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  • François Médéline : La Résistance Des Matériaux. Le compte est bon.

    françois médéline,la résistance des matériaux,la manufacture de livresLe moins que l'on puisse dire, c'est que la tentative de retour aux affaires politiques de Jérôme Cahuzac paraît quelque peu compromise face au tollé que cet ancien ministre délégué au Budget a provoqué dans l'ensemble des médias, en affirmant avoir toute la légitimité pour briguer un nouveau mandat en estimant qu'il avait payé sa dette après avoir purgé sa peine suite à sa condamnation pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale. Exit donc tous les aspects de la confiance qu’il avait piétiné en s’inscrivant dans une logique de mensonge. Mais finalement, on saluera cette tentative de come-back mettant en perspective La Résistance Des Matériaux, nouveau roman noir de François Médéline qui, avec un sens du timing se révélant plus que parfait, s'inspire très librement de la trajectoire hallucinante de cet homme politique qui avait nié avec ferveur, "les yeux dans les yeux", les assertions des journalistes de Médiapart faisant état de la possession d'un compte non-déclaré à l'étranger. Il faut dire que François Médéline connait parfaitement les rouages du monde politique en ayant occupé, durant dix ans, des fonctions de conseiller, de chargé en communication et même de chef de cabinet auprès de divers élus de la République avant de se lancer dans l'écriture pour retranscrire son expérience avec La Politique Du tumulte (La Manufacture de livres 2014), un premier roman noir s'articulant notamment autour du clivage entre Chirac et Balladur lors de la campagne présidentielles de 1995. François Médéline réitèrera l'expérience du thriller politique avec Tuer Jupiter où il imagine toute une machination autour de l'orchestration et de la mise en œuvre d’un attentat visant le président Emmanuel Macron. On le voit, il y a cet esprit de provocation et de singularité qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes à l'instar de polars sombres tels que Les Rêves De Guerre (La Manufacture de livres 2014) ou plus récemment L'Ange Rouge (La Manufacture de livres 2020) dont on retrouve certains protagonistes dans La Résistance Des Matériaux, a commencé par le commandant Alain Dubak qui va donc évoluer dans les arcanes d'un monde politique dévoyé que l'auteur dézingue avec une énergie peu commune. 

     

    Le gouvernement exemplaire de François Hollande a du plomb dans l'aile lorsque Serge Ruggieri, ministre de l'Intérieur, est mis en cause dans les colonnes de Médiapart affirmant qu'il posséderait un compte caché au Luxembourg qui lui aurait permis de dissimuler, pendant des années, des fonds aux origines douteuses. S'ensuit une guerre de communication avec un ministre qui s'emploie à affirmer son innocence auprès de tous les médias et de toutes les instances politiques, ceci jusqu'au plus haut niveau de l'Etat. Mais dans les arcanes de la République chacun se prépare pour tirer son épingle du jeu au cas où Ruggieri tomberait, en prenant soin de ne pas se laisser entrainer dans sa chute. Nicolas Sarkozy se dit qu'il y a un coup à jouer dans le cadre des prochaines élections présidentielles. Dans de telles circonstances, un important entrepreneur du pays, principal soutien de Ruggieri, s'emploie à mettre en place un contre-feu afin de détourner l'attention du public, en mandatant Gérald Hébert, un homme de main inquiétant, qui va monter un pseudo scandale pour impliquer la jeune députée Djamila Garrand-Boushaki dans une affaire de terrorisme. Une machination qui risque de tourner court avec l'intervention du commandant Dubak de la SRPJ de Lyon qui est chargé d'établir un rapport administratif en lien avec l'affaire Ruggieri. Une enquête de routine qui va pourtant révéler quelques zones d'ombre extrêmement troublantes.

     

    Il y a chez François Médéline, cette capacité tout à fait hallucinante à concilier la fiction aux faits réels en atteignant un seuil de perfection absolue avec La Résistance Des Matériaux dont l'intrigue reprend les étapes de l'affaire Cahuzac, ce scandale d'état qui a défrayé la chronique et que l'auteur a décidé d'attribuer au personnage fictif de Serge Ruggieri afin de s'accorder une marge de manœuvre lui permettant de piloter son intrigue à sa convenance. Mais pour distiller davantage de vraisemblance dans les entrelacs d'une affaire abondamment commentée et dont nous connaissons les principaux ressorts, François Médéline a eu l'heureuse idée d'intégrer sa perception des parties prenantes de ce scandale au gré du procédé tout "ellroyen" de transcriptions de la NSA captant les conversations téléphoniques entre François Hollande et ses ministres François Le Foll et Pierre Moscovici, de celles mettant en exergue les velléités de reconquête de Nicolas Sarkozy conversant avec Claude Guéant et Eric Woerth empêtré jusqu'au cou dans la prise illégale d'intérêt dans le cadre de la vente d'une partie du domaine de Compiègne, ainsi que les discussions entre les journaliste Edwy Plenel et Fabrice Arfy s'interrogeant sur le moment de point de rupture d'un homme politique acculé et empêtré dans ses mensonges. Il faut y ajouter quelques encarts des journaux ainsi que l'interview de Jean-Michel Apathie, où le ministre de l'intérieur s'enferre dans le déni, pour observer les manoeuvres malsaines qui se mettent en place sur l'échiquier du marigot politique français. A partir de cette orchestration dynamique, on observera les entrelacs des arcanes du pouvoir par le prisme de la députée Djamila Garrand-Boushaki dont on suit le parcours chahuté par les éclats du scandale rejaillissant notamment sur les épaules de son mari qui, en tant que chef du cabinet de Serge Ruggieri, s'emploie à limiter la casse avec l'aide de toute une armée de communicants. On appréciera la force de caractère de cette femme ambitieuse qui s'aperçoit avec un certain fatalisme que tous les moyens sont bons pour sauver sa peau tout en faisant les frais d'une machination savamment orchestrée pour la mettre dans l'embarras en impliquant ses frères dans une affaire de terrorisme islamiste. L'homme des basses-oeuvres, c'est Gérald Herbert, un ancien barbouze de la DST se mettant désormais au service d'individus puissants et dont il faut souligner l'ambivalence géniale entre une vie de famille banale de père et mari aimant et les machinations occultes, parfois mortelles, qu'il organise pour discréditer les adversaires de ses employeurs. Pour contrer les manoeuvre visant à discréditer la députée, ce sera le commandant Alain Dubak qui fera office de preux chevalier, même si le policier semble avoir un peu morflé après l'affaire de L'Ange Rouge qui l'avait mis sur le grill il y a de cela 15 ans. Désormais affecté à la brigade financière de la SRPJ de Lyon, le personnage, débarrassé de ses excès, ftrimbale son ennui et son désenchantement même si une étincelle paraît l'animer à la rencontre de la députée qu'il va tenter de protéger par tous les moyens. Tout cet ensemble parfaitement orchestré se décline au rythme de petites phrases cinglantes et brutales qui vous bousculent en permanence en alimentant un texte maitrisé de bout en bout qui font de La Résistance Des Matériaux un récit lucide et mordant nous permettant d’appréhender, avec une certaine aisance, les entrelacs complexes des arcanes de la politique française que François Médéline dynamite sans complaisance, ceci pour notre plus grand plaisir. 

     

    François Médéline : La Résistance Des Matériaux. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : The World's Smiling Now de Jim James. Eternally Even. 2016 ATO Records.

  • Laurent Petitmangin : Les Terres Animales. Ceux qui restent.

    laurent petitmangin,les terres animales,la manufacture de livresOn se souvient encore de cet engouement général pour Ce Qu’il Faut De Nuit (La Manufacture de livres 2020), premier roman de Laurent PetitMangin qui raflait une vingtaine de prix de la rentrée littéraire de 2020. Oscillant entre la chronique sociale et le roman noir en se déroulant dans la région de sa Lorraine natale, on relevait cette pudeur et cette émotion que l’auteur distillait autour des relations entre un père cheminot aux convictions syndicales bien ancrées et un fils tenté par les dérives de l’extrémisme de droite, en s’inscrivant ainsi sur certains thèmes abordés par Nicolas Mathieu issu de ces mêmes contrées lorraines. Écrivant depuis au moins une dizaine d’année sans jamais être publié, Laurent Petitmangin proposait aux éditeurs, en même temps que Ce Qu’il Faut De Nuit, un texte intitulé Ainsi Berlin (La Manufacture de livres 2021) en changeant totalement de registre puisqu’il abordait le genre de l’espionnage de l’après-guerre autour d’une relation amoureuse. Publié au début de l’année 2021, la visibilité de ce roman fut probablement quelque peu occultée par la continuité du succès du premier ouvrage dont on parle encore aujourd’hui. Les aléas du succès sans doute. Mais il est temps de se tourner vers Les Terres Animales, nouveau roman de Laurent Petitmangin qui change une nouvelle fois de genre avec un récit dystopique où l’on rencontre une petite communauté persistant à rester dans une région irradiée suite à l’explosion d’une centrale nucléaire, en s’inspirant notamment d’un reportage s’intéressant à ces personnes âgées voulant à tout prix continuer à vivre à Fukushima en dépit des risques engendrés.

     

    Ça a finit par arriver. La centrale a explosé. L’équivalent de dix Fukushima avec une région qu’il a fallu évacuer pour fuir les radiations. Une zone condamnée, silencieuse où certains ont pourtant choisi de rester malgré tout, attachés qu’ils sont par les souvenirs. Et puis il y a le corps de Vic qui repose dans cette terre contaminée, la fille que Sarah et Fred ont perdu bien avant l’accident de la centrale. Un attachement viscéral auquel s’associe les amis de longue date que sont Marc et Lorna, ainsi qu’Alessandro. Ils forment un groupe soudé qui leur permet de survivre sur ce territoire empoisonné où ils côtoient quelques anciens ainsi qu’une douzaine de migrants estimant que pour eux il n’y a pas d’ailleurs que cette terre animale et désormais indomptable. L’avenir est donc tout tracé pour ces femmes et ces hommes qui vont pourtant devoir remettre en cause leurs certitudes à la survenue d’un événement qui va bouleverser leur existence. 

     

    On recommandera tout d'abord d'éviter de s'attarder sur le résumé du quatrième de couverture dévoilant trop d'éléments de l'intrigue. Tout comme Ce Qu'il Faut De Nuit, on constatera que Les Terres Animales est un roman assez bref où Laurent Petitmangin ne s'embarrasse pas de détails. Ainsi, hormis la beauté vénéneuse du paysage et ce sentiment de liberté qui s'en dégage malgré tout, on ne saura rien de l'aspect géographique de la région dans laquelle évolue cette communauté qui fait le choix de rester dans cette atmosphère irradiée, tout comme l'on ignorera les circonstances de l'accident de cette centrale nucléaire ainsi que l'évacuation qui s'ensuit à l'exception de quelques détails en rapport avec les maisons abandonnées comme figées par la catastrophe. Essentiellement concentré sur l'humain, Laurent Petitmangin décline son récit sur une alternance des points de vue de Fred et de Sarah en définissant ainsi leur quotidien ainsi que les rapports qu'ils entretiennent avec Alessandro et l'autre couple que forme Marc et Lorna en prenant également la mesure des raisons tout de même insensées qui les poussent à vivre ou plutôt survivre au coeur de ce territoire empoisonné qui ne laisse que peu d'espoir quant à leur devenir. Devant l'absence de rationalité d'une telle décision, on ne peut donc raisonnablement pas vraiment s'attacher à ces personnages qui nous bouleversent tout de même au gré des événements auxquels ils vont devoir faire face en bousculant leur périlleuse routine, tout en remettant en cause leurs motivations respectives qui les ralliaient plus particulièrement autour de la destinée de Sarah. Avec cette belle écriture poétique qui caractérise son texte, Laurent Petitmangin met en place cette espèce de léthargie qui enveloppe ce groupe engoncé dans des certitudes ataviques qui perdent brutalement tout leur sens, au rythme d'une succession de drames dont on prendra toute la mesure au terme d'un épilogue chargé d'une émotion parfaitement contenue ce qui la rend d'autant plus poignante. L'intrigue prend également une forme admirable autour des non-dits et plus particulièrement du vertige des ellipses temporelles entre les chapitres qui ne font que renforcer l'intensité des péripéties qui vont marquer les membres de ce groupe qui se révélera beaucoup plus fragile qu'il ne le laisse paraître en révélant toutes les failles de ces personnages qui se révéleront dans tout le poids de leur humanité tragique et que le regard extérieur des membres de cette communauté d'Ouzbeks qu'il côtoient ne fait que renforcer, en devenant ainsi les témoins impavides des malheurs qui frappent ces terres animales. Avec Les Terres Animales, Laurent Petitmangin dépeint, de manière remarquable, cet attachement viscéral au territoire autour de l’amitié qui se désagrège dans les entrelacs de la déraison et des certitudes aveugles.

     

    Laurent Petitmangin : Les Terres Animales. Editions de la Manufacture de livres 2023.

    A lire en écoutant : Lullaby For Caïn de Shinead O'Conor et Gabriel Yared. Album : The Talented Mr. Ripley (Music from th Motion Picture). 1999 Sony Music Entertainment.

  • BENOIT SEVERAC : LE TABLEAU DU PEINTRE JUIF. MEMOIRE DES ARCHIVES.

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    Service de presse.

     

    Profondément attaché à sa ville de Toulouse, on découvrait Benoît Séverac avec Le Chien Arabe (Manufacture de livres 2016) dont le titre a suscité un certain émoi ce qui explique que la version poche soit parue en portant la mention Trafics (Pocket 2017) et 115 (Manufacture de livres 2017), deux romans policiers qui mettaient en scène, Sergine Hollard, une vétérinaire engagée et la major Nathalie Decrest, policière de quartier opérant en uniforme dans les quartiers sensibles de la périphérie nord de la cité. Avec des intrigues au caractère sociale affirmé, la particularité de Benoît Séverac réside dans le fait qu'il implique dans ses intrigues des personnages au profil résolument ordinaire à l'instar de cette enquêtrice issue d'un commissariat de quartier et de cette vétérinaire officiant dans le quartier des Izards en mettant en exergue les problèmes auxquels sont confrontés les habitants dans leur quotidien.  Révélé au grand public avec Tuer Le Fils (Manufacture de livres 2020) qui a rencontré un succès considérable, Benoît Séverac revient sur le devant de la scène de cette rentrée littéraire avec Le Tableau Du Peintre Juif en abordant le thème des filières de résistants opérant dans la région du Sud-ouest pour faire passer en Espagne ces femmes et ces hommes qui fuyaient le régime de l'occupant nazi.

     

    Après avoir déposé le bilan de son entreprise de transport, Stéphane Milhas est un cinquantenaire sans emploi qui se morfond dans un quotidien sans avenir tandis que son mariage s'enlise irrémédiablement au grand dam de ses deux filles désormais adultes qui ont quitté le foyer familial. Mais un téléphone de la tante et de l'oncle de Stéphane change soudainement la donne lorsque ceux-ci lui proposent de récupérer le tableau du peintre juif que ses grands parents avaient caché durant la guerre. Il découvre ainsi une toile de grande valeur peinte par Eli Trudel, un peintre célèbre qui aurait bénéficié de la bienveillance de ses grands-parents recevant ainsi le tableau en guise de gratitude et dont il hérite désormais. La vente de l'oeuvre pourrait permettre à Stéphane de prendre un nouveau départ. Il préfère cependant offrir à ses grands-parents la reconnaissance posthume qu'ils sont en droit d'attendre. Mais après avoir présenté le tableau aux experts de Jérusalem ceux-ci dénoncent Stéphane à la police qui est placé en garde à vue avant d'être expulsé du pays tandis que l'oeuvre est confisquée. En effet, le tableau aurait été spolié à son auteur qui trouva la mort avec sa femme dans les camps de concentrations après avoir été capturés par les nazis. Bien persuadé que ses grands-parents n'aient pu participer à une telle ignominie, Stéphane va se mettre en quête de la vérité et découvrir les terribles secrets que recèlent le tableau du peintre juif et les convoitises qu'il a suscité durant cette période trouble de l'hiver 1943.

     

    L'intérêt d'un roman comme Le Tableau Du Peintre Juif réside dans l'aspect ordinaire du profil de Stéphane Milhas se trouvant soudainement confronté aux méandres tortueux de l'Histoire de la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement de la Résistance, dont ses grands-parents plutôt taiseux ont fait partie sans qu'ils ne s'en vantent. Témoignage de cette époque, il y a ce tableau accroché durant des décennies dans une modeste chambre à coucher avant de revenir à Stéphane qui n'a d'autre aspiration que de rendre hommages à ses aïeux pour le courage dont ils ont fait preuve. Sur une alternance entre la période de 1943 où l'on découvre le parcours d'Eli Trudel et de sa femme fuyant la France occupée et l'enquête de Stéphane bien décidé à faire la lumière autour des événements qui ont conduit ses grands-parents à se retrouver en possession d'un tableau d'une grande valeur, Benoît Séverac aborde avec beaucoup d'émotions et de sensibilité tout l'aspect des filières clandestines entre la France et l'Espagne afin de fuir le régime de Vichy collaborant avec l'occupants allemand. Parfois maladroit, parfois désemparé, on suit ainsi la quête incertaine de Stéphane Milhas qui ne peut compter que sur son obstination pour mettre à jour les aspects peu reluisants qui se cachent derrière ce tableau qui devient un véritable fardeau menaçant de briser définitivement son couple ainsi que la réputation de ses grands-parents. De Jerusalem à Madrid en passant bien évidemment par Toulouse, Benoît Severac retrace ainsi, avec beaucoup de réalisme, cette enquête qui nous plonge dans les méandres d'un passé trouble où l'identité reste l'enjeu central d'une intrigue captivante nous entraînant dans les profondeurs des archives de nombreuses institutions dont on découvre des éléments passionnants qui mettent en perspective les aléas de l'Histoire de la Seconde guerre mondiale. L'émotion est d'autant plus latente qu'au terme du récit, Benoît Séverac nous livre une représentation de ce fameux tableau du peintre juif que son oncle et sa tante lui ont confié en lui inspirant ainsi ce roman poignant où le réalisme social de nos jours côtoient les événements méconnus de l'histoire de la Résistance au cours d'une enquête aussi déroutante que passionnante.

     

    Benoît Séverac : Le tableau Du Peintre Juif. Editions La Manufacture de livres 2022.

    A lire en écoutant : Suite espagnole N° 1, Op. 47; V Asturias – Leyenda de Isaac Albéniz. Album : Leyendas – Thibaut Garcia. 2016 Parlophone Records Limited.

  • Séverine Chevalier : Jeannette Et Le Crocodile. Que reste-t-il ?

    Capture d’écran 2022-03-28 à 17.50.20.pngDurant ses onze années d'existence, ce site a pu assister à l'émergence de quelques romanciers et romancières exceptionnels à l'instar de Séverine Chevalier que l'on peut considérer comme l'une des grandes figures de la littérature noire, même si l'ensemble de son œuvre transcende les codes du genre et qu'elle reste encore bien trop méconnue du public au regard d'une écriture, d'un style qui vous happe le cœur afin de vous immerger dans la nuance de textes sombres aux reflets poétiques. C'est bien évidemment l'humain avec toutes ses fragilités et toutes ses failles que Séverine Chevalier place au centre de ses récits au gré d'intrigues imprégnées des tragédies du quotidien qui deviennent le miroir de notre réalité en nous interpellant sur notre propre sens de l'existence. Son premier roman, Recluses, publié dans la défunte maison d'éditions Ecorce, nous permettait de nous familiariser avec son univers en déclinant la douleur silencieuse d'un duo de femmes écorchées vivant isolées dans un corps de ferme perdu où la mémoire se dissout dans un torrent de pluie et de sang.  Puis c'est l'extraordinaire Clouer L'Ouest qui va bouleverser l'ensemble des lecteurs avec un récit hypnotique qui nous invite à suivre le parcours chaotique de Karl retournant au sein d'une famille honnie vivant sur le plateau enneigé de Millevaches. La justesse du mot, la précision de la phrase qui vous touche, on retrouve tout cela dans Les Mauvaises ainsi que dans son dernier roman Jeannette Et Le Crocodile où Séverine Chevalier, avec ce sens de la nuance qui la caractérise, nous questionne, sur fond de changements climatiques et de rapports dysfonctionnels avec la nature, au sujet du devenir d'une jeunesse qui ne trouve plus aucun sens dans le monde qui l'entoure. 

     

    A l'occasion de ses 10 ans, Jeannette n'a qu'un seul désir : se rendre au zoo de Vannes pour rencontrer Eléonore, un crocodile que l'on a retrouvé dans les égouts à proximité du Pont Neuf. Blandine, sa mère, a tout préparé. Le plein de la voiture est fait, les provisions sont emballées et il y a bien entendu l'argent pour payer les tickets d'entrée. Dans la cuisine, Jeannette dessine en attendant que sa mère veuille bien se lever pour entamer ce grand voyage. Mais il y a les aléas de la vie avec une usine qui ferme dans la région, le travail que l'on souhaite conserver en dépit de sa pénibilité, les factures qu'il faut payer et l'alcool qui s'invite dans la danse. Alors la rencontre avec Eléonore, ce sera pour une autre fois. En attendant, on gratte quelques petits moments de joie et quelques douces lueurs d'espoir qui ne sont probablement que des illusions tandis que les rêves d'une petite fille sont reportés à l'année prochaine. On ira au zoo à l'occasion de ses onze, douze ou peut-être treize ans jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Parce qu'il arrive bien une fois où les rêves s'enlisent définitivement dans les méandres des regrets.

     

    Chez Séverine Chevalier on trouve toujours un personnage au profil décalé pour énoncer sa vérité avec ses mots désarmants de sincérité qui ne font qu'amplifier l'ampleur de la tragédie. Pour Jeannette Et Le Crocodile, c'est Pascal l'oncle de Jeannette qui endosse ce rôle avec sa propre perception des rapports qu'il distingue dans la brume de ses raisonnements et qu'il distille dans le cours de sa narration qui devient, dans la conclusion du récit, criante de vérité et de lucidité. C'est par sa voix que l'on perçoit également, dès le début du récit, le devenir de Jeannette en se demandant ce qui l'a conduite vers un tel destin, vers une telle tragédie de l'ordinaire. Ainsi se construit l'intrigue autour de Jeannette et de sa mère Blandine et des rapports qui se distendent entre le désarroi d'une mère et la déception d'une jeune fille qui s'éloigne du monde des adultes qu'elle ne comprend plus. On observe ainsi cet éloignement par le biais des autres habitants du village, que ce soit Robinson l'ami d'enfance de Jeannette et son père Eric, Gégé le tenancier du bar du village ou Paul Gravière le maire et sa femme Samia qui est également la patronne de Blandine. Ainsi Séverine Chevalier décline toute une galerie de personnages dont l'équilibre est imperceptiblement perturbé avec l'arrivée de Dirck, le petit ami de Blandine qui va s'employer à subjuguer l'ensemble des protagonistes à l'exception de Jeannette qui ne voit pas d'un bon œil l'arrivée de ce bellâtre. Alors que se dessine en filigrane les interrogations sur le devenir d'un monde subissant les affres du changement climatique, Dirck incarne le rôle du salaud ordinaire, du manipulateur qui ne pense qu'à lui, de celui qui prend sans rien donner en nous renvoyant vers notre propre attitude avec ce manifeste qui interpelle le lecteur au terme d'un récit où il ne reste que bien peu d'espoir si ce n'est la poursuite d'une vie imprégnée de regrets et de tristesse.

     

    C'est tout cela que l'on perçoit avec la justesse des mots de Séverine Chevalier qui alimente cette émotion palpable à chaque instant et que l'on retrouve dans Jeannette Et Le Crocodile, un terrible récit sur la désagrégation de notre monde.   

     

    Séverine Chevalier : Jeannette Et Le Crocodile. Editions la Manufacture de Livres 2022.

    A lire en écoutant : Tu vois loin de Eiffel. Album : Le ¼ D'heure Des Ahuris. 2006 Le Label.

  • JEROME LEROY : LES DERNIERS JOURS DES FAUVES. SUCCESSION.

    Jérôme Leroy, les derniers jours des fauves, la manufacture de livres

    On se souvient encore de ces deux romans noirs nous entrainant dans les méandres de la politique française avec ce regard à la fois lucide et mordant de Frédéric Dard qui déclinait les turpitudes de toute une galerie de personnages peu recommandables que l'on croisait dans Y a-t-il Un Français Dans La Salle ? et que l'on retrouvait dans Les Clés Du Pouvoir Sont Dans La Boîte A Gants, deux ouvrages cinglants qui ne sont malheureusement plus disponibles, hormis chez les bouquinistes et autres libraires de seconde main. Une vision décapante d'un univers féroce tournant autour du député Horace Tumelat et qui fit l'objet d'une adaptation au cinéma réalisée par Jean-Pierre Mocky. Beaucoup plus sombre et beaucoup plus récent, on découvrait les arcanes du monde politique français avec Tuer Jupiter (La Manufacture de livres 2018) de François Médéline qui se focalisait autour de l'assassinat du président Macron pour nous offrir un regard tout aussi mordant d'un univers impitoyable. Mais dans le registre politique de la littérature noire, c'est sans aucun doute Jérôme Leroy qui marquait les esprits avec Le Bloc (Série noire 2011) un roman noir corrosif et sulfureux passant en revue, sur l'espace d'une nuit, l'ascension durant 25 ans du Bloc Patriotique, un mouvement d'extrême droite dirigé par Agnès Dorgelles reprenant les rênes du parti créé par son père avec à l'esprit cette quête de respectabilité pour intégrer les rouages du gouvernement. Une uchronie provocante conjuguée à l'examen impitoyable de ce marigot de l'extrême droite qui fit également l'objet d'une adaptation de Lucas Belvaux intitulée Chez Nous mettant en exergue le processus social de ces citoyens déçus rejetant les partis traditionnels pour se tourner vers les promesses de l'extrémisme. Dans ce même registre de la dystopie, on retrouve Agnès Dorgelles qui endosse désormais un second rôle dans Les Derniers Jours Des Fauves se concentrant sur les ambitions meurtrières de politiciens dévoyés en quête du graal des élections présidentielles sur fond de pandémie et de révolte des Gilets Jaunes.

     

    La Présidente Nathalie Séchard ne briguera pas un second mandat. En effet, celle qui a incarné le renouveau à la tête de l'Etat français a décidé de se consacrer désormais à son jeune mari de 26 ans son cadet. Dans un climat délétère de pandémie où l'appareil policier fait appliquer un confinement drastique, les émeutes se multiplient sur fond de réchauffement climatique extrême tandis que les leaders politiques fourbissent leurs armes pour succéder à cette présidente sur le déclin. Parmi les favoris figure le ministre de l'intérieur Patrick Beauséant qui est prêt à tout pour accéder à l'Elysée quitte à employer les grands moyens pour éliminer son principal rival, le ministre de l'écologie Guillaume Manerville. Pressentant le danger, ce dernier a décidé d'éloigner sa fille Clio, une normalienne d'ultra-gauche, qui devient une cible qu'il faut protéger à tout prix. Attentats, exécutions, tous les moyens sont bons pour atteindre la jeune fille qui se retrouve sous la protection d'un homme mystérieux que l'on surnomme Capitaine et qui sait comment s'y prendre pour déjouer tous les pièges d'une traque impitoyable. 

     

    Avec Les Derniers Jours D'un Fauve, il faut tout d'abord saluer l'acuité du regard de Jérôme Leroy pour restituer ce climat de prédation régnant au plus haut sommet de l'Etat, tandis que le pays sombre dans le chaos au cours d'une déclinaison de catastrophes sociales et climatiques qui ne sont pas du tout éloignées de la réalité, bien au contraire. Dans cette atmosphère de violence sociale, les stratagèmes de ces politiciens apparaissent d'autant plus réalistes qu'ils s'inscrivent au cœur de ces mouvements de révolte à l'image de cet attentat antivax survenant durant cette période explosive de confinement liée à la pandémie qui sévit depuis plus de deux ans. On le voit ainsi, Jérôme Leroy exploite avec une belle intelligence les clivages de ces hommes et femmes politiques qui s'écharpent sur fond de dérèglements sociaux touchant l'ensemble d'une population dont un certain nombre se révolte en ralliant la cause incertaine des Gilets Jaunes. L'intrigue s'inscrit sur deux registres en observant tout d'abord la dimension politique s'articulant autour de Guillaume Banerville, représentant de l'aile gauche de l'échiquier politique gouvermental, favori de la présidente sortante, qui s'aventure dans cette élection a son corps presque défendant, tandis que son adversaire, Patrick Bauséant, se situant sur l'aile droite du même échiquier, affiche résolument ses ambitions en complotant pour parvenir à ses fins. A partir de là, on observe la seconde dimension de cet affrontement qui se déroule autour de Clio, la fille de Manerville et des barbouzes chargés de l'éliminer tandis qu'apparaît le Capitaine, personnage énigmatique qui va s’employer à protéger la jeune fille. Apparaissent ainsi les liens qui l'unissaient avec Guillaume Manerville durant sa jeunesse en conférant à l'ensemble du récit cet aspect d'humanité et de fraternité qui émaille l'intrigue tandis que les confrontations s'enchainent dans un déferlement de violence qui s'équilibre parfaitement dans le cours d'un roman intelligemment construit nous rappelant les meilleurs récits d'un certain Jean-Patrick Manchette avec cette érudition et cette ironie mordante qui émergent constamment d'un texte à la fois savoureux et brillant.

     

    Examen caustique d'un monde politique qui s'étiole, récit d'actions de barbouzes sans foi ni loi, Les Derniers Jours Des Fauves est un roman noir nous entraînant dans le monde trouble d'un pouvoir que Jérôme Leroy dépeint avec la singulière force de l'uchronie qui nous renvoie immanquablement dans le monde qui est le notre.

     


    Jérôme Leroy : Les Derniers Jours Des Fauves. Editions la Manufacture de Livres 2022.

    A lire en écoutant : Pavane, Op. 50 interprété par Michel Plasson & Orchestre du Capitol de Toulouse. Album : Faure : Requiem & Orchestral Music. 2000 Angel Records.

  • FRANCOIS MEDELINE : L’ANGE ROUGE. ORCHIDEE FATALE.

    Capture d’écran 2020-11-10 à 20.02.49.png

    Service de presse.

     

    A la lecture des romans de François Médéline on ne peut s’empêcher d’éprouver une espèce de perte de contrôle avec des récits intenses comme La Politique Du Tumulte (La manufacture de livres 2012) parfois étranges comme Les Rêves De Guerre (La manufacture de livres 2014) voire même déjantés à l’instar de Tuer Jupiter (La manufacture de livres 2018) mettant en scène l’assassinat du président Macron. Comme à l’accoutumée, avec une écriture vive et un style tranchant qui donne le vertige, le lecteur, malmené dans la fureur du récit, va retrouver cette sensation de perte de contrôle dans son dernier opus, L’Ange Rouge dont l’action se situe à Lyon en mettant en scène un groupe de la brigade criminelle de Lyon traquant un tueur en série dont la particularité consiste à peindre une orchidée sur le corps de ses victimes. Flics borderlines, serial killer, à l’image des livres d’Ellroy dont il revendique l’influence, François Médéline nous concocte une intrigue aussi trouble qu’insensée dont l’ambition va bien au-delà des standards d’un thriller à la trame usée jusqu’à la corde, pour nous livrer un ouvrage ambitieux qui oscille entre le roman noir et le polar procédural.

     

    Lyon 1998. Alors que la nuit tombe, on distingue un étrange radeau dérivant sur les flots sombre de la Saône. Eclairée de torches enflammées, on peut distinguer sur l’embarcation un corps mutilé sur lequel on a peint une orchidée avant de le placer sur une croix en bois. Elaborée, macabre, la mise en scène marque les esprits pour celui que l’on appelle désormais le crucifié de la Saône  devenant ainsi une affaire spectaculaire qui échoit au commandant Alain Dubak et à son groupe de la brigade criminelle. Pression hiérarchique et médiatique, le groupe livre désormais une course contre la montre en traquant un tueur déterminé et audacieux qui les contraindra à violer les toutes les procédures tout en mettant leur intégrité physique en danger. Ils risquent bien d’y perdre aussi la raison.

     

    Que l'on se le tienne pour dit, L'Ange Rouge va bien au-delà des stéréotypes du thriller avec cette sempiternelle confrontation entre un serial-killer forcément retord et un enquêteur borderline dont le passé tourmenté ressurgit à mesure de l'avancée de ses investigations. François Médéline bouscule donc les codes à la façon d'un James Ellroy en nous offrant un récit extrêmement bien calibré où l'on retrouve, plus que le style syncopé, répétitif qu'il emploie, une intrigue à la fois adroite et profonde avec cette sensation de folie et parfois même de génie qui fait forcément référence au maître du polar américain. Pavé nerveux de près de 500 pages de ce qui s'avère être une série à venir, L'Ange Rouge s'articule autour de l'ensemble d'un groupe de la criminelle dont les protagonistes sont soumis bien évidemment aux aléas des investigations qu'ils doivent mener collectivement mais également aux pressions de la hiérarchie et des instances judiciaires dont on découvre toutes les arcanes et les enjeux que François Médéline décline avec rigueur et précision sans que l'on éprouve cette lourdeur d'une exactitude outrancière des procédures policières avec à la clé un mariage réussi en fiction et réalisme qui comblera les lecteurs les plus exigeants. Même si l'on découvre l'ensemble des membres qui compose ce groupe de la brigade criminelle de Lyon, il va de soi que l'on va se focaliser sur deux enquêteurs atypiques que sont Alain Dubak, commandant dudit groupe secondé de Mamy, son adjointe inamovible de la vieille école qui se gave de sucreries et sait manier le tonfa avec dextérité lui permettant de "dialoguer" avec les prévenus les plus mutiques. Un duo détonant qui compose avec les autres membres du groupe ainsi que les services d'appuis de la police qu'ils soient scientifiques ou psychologiques qui vont intervenir dans cette enquête qui risque à tout moment de s'enliser dans les méandres des fausses pistes. Personnage central du récit, on appréciera ce commandant Dubak, forcément borderline, mais pas trop, qui oscille entre certitudes et doutes en le faisant parfois basculer du côté de "procédures" qui ne sont pas forcément conformes aux directives policières. Issu de la brigade des stupéfiants où il a été affecté trop longtemps en consommant les produits qu'il saisissait, Dubak est un homme blessé, fragile qui tente de se remettre de ses excès, même si la démarche se révèle plutôt difficile tant les tentations sont nombreuses. Mais cette fragilité devient une force avec cette capacité à se retrouver sur le seuil de la folie qui devient un atout dans le cadre de cette traque au tueur en série.

     

    Et puis avec L'Ange Rouge il y a cette ville de Lyon et sa région que l'on découvre au gré d'un récit qui fait la part belle aux particularismes de la cité que ce soit sur le plan géographique bien sûr, mais également avec la dimension sociale et politique nous permettant de nous glisser dans les méandres des milieux extrémistes qu'ils soient de droite ou de gauche mais également dans le monde estudiantin de l'art. Natif de la région, François Médéline nous immerge ainsi avec quelques petites touches bien équilibrées dans le cadre de cette capitale de la Gaule que l'on parcoure dans tous les sens au détour du charme de ses traboules mais également d'endroits plus glauques comme les égouts de la ville abritant quelques sympathisants anarchistes qui vont interférer dans le cours de l'enquête. On le voit, même s'il s'agit bien d'un roman policier on retrouve quelques thématiques politiques, chères à l'auteur, qui donnent encore plus d'ampleur à un récit qui n'en manquait pas.

     

    Cocktail explosif de talent et de folie, L'Ange Rouge, premier opus d'une série à venir, nous réconcilie définitivement avec les histoires de tueur en série au détour d'un récit énergique et fascinant en côtoyant des personnages hauts en couleur que l'on se réjouit déjà de retrouver.

     

    François Médéline : L’Ange rouge. La Manufacture de livres 2020.

     

    A lire en écoutant : People Ain’t No Good de Nick Cave. Album : The Boatman’s Call. 2011 Mute Records Ltd.

  • LAURENT PETITMANGIN : CE QU’IL FAUT DE NUIT. PERE ET FILS.

    Capture d’écran 2020-08-27 à 21.06.47.pngImmuable, la rentrée littéraire demeure toujours aussi impressionnante avec sa cohorte d’ouvrages déferlant sur les étals des librairies, avec des romanciers qui se détachent déjà du lot et sur lesquels on a tout misé afin de s’assurer le succès et s’extraire de la masse de livres qui peineront à trouver une petite place dans les rayonnages ou dans l’espace médiatique. Une nuée de romans qui sortent en même temps et des choix cornéliens pour une espèce de vente à la criée, le monde littéraire entre ainsi en pleine effervescence, en pleine hystérie à laquelle  tout le monde participent, auteurs, lecteurs, éditeurs, libraires et médias qui entament une sorte de sarabande déchaînée devenant assourdissante. On peut tout de même se réjouir de cette frénésie avec des lecteurs qui semblent avoir retrouvé le chemin des librairies pour se réapprovisionner en lecture au grand soulagement de toute la chaîne du livre qui respire enfin un peu. Et puisqu’il faut faire des choix pour amorcer cette rentrée littéraire autant sélectionner une maison d’éditions indépendante comme La Manufacture de Livres qui publie Ce Qu’il Faut De Nuit, un premier roman de Laurent Petitmangin évoquant sur moins de 200 pages la relation d’un père et de ses fils sur fond de désenchantement social, de montée de l’extrémisme et de déceptions diffuses qui laminent les coeurs. 

     

    Il est monteur de câbles à la SNCF et milite toujours au sein de sa section socialiste. Il élève seul ses deux enfant depuis que la Moman est décédée d’un cancer, après une longue agonie de trois ans. Il a encaissé le choc du mieux qu’il a pu. Mais il faut bien admettre que c’est Fus, son fils aîné qui a comblé le manque en s’occupant du Gillou, le cadet. Il observe ses enfants grandir, les rêves qui se dissolvent ou qui se concrétisent. Le football pour Fus ? les études pour Gillou ? Il voit ses deux fils devenir des hommes mais qui restent ses enfants. Une histoire d’amour qui se désagrègent avec les déceptions d’un père qui ne comprend pas. La rancoeur et le silence, un peu de lâcheté. Il voit le drame qui se dessine et les convictions qui s’effritent. Désemparé, il témoigne en parlant surtout d’amour et de ses petits riens qui changent toute une vie.

     

    Dans la brièveté du roman, on est avant tout fasciné par la capacité de Laurent Petitmangin à dresser un état des lieux complet du pays à travers la voix d’un père racontant à la première personne toute l’histoire d’un drame qui prend racine au sein de la cellule familiale qu’il forme avec ses deux fils qu’il doit élever seul. Tout en retenue, tout en pudeur, ce père nous raconte le quotidien d’une vie du côté de la Lorraine en évoquant la maladie de sa femme, le foot bien sûr, mais également la déliquescence du parti Socialiste et la séduction du Front, les écueils pour trouver un emploi dans la région, l’avenir dans les études et les formations, mais surtout l’amour qu’il porte pour ses deux enfants. Parce qu’il y a cette retenue, parce qu’il y a cette pudeur, le texte n’en est que plus poignant et regorge d’une émotion contenue que l’on appréciera jusqu’à l’épilogue bouleversant qui marquera le lecteur. C’est à partir du choix que va faire l’un de se fils que se dessine le drame sur font d’appartenance au Front et de rejet d’un père militant à gauche qui ne pourrait tolérer ce qui lui apparaît comme un affront. Et bien au-delà du conflit qui s’amorce il y a le silence et les petites lâchetés d’un homme qui ne s’épargne pas lorsqu’il évoque son comportement. On apprécie donc cette espèce de retrospective pleine d’honnêteté qui transparaît à chaque étape des circonstances de ce petit rien qui va faire basculer le destin de toute une famille et puis en écho, cette lettre d’un fils s’adressant à son père en lui témoignant tout l’amour qu’il porte en lui.

     

    Sans grandiloquence, sans scène larmoyante, Ce Qu’il Faut De Nuit est un roman qui vous foudroie dans la sobriété de mots simples qui parlent d’amour. Un récit lumineux dans la noirceur d’un fait divers qu'il faut lire impérativement.

     

    Laurent Petitmangin : Ce Qu’il Faut De Nuit. Editions La Manufacture de Livres 2020.

    A lire en écoutant : Le Faquir d’Abu Al Malik. Album : Dante. 2008 Barclay.

  • LUC CHOMARAT : LE DERNIER THRILLER NORVEGIEN. PARODIE NORDIQUE.

    Luc Chomarat, le dernier thriller norvégien, la manufacture de livresMode éditoriale propre aux thrillers, c’est bien souvent au terme de ce type de fictions que vous trouverez quelques remerciements où l’auteur s’ingénie à vous démontrer, avec une subtilité plus ou moins affichée, que son récit s’inscrit bien dans la réalité d’un univers qu’il a su capter au gré de connaissances et de références qu’il puise essentiellement sur internet en intégrant au mot près dans son texte, avec une conscience qui l’honore, quelques extraits de la fiche wikipédia qu’il a consultée. Il s’agit bien d’en rire et de traiter le sujet des dérives du monde de l'édition avec la dérision et l’humour qui s’impose comme l’a fait Luc Chomarat avec Le Dernier Thriller Norvégien, roman à la fois détonnant et subtil, nous entraînant dans le tourbillon d’une intrigue délirante où la fiction et la réalité se télescopent pour devenir des perceptions toutes relatives.

     

    A Copenhague, l’éditeur parisien Delafeuille s’apprête à rencontrer Olaf Grundozwkzson, grand maître du thriller nordique,  afin de le convaincre d’intégrer le catalogue de sa maison d’édition et de négocier les droits de traduction de son dernier roman à succès. Confortablement installé dans un luxueux hôtel de la capitale danoise, Delafeuille prend connaissance du manuscrit de l’auteur pour se rendre compte que la fiction devient réalité et qu’il est devenu la proie de l’Esquimau, machiavélique tueur en série sévissant dans la région en démembrant ses victimes qu’il abandonne dans les forêts des environs. Acculé, l’éditeur n’a pas d’autre choix que de poursuivre la lecture du manuscrit afin de connaître l’identité du meurtrier. Mais l’ouvrage disparaît mystérieusement et Delafeuille comprend que l’aide de Sherlock Holmes, séjournant dans le même hôtel, ne sera pas de trop afin de déjouer cet effroyable imbroglio qui prend une tournure inquiétante.

     

    Bien loin du simple pastiche où il se contenterait de démonter les codes qui régissent le genre du thriller, Luc Chomarat construit une intrigue étonnante en entraînant le lecteur dans la mise en abîme de personnages évoluant au gré de la fiction d’un ouvrage qui rythme désormais leur propre réalité avec l’apparition de Sherlock Holmes dont on ne sait plus s’il s’agit du célèbre héros sorti de l’imagination de Conan Doyle où tout simplement de l’incarnation de la réalité de Delafeuille protagoniste central d’un roman complètement loufoque qui nous interpelle sur notre propre perception de l’imaginaire. A partir de là, le récit s’oriente vers une franche partie de rigolade extrêmement rafraîchissante où les situations les plus ubuesques prennent une tournure délirante au gré de dialogues surréalistes. C’est donc au détour de l’absurdité de scènes parfois cocasses que Luc Chomarat égratigne avec cette plume corrosive qui le caractérise, les arcanes du monde littéraire et les travers du thriller. Et tout y passe que ce soit les poncifs les plus éculés que l’on peut imaginer en lien avec le polar nordique dont le titre du roman vous donne déjà un aperçu puisqu’il n’est nullement question de Norvège ou que ce soit les considérations d’éditeurs plus enclin à parler chiffres que lettres. Ainsi on s’amuse de tout avec une multitude de clins d’œil comme les éditions Mirages ou la rencontre des inspecteurs Bjonborg et Willander tout en accompagnant des personnages déboussolés s’étonnant de passer d’un chapitre à l’autre de manière brutale ou d’une scène à l’autre presque comme par magie pour mieux comprendre les mécanismes de l’ellipse. Il en va de même pour l’environnement et l’atmosphère d’un genre extrêmement convenu, que l’auteur s’amuse à décortiquer avec une sagacité pleine d’humour à l’exemple de cette ville de Copenhague prenant soudainement l’allure d’une ville africaine pour mettre en exergue la multitude de clichés que l’on peut trouver dans ce type de romans ou cette soudaine vulgarité dans les échanges entre Holmes et Delafeuille se retrouvant tout d’un coup dans un récit aux allures de hard-boiled.

     

    Avec la finesse d’un humour au service d’un texte d’une belle intelligence nous permettant d’avoir un regard acéré sur un monde de la littérature qui se prend parfois bien trop au sérieux , Luc Chomarat fait exploser, avec Le Dernier Thriller Norvégien, l’univers extrêmement convenu du thriller nordique pour nous entraîner dans la folie d’une intrigue qui ne manquera pas de vous laisser avec un grand sourire, ceci bien longtemps après avoir refermé cet ouvrage détonant. Salutaire et indispensable.

    Luc Chomarat : Le Dernier Thriller Norvégien. La Manufacture de livres 2019.

    A lire en écoutant : Gravity de Hooverphonic. Album : Reflection. Sony Music Entertainment Belgium.

  • Pierre-François Moreau : White Spirit. Démon blanc.


    Capture d’écran 2019-08-23 à 00.06.59.pngSi l'engouement du polar en Suisse romande a suscité quelques vocations locales dont finalement nous nous serions bien passés pour certaines des plus remarquées d'entre elles, il importe de signaler les rares auteurs de la littérature noire, toutes contrées confondues, dont l'intrigue se déroule au cœur de la Romandie, tant l'événement est rarissime. Avec un cadre pourtant prometteur, sur les contreforts des Alpes vaudoises, on passera sous silence Avalanche Hôtel (Calmann-Lévy noir 2019) de Nicolas Takian, pâle ersatz de Shining (Le livre de poche 2007), qui alimentera la masse de thrillers insignifiants en contribuant ainsi à la cause perdue d'un genre dévoyé, pour s'intéresser à White Spirit, un étrange et surprenant roman noir de Pierre-François Moreau dont l'action nous entraîne sur les bords du lac Léman, entre Montreux et Lausanne.

     

    White Spirit, c'est le combustible avec lequel Gifty, une jeune prostituée nigériane, s'asperge afin de s'immoler sur les bords du lac Léman pour en finir avec cette vie de galère et échapper définitivement à l’emprise de ses proxénètes. Victime d’un réseau de traite d’êtres humains entre Bénin City et Lausanne, la jeune femme est contrainte de se livrer au commerce de son corps afin de s’acquitter d’une dette exorbitante et d’une malédiction qui peut s’abattre à tout moment sur les membres de sa famille. Mais White Spirit c’est peut-être aussi ce qu’incarne Bruce, ce jeune homme déjanté qui vient de sauver Gifty de la douleur des flammes s’apprêtant à la consumer. Scénariste de jeux vidéos fun-gore, figure montante de la Toile, Bruce trimbale son désenchantement d’hôtels de luxe en festivals du numérique, imbibé d’alcool et de drogue. La rencontre détonante de deux univers qui se fracassent pour former un mélange de délires occultes et virtuels donnant ainsi l'occasion à Gifty et Bruce d'affronter leurs chimères respectives dans un déferlement de confrontations chaotiques.

     

    Déroutant, c’est le moins que l’on puisse dire pour qualifier ce roman dont l’intrigue tourne autour d'une rencontre improbable entre deux personnages qui se situent à la marge de cette quiétude envoûtante de la Riviera vaudoise où ils évoluent chacun de leur côté avant que cette confrontation fatidique ne les entraîne dans une spirale d’événements aussi étranges qu’imprévisibles. D’emblée on apprécie cette écriture précise, chirurgicale, permettant d’esquisser en quelques mots l’atmosphère singulière émanant d’un décor opulent où la détresse de Gifty résonne dans le silence d’une aube mal définie tandis que Bruce exsude les miasmes de ses délires numériques dont il ne garde que quelques fragments épars. S'agit-il d'un songe ou des phantasmes respectifs de deux êtres égarés ? La question reste ouverte car Pierre-François Moreau parvient, avec maestria, à nous égarer dans cette conjonction de deux microcosmes dans lesquels ses personnages se retrouvent enfermés. Pour Gifty, traquée par ses souteneurs, ce sont les esprits, les fétiches et l’envoûtement des jujus tandis que Bruce doit faire face aux autorités numériques pour avoir endossé le rôle d’un lanceur d’alerte bidon afin de rebooster sa carrière de concepteur de jeux vidéos. Dangereux maquereaux, policiers fédéraux indolents et mystérieux mécène richissime, sur fond de règlements de compte sordides et de discussions déjantées, les rencontres s’enchaînent tandis que les univers s’entremêlent au détour d’une succession d’événements qui prennent parfois une tournure surprenante.

     

    Il faut dire que sur une alternance d'instants calmes, aux entournures poétiques, presque romanesques, et d'actions frénétiques et explosives, Pierre-François Moreau se garde bien d'entraîner le lecteur vers des schémas convenus. Ainsi l'ébauche d'une histoire d'amour entre Gifty et Bruce demeure incertaine, tandis que la confrontation avec la clique de souteneurs africains ne débouchera pas forcément sur le bain de sang escompté, propre au genre. 

     

    En se jouant ainsi des codes qu'il connaît parfaitement, Pierre-François Moreau nous livre donc un récit échevelé qui se révèle bien plus maîtrisé qu'il n'y paraît aux premiers abords, pour faire de White Spirit un roman noir Outchine cool.

     

    Pierre-François Moreau : White Spirit. La Manufacture de livres 2019.

    A lire en écoutant : 7 Seconds de Youssou N'Dour (ft. Neneh Cherry). Album : The Guide (Wommat). Colombia Records 1994.

  • Franck Bouysse : Né D’aucune Femme. La raison d’être.

    Capture d’écran 2019-01-28 à 22.57.59.pngService de presse.

    Sur une déclinaison des quatre saisons, Franck Bouysse entamait un cycle avec Grossir Le Ciel (La Manufacture de livres 2014) où l’on découvrait deux vieux paysans reclus dans un hameau isolé par les rigueurs de l’hiver, tandis que Plateau (La Manufacture de livres 2016) prenait pour cadre une vallée perdue baignant dans une atmosphère automnale alors que Glaise (La Manufacture de livres 2017) se déroulait dans un contexte estival imprégné des tourments de la première guerre mondiale résonnant dans le lointain. Pour achever ce cycle des quatre saisons, il fallait donc un roman aux accents printaniers afin que l’auteur puisse donner la pleine mesure de ses talents de conteur pour incarner cette période de renouveau où la maternité et la naissance prennent la forme d’une intrigue romanesque aux consonances tragiques. Parce qu’il y a toujours la promesse d’un texte richement travaillé au service d’une intrigue forte, les romans de Franck Bouysse sont désormais précédés d’une réputation parfois outrancière comme c’est le cas avec Né D’aucune Femme présenté comme le roman de l’année alors que celle-ci est à peine entamée. Mais s’il est question d’outrance, il faut bien admettre que l’ouvrage suscite une indiscutable émotion en découvrant sous une forme narrative, nouvel exercice pour l’auteur, le terrible destin d’une jeune femme subissant les avanies d’un entourage cruel.

     

    Au crépuscule de sa vie, Gabriel, un curé de campagne tourmenté, se remémore ces cahiers découverts dans les replis de la robe d’une défunte qu’il devait inhumer. Il se souvient de la parole de Rose, couchée sur le papier. Une destinée tragique débutant sur les marchés où l’on peut vendre bêtes et autres victuailles, mais où il arrive parfois que l’on y cède sa propre fille afin de s’extirper de la misère, comme l’a fait Onésime en marchandant, son aînée qui se retrouve aux prises avec le maître du Domaine des Forges. Ainsi livrée à la cruauté d’un homme odieux, Rose devient l’enjeu d’un leurre abject destiné à couvrir l’abominable convoitise d’une famille sans scrupule. Une succession de drames innommables où le courage d’une fille perdue résonne dans le vide en se répercutant contre la muraille de silence et de résignation érigée par un entourage écrasé par la lâcheté et la soumission que leur impose leur condition.

     

    Un curé de campagne troublé, une jeune fille subissant les pires outrages, on retrouve avec Né D’aucune Femme quelques personnages qui ont hanté l’œuvre de Bernanos auquel on a prêté une certaine influence imprégnant les romans de Franck Bouysse et plus particulièrement ce dernier opus se déroulant durant une période imprécise que l’on situera au terme du 19èmesiècle ou à l’orée du 20èmesiècle. Ainsi les réminiscences du curé d’Ambricourt ou de Mouchette planent donc sur ce roman au souffle romanesque se conjuguant à la noirceur d’une intrigue qui bascule vers une atmosphère gothique imprégnant l’ensemble d’un texte terrible et poignant qui ne manquera pas de bouleverser le lecteur. Comme une pièce centrale, le roman s’articule autour du journal de Rose se déclinant sous une forme narrative en nous immergeant dans le sillage de son calvaire. Avec une langue à la fois spontanée et sincère mettant en exergue les infamies dont elle est victime, on ne peut rester insensible au texte de cette jeune fille dont on perçoit toute la force et le courage. Complétant la perception tronquée de Rose, on découvre les points de vue de son père Onésime, de « Elle » désignant sa mère, du régisseur du Domaine des Forges prénommé Edmond et bien évidemment du curé Gabriel qui introduit et conclut ce récit ample, aux entournures parfois extrêmement convenues mais recelant tout de même quelques rebondissements surprenants. Dans cette série de portraits, c’est bien évidemment la bravoure de ces femmes meurtries que l’auteur met en évidence au regard de la veulerie des hommes qui les entoure. Tout au long de cet obscur conte gothique où le méchant seigneur règne sur un sombre domaine isolé et où la raison d’une jeune fille vacille à l’ombre des murs d’un monastère converti en hôpital psychiatrique, il est donc essentiellement question de conditions sociales, celles régissant les rapports entre hommes et femmes mais également celles qui asservissent l’individu en fonction de sa condition.

     

    Et puis, comme à l’accoutumée avec les textes de Franck Bouysse, il y a ce rendez-vous avec une langue riche et généreuse qui habille les décors et enrobe les personnages d’une subtile et délicate dentelle composée de mots et de phrases magnifiant un texte équilibré emprunt d’une force émotionnelle peu commune. Ainsi Né D’aucune Femme marque l’achèvement d’un cycle des saisons avec un récit intimiste obéissant aux sombres mécanismes d’une tragédie intemporelle véhiculant un déferlement de sensations et de sentiments qui ne manqueront pas de saisir le lecteur jusqu’au bouleversement final.

     

    Franck Bouysse : Né D’aucune Femme. Editions La Manufacture de livres 2019.

    A lire en écoutant : La Cathédrale Engloutie de Ravel. Album : Arthur Rubinstein At Carnegie Hall. 2012 Marathon Media International Ltd.