Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE !

  • SEVERINE CHEVALIER : THEORIE DE LA DISPARITION. QUE SE PASSE-T-IL ?

    séverine chevalier,théorie de la disparition,éditions la manufacture de livres

    Service de presse.
     
     
    Puisque l'on semble découvrir son talent tout récemment, il semble important de souligner que cela fait plus de dix ans qu'elle endosse le rôle de romancière auquel elle ne croit guère, avec cette impression de faire l'objet d'une imposture quant à l'intérêt que l'on peut porter à son remarquable travail d'écriture s'inscrivant dans la précision de chaque mot pesé pour dépeindre, avec cette virtuosité d'une narration décalée, celles et ceux qui évoluent à la marge de leur environnement. De cette marginalité, Séverine Chevalier distille une émotion à fleur de peau qui marque les esprits dès son premier roman d'ailleurs où l'on côtoie, avec Recluses (La Table Ronde 2018), Zora, Zia et Suzanne trois femmes aux destins foudroyés lors d'un attentat suicide au sein d'un hypermarché de la banlieue lyonnaise. Et puis il y a l'immense Clouer L'Ouest (La Manufacture de livres 2019) où l'on suit le périple de Karl qui revient au sein du giron familial accompagné de sa petite fille en espérant que son père sera en mesure d'éponger ses dettes de jeux tandis qu'une bête rôde dans les environs d'une forêt sombre et enneigée que la romancière met en scène au gré de la force poétique d'une intrigue ciselée avec la précision d'une orfèvre en matière d'écriture. Même si ce n'est pas le thème principal, il y a cette notion de dureté rurale qui émerge des récits de Séverine Chevalier et peut-être de manière plus particulière avec Les Mauvaises (La Manufacture de livres 2018) prenant pour cadre cette région du Massif Central où l'on suit le parcours de deux jeunes filles d'une quinzaine d'années et d'un petit garçon évoluant dans le cadre désenchanté d'une ville marquée par le démantèlement des industries et le déboisement intensif des forêts. De l'environnement, il en est encore question avec Jeannette Et Le Crocodile (La Manufacture de livres 2022) où les rêves brisés d'une petite fille l'amène, de faux-semblant en désillusion, vers un implacable et bouleversant destin tragique qui vous laisse chancelant. Puis tout disparaît dans un habile mélange du sens propre et figuré avec En Campagne (Ours Editions 2024) bref récit que vous pourrez commander chez Ours Editions. Cette campagne qui disparaît on la retrouve pourtant dans Théorie De La Disparition qui concentre toute la maestria de Séverine Chevalier parvenant une nouvelle fois à nous interpeller sur ce registre d'un quotidien banal qui bascule soudainement avec cette volonté de disparaître pour peut-être mieux renaître. 

     

    Elle s’efface pour mieux se mettre au service de son mari Mallaury, romancier en vue dans le milieu du polar, qu’elle accompagne silencieusement dans les différents festivals dédiés au genre. Quel autre rôle pourrait-elle jouer que celui de femme au foyer qu’elle endosse avec une certaine acceptation s’illustrant notamment dans l’aspect méticuleux des tâches qu’elle effectue afin de tenir son ménage aussi consciencieusement que lorsqu’elle était employée de la municipalité de la ville de Saint-Etienne au sein d’un service du contrôle de l’habitat ? Mylène fait donc en sorte que tout se passe bien pour son mari, qu’il n’y ait pas le moindre accroc et qu’il puisse se consacrer pleinement à son travail d’écriture et de représentation qui en découle à la parution de ses romans. Mais c’est à l’occasion d’un repas entre écrivains se déroulant à Toulouse, que l’existence de Mylène prend une toute autre tournure lors d’une rencontre dans les toilettes du restaurant. Marquée par cette rencontre, elle prend la décision étrange de disparaître et d’échapper ainsi durant quelques jours à son mari alors qu’ils séjournent dans une résidence d’écrivains située dans une commune de Normandie. De ces instants d’échappatoire émergent des souvenirs de son passé que Mylène décide d’évoquer par le biais de l’écriture. La femme de l’écrivain sort de son silence et se met donc à écrire. 
     
    Pour l'épigraphe, il y aura Simenon et l'un de ses romans durs, La Chambre Bleue, qui nous ramène sur le comportement trouble de Mylène au gré d'un récit faisant également référence, d'entrée de jeu, à Perec avec la disparition de la lettre E de son clavier d'ordinateur. Ainsi débute Théorie De La Disparition dans ce qui apparaît comme une redoutable mise en abime du travail d'écriture, de ses doutes et de ses incertitudes quant à l'émergence d'un texte qui ne cesse de nous interpeller dans la banalité d'un quotidien où pointe quelques drames du fait divers se rapportant aussi bien à Mylène qu'à son mari Mallaury. Mais au-delà de Perec et de Simenon, il y a surtout le style Séverine Chevalier avec sa propension à faire en sorte qu'une part de nous rejaillisse de cette trame narrative d'une impressionnante densité alors que l'orfèvrerie savamment orchestrée de chaque mot ne sert pas qu'à magnifier le texte, bien loin de là, mais à lui donner un sens vertigineux que chacun pourra interpréter à sa manière. De l’écriture, il est ainsi question avec tout ce qui découle de cet univers littéraire que la romancière égratigne consciencieusement, que ce soit l'égocentrisme de Mallaury ou l'attitude revêche d'un écrivain s'en prenant à son attachée de presse dont il estime qu'elle n'en fait pas assez pour lui afin d'assoir sa renommée. Ainsi, derrière la fiction se dessine, à certains instant, cette part de réalité se déclinant notamment durant ce festival du polar se déroulant réellement à Toulouse tandis que la centrale nucléaire de Paluel, "nichée entre deux falaises" a véritablement défrayé la chronique avec un employé resté enfermé sur le site durant quatre jours. L’image même de l’ours blanc, ornant la couverture, s’agrège dans le cours de cette fiction. Mais apparait bien évidemment le thème de la disparition, de l’effacement ou de l’invisibilité sociale de Mylène qui nous ramène vers ce rapport ordinaire du couple qu’elle forme avec Mallaury et du contrat tacite qui s’y rapporte dans un quotidien normé. C’est peut-être en cela que Mylène diffère un peu des autres héroïnes que l’on a pu croiser dans les récits de Séverine Chevalier, où il n’est pas question de marginalité mais d’une normalité imposée dérivant vers le tragique dans ce qu’il y a de plus ordinaire et finalement de plus absolu apparaissant de manière définitive sur une pierre tombale au terme de cette bouleversante Théorie De La Disparition qui ne s’effacera pas de notre mémoire. Que se passe-t-il ? Et qui disparaît en définitive ?
     
     
    Séverine Chevalier : Théorie De La Disparition. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : Fifteen Floors de Balthazar. Album : Applause. 2010 Maarten Devoldere / Jinte Deprez.

  • Mise au point 2025

    IMG_0493.jpegEt voilà que l'on s'achemine déjà vers les quatorze ans d'existence de ce site dédié principalement à la littérature noire, même si j'ai pu parfois m'écarter du mauvais genre pour m'aventurer vers d'autres univers littéraires comme le western, le fantastique et l'anticipation. Ainsi, au terme de cette année où les chroniques ont été plus nombreuses qu'à l'accoutumée, il convient de se remémorer l'ensemble des ouvrages que j'ai pu lire durant cette période en évitant les sempiternelles classements des meilleurs romans de l'année qui n'ont pas beaucoup de sens en ce qui me concerne. Je vous ferai grâce également des bilans comptables portant sur le nombre de livres que l’on peut lire durant l'année ainsi que sur le total des pages parcourues. Il en va de même pour les statistiques du blog dont je me moque éperdument. Néanmoins, dans un souci de confort pour vos recherches, outre les classements par genre et par pays, ainsi qu'un florilège des séries emblématiques de la littérature policière, vous trouverez désormais un index plus élaboré par auteur où figurent les liens des ouvrages que j’ai eu l’occasion d'évoquer.  

     

    IMG_0494.jpegC'est devenu une tradition que de débuter l'année avec une publication de Rivages/Noir nous proposant Qui Après Nous Vivrez d'Hervé Le Corre qui nous a entraîné dans le registre crépusculaire d'un monde, pas si lointain que ça, qui s'effondre au gré de perspectives qui n'ont finalement rien d'une dystopie tout comme Le Déluge de Stephen Marklay dont le réalisme a marqué tous les lecteurs. Mais pour en revenir à Hervé Le Corre, on a pu également se pencher sur l'ensemble de son oeuvre qu'il passe en revue au gré d'un entretien conduit par Yvan Robin et publié par Playlist Society et qui s'intitule Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire. Dans un tout autre registre, l'année a également débuté avec un polar politique passionnant, La Résistance Des Matériaux de François Médéline qui décortique les méandres des arcanes du pouvoir en s'inspirant de l'affaire Cahuzac. Pour ce qui du domaine du roman policier historique on a pu apprécier Passage De l'Avenir, 1934 d'Alexandre Courban explorant le Paris des années 30 dans le 10ème arrondissement, Malheur Aux Vaincus de Gwenael Bulteau qui nous emmène en Algérie au début des années 1990 et toujours dans le registre historique, mais davantage porté sur le plan de l'espionnage et du récit d'aventure, on a pu se rendre en Indochine avec Les Dames De Guerre de Laurent Guillaume. Plus roman noir que policier, mais toujours dans le registre de l'histoire, il faut découvrir Les Dernières Karankawas explorant les stigmates de la ville de Galveston au Texas régulièrement frappée par des ouragans ainsi que Le Tumulte Et L'Oubli de Timothée Demeillers qui passe en revue l'histoire méconnue de la région des Sudètes dont on a découvert les aléas à hauteur de femmes et d'hommes ordinaires que les événements ont bouleversé à tout jamais. Et puis il y a Vine Street, premier roman magistral de Dominic Nolan où l'on a arpenté les entrelacs d'un quartier populaire de Londres à la recherche d'un tueur sévissant notamment durant la période du Blitz. Il ne faudrait pas oublier non plus Ténèbres Et Compagnie de l'auteur lituanien Sigitas Parulskis qui met à jour les terribles événements de la Shoah dans son pays au gré d'un récit glaçant alors que Frédéric Paulin s'est lancé dans les méandres de la guerre du Liban dont il décortique les vicissitudes avec la maîtrise qu'on lui connait, dans Nul Autre Que Mon Frère, premier roman d'une trilogie à venir.

     

    IMG_0495.jpegPour cette année 2024 on a pu apprécier les retour de Marion Brunet avec Nos Armes, roman noir bouleversant tout comme Madeleine Avant L'Aube de Sandrine Colette et Les Âmes Féroces de Marie Vingtras. Il faut souligner également Jour De Ressac de Maylis de Kerangal qui s'aventure aux lisères du mauvais genre et qui sera présente aux Quais du Polar à Lyon. A l'occasion de ce festival, la Suisse sera représentée par Nicolas Verdan dont on a pu apprécier Cruel, et par Joseph Incardona qui a marqué les esprits avec Stella Et L'Amérique. Pour rester sur le registre du polar helvétique, il faut s'intéresser à Dormez en Peilz d'Emmanuelle Robert qui nous invite à explorer les profondeurs du lac Léman tandis que l'on a retrouvé la région de Fribourg sur un registre légendaire avec La Nuit Montre le Chemin d'Olivier Beetschen. Et l'on ne manquera pas de signaler l'éblouissant retour de Jean-Jacques Busino, avec Le Village tout comme celui de Gabriela Zalapi avec Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance.

     

    IMG_0496.jpegParmi les séries policières on a retrouvé avec plaisir le capitaine Wyndham et le sergent Banerjee dans Les Ombres De Bombay d'Abir Mukherjee ainsi que le commissaire Soneri qui continue d'arpenter les rues de la magnifique ville de Parme dans La Stratégie Du Lézard de Valério Varesi. Autre série que l'on apprécie tout autant en se déroulant Cracovie à la fin du XIXéme siècle, on saluera le retour de Zofia Turbotyńska dans Le Rideau Déchiré de Maryla Szymiczkowa et que l'on peut déjà retrouver dans Séance à la Maison Egyptienne que je n'ai pas encore lu. Il faut encore évoquer Hôtel Carthagène de Simone Buchholz nous permettant de retrouver la procureure Chastity Riley que l'on apprécie tant. Ce n'est pas à proprement parler une série, mais l'on croise quelques personnages récurrents dans Colère d'Arpad Soltész au gré d'un texte ébouriffant et percutant où l'on explore une nouvelle fois les revers de la société slovaque. Cap sur l'Irlande du nord durant la période des Troubles avec Des Promesses Sous Les Balles d'Adrian McKinty, où évolue le génialissime inspecteur Sean Duffy, Et pour finir, Benoît Severac met une nouvelle fois en scène le commandant Cérisol dans Le Bruit De Nos Pas Perdus alors que l'on croise une seconde fois Mick Hardin dans Les Fils De Shifty de Chris Offutt. Il en va de même pour le détective afro-américain Toussaint Marcus Moore qui va officier du côté du Mexique et dont on découvre une dernière fois les aléas à la lecture de  La Mort Du Toréro d'Ed Lacy.

     

    IMG_0497.jpegPour revenir en France, on a apprécié également le retour d'auteurs emblématiques du mauvais genre tels que Sébastien Gendron qui exprime, avec cette tonalité caustique qui le caractérise, tout le bien qu'il pense de la chasse avec Chevreuil alors que Christian Roux nous a entrainé dans un périple à travers le pays afin de retrouver le magot perdu d'un braquage avec le jubilatoire Fille De. Si le texte est bref, il importe d'évoquer En Campagne de Séverine Chevalier qui parvient toujours à nous saisir au gré d'une intrigue foudroyante nous permettant également de découvrir la magnifique maisonnette Ours Editions dans laquelle on retrouve également Michèle Pedinielli et Sébastien Gendron pour ne citer que quelques auteurs que compte la collection. Olivier Truc est également de retour avec Le Premier Renne que je n'ai toujours pas lu, mais dont j'ai apprécié cette année Les Sentiers Obscurs De Karachi. Colin Niel est revenu avec Wallace, suite poignante de Darwyn, et se déroulant toujours en Guyane alors que Hannelore Cayre a divisé la chronique avec Les Doigts Coupés, génial roman noir préhistorique. De Neige Et De Sang de Sébastien Vidal a suscité l'enthousiasme de cette belle années 2024 et même s'il est belge, il ne faudrait pas oublier Un Parfum D'Innocence de Patrick Delperdange. 

     

    Parmi les premiers romans extrêmement marquant il faut mettre en exergue Terres Promises de Bénédicte Dupré Latour, Une Trajectoire Exemplaire de Nagui Zinet, La Sagesse De L'Idiot de Marto Pariente, Tornade de Simon Fichet et Blanches de Claire Vesin. Et même s'il ne s'agit pas de son premier roman, il faut absolument lire La Casse d'Eugenia Almeida.

     

    Dans les poids lourds de la littérature que l'on apprécie énormément, il importe de mentionner David Peace avec Patient X ainsi que l'auteur croate Jurica Pavicic qui ne fait que confirmer tout le bien que l'on pense de lui avec Mater Dolorosa. On ne manquera pas de mentionner également deux adaptations en BD qui ont fail l'événement, que ce soit La Route mis en image par l'impressionnant Manu Larcenet ainsi que La Neige Etait Sale de Yslaire et Jean-Luc Fromental.  

     

    Du côté des Etats-Unis, l'année a débuté sur un registre fantastique avec Les Vagabonds de Richard Lange crépusculaire récit vampirique avant de se poursuivre avec le genre du western tout aussi sombre à l'occasion de la réédition du Sang Des Cieux de Kent Wascom. Dans un tout autre domaine, il faut lire Il S'Appelait Doll de Jonathan Ames qui nous emmène du côté de Los Angeles sur les traces d'un détective atypique. Puis l'on s’est aventuré du côté de Denver avec  l'impressionnant Dead Star de Benjamin Whitmer. Et c’est la ville de Philadelphie des années 80 que l’on a parcouru avec le magnifique Croire En Quoi ? de Richard Krawiec. Il ne fallait pas non plus manquer les retours de David Joy avec Les Deux Visages Du Monde et de son mentor Ron Rash qui nous a impressionné une nouvelle fois avec Une Tombe Pour Deux. Et pour conclure, il faut saluer Tifanny McDaniel et James Ellroy qui ont également divisé la critique que ce soit avec Du Côté Sauvage pour l'une et avec Les Enchanteurs pour l'autre qui s'affirment dans des styles sortant résolument de l'ordinaire.

     

    IMG_0503.jpegEn mettant de côté la course aux nouveautés, je ne peux que vous recommander de lire l'oeuvre de Leonardo Sciascia dont j'ai évoqué l'intelligence rare avec Le Chevalier Et La Mort, son avant-dernier roman publié avant sa mort en 1989. Il ne faudrait pas manquer non plus Sambre, impressionnant récit journalistique d'Alice Géraud qui se penche sur le parcours des innombrables victimes d'un violeur sévissant en toute impunité dans la région de la Sambre durant plusieurs décennies.


    Que ce soit sur les réseaux, par messages ou à l'occasion de rencontres dans les librairies ou à l'occasion de festivals dédiés au genre, je tenais à vous remercier pour tous ces moment de partage passionnants ainsi que pour la confiance que vous m'accordez que ce soit les lectrices et lecteurs bien évidemment, les chroniqueuses et chroniqueurs en tout genre (je déteste le terme influenceur) mais également les autrices et les auteurs ainsi que les équipes des éditrices et éditeurs qu'ils soient indépendants ou non, tout comme les libraires enthousiastes. Au plaisir donc de vous retrouver quel que soit l'endroit afin d'évoquer avec ferveur cet intérêt commun pour la littérature noire qui dépasse souvent les frontières du genre.

     

    Bonnes lectures

     

    A lire en écoutant : In Every Dream Home a Heartache de Roxy Music. Album : For Your Pleasure. 1999 Virgin Records Limited.

  • LEONARDO SCIASCIA : LE CHEVALIER ET LA MORT. LA DISSOLUTION DE LA DOULEUR.

    leonardo sciascia,le chevalier et la mort,éditions sillage"La sécurité du pouvoir se fonde sur l'insécurité du citoyen."

     

    Aussi étonnant que cela puisse paraître, bon nombre des romans de Leonardo Sciascia ont eu pour objet de dénoncer le fonctionnement de la Mafia à une époque où l'existence même de l'organisation criminelle était sujette à caution voire fortement contestée. Originaire de Sicile, ce romancier et homme politique érudit, également poète et scénariste à ses heures, se penchait plus particulièrement sur les accointances des réseaux mafieux avec les industriels puissants, le pouvoir politique corrompu ainsi qu'avec le pouvoir judiciaire dévoyé, et dont il décortiquait les mécanismes au gré de mises en scène  s’articulant autour d'enquêteurs quelque peu dépassés et très fréquemment sacrifiés sur l'autel de la raison d'Etat mettant un terme parfois extrêmement brutal aux investigations en cours, ceci dans le contexte délétère de la stratégie de la tension qui avait cours en Italie durant la période des "années de plomb ». C'est peu dire que les romans policiers aux connotations politiques de Leonardo Sciascia firent l'objet de violentes polémiques, ce d'autant plus que certains d'entre eux comme Le Contexte et Le Jour De La Chouette furent adaptés au cinéma à l'instar de Cadavres Exquis de Francesco Rosi avec Lino Ventura dans le rôle principal ou de La Mafia Fait La Loi de Damiano Damiani mettant en scène Claudia Cardinal, conférant à son auteur une notoriété grandissante. S'inscrivant très souvent dans le registre d'allégories aussi puissantes que subtiles, il émerge de l'œuvre de Sciascia ce sentiment de désarroi face à la corruption endémique qui gangrène le pays et dont il ne cesse de faire état, devenant de plus en plus prégnant au terme de sa carrière, comme en atteste Le Chevalier Et La Mort, son avant-dernier roman qu'il publia alors qu'il était atteint d'une longue maladie incurable et douloureuse. 

     

    A cet Adjoint du chef de la police, il ne reste que le plaisir de fumer en contemplant Le Chevalier, La Mort et Le Diable, une gravure d'Albrecht Dürer qu'il a acquise chèrement et qui trône désormais dans son bureau sans que personne n'y prête vraiment attention. Et malgré la maladie qui le ronge, il se voit confier l'enquête de l'assassinat de Me Sandoz alors que les soupçons tendent à laisser penser que le commanditaire ne soit autre que Le Président, un inquiétant et influent dirigeant industriel qui règne sur le pays. Mais rapidement les investigations font état d'un mystérieux groupe révolutionnaire radical, Les Enfants de 89 qui semblait vouloir s'en prendre à l'avocat. A moins qu'il ne s'agisse d'un subterfuge pour détourner l'attention. Et tandis qu'il tente de démêler cet entrelacs de faux-semblant et de subterfuges dangereux, l'Adjoint du chef de la police sent bien que tout se dérobe autour de lui et qu'il importe plus de dissimuler les faits plutôt que de payer le prix d'une vérité bien trop dérangeante. 

     

    leonardo sciascia,le chevalier et la mort,éditions sillageAvec Le Chevalier Et La Mort on parlera sans nul doute d'un texte crépusculaire, voire testamentaire, émanant d'un romancier dont il sait que la fin est proche en s'ingéniant, une dernière fois, à mettre en lumière les mécanismes de collusions entre la mafia et les pouvoirs en place ainsi que les tentatives de contre-feux destinées à dissimuler ces rapports occultes. Ce qui caractérise l'œuvre de Leonardo Sciascia, c'est sa clairvoyance et sa concision que l'on retrouve dans ce très bref roman qui prend l'allure d'une sotie, ces farces satyriques du Moyen-Âge destinées à mettre en lumière les travers de la société. Une critique sociale grinçante donc, chargée de symbolismes à l'image de la gravure d'Albrecht Dürer où l'on voit ce preux Chevalier chevauchant sa monture, accompagné de la Mort et du Diable qui rôdent et que l'on ne peut manquer de comparer à la trajectoire de cet Adjoint désabusé qui tente malgré tout de démêler le faux du vrai en dépit des dangers qui l'entourent tandis qu'il évolue dans les arcanes des salons feutrés d’une bourgeoisie immorale. On appréciera également, sans que cela ne soit jamais pesant, le côté érudit d'un récit chargé de notes poétiques qui nous ramène également au parcours de son auteur qui a fait également office de lanceur d'alerte quant aux dangers en rapport avec la manipulation des groupuscules terroristes faisant parfois office de fusibles pour masquer d'autres exactions servant à dissimuler des arrangements contre nature avec les autorités, les réseaux mafieux et d'autres entités extrémistes. On retrouve donc tout cela dans Le Chevalier Et La Mort, au gré d'une enquête vacillante tout comme son personnage central au regard lucide qui sait parfaitement de quoi il en retourne sans qu'il ne lui soit possible d'en rendre compte à qui que ce soit sans mettre son entourage en péril. Mais en dépit du danger, il émane du roman cette notion de courage et cette volonté de traduire la vérité coûte que coûte qui font que Le Chevalier Et La Mort s'inscrit dans ce qui apparaît comme une vision éclatante des travers d'une société italienne laminée par les dérèglements sociaux la conduisant vers une logique de violence implacable que Leonardo Sciascia a su dépeindre avec un discernement magistral que l'on retrouve dans l'ensemble de son oeuvre. 

     

     

    Leonardo Sciascia : Le Chevalier Et La Mort. Editions Sillage 2021. Traduit de l'italien par Michel Orcel et Mario Fusco.

    Saint-Saëns: Danse Macabre, Op. 40 . Album : Danse Macabre. Kyng-Wha Chung, Charles Dutoit, Philarmonia Orchestra. 1981 Decca Music Group Limited.