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la manufacture de livres

  • Claire Vesin : Le Lotissement. Que c’est beau le monde !

    claire vesin,le lotissement,la manufacture de livres,chronique littéraire,blog littéraire,livre 2025,roman noir,littérature noireParfois, le texte prend davantage d’importance que l’image ce qui est plutôt un exploit sur une plateforme numérique telle qu’Instagram ainsi que le signe de récits d’une grande tenue comme c’est le cas avec Claire Vesin dont on se réjouissait de découvrir ses chroniques sur son quotidien de cardiologue exerçant dans son cabinet situé du côté d’Argenteuil, non loin de Paris. Aussi n’aura-t-on pas été surpris lorsque la praticienne s’est lancée dans l’écriture d’un roman en nous proposant Blanche (La Manufacture de livres 2024) abordant le thème des soignants dont elle évoque le mal être au sein d’un hôpital de la banlieue parisienne d’où émane une certaine forme de noirceur se conjuguant autour de tout un panel sensible d’hommes et de femmes, acteurs de cet environnement médical particulièrement malmené et dont on perçoit le désarroi et parfois même le désespoir qui rejaillit sur leur entourage. Nul tabou et surtout nul pamphlet n’émane de ce récit qui a rencontré son public tout en obtenant plusieurs  récompenses dont tout dernièrement le prix Folio-Elle célébrant l’intensité d’une écriture d’où l’on distingue un impressionnant sens de la narration. Si Claire Vesin a mis quelque peu en veille ses chroniques de médecin sur son compte Instagram, c’est pour mieux la retrouver dans son rôle incontestable de romancière où elle s’éloigne audacieusement du monde médical, ce qui constitue déjà en soi une surprise, pour se pencher sur un petit village pavillonnaire de la banlieue parisienne des années 80 dont elle décortique toute une série d’évènements tragiques en s’inscrivant sur le registre du roman noir chargé d’une tension latente aux effluves poétiques.

     

    claire vesin,le lotissement,la manufacture de livres,chronique littéraire,blog littéraire,livre 2025,roman noir,littérature noireElle se souvient encore de l’incendie de l’un des pavillons de Mare-les-Champs en ce soir de l’année 1986 où ses parents l’ont tirée du lit pour voir ce qu’il se passait chez leurs voisins, la famille Mondessert. Elle revoit encore la civière sur laquelle gisait Elise, adolescente rebelle, tandis que sa mère Béatrice apparaissait effondrée, bien loin de l’image de reine incontestée qu’elle affichait vis-à-vis de la petite communauté du quartier. Quarante ans après, devenue médecin et après avoir enterré sa mère, voilà qu’elle trie les affaires dans la chambre parentale où elle exhume la photo de classe de l’époque avec sa maîtresse, Mme Suzanne Bourgeois ainsi que le journal intime d’Elise qu’elle avait dérobé à l’époque lors de l’escapade avec ses frères dans les décombres de la villa sinistrée. C’est l’occasion pour elle de rassembler des souvenirs perdus ainsi que les témoignages des protagonistes d’une succession de tragédies ravivant des blessures que l’on préfèrerait diluer à tout jamais dans les méandres de l’oubli.

     

    Il y a eu toute une multitude d'exploration de l'envers du décors de ces charmants quartiers pavillonnaires dont on distinguait les aspects troubles déjà en 1974 avec un roman comme Les Femmes De Stepford d'Ira Levin où l'on percevait déjà la charge mentale que les hommes d'une banlieue du Connecticut avaient "généreusement" attribués à leurs épouses modèles. Dans un registre tout aussi cynique, un film comme American Beauty plaçait également ce personnage d'épouse modèle au centre de l'intrigue que l'on retrouve également dans la fameuse série Desperate Housewives d'ailleurs. Transposé en France, ce modèle banlieusard de la classe moyenne parvenue atteint son apogée dans les années 80, période durant laquelle Claire Vesin décline son intrigue qui n'a donc rien d'un choix anodin puisque le récit s'inscrit dans le registre d'une lutte des classes embryonnaire où la communauté pavillonnaire redoute l'émergence de barres d'immeubles toutes proches qui risquent de prétériter ce si bel environnement alors que l'on parle d'un certain Le Pen et de son parti qui fait son entrée à l’Assemblée. On sait déjà que tout cela finira mal, puisque l'intrigue débute avec cet incendie, point d'orgue de toute une série d'événements que la narratrice, dont on ignore le nom, mais qui exerce la profession de médecin, va nous rapporter, trente ans plus tard, à l'occasion de l'enterrement de sa mère alors qu'elle déterre quelques souvenirs peu reluisants. Et tandis qu'elle revient sur les lieux de son enfance, on replongera dans les méandres de cette époque trouble en adoptant différents points de vue dont celui de Béatrice, la femme modèle par excellence, de sa fille Elise, une adolescente tourmentée, de Suzanne jeune institutrice fraichement débarquée dont les origines guadeloupéenne suscitent un certain émoi, et bien évidemment de la mère de la narratrice incarnation de ce mal de vivre par rapport à cette quête de l'icône idéale, de la femme parfaite que son amie Agnès va mettre en exergue, sans pour autant la juger, bien au contraire. C'est cette envie, cette convoitise du bonheur qui émerge tout au long du récit où les veuleries, les mesquineries et autres petites lâchetés s'enchainent dans un quotidien somme toute assez banal qui va pourtant peu à peu dérailler jusqu'à une succession de tragédies inéluctables que Claire Vesin met en scène avec une redoutable efficacité en nous entraînant dans cet atmosphère pesante, où l'on distille le bonheur à coup d'antidépresseurs que le médecin généraliste de la région distribue comme des bonbons et avec une certain dose de cynisme. Véritable laminoire de la pensée divergente, l’ensemble pavillonnaire devient un véritable cauchemar pour celles et ceux qui font le pas de travers à l’instar de Suzanne Bourgeois, cette institutrice novice, férue de poésie dont la beauté rayonnante sème le trouble et la jalousie, jusqu’au drame ultime prenant une allure sacrificielle terrifiante et cinglante. Bien plus que la bande sonore composée des tubes de l’époque, que ce soit Balavoine ou Bronski Beat, davantage que l’actualité de cette période, à l’instar de Tchernobyl ou de l’entrée du FN à l’Assemblée, ce sont ces poèmes parsemant le récit, et que Suzanne affectionne, qui deviennent le véritable coup de projecteur dessinant les contours de cette intrigue sombre, et dont la lumière rejaillit sur la personnalité tourmentée des protagonistes arpentant Le Lotissement.

     

    Claire Vesin : Le Lotissement. Editions de La Manufacture de livres 2025.
     
    A lire en écoutant : It ain't necessarily so de Bronski Beat. Album : The Age of Consent. 1984 London Records Ltd.

  • OLIVIER ROLLER : BATACLAN MEMOIRES. PHOTOGRAPHIES, RECITS, TATOUAGES.

    la manufacture de livres,bataclan mémoires,olivier coller,récit,témoignages,attentats 13 novembre,chronique littéraire"Ça fait partie de nous. C’est en nous. Pour ceux qui ont été blessé, c’est dans leur chair. Pour nous, les images sont toujours dans notre cerveau. Et on ne peut pas les oublier. C’est impossible de les oublier."

     

    C'est assez délicat de parler d'un livre pareil, parce qu'après l'avoir refermé, on reste forcément sans voix au terme de la lecture marquante des vingt-et-un témoignages de ces rescapés du Bataclan au soir des attentats du 13 novembre 2015 qui ont ravagé les rues de Paris.

    Publié en 2022, l'ouvrage en grand format se définit tout d'abord dans la dignité d'une couverture sobre où l'on trouve sur le dos le nom de ces hommes et de ces femmes qui se sont confiés auprès du photographe Olivier Roller qui a pris soin de faire leurs portraits en mettant l'accent sur leurs tatouages respectifs, souvenirs de ces instants où tout a basculé au cours de cette tragédie dont ils dépeignent les événements, mais qui évoquent également ce difficile chemin de l'après.

    la manufacture de livres,bataclan mémoires,olivier coller,récit,témoignages,attentats 13 novembre,chronique littéraireDu fait d'une certaine méfiance vis à vis de tous les médias en quête de sensation avec les abus qui en découlent, la démarche n'a rien eu d'une évidence pour le photographe qui s'est employé à instaurer auprès de ces membres de Life of Paris, un climat de confiance que l'on ressent tout au long de la lecture de ces textes sensibles.

    Comme un mémorial, on soulignera le soin apporté à ce livre pour mettre en valeur cette sensibilité des témoignages où émerge l'émotion mais également la  délicatesse de ces entretiens qui vont nous plonger dans l'enfer de cette soirée du Bataclan.

    La beauté d'un livre pour contenir l'horreur du déroulement de cette tragédie se conjuguant avec cette étincelle d'humanité que l'on décèle dans chacune des personnalités de ces témoins et qui rejaillit sur l'ensemble d'une horreur indescriptible dont ils parviennent pourtant à nous en restituer l'ampleur.

    Et il faut bien admettre que lorsque l'on a parcouru les récits de Jean-Claude, Helen, Stéphanie, Marilyn, Alix, Nicolas, Sylvie, Natasha, Frank, Stéphane, Camille, Alix N., Coralie, Gabin, Christophe, Marie-Pierre, Clotilde, Julien, Benoît, Florence et Guillaume, tout le reste des oeuvres consacrées aux attentats du 13 novembre 2025, que ce soit des romans comme Terrasses de Laurent Gaudé, ou des films comme Novembre de Cédric Jimenez apparaissent comme dénué de substance tant la force de chacun de ses récits dilue toutes les autres démarches, aussi louables soient-elles, pour retranscrire le déroulement de cette soirée d'automne qui a foudroyé la destinée d'une multitude de personnes, dont certaines livrent leurs témoignages.

    Le moins que l'on puisse faire, c'est de les écouter ou de les lire.

    Alors à l'occasion des dix ans de cette série d'attentats, les éditions de La Manufacture de livres nous proposent Mémoires Du Bataclan où vous retrouverez l'ensemble de ces récits uniques, dénués de l'image, qu'il importe de découvrir pour prendre la mesure de ces événements qui continuent de nous hanter. 

     

    Olivier Roller : Bataclan Mémoires. Photographie Récits Tatouages. Editions La Manufacture de livres 2022.

    Olivier Roller : Mémoires du Bataclan. Editions La Manufacture de livres 2025.

    A lire en écoutant : Mille Vagues de Feu! Chatterton. Album : Labyrinthe. 2025 Univers Em Fogo.

  • GILLES SEBHAN : NIGHT BOY. GLORIA FOR EVER.

    gilles sebhan,night boy,la manufacture de livresIl y a quelque chose de tourmenté qui émane de ses peintures mais également de ses récits dont certains d'entre eux sont consacrés aux trajectoires chaotiques d'individus controversés tels que Tony Duvert ou Jean Genet tandis qu'il émerge du Royaume Des Insensés, un cycle cinq romans oscillant entre le polar et le roman noir, un sentiment diffus de transgression et de solitude. Gilles Sebhan débarquait donc dans l'univers de la littérature noire avec Cirque Mort (Rouergue/Noir 2018) où l'on faisait connaissance avec le lieutenant Dapper à la recherche de son fils Théo mystérieusement disparu tandis que l'on naviguait dans l'univers oppressant d'un hôpital psychiatrique dirigé par le docteur Tristan fasciné par la personnalité d'Ilyas, un jeune adolescent étrange qui semble pouvoir entrer en contact avec l'enfant disparu. Que ce soit avec La Folie Tristan (Rouergue/Noir 2019) ou Feu Le Royaume (Rouergue/Noir 2020) ainsi qu'avec Noir Diadème (Rouergue/Noir 2021) et Tigre Obscur (Rouergue/Noir 2022) qui conclut cette série à la fois singulière et mélancolique, on observe le parcours des différents protagonistes qui évoluent en fonction des événements auxquels ils font face et qui sont souvent en lien avec le thème de l'enfance dans ce qu'il y a de plus obscur et de plus provocant que Gilles Sebhan met en scène sans effet ostentatoire ce qui est une véritable gageure tant le sujet se révèle délicat.  Mais c'est cela que l'on apprécie avec ce romancier qui nous invite à plonger dans des dimensions transgressives avec ce sens de la nuance et d'une certaine de virtuosité nous permettant d'appréhender les œuvres puissantes, détonantes, imprégnées de violence et de fureur de peintres tels que Stéphane Mandelbaum ou Francis Bacon auquel il consacre son avant-dernier ouvrage intitulé Bacon, juillet 1964 (Rouergue/La Brune 2023) qui s'articule autour d'un reportage d'une vingtaine de minutes consacré à l'artiste qui évolue dans son atelier de Londres en se livrant sur son homosexualité, la peur et la violence ainsi que son insatisfaction constante devant son travail et son lien trouble à l'alcool qu'il consomme sans modération. Et après un silence de deux ans, voici que Gilles Sebhan fait son retour en intégrant La Manuf, collection noire de la maison d'éditions La Manufacture de livres, avec Night Boy où il se penche sur les "grooming gangs", composés d'individus abordant intentionnellement des mineurs afin de les manipuler à des fins d'exploitations sexuelles et qui avaient défrayé la chronique des faits divers au Royaume Uni après avoir bénéficié du silence complice ou de la négligence coupable des autorités durant plusieurs décennies.  


    gilles sebhan,night boy,la manufacture de livresDans les travées reliant les immeubles d'une banlieue décatie de Bornemouth, Abab, un jeune garçon exploité par des trafiquants d'êtres humains pakistanais, tente d'échapper à une bande de tueurs albanais qui viennent de liquider tous les occupants de l'appartement sordide où il logeait. Au cours de la fusillade, il a tout juste eu le temps de distinguer le visage de l'un d'entre eux dont il a croisé le regard. Désormais traqué par les assassins ainsi que par la police désireuse d'obtenir son témoignage, il trouve refuge dans l'appartement de Gloria, une femme trans qui ne sait pas trop quoi faire de ce jeune migrant clandestin indien bien trop encombrant pour intégrer son univers de solitude et de douleurs qu'elle intériorise depuis toujours. Chargé de démanteler un réseau mafieux albanais implanté à Londres, l'inspecteur David Burn est provisoirement affecté au commissariat de la ville balnéaire où le chef du gang aurait pris ses quartiers dans la région. De là à penser qu'il pourrait être le commanditaire de cette tuerie, il n'y a qu'un pas qu'il est prêt à franchir envers et contre tous. 


    gilles sebhan,night boy,la manufacture de livresOn notera le fait qu'en abordant le thème des "grooming gangs" sévissant au Royaume-Uni, Gilles Sebhan s'attaque à un sujet délicat qui a suscité la polémique en lien avec le manque d'implication, voire la complicité des autorités, c'est peu de le dire, générant une récupération politique des partis d'extrême-droite par rapport au profil ethnique et religieux de ces individus qui ont mis en place ces réseau de prostitution en enlevant de leur famille ou des foyers auxquels il étaient confiés, des mineurs à la dérive. S'il n'édulcore en rien les aspects gênants de cette affaire notamment pour tout ce qui a trait à la communauté indo-pakistanaise ainsi que les licenciements de travailleurs sociaux ayant tenté d'alerter leur hiérarchie ou les instances policières et judiciaires du phénomène dramatique dont ils étaient témoins, Gilles Sebhan se concentre sur le profil des victimes que ce soit la jeune Amy en rupture avec sa famille et surtout Abad cet enfant pakistanais que sa famille a confié aux bons soins de son "oncle" Daddy qui en a fait un migrant clandestin qu'il exploite sans vergogne tout en assouvissant ses pulsions libidineuses au sein d'un appartement insalubre dans lequel s'entasse près de dizaine de gilles sebhan,night boy,la manufacture de livrescomparses d'infortune. C'est dans ce logement que débute l'intrigue de Night Boy prenant pour cadre la ville côtière de Bornemouth, dont la principale activité économique se décline autour des séjours linguistiques et qui se situe non loin de West Bay dont les falaises ont servi de décor pour la série Broadchurch auquel l'auteur fait d'ailleurs allusion. Autre film auquel Gilles Sebhan rend hommage c'est Gloria de John Cassavetes dont la protagoniste principale, une femme trans dans la cinquantaine, endosse le prénom tout en assurant le même rôle que Gena Rowland en devenant la protectrice du jeune Abad traqué par un gang albanais qui s'en prend à ses rivaux indo-pakistanais. C'est donc sur fond de règlements de compte plutôt brutaux que l'on observe l'amitié maladroite qui se noue entre Gloria et Abad tout en découvrant également la personnalité de David Burn, flic plutôt efficace mais solitaire qui débarque dans cette localité désormais à feu et à sang en tentant de protéger l'unique témoin du massacre commis par les albanais qu'il pourchasse. Avec Gilles Sebhan, on apprécie toujours autant le registre ambivalent de ses personnages dont on découvre les parts d'ombre sans pour autant être dénué d'une certaine humanité qui se conjugue souvent dans la solitude et une certaine détresse. Et aucun des protagonistes de Night Boy n'y échappe, ce qui confère au récit, au-delà de l'aspect sombre et de la violence qui en découle, une certaine émotion se conjuguant dans la justesse de scènes qui s'inscrivent dans un réalisme rêche que Gilles Sebhan décline avec une certaine sobriété, caractéristique d'une écriture équilibrée dépourvue de toute fioriture qui font que l'on s'attache immédiatement à la fragilité de ces personnalités à la fois déroutantes et lumineuses, à l'image d'un récit qui laisse un souvenir impérissable. Tout juste admettra-t-on quelques petites facilités narratives comme cet achat providentiel d'une montre connectée qui va faire basculer l'ensemble de l'intrigue vers une issue dont on découvrira les conclusions au pied d'une falaise sur lequel s'agrège désormais le visage de Gloria, une femme magistrale qui marque les esprits. 


    Gilles Sebhan : Night Boy. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.


    A lire en écoutant : Behind The Wheel de Depeche Mode. Album : Music For The Masses. 1987 Venunote Ltd. 

  • LIONEL DESTREMAU : UN CRIME DANS LA PEAU. FAUT QUE CA SAIGNE.

    IMG_1392.jpegLors de la tenue de festivals tels que celui des Quais Du Polar à Lyon, il y a ces moments magiques où l'on se livre à quelques considérations autour de la littérature noire avec tout ce petit monde du livre, en partageant le verre de l'amitié et en dégustant les spécialités de la région quand les restaurateurs daignent bien vouloir nous servir ce qui n'a rien d'une évidence dans la Capital des Gaules où l'accueil se révèle parfois légèrement bancal dans ce domaine. Quoiqu'il en soit, c'est l'occasion de belles rencontres comme celle avec Lionel Destremau qui a officié dans le monde de l'édition parisienne durant une vingtaine d'années avant de retourner à Bordeaux, ville de ses origines, où il dirige notamment le fameux festival Lire en Poche de Gradignan qui est le premier événement littéraire français exclusivement dédié à ce format et qui célèbre ses vingt ans d'existence. Mais outre ses activités dans les univers de l'édition et des manifestations littéraires, Lionel Destremau a publié trois recueils de poésie chez Tarabuste éditions, entreprise indépendante officiant depuis quarante ans dans la région du Centre-Val de Loire. On notera également la part active qu'il prendra à l'élaboration, durant cinq ans, de la revue de critique littéraire Prétexte qu’il a animé en collaboration avec Jean-Christophe Millois, et dans laquelle on trouve notamment quelques dossiers dédiés au mauvais genre comme Les marges du polar, littérature blanche ou noire ? C'est d'ailleurs probablement dans cette marge que s'installe Lionel Destremau publiant son premier roman noir, Gueules D'Ombre (La Manufacture de livres 2022) prenant pour cadre un pays fictif dans lequel évolue, au milieu des décombres d'une guerre sans nom, un enquêteur chargé de découvrir l'identité d'un soldat plongé dans le coma. Un récit décalé à l'image de la superbe couverture de l'ouvrage tout comme celle ornant Jusqu'à La Corde (La manufacture de livres 2023), second livre de l'auteur qui s'inscrit dans le même registre insolite de la ville fictive de Caréna. Mais c'est dans l'agglomération bien réelle de Lyon, durant les années trente, que se déroule Un Crime Dans La Peau, son troisième ouvrage que l'on peut définir comme le récit d'un fait divers au procédé narratif déconcertant puisque Lionel Destremau navigue une nouvelle fois à la marge des genres entre fiction et réalité de l'époque qu'il restitue avec une impressionnante habilité.

     

    lionel destremau,un crime dans la peau,la manufacture de livresA l'occasion de la visite du musée des Techniques policières d'Edmond Locard à Lyon, le jeune officier de police en devenir Eric Mailly, passionné de tatouage, découvre deux ouvrages qui ont été retirés de la vente aux enchères d'une collection privée. Il s'agit notamment d'une étrange pochette ayant appartenu au médecin légiste et criminologue Jean Lacassagne qui présente la particularité d'avoir intégré dans sa reliure la peau tatoué d'un homme, ce qui en interdit toute commercialisation. En se penchant sur les origines de l'ouvrage, Eric Mailly découvre que le tatouage ornait le corps de Louis Rambert, coupable de l'effroyable double meurtre de deux personnes âgées, crime qui avait défrayé la chronique judicaire lyonnaise des années trente. Et en poursuivant ses recherches, le jeune élève de l'école de police constate avec stupeur que le complice prénommé Gustave porte le même nom que lui. Se pourrait-il qu'il s'agisse d'un de ses aïeuls ? ainsi, en se plongeant dans les archives, dont celles de la presse qui a relaté le procès, Eric Mailly va découvrir certains pans de la vie tumultueuse de Louis Rambert et de Gustave Mailly, deux vauriens qui ont fini par commettre l'irréparable. S'agit-il d'un parcours prédestiné ? Et que sont-ils devenus après avoir été condamnés ?

     

    D'entrée de jeu, il y a cette mise en situation habile dans le prologue d'Un Crime Dans La Peau laissant entrevoir cette dimension de recherches qui s'inscrit donc dans le registre de la fiction tout en nous permettant de saisir l'ampleur du travail de documentation minutieux que Lionel Destremau a entrepris afin de nous permettre de nous immerger dans les méandres de l'affaire du double crime d'Ecully tout en captant l'atmosphère de cette région lyonnaise des années trente, au détour des dépêches de la météo mais surtout par l'entremise des articles de presse relatant les crimes et autres délits sordides de l'époque suscitant cet intérêt du lectorat français et qui font office de transition pour chacune des parties du roman. C'est ainsi que le récit prend une dimension sociologique où l'on perçoit la violence et la misère qui imprègnent cette France de l'entre-deux-guerres et qui frappent plus plus particulièrement les milieux les plus défavorisés dont sont issus Louis Rambert et Gustave Mailly et que Lionel Destremau va entreprendre de décortiquer dans le moindre détail que ce soit le milieu familial et la jeunesse de chacun d'entre eux, mais également le monde interlope de cette petite délinquance dans laquelle ils vont évoluer ainsi que l'univers carcéral dans lequel ils vont échouer. Pour Louis Rambert, on passera par l'institution religieuse extrêmement sévère qui l'a recueilli et qui l'a exploité ainsi que par la Marine Nationale qui le conduira en Asie dont il reviendra avec un tatouage ornant son torse. En ce qui concerne Gustave Mailly, s'il bénéficie d'un environnement stable durant son enfance, c'est un accident le rendant définitivement boiteux qui va faire en sorte qu'il rencontre des difficultés à trouver sa voie. A partir de là, on observe cette trajectoire vers la délinquance qui conduit les deux hommes à se rencontrer avant qu'ils ne commettent ce crime odieux qui va les perdre définitivement. Si le récit fait figure de document social au travers du fait divers qui devient le point de bascule de la trajectoire des deux hommes, il prend des nuances romancées nous permettant d'appréhender la psyché de chacun d'entre eux, tout en nous immergeant dans l'environnement dans lequel ils évoluent et plus particulièrement dans ce décor lyonnais de l’époque que Lionel Destremau restitue avec une impressionnante précision que ce soit le bidonville au bord de la Saône dans lequel Gustave a élu domicile en s'installant dans une baraque en bois en bois ou ce quartier animé de la Guillotière. Tout cela se décline au rythme d'un texte fluide et équilibré où l'on adopte différents points de vue pour mieux saisir l'itinéraire de ce duo dont l'existence se révèle chaotique certes, mais également plus singulière qu'il n'y paraît. Et puis, tout en gardant une certaine distance à l'égard de ces deux criminels, Lionel Destremau nous interpelle sur ce déterminisme sociale qui pousse parfois des individus à commettre l'irréparable sans aucunement entrer dans une forme de justification. Et ce déterminisme va jusqu'à s'inscrire dans le peau de Louis Rambert pour donner son titre au roman avec cette évocation des tatouages d'autrefois et de cette marginalité à laquelle ils sont associés mais qui fascinent déjà certains scientifiques qui en font la collection en les photographiants pour mieux les répertorier mais également en les recueillant après de ceux qui en font don après leur mort. Et cette fascination on la retrouve dans cette superbe couverture ornant Un Crime Dans La Peau avec ce portrait saisissant de Louis Rambert qui va nous accompagner tout au long d'une lecture absolument captivante.

     

    Lionel Destremau : Un Crime Dans La Peau. Editions de La Manufacture de livres 2025.


    A lire en écoutant : Red Right Hand de PJ Harvey. Album : Peaky Blinders (Original Music From The TV Series). 2019 Universal Music Operation Limited.

  • Jérôme Leroy : La Petite Gauloise / La Petite Fasciste. La fin des temps.

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioMaison d'éditions indépendante fondée et dirigée par Pierre Fourniaud, La Manufacture de livres s'enorgueillit désormais d'une collection un peu à part, intitulée La Manuf qui se consacre de manière plus marquée aux romans noirs et pour être plus précis à ce courant du néo-polar initié par des romanciers tels que Jean-Patrick Manchette et Jean-François Vilar et dans lequel se sont engouffrés des écrivains comme Thierry Jonquet, Jean Vautrin, ADG et Frédéric H. Fajardie pour n'en citer que quelques-uns qui sont parfois un peu trop vite oubliés. Héritier de ce mouvement littéraire dont il a côtoyé certains membres, il était évident que ce soit Jérôme Leroy qui inaugure cette collection lui qui a déjà publié deux romans noirs au sein de cette maison d'éditions, dont Les Derniers Jours Des Fauves (La manufacture de livres 2022), ouvrage remarquable et remarqué s'inscrivant dans une espèce de "comédie humaine" que Balzac n'aurait pas reniée. Il faut dire qu'avec le roman Le Bloc, paru en 2011 dans la collection Série Noire et qui lui a valu une certaine notoriété, Jérôme Leroy débute une sorte de grande  fresque sociale de la France de demain qui s'articule autour de l'émergence du Bloc Patriotique, un parti d'extrême-droite fictif arrivant aux porte du pouvoir et dont la structure ressemble furieusement au Front/Rassemblement National. A partir de là, on observe cette déliquescence du pouvoir politique, sur fond d'un dérèglement climatique de plus en plus prégnant accentuant cette sensation d'effondrement qui émane des textes que l'auteur a écrits par la suite, tels que La Petite Gauloise ou Les Derniers Jours Des Fauves et bien évidemment La Petite Fasciste où transitent les personnages avec une importance qui diffère en fonction des circonstances des différents récits qui s'inscrivent dans une dimension de roman noir aux entournures poétiques. Car outre son activité de romancier, cet ancien professeur de français, qui a exercé dans les zones prioritaires de Roubaix, a publié plusieurs recueils de poésie ainsi que des romans pour la jeunesse et s'est même essayé au scénario en collaboration avec Lucas Belvaux qui a adapté son roman Le Bloc en réalisant ainsi Chez Nous avec, dans le rôle principal, la regrettée Emilie Dequenne. Pour les personnes naïves, un brin écervelées, on dira que l’ensemble des romans de Jérôme Leroy prennent une allure dystopique alors que le terme anticipation semble tout de même plus approprié pour ce qui apparaît davantage comme une scénario probable dans le contexte d’une actualité où la montée de l’extrémisme de droite n’a plus rien d’une fiction.

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Gauloise.
    Poursuivi dans les dédales de la cité d'une grande ville de l'ouest de la France, par une bande de djihadistes qui ont abattu sa source à coup de rafales de Kalachnikov, le capitaine Mokrane Méguelati pensait s'en tirer à la vue d’un équipage de la police municipale rappliquant sur les lieux mais qui ne trouve rien de mieux que de le descendre froidement d'un coup de fusil à pompe dans la tête. Il faut dire que dans cette municipalité tenue par le Bloc Patriotique, on n'aime pas trop les arabes qui agitent une arme à feu, fussent-ils affiliés à la Police Nationale. La bavure est d'autant plus regrettable que cet officier détenait des informations quant à l'imminence d'un attentat d'envergure dans cette région en effervescence. Et tandis que Le Combattant, chef du groupuscule terroriste, semble prêt à en découdre avec les sections de l'anti-terrorisme bien décidées à l'éliminer, les banlieues s'embrasent dans une succession d'émeutes alors que La Petite Gauloise attend son heure pour agir dans ce contexte explosif. Autant dire que ça va saigner. 

     

    C'est aussi bref que cinglant, en s'inscrivant dans un registre subversif qui se décline au gré d'une narration omnisciente aux tonalités ironiques, parfois même sarcastiques permettant de conjuguer cette thématique sombre du nihilisme jusqu'au-boutiste sous l'éclairage d'un texte d'une drôlerie mordante qui vise toujours juste. La Petite Gauloise débute sur le chapeaux de roue avec une scène de fusillade intense qui va vous plonger en apnée dans le déferlement d'une violence singulière sans vous laissez le temps de reprendre votre souffle tout en posant le contexte d'une climat délétère où une jeune femme, surnommée La Petite Gauloise, manoeuvre en côtoyant une mouvance djihadiste qu'elle manipule pour arriver à son but qui est d'exprimer tout le mal qu'elle pense du monde qui l'entoure. Tout cela se met en place au rythme expéditif d'une mise en scène d'une redoutable efficacité que Jérôme Leroy déploie également dans le huis-clos de l'Algeco d'un lycée en chantier dans lequel évolue quelques personnages déroutants à l'instar de Flavien Dubourg, ce professeur puceau peinant à maîtriser ses élèves plus que dissipés et qui espère bien avoir une ouverture avec la romancière Alizé Lavaux qu'il a invitée dans le cadre de son cours de français. Et autant dire que le romancier s'en donne à coeur joie avec ces deux protagonistes exerçant les mêmes métiers que lui et qui connaît donc bien ce climat scolaire qu'il restitue avec une certaine justesse au détour de la réaction parfois surprenante de certains élèves qui vont nous entraîner dans un répertoire de plus en plus tendu rappelant à certains égards un récit tel que Les Enfants Du Massacre de Giorgio Scerbanenco. Portrait au vitriol d'une société française qui se délite dans le contexte de ses convictions extrêmes, La Petite Gauloise est un roman noir aux allures de rouleau compresseur laissant apparaître la puissance du désarroi d'individus qui ne comprennent plus du tout le monde qui les entoure et qui sont bien décidés à l'éradiquer dans un déferlement d'une violence cathartique. 

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Fasciste.
    Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, aime Jugurtha Aït-Ahmed, un jeune arabe qu'elle côtoie depuis l'enfance mais qui ne cadre pas vraiment dans l'environnement familial  dans lequel elle évolue. On en est pas à une contradiction près dans cette région de la Flandres où le climat politique instable profite au Bloc Patriotique ainsi qu'au Bouclier un groupuscule d'extrême-droite érigeant la violence comme un art de vivre et que la jeune femme fréquente assidument. C'est donc à coup de tonfa sur des gauchistes indigents que la militante identitaire exprime sa rage après avoir perdu son amant ainsi que son frère Nils en pensant ne plus rien avoir à perdre. Mais pourtant le coup de foudre survient lors de la rencontre fortuite avec le député socialiste Bonneval qui remet son mandat en jeu sans trop y croire. Et quand on ne croit à plus grand chose, il est bon de laisser derrière soi toutes ses désillusions et de se laisser emporter par cet amour naissant. Ce d'autant plus lorsque le pays sombre dans une violence généralisée où tous les coups sont permis pour éliminer les rivaux politiques. 


    Après le nihilisme de La Petite Gauloise, place au relativisme de l'amour avec La Petite Fasciste qui emporte tout sur son passage. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le récit n'a rien d'une romance niaise et sirupeuse et s'inscrit une nouvelle fois dans le registre du roman noir le plus affirmé qui soit en débutant sur la bavure cauchemardesque d'un tueur à gage se trompant de cible et virant au véritable jeu de massacre aux entournures burlesques qui ne manquera pas de vous secouer. On retrouve également ce narrateur omniscient aux pouvoirs divins qui s'adresse parfois au lecteur et qui peut définir l'avenir de ses personnages qu'il dépeint avec cette verve sardonique et saillante prêtant à sourire en dépit de la noirceur de l'environnement dans lequel on évolue. Pour l'occasion, Jérôme Leroy s'emploie de nouveau à mettre en pièce cet extrémisme de droite en passant en revue les différentes mouvances dont on distingue toutes les nuances au sein de la famille de Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, mais également en se penchant sur les activités du Bouclier, ce mouvement identitaire qui se démarque du Bloc Patriotique jugé par certains de ses membres comme bien trop complaisant notamment vis-à-vis des antifas avec lesquels ils estiment devoir employer la manière forte, ce qui déplaît à Stanko, l'ancien nervi du parti d'extrême-droite que l’on côtoyait pour la première fois dans Le Bloc, et qui semble s'être quelque peu assagi, du moins en apparence, en restant fidèle à Agnès Dorgelles qui dirige toujours le parti d'une main de fer, au grand désespoir d’un gouvernement plus que dévoyé. On pourra avoir une impression de redite avec La Petite Fasciste et on se montrera peut-être circonspect en accompagnant le parcours de ces deux amants aux convictions opposées, tout comme leurs âges respectifs d'ailleurs, d'où émerge cette image désuète de la jeune fille tombant amoureuse du séduisant sexagénaire revenu de tout. Mais en prenant garde à ne pas trop abuser du schéma classique, Jérôme Leroy nous emmène surtout sur le registre d'une fuite en avant où l'idée du lendemain ne compte guère, pour  nous renvoyer dans l'ornière d'un monde qui s'effondre doucement avec cette verve légèrement poétique qui définit son écriture et ces sursauts de violence électrisant ce texte de moins de 200 pages qui vous éblouit. Et puis on apprécie toujours ce petit côté érudit imprégnant ce récit qui se concentre autour de la personnalité de Francesca Crommelynck, cette khâgneuse fan de Drieu la Rochelle et du poète Jules Laforgue, en comprenant, peu à peu, qu'elle s'est engouffrée dans la voie identitaire davantage par atavisme que par conviction. Tout cela se décline sur les musiques désenchantées de Tinderstick ou de Joy Division qui composent la bande-son de La Petite Fasciste ouvrage sans faille d'une séduisante noirceur qui inaugure, de la plus belle des manières, cette nouvelle collection La Manuf à laquelle on souhaite un plein succès.

     

     

    Jérôme Leroy : La Petite Fasciste. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.

    Jérôme Leroy : La Petite Gauloise. Editions La Manufacture de livres 2018. Editions Folio/Policier 2019.

    A lire en écoutant : La Sentinelle de Luke. Album : La Tête En Arrière. 2005 Sony Music Entertainment France.