en menant des investigations sur des meurtres à caractères raciaux dans un comté reculé de l'est du Texas, à la frontière avec la Louisiane. On découvre un personnage nuancé, se révélant bien plus ambivalent qu'il n'y paraît, notamment dans ses rapports avec une mère alcoolique qu'il supporte difficilement préférant se tourner vers ses oncles qui ont pris en charge son éducation. L'autre aspect de Darren Mathews réside dans le fait qu'il a longtemps enquêter dans le cadre des agissements de la Fraternité Aryenne du Texas qui vont influencer son comportement et ses réflexions dans le contexte de meurtres sur lesquels il doit désormais mener ses investigations. C'est l'occasion pour Attica Locke de dépeindre l'atmosphère poisseuse de cette bourgade nichée au bord du bayou Attoyac avec une galerie de portraits où s'opposent membres de la communauté afro-américaine et membre de la communauté blanche qui cohabitent dans un climat de tension flirtant avec le contexte d'une ségrégation qui semble toujours d'actualité à l'instar du Geneva Sweet's Sweets, café réservé aux noirs tandis que les blancs fréquentent le Jeff's Juice House. Représentatifs de ces tensions raciales, les deux établissements publics nous permettent d'appréhender la complexité des rapports entre les deux communautés qui recèlent quelques secrets qu'Attica Locke prend soin de révéler avec une belle virtuosité en nous éclairant sur l'ensemble d'une bourgade qui rechigne à dévoiler les rapports qui peuvent s'instaurer entre les différents membres de la localité. Outre Darren Mathews, on appréciera les portraits de femmes de caractère telles que Geneva, la tenancière du café portant son nom ou de Randie Winston, une jeune veuve, citadine, bien décidée à faire la lumière sur les circonstances du meurtre de son mari et sur les raisons qui l'on conduit à se rendre dans le comté de Shelby. 

     

    Ainsi, au gré d'un bande sonore agrémentée des grands standards du blues, Attica Locke distille avec Bluebird, Bluebird un récit policier âpre et passionnant, sur fond de tensions raciales qui vont révéler les accointances entre les différents membres d'une communauté d'un Texas méconnu que l'on découvre avec une grande délectation.

     

    Attica Locke : Bluebird, Bluebird (Bluebird, Bluebird). Editions Liana Levi 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne Rabinovitch.

    A lire en écoutant : Bluebird de John Lee Hokker. Album : The best of John Lee Hooker. 1994 Geffen Records.