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Japon

  • RIKU ONDA : EUGENIA. MORTEL POEME.

    riku onda, eugenia, atelier akatomboFranchement, il aurait été dommage de passer l'année sans lire un roman policier en provenance d'Asie et plus particulièrement du Japon, ce d'autant plus qu'une nouvelle fois, la maison d'éditions Atelier Akatombo nous propose de découvrir une première traduction en français d'un ouvrage de Riku Onda, un pseudonyme qu'emprunte la romancière Nanae Kumagai qui s'est lancée dans l'écriture depuis 1991 tout en travaillant comme scénariste pour le cinéma et la télévision. Avec une oeuvre auréolée de multiples distinctions et faisant également l'objet de nombreuses adaptations, Riku Onda se distingue notamment dans la littérature noire avec Eugenia qui obtint en 2006 le 59ème Mystère Writers of Japan Award qui célèbre le genre depuis 1948. Débutant sur un poème aux connotations mystérieuses, Eugnia rassemble ce qui fait la particularité de la littérature noire japonaise imprégnée de nuances subtiles et d'étrangetés déconcertantes.

     

    La chaleur est accablante et tout laisse présager l'arrivée d'un typhon sur cette ville côtière du Japon où malgré tout, la fête bat son plein dans le magnifique domaine de la famille Aosawa, ces notables propriétaires d'une clinique réputée qui célèbrent plusieurs anniversaires. Mais ce qui devait être une réception joyeuse, vire à la tragédie lorsque l'on découvre un nombre invraisemblable de personnes agonisantes qui semblent avoir été empoisonnées au cyanure. Malgré les soins apportés, dix-sept participants succomberont dans d'atroces souffrances. Rescapée, la jeune Hisako a assisté à la mort de ses proches sans pour autant donner d'indications à la police puisqu'elle est aveugle. Le meurtrier ne semble avoir laissé pour unique indice que ce poème étrange abandonné sur les lieux du crime. Bien des années plus tard, l'affaire reste encore marquante, nimbée d'un certain mystère comme en témoignent les proches, les enquêteurs et les voisins qui reviennent sur leurs perceptions des événements au gré de leurs souvenirs qui s'étiolent. On entame ainsi une narration aux voix discordantes semant le trouble autour d'une vérité émergente qui projette davantage d'interrogations que de réponses.

     

    Difficile de distinguer l'identité du témoin ainsi que celle de l'interlocuteur auquel il s'adresse dans cette succession de déclarations qui s'enchaînent pour former une narration aussi nébuleuse que fragile qui traduit de manière très habile toute la délicatesse du témoignage au travers de l'interprétation forcément orientée, donc subjective, ceci en fonction de la personnalité de celui qui l'incarne. Il en résulte un récit génial aux contours chaotiques que Riku Onda ramène subtilement dans son cadre imprégné de doutes et d'incertitudes et qu'elle traduit dans un texte nimbé d'une certaine poésie morbide qui achève de décontenancer le lecteur. S'il s'agit d'identifier le meurtrier dans la première partie du roman, l'intrigue bascule soudainement vers d'autres enjeux comme celui de connaître les mobiles qui l'on poussé à commettre un tel forfait avec la certitude d'obtenir des réponses incertaines ou partiellement biaisées. II émane ainsi de cet ensemble bancal une atmosphère trouble et dérangeante ce d'autant plus lorsque l'on se plonge dans le récit d'un des enquêteurs qui identifie l'auteur du crime sans en apporter les éléments de preuve en faisant d'ailleurs référence, sans le nommer, aux enquêtes du lieutenant Colombo ce qui est d'ailleurs amusant de retrouver dans un roman policier asiatique. Dans le domaine des références, Riku Onda fait également allusion l'affaire de l'empoisonnement de l'affaire Teigin que David Peace avait évoqué dans Tokyo, Ville Occupée (Rivages/Noir 2012). La comparaison n'est pas anodine puisque Eugenia ne nous fournit pas une intrigue avec des réponses clé en main pour nous laisser dériver dans une incertitude à la fois salutaire et déconcertante tout comme l'ensemble de ses personnages subtilement incarnés qui donnent davantage de réalisme à ce fait divers sordide que la romancière décline avec une intelligence redoutable. 

     

     

    Riku Onda : Eugenia (Yujinia ユージニア). Editions Atelier Akatombo 2022. Traduit du japonais par Mai Beck et Dominique Sylvain.

     

    A lire en écoutant : 初恋 de Hikaru Utada. Single. 2018 Sony Music Entertainment (Japan) Inc.

  • Tetsuya Honda : Invisible Est La Pluie. Yakuza love story.

    Invisible est la pluie, tetsuya honda, atelier akatomboC'est à la fin des années quatre-vingt que l'on découvre la littérature en provenance d'Extrême-Orient avec les éditions Picquier, du nom de son fondateur Philippe Picquier, qui nous permettait d'accéder aux œuvres d'auteurs méconnus, qu'ils soient japonais, chinois ou coréens. Sans s'attacher à un domaine spécifique, la maison d'éditions publie ainsi des essais, des romans, des ouvrages de sciences humaines et bien évidemment de la littérature noire. Dans ce domaine, d'autres maisons d'éditions se sont lancées dans l'aventure à l'instar des éditions Liana Levi publiant l'œuvre de l'auteur chinois Qiu Xiaolong relatant les enquêtes de l'inspecteur Chen, officiant à Shanghai ou d'Acte Sud /Actes noirs qui nous a permis de découvrir l'œuvre originale de Keigo Higashino, auteur emblématique de la littérature noire japonaise. Du Japon, il est exclusivement question avec Atelier Akatombo qui publie, depuis 2018, sous la direction de Dominique et Frank Sylvain, des romans en provenance du Pays du Soleil Levant avec un catalogue essentiellement composé de polars et romans noirs, même si l'on trouve également de la science-fiction, des mangas et de la littérature érotique. L'intérêt d'une telle maison d'éditions réside dans le fait qu'elle nous offre un bel éventail de la littérature noire japonaise avec notamment une série de référence de Tetsuya Honda qui met en scène les investigations de la lieutenante Reiko Himekawa, à la tête d'un groupe de la brigade criminelle de Tokyo et que l'on retrouve dans Invisible Est La Pluie, troisième opus de ladite série.

     

    A Tokyo, dans l'arrondissement de Nagano, on retrouve le cadavre de Kobayashi, un yakuza de seconde envergure, qui a été lardé de coups de couteau à l'intérieur même de son appartement. L'enquête échoit au DPMT, le département de la police métropolitaine, et plus particulièrement au deuxième groupe de la division d'enquête criminelle dirigé par la lieutenante Reiko Himekawa, ceci au grand dam de l'antigang qui veut récupérer l'affaire. Une rivalité au sein des forces de police qui fait écho à la guerre de succession qui ravage le gang de l'Ishidō auquel appartenait la victime. Dans ce climat délétère, il y a également cet appel anonyme évoquant une ancienne affaire qui a mal tourné en entachant la réputation du DPMT. Ne souhaitant pas que cette bavure policière ressurgisse dans l'actualité, la hiérarchie va interdire à Reiko Himekawa de creuser cette piste. Mais la policière obstinée va s'empresser de désobéir et mener seule, une enquête parallèle qui risque de la compromettre ainsi que ses supérieurs. Des investigations prenant une drôle de tournure avec la rencontre d'un agent immobilier séduisant s'avérant être un membre important des yakuzas. S'engage ainsi un troublant et dangereux jeu de séduction qui risque bien de mettre en péril la carrière de Reiko.

     

    Dans la littérature noire japonaise, rares sont les héroïnes exerçant la fonction de policière, qui plus est en occupant un poste de chef de groupe au sein de la brigade criminelle de Tokyo. En créant le personnage de la lieutenante Reiko Himekawa, son auteur Tetsuya Honda nous permet d'évoluer au cœur de l'univers très machiste du siège du Département de la Police Métropolitaine de Tokyo (DPMT) et de prendre la mesure des réflexions déplacées que subit la jeune policière au quotidien avec son lot défiance quant à ses capacités professionnelles ou remarques sexistes quant à son physique. Femme de caractère, déterminée dans ses actions, Reiko adopte une attitude plutôt résiliente notamment en ce qui concerne les tentatives de drague pitoyable qu'elle subit notamment avec un subordonné dépourvu de limite. Paradoxalement, c'est même parfois l'attitude protectrice des membres de son groupe qui peut poser problème en estimant qu'elle ne pourrait faire face à certaines situations en tant que femme. Ainsi Tetsuya Honda dresse un portrait peu flatteur de la société japonaise dans le contexte d'un sexisme exacerbé qui semble particulièrement prégnant au sein des forces de police. Mais avec Invisible Est La Pluie, Tetsuya Honda s'attarde plus particulièrement sur les manoeuvres de la hiérarchie policière qui essaie de se couvrir suite à une bavure qui risque d'entacher ses services en contraignant la lieutenante Reiko Himekawa à enquêter en solitaire, tandis que les différentes brigades s'écharpent pour récupérer une affaire mettant en cause un gang de yakuzas en pleine guerre de succession. On peut ainsi faire le parallèle entre les manoeuvres policières pour éviter la résurgence d'une vieille affaire embarrassante et les manoeuvres de yakuzas déterminés à reprendre les rênes du gang que l'auteur dépeint avec force de détails qui donnent une tonalité réaliste qui prévaut pour l'ensemble d'un récit nous dévoilant les contours d'une enquête qui va se révéler bien moins classique qu'il n'y parait. Dans le cadre de cette enquête solitaire dans le milieu de la pègre, on appréciera l'audace d'une enquêtrice déterminée faisant preuve d'une certaine fougue lorsqu'elle tombe sous le charme d'un yakuza séduisant qui pourrait bien être l'auteur du meurtre sur lequel elle enquête. Tout l'enjeu du suspense tourne donc autour de cette probabilité qui risque de compromettre la carrière de la lieutenante Reiko Himekawa.


    Ainsi, au détour d'une intrigue complexe, aux tonalités poétiques, Tetsuya Honda nous offre avec Invisible Est La Pluie, une balade exotique dans les rues de Tokyo en compagnie d'une policière au charme indéniable que l'on se réjouit de retrouver.

     

    Tetsuya Honda : Invisible Est La Pluie (Invisible Rain). Atelier Akatombo 2021. Traduit du japonais par Alice Hureau.

    A lire en écoutant : WARP de Clammbon. Album : モメント l.p. 2019 Tropical Company Limited.

  • NAOMI AZUMA : LE DETECTIVE EST AU BAR. SERVICE COMPRIS.

    atelier akatombo, le détective est au bar, Naomi azuraDes clichés que l’on importe du Japon émane un curieux sentiment de dignité et d’ordre associé à une culture où l’harmonie et l’équilibre seraient les maîtres-mots à l’image de ces jardin zens à la fois structurés et dépouillés qui contribuent à alimenter ce sentiment. Mais le pays prend une toute autre allure en parcourant les artères de Tokyo et autres métropoles avec leur pluie de néons et de décibels provenant des commerces, des arcades de jeu, des discothèques et autres bars à hôtesse. Cette déferlante de bruit et de fureur imprégnée d’une certaine désinhibition, on peut la trouver bien évidemment dans la culture manga mais également au détour de la littérature noire explorant notamment le monde de la nuit à l’instar du roman de Naomi Azuma, Le Détective Est Au Bar, dont l’action se déroule à Susukino, le red light district de la ville de Sapporo davantage connue pour ses stations de ski qui ont accueilli les jeux olympiques de 1972.

     

    Dans le quartier chaud de Sapporo, tout le monde connaît le détective de Susukino, dont le quartier général se situe au comptoir du Keller Ôhata où il a ses habitudes. Entre deux parties de carte et une consommation surabondante de cocktails corsés, il rend quelques services aux belles de nuit du quartier ainsi qu’aux patrons de bars des alentours contre un pourcentage des dettes récupérées. Travaillant en dilettante, il lui arrive parfois d’effectuer quelques recherches le contraignant à sortir de son établissement favori, ce qui déplait fortement à ce détective fainéant et gouailleur qui n’a d’autre envie que d’échanger ses considérations avec les barmans et clients du bar. Pourtant lorsqu’un jeune étudiant débarque pour faire part de son inquiétude au sujet de la disparition de sa petite amie, le détective au grand coeur va fournir quelques efforts. Croyant à une simple fugue sans conséquence, il va parcourir les rues enneigées du quartier afin de retrouver la jeune femme dont il découvre rapidement le lien avec le meurtre d’un client d’un love hôtel qui travaillait comme serveur. La situation se corse lorsque le détective se fait prendre à partie par une bande de jeunes délinquants qui auraient des liens avec la pègre locale. A mesure qu’il progresse dans ses investigations, il se rend compte que l’affaire tourne autour de yakuzas qui ne plaisantent pas lorsque l’on fourre son nez dans leurs affaires.

     

    Avec Le Détective Est Au Bar, Naomi Azuma nous propose d’explorer le monde interlope du quartier chaud de Sapporo en découvrant toute une galerie de personnages plus ou moins troubles qui le compose à l’exemple des barmans, des rabatteurs, des patrons de bar et des hôtesses croisant le chemin de ce détective atypique dont l’atout principal est de posséder un carnet d’adresse conséquent lui permettant de nager dans les eaux troubles de ce cloaque qu’il connaît parfaitement. Au fil d’une enquête assez classique sur la disparition d’une jeune femme et du meurtre d’un serveur dont on retrouve le cadavre dans un love hôtel, ce détective dont on ne connaît ni le nom, ni même le prénom va également croiser le chemin de petits truands névrosés que l’on désigne sous le nom de chimpira ainsi que des gangsters, d’une plus grande envergure toute relative, affiliés aux yakuzas qu’il abhorre, même s’il adopte un look vestimentaire assez similaire. On accompagne donc cet enquêteur dans ses investigations en parcourant les rues enneigées de ce quartier chaud où de petites lanternes signalent les bars à hôtesse afin d’attirer les clients en goguette désirant s’encanailler. Dans cette atmosphère particulière que l’auteur restitue avec beaucoup de réalisme et une certaine affection on apprend à connaître ce personnage attachant qui abuse du whisky japonais et ingurgite les cocktails comme du sirop en enchaînant les rencontres dans d’étranges bars où gravite toute la faune locale du quartier. Outre sa connaissance des lieux et sa propension à consommer de l’alcool plus que de raison on appréciera le regard caustique que le narrateur/enquêteur porte sur son entourage ainsi que son humour parfois sombre dont on ne saisit pas toujours la portée et les particularismes. Et puis il y a ces rencontres plus viriles où le détective encaisse les coups dans une succession de bagarres endiablées où il rend coup pour coup.

     

    Polar détonant dans le paysage de la littérature noire japonaise, Le Détective Est Au Bar est un curieux roman à l’intrigue à la fois classique et échevelée qui nous permet d’entrevoir un autre aspect méconnu du Japon et de sa vie nocturne.

     

    Naomi Azuma : Le détective Est Au Bar (Tantei Wa Bar Ni Iru). Atelier Akatombo 2020. Traduit du japonais par Alice Hureau.

     

    A lire en écoutant : Amazon de Earl Klugh. Album : Dream Come True. 1980 Capitol Record, LLC.

  • Tetsuya Honda : Cruel Est Le Ciel. Chute libre.

    Capture d’écran 2020-08-16 à 18.00.05.pngDans la littérature noire japonaise traduite en français, rares sont les séries de romans policiers mettant en scène un personnage récurrent qui plus est une femme ayant intégré les forces de police comme c’est le cas avec la lieutenante Reiko Himekawa, responsable d’une sous-section de la brigade criminelle de Tokyo et dont on découvrait les premières investigations dans Rouge Est La Nuit. Publiée au Japon entre 2006 et 2016, la série compte 8 volumes qui ont rencontré un grand succès au point tel que le premier roman a bénéficié d’une adaptation cinématographique qui n’a pour le moment encore jamais été diffusée dans nos régions francophones. Alors que les maisons d’éditions publient parfois les auteurs japonais selon leur bon vouloir sans vraiment se focaliser sur les dates de parution dans la version originale, on apprécie donc la démarche des Ateliers Akatombo de publier cette série policière en respectant l’ordre des publications ceci d’autant plus que ladite série comprend une arche narrative qui relie l’ensemble des récits en évoquant notamment l’agression dont la lieutenante Himekawa a été victime dans sa jeunesse. Second volet des enquêtes de cette officière de police atypique qui se fie davantage à son instinct qu’aux faits, ceci au grand dam des ses homologues des autres sections, Cruel Est Le Ciel se focalise sur le milieu de la construction et de l’immobilier dont certaines sociétés semblent contrôlées par les yakuzas.

     

    Malgré un hiver lumineux qui imprègne la ville de Tokyo d’une belle lumière, la lieutenante Reiko Himekawa n’a pas le moral et peine à se remettre de cette série de meurtres qui a défrayé la chronique durant tout l’été et au terme de laquelle l’un de ses hommes trouvait la mort dans des circonstances tragiques. Mais les affaires reprennent avec la découverte d’une main que l’on retrouve dans une fourgonnette stationnée à proximité d’une rivière. Au même moment, un jeune menuisier signale la disparition de son patron Kenichi Takaoka en constatant que le sol de l’atelier est recouvert de sang. Le lien est rapidement fait entre les deux affaires et au vu de la quantité de sang retrouvée, l’affaire est considérée comme un homicide en dépit du fait que le corps reste introuvable. Mais y aurait-il également un lien avec l’étrange suicide d’un ouvrier qui s’est jeté de l’échafaudage d’un immeuble. A la tête de son équipe d’enquêteurs, la lieutenante Himekawa va mettre à jour quelques pratiques troubles dans le milieu de la construction qui semble en main de yakuzas particulièrement retords. Mais c’est en fouinant dans le passé de la victime que Reiko Himekawa va découvrir que les drames du passé peuvent ressurgir à tout moment et qu’il faut parfois payer le prix fort afin de protéger ses proches.

     

    Probablement moins spectaculaire que l’enquête du premier opus, on appréciera davantage l’intrigue de Cruel Est Le Ciel qui se focalise sur monde de la construction en mettant en exergue les pratiques de yakuzas qui nous sortent des clichés véhiculés autant par la littérature de genre que par la cinéma avec son lot de gangsters tatoués s’entretuant à coup de katanas. Rien de tout cela dans cet ouvrage où l’on découvre des voyous combinards qui vivent d’expédients et passent une partie de leurs journées à consommer alcool et stupéfiants en fréquentant les hôtesses des bars à champagne. C’est d’ailleurs la particularité de la série que de s’attarder sur le quotidien des personnages et plus particulièrement celui des policiers qui composent la brigade de la lieutenante Reiko Himekawa. Que ce soit dans leurs déplacements dans la mégalopole de Tokyo, souvent en train, la fréquentation des restaurants ou cafétérias ou leurs rapports avec la mission qui leur a été confiée on découvre ainsi les éléments du quotidien qui rythment leur longue journée en les contraignant à dormir parfois sur le lieux du commissariat auxquels il sont rattachés pendant toute la durée de l’enquête. Enquêtes de voisinage, recueil des témoignages, investigations dans le passé des victimes et des témoins, Tetsuya Honda décline avec perfection les différents aspects des investigations policière tandis qu’en contrepoint nous découvrons les confidences de la victime et de son fils adoptif qui font écho aux avancées de l’enquête. On prend ainsi la pleine mesure de l’ambition des officiers de police et de la concurrence féroce qui se joue entre les différentes équipes d’enquêteurs incarnée notamment par celle dirigée par le lieutenant Mamoru Kusaka posant un regard défiant sur la manière d’enquêter de son homologue féminine. Devant faire ses preuves à chaque instant vis-à-vis d’un environnement essentiellement composé d’hommes, Reiko Himekawa doit constamment faire face aux réflexions misogynes de certains de ses collaborateurs et particulièrement d’un ahuri qui s’est mis en tête de la séduire.

     

    Avec une kyrielle de personnages intervenants sur toute la durée du récit, il importe de s’imprégner de la listes de protagonistes figurant au début de l’ouvrage afin de ne pas se perdre dans une intrigue qui va nous révéler quelques changements d’identité qui peuvent achever de décontenancer le lecteur peu coutumier aux noms et prénoms japonais. Hormis cette difficulté on appréciera les contours assez complexes d’une histoire qui tourne autour d’un charpentier qui s’est pris d’affection pour un jeune qu’il a pris sous son aile en le formant au métier. Autour de ces deux personnages, il se dégage une certaine émotion ainsi que ce sens du devoir et surtout du sacrifice qui semble marquer l’ensemble de la société japonaise. C’est d’ailleurs autour de ce charpentier que l’on prend la mesure du sacrifice d’un homme qui va faire preuve d’un certain courage afin de protéger son entourage. Tout repose donc sur la rigueur des enquêteurs qui vont mettre à jours des éléments du passé en découvrant des escroqueries à l’assurance qui se font au détriment d’ouvriers sacrifiés sur l’autel du devoir. Outre la rigueur des policiers, il y a cette sensibilité d’une femme tel que la lieutenante Reiko Himekawa, pleine d’empathie qui se fie également à son intuition lui permettant de progresser dans l’enquête dont elle a la charge.

     

    Avec une intrigue chargée d’émotions, sortant toujours de l’ordinaire, Cruel Est La Nuit est un second roman solide confirmant l’excellente qualité d’une série policière déroutante qui met en scène une héroïne à la personnalité complexe et attachante que l’on se réjouit de retrouver d’ores et déjà dans un troisième volume à venir. Une superbe découverte.

     

    Tetsuya Honda : Cruel Est Le Ciel (Soul Cage). Atelier Akatombo 2020. Traduit du japonais par Alice Hureau et Dominique Sylvain.

     

    A lire en écoutant : Otemoyan de Yano et Agatsuma. Album : Asteroid and Butterfly. 2020 JVCKENWOOD VICTOR Entertainment.

  • Kanae Minato : Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir. Le prix à payer.

    Capture d’écran 2020-03-12 à 10.43.57.pngPour prendre la pleine mesure de l’abîme qui sépare deux cultures comme celles de l’occident et de l’extrême-orient, on peut se focaliser sur les textes japonais pour appréhender bien évidemment la typologie si particulière du système graphique, mais également la façon de parcourir une texte qui se lit à la verticale. Néanmoins c’est certainement au niveau de la sémantique que l’on s’aperçoit des différences radicales dans la manière d’aborder des notions telles que le singulier/pluriel ou le présent/passé comme l’évoque Dominique Sylvain lorsqu’elle explique son travail de traduction en collaboration avec son mari Franck pour la maison d’éditions Atelier Akatombo qu’ils ont créée afin de nous permettre de découvrir les textes d’un pays à la fois fascinant et mystérieux, notamment pour ce qui a trait à la littérature noire. Une expérience déconcertante si l'on en croit ses propos (1). Même s’ils ne sont pas encore très nombreux à être traduits, on commence à distinguer dans le domaine du roman policier quelques auteurs contemporains japonais émergeant dans nos contrées francophones comme Keigo Higashino publié chez Actes Sud, Tetsuya Honda chez Atelier Akatombo et désormais Kanae Minato qui intègre la même maison d’éditions après une parution chez Seuil de son premier roman, Les Assassins De La 5e B, un thriller dérangeant se déroulant dans le cadre d’un établissement scolaire. Second ouvrage de la romancière traduit en français (publié en 2009 dans sa version originale) et intégrant donc Atelier Akatombo, Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir met en scène, dans un contexte similaire, le meurtre d’une écolière qui va impacter le destin de ses quatre amies et camarades de classe.

     

    Une petite ville tout ce qu’il y a de plus ordinaire, hormis l’air qui est le plus pur du Japon. Cinq fillettes qui jouent au ballon, après les cours, à l’ombre du bâtiment scolaire. Une journée estivale comme les autres jusqu’à l’apparition d’un individu demandant leur aide pour vérifier le ventilateur du vestiaire de la piscine de l’école primaire. Sae, Yuka, Maki et Akiko sont toutes volontaires, mais c’est Emiri qui est choisie pour accompagner l’inconnu. Alors qu’il est temps de rentrer à la maison, ses camarades s’inquiètent de ne pas la voir revenir et, après quelques recherches, découvrent son corps sans vie dans le vestiaire. Seules témoins du crime, les fillettes sont incapables de fournir un signalement du meurtrier en affirmant à la police n’avoir plus aucun souvenir. Mais la mère d’Emiri, broyée par le chagrin, ne peut accepter cette perte totale de mémoire et les exhorte à collaborer avec les forces de l’ordre pour trouver le criminel, sans quoi elles devront trouver un moyen pour expier leur faute car sinon elles ne pourront pas échapper à sa vengeance. Mais 15 ans plus tard, le coupable n’a toujours pas été identifié et les fillettes sont devenues des adultes. Et alors que le délai de prescription du crime est tout proche, Sae, Yuka, Maki et Akiko sont toutes confrontées à une série d’événements tragiques les contraignant à revivre cette terrible journée qui a toujours pesé sur leur existence. Expier ou se souvenir, tel est le choix qui s’impose désormais à ces jeunes femmes bouleversées par les terribles épreuves auxquelles elles doivent faire face.

     

    A la lecture d’un roman tel que Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de tension et de malaise qui imprègne l’ensemble d’un texte tout en retenue, distillant pourtant quelques scènes effroyables d’une grande maîtrise. Il faut dire que  Kanae Minato possède cette capacité extraordinaire en matière de construction narrative pour mettre en place de terribles et implacables machinations qui s’emboitent à la perfection, telles de fines mécaniques subtiles et délicates que l’on découvre par l’entremise du point de vue des différents protagonistes intervenant tout au long du récit. L’intrigue tourne donc tout d’abord autour des souvenirs du meurtre d’Emiri pour se focaliser ensuite sur Sae, Yuka, Maki et Akiko, ses quatre camarades de classe devenues adultes puis sur la mère de la victime rongée par le chagrin et la rancoeur. Chaque chapitre nous permet donc de découvrir les drames auxquels sont confrontés chacune de ces protagonistes. Des drames qui vont bien évidemment bouleverser leur vie tout en leur permettant de présenter la forme d’expiation qu’elles ont endossé afin de satisfaire aux exigences de la maman d’Emiri qui va devoir expier à son tour.  C’est également l’occasion pour ces jeunes femmes de tenter de recouvrer quelques souvenirs enfouis qui permettraient d’identifier le meurtrier. Mais avec Kanae Minato, rien n’est simple et tout demeure incertain jusqu’au chapitre final qui fait figure d’épilogue au goût amer. 

     

    Ce que l’on apprécie également avec un roman comme Expiations, Celle Qui Voulaient Se Souvenir c’est de pouvoir s’immerger dans le quotidien d’une petite ville de province japonaise pour saisir les us et coutumes d’une communauté d’un pays lointain qui paraît forcément quelque peu décalée pour l’occidental néophyte que je suis. Et c’est bien évidemment à travers le prisme de ce quotidien que Kanae Minato diffuse les malaises et les dysfonctionnements qui vont submerger l’ensemble de personnages dont l’affliction paraît exacerbée. Le poids de la faute et du devoir qui n’a pas été accompli, on ressent en permanence cette frustration pesant sur les épaules de Sae, Yuka, Maki et Akiko qui n’ont pas été capable de répondre aux attentes d’une mère éplorée qui s'est délestée de son propre fardeau, sans même s'en rendre compte jusqu'au moment où elle devra endosser la somme d'expiations des quatre camarades de sa fille. 

     

    Présentée par ses pairs comme "la reine du Iyamisu", terme japonais désignant des thrillers à l’arrière-goût désagréable, Kanae Minato nous offre avec Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir, un récit choral à la fois terrifiant et raffiné où les vies de cinq femmes se désagrègent dans l’amertume de la faute, du remord et du désarroi. 

     

    Kanae Minato : Expiations, Celles Qui Voulaient Se Souvenir (Shokuzai). Atelier Akatombo 2019. Traduit du japonais par Dominique Sylvain, Saori Nakajima et Frank Sylvain.

    A lire en écoutant : Natsu No Maboroshi (Summer Illusion) de Akiko Yano. Album : Piano Nightly. 2005 Nonesuch Records.

     

    (1) "Toi qui traduit du japonais, abandonne toute espérance" par Dominique Sylvain. Article paru dans la revue 813 n° 135, décembre 2019.

  • Tetsuya Honda : Rouge Est La Nuit. Mortel spectacle.

    tetsuda honda, rouge est la nuit, atelier akatomboOn trouve de nombreux éditeurs francophones qui se sont lancés occasionnellement dans la traduction de romans policiers japonais, mais c’est essentiellement avec des éditeurs comme Philippe Picquier et Actes Sud que l’on découvrait ce pan de la littérature noire qui reste encore bien trop méconnu. Aussi, depuis un peu plus d’un an, il est réjouissant de savoir que l’on peut compter sur la toute jeune maison d’éditions Atelier Akatombo, pour compléter l’offre dans ce domaine si particulier du polar nippon avec un catalogue comprenant déjà quatre romans policier traduits par Dominique et Frank Sylvain qui mènent à bien ce beau projet éditorial qui doit impérativement perdurer. D’ailleurs il suffit de s’attarder sur les somptueuses couvertures de la collection ainsi que sur le travail soigné de la maquette afin de déceler toute la passion du couple Sylvain pour tout ce qui a trait à la culture japonaise, eux qui ont séjourné durant de nombreuses années dans ce pays avant de revenir en France pour ramener dans leurs bagages une belle sélection de polars qui n’ont jamais été traduit jusqu’à présent. Ainsi a-t-on pu lire un roman de Seichô Matsumoto, Le Point Zéro (Atelier Akatombo 2018), publié dans sa version originale en 1958, qui mettait en scène une jeune femme à la recherche de son mari disparu. Beaucoup plus récent, mais toujours avec une héroïne occupant la place centrale d’une série policière comptant déjà cinq romans, on pourra ainsi mesurer, avec Rouge Est La Nuit de Tetsuya Honda, l’évolution de la place qu’occupe les femmes au sein de la société nipponne en suivant les investigations de Reiko Himekawa une des rares policières élevée au grade de lieutenant.

     

    A la périphérie de Tokyo, sur les bords d’un étang du parc Mitzumoto, on retrouve un corps emballé dans une bâche de chantier, comme prêt à être immergé dans l’eau. Au vu des multiples lacérations, la victime semble avoir été torturée avant d’être égorgée ceci sans que le voisinage ou les éventuels promeneurs ne remarquent quoi que ce soit. L’enquête échoit à la lieutenante Reiko Himekawa, unique officière de la division criminelle du département de la police métropolitaine de Tokyo, qui développe une approche intuitive lui permettant de comprendre la logique des meurtriers sur lesquels elle est amenée à enquêter. A la tête d’une brigade composée exclusivement d’hommes, la jeune policière, ne bénéficie guère d’appui au sein d’une institution policière plutôt machiste. Et à mesure que l’enquête progresse, révélant d’autres crimes similaires, elle devra faire face à la concurrence, parfois déloyale, d’un autre chef de brigade ambitieux, prêt à tout pour l’évincer. Mais la série de meurtres prend de l’ampleur, et il faudra toute l’abnégation de Reiko Himekawa et de son équipe pour mettre un terme aux agissements d’un tueur sévissant dans l’ombre des quartiers chauds de la ville de Tokyo qui étouffe dans la moiteur des nuits estivales. La chasse à l’homme peut commencer.

     

    Un tueur en série sévissant dans les rues de Tokyo, une enquêtrice au lourd passé, dotée d’un sens de l’intuition aiguisé, nul doute que nous nous trouvons dans le cadre narratif d’un thriller dont on a lu maintes variations plus ou moins réussies. Il ne faudrait pourtant pas passer à côté de ce premier roman de Tetsuya Honda qui présente la spécificité de mettre en scène Reiko Himekawa, une officière de police japonaise, évoluant dans une institution étatique extrêmement hiérarchisée dont on devine la faible place laissée aux femmes, particulièrement en ce qui concerne les fonctions de haut rang. Avec Rouge Est La Nuit le lecteur découvre les débuts d’une série policière qui permet de mettre en lumière la difficulté pour cette héroïne, aussi sensible que déterminée, de pouvoir exercer sa fonction dans un environnement extrêmement machiste où la lourdeur des plans dragues de ses subordonnés laisse la place aux réflexions désobligeantes, puis à la méfiance de ses supérieurs quand elle ne doit pas contrecarrer les basses manœuvres d’un de ses homologues, le lieutenant Kensaku Katsumata, un personnage qui se révélera beaucoup plus ambivalent qu’il n’y paraît. Outre les difficultés professionnelles, Reiko Himekawa doit également faire face aux membres de sa famille qui n’approuve pas ses choix, ceci d’autant plus qu’elle n’est toujours pas mariée au grand dam de sa mère qui s’inquiète de la dangerosité de sa fonction. Une inquiétude également liée à un traumatisme suite à l’agression dont la jeune femme a été victime lorsqu’elle était adolescente. Ainsi, au sein d’une société moderne qui préserve tout de même une place importante aux traditions, on perçoit toutes les complications auxquelles les femmes doivent faire face pour accéder à certaines fonctions.

     

    Outre les discriminations de genre, Rouge Est La Nuit permet aux lecteurs peu coutumiers de la culture japonaise d’appréhender le quotidien des habitants de Tokyo et de découvrir quelques quartiers méconnus de cette immense mégalopole. On observera, un peu surpris, que les enquêteurs empruntent les transports publics pour se rendre sur les scènes de crime et qu’il dorment au bureau lorsque l’affaire est sensible comme le mentionnait d’ailleurs David Peace dans Tokyo Année Zéro (Rivages/Noir 2010). Plus déconcertant encore, on s’aperçoit que les enquêteurs, pour des raisons budgétaires, ne sont pas tous dotés d’armes de service, ce qui donne lieu à une scène surréaliste où un officier de police doit tout d’abord se rendre dans un magasin de jouets pour acquérir un pistolet factice avant d’aller prêter main forte à sa collègue en difficulté.

     

    Les trois premières parties du récit, qui en compte cinq, débutent avec le point de vue du meurtrier dont on découvre quelques épisodes marquants de sa vie qui l’ont conduit à commettre les crimes sur lesquelles la lieutenante Reiko Imekawa doit enquêter. Même si le texte n’est pas dénué de quelques détails sordides expliquant les dérives d’un tel personnage, on appréciera la retenue de l’auteur qui a fait en sorte que l’on peut tout de même éprouver une certaine forme d’empathie pour cet étrange individu qui présente quelques fêlures. Cette mesure, cette absence de surenchère sanguinolente, permet d’apprécier une intrigue cohérente qui n’est tout de même pas dénuée de quelques rebondissements plutôt surprenants tout en appréciant une galerie de personnages dont l’étude de caractère permet de distinguer leur état d’esprit nuancé, suscitant un intérêt croissant qui pimente le récit.

     

    Roman policier original et détonant, empreint d’une certaine forme d’étrangeté inquiétante, Rouge Est La Nuit nous permet d’aller à la rencontre d’une nouvelle héroïne atypique qui semble avoir séduit plusieurs millions de lecteurs japonais. Il ne reste qu’à souhaiter qu’il en soit de même dans nos contrées occidentales alors que les enquêtes de la lieutenante Reiko Imekawa ont déjà fait l’objet d’adaptations pour le cinéma et la télévision japonaise. Une série prometteuse.

     

    Tetsuya Honda : Rouge Est La Nuit (Strawberry Night). Editions Atelier Akatombo 2019. Traduit du japonais par Dominique et Frank Sylvain.

    A lire en écoutant : Sweet and Low de Takuya Kuroda. Album : Edge. 2011 Takuya Kuroda.

  • SEICHÔ MATSUMOTO : LE POINT ZERO. FUITE EN AVANT.

    atelier akatombo, le point zéro, seichô matsumoto Se lancer à la découverte de la littérature asiatique et plus particulièrement celle en provenance du Japon équivaut à s’aventurer sur un terrain plutôt méconnu où l’on manque cruellement de références, notamment en ce qui concerne le roman noir et les intrigues policières. Aussi convient-il de saluer la venue d’une nouvelle maison d’éditions, Atelier Akatombo, qui se consacre, entre autre, à la littérature noire japonaise avec la parution de ce qui apparaît comme un classique du genre, Le Point Zéro, de Seichô Matsumoto, auteur prolifique s’il en est puisqu’il a publié pas moins 450 œuvres dont à peine une dizaine ont été traduites en français. Et puisque l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, les éditeurs, Franck et Dominique Sylvain, officient également comme traducteurs pour ce roman paru en 1959 dans sa langue d’origine. Une affaire de passion puisque loin d’être une novice dans le domaine, Dominique Sylvain a séjourné plusieurs années à Tokyo et rédigé de nombreux romans policiers dont certains prennent pour cadre la capitale nippone.

     

    A Tokyo, en 1958, même pour une femme émancipée comme Teiko, il est difficile de trouver un mari sans passer par un entremetteur. En moins de deux mois, elle épouse donc Kenichi, un cadre en pleine ascension travaillant pour une entreprise de publicité. Dirigeant  l’agence de Kanazawa, au bord de la mer du Japon et ne faisant que de brefs passages à Tokyo, Kenichi n’a guère de temps à consacrer à sa future épouse. C’est donc au cours de leur voyage de noce dans la vallée de Kiso que le couple prend le temps de mieux se connaître et de s’apprivoiser. Au terme d’un séjour romantique, Kenichi doit regagner Kanasawa afin de régler ses affaires avant d’être affecté à Tokyo où se situe le siège de la société. Mais Teiko a beau attendre, son mari ne revient pas. Que lui est-il arrivé ?  Pour le savoir, la jeune femme se rend à Kanasawa et découvre une région enneigée, battue par les vents. Après avoir contacté la police locale en pure perte, Teiko doit se résoudre à enquêter elle-même sur cette étrange disparition d’autant plus inquiétante qu’elle laisse place à d’autres événements funestes. Au fil de ses investigations, Teiko va découvrir que les cicatrices laissées par la guerre sont encore vives et qu’il lui faudra remonter jusqu’à ce « point zéro », où le destin de toute une nation a basculé, pour comprendre la finalité des tragédies qui se jouent autour d’elle.

     

    La modernité du texte s’inscrit probablement dans la qualité de sa traduction française mais également dans l’actualité du thème que l’auteur évoque en 1959 en abordant le positionnement de la femme dans la société nippone, ceci juste après la guerre. Il s’agit même de l’enjeu majeur d’une intrigue qui résonne étrangement à une période où les revendications d’égalité entre femmes et hommes n’ont jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui. On découvre ainsi les stigmates d’une douloureuse page de l’histoire japonaise que l’auteur aborde avec autant de délicatesse que de subtilité qui se traduit, entre autre, par l’atmosphère mélancolique imprégnant l’ensemble d’un roman plutôt habile qui souffre tout de même de quelques éléments du hasard bien trop circonstanciés comme cette émission de radio que l’héroïne écoute au bon moment lui permettant ainsi d’intégrer des aspects essentiels qui l’aideront à résoudre son enquête. Défauts mineurs qui n’enlèvent rien à la qualité d’une intrigue sophistiquée nous permettant d’entrevoir de multiples aspects d’une culture singulière qui nous apparaît tellement mystérieuse mais dont on distingue quelques principes sociétaux captivants nourrissant le récit.

     

    C’est au rythme des trains sillonnant des provinces pittoresques du Japon que l’on accompagne Teiko dans cette quête intrigante ponctuée de quelques rebondissements étonnants qui relance l’intrigue prenant une tournure surprenante afin de nous ramener sur les conséquences du poids d’une défaite et du choc des cultures qui s’ensuit avec le traditionalisme du Japon confronté à la modernité des forces américaines occupant le pays. Dans un tel contexte, on appréciera l’étude de caractère aiguisée des personnages et l’observation incisive de leurs rapports sophistiqués où la réserve des sentiments imprègne le récit d’une tonalité encore plus énigmatique avec des portraits de femmes saisissant de réalisme.

     

    Intelligemment construit sur la base d’une intrigue policière surprenante agrémentée d’une ambiance poétique, Le Point Zéro est un magnifique roman noir qui nous permet d’appréhender cette culture lointaine du Japon des années cinquante, encore chargée de traditions mais s’apprêtant à basculer vers une ère de modernité tout en supportant les stigmates d’un passé qui ne peut s’estomper. Seichô Matsumoto est assurément un maître de la littérature noire japonaise.

     

    Seichô Matsumoto : Le Point Zéro  (Zero No Shoten). Atelier Akatombo 2018. Traduit du japonais par Dominique et Frank Sylvain.

    A lire en écoutant : Catch The Clouds de Eri Yamamoto. Album : The Next Page. 2012 AUM Fidelity.

     

     

  • Ikeido Jun : La Fusée De Shitamachi. Le souffle du crash.

    Capture d’écran 2018-02-04 à 15.24.27.pngComme je vous l’avais promis en ce début d’année, il m’importait de me tourner davantage vers la littérature noire asiatique afin de me laisser surprendre par les nouvelles perspectives d’un genre particulier que les auteurs de ces contrées lointaines abordent avec un regard bien différent de celui que peut nous offrir nos romanciers occidentaux. Ainsi, le monde de l’entreprise a fait l’objet, dans nos régions francophones, de nombreux romans noirs pointant disfonctionnements managériaux et autres disparités sociales tandis qu’au Japon, Ikeido Jun aborde le thème en empruntant des éléments narratifs propres aux thrillers et aux récits d’aventure avec un roman intitulé La Fusée De Shitamachi qui nous entraîne dans le sillage d’une PME nippone de pointe de l’arrondissement d’Ôta à Tokyo, devant faire face à une concurrence aussi féroce qu’impitoyable.

     

    Ingénieur de renom Tsukuda Kôhei a participé à l’élaboration du moteur d’une fusée dont le lancement s’est révélé être un fiasco. Contraint de démissionner, il a repris la petite entreprise familiale de machine-outil qu’il a transformée en usine de pointe, spécialisée dans les composants de moteurs de haute précision. Mais diriger une PME d’excellence telle que la Tsukuda Seisakusho n’est pas une sinécure. Une entreprise qui annule brutalement son carnet de commande tandis qu’une autre l’attaque pour des questions de brevet et ce sont les investisseurs qui vous lâchent. Il faut donc faire face à l’adversité et Tsukuda Kôhei qui n’a jamais renoncé à ses rêves de succès dans le domaine de l’aérospatial, se lance dans la conception d’un modèle de valves destinées à équiper la fusée d’une grande compagnie industrielle ne pouvant supporter de dépendre d’une entreprise aussi insignifiante que la Tsukuda Seisakusho. Dans un contexte de rivalité extrême, nombreux seront les obstacles et trahisons en tout genre pour mettre à mal le projet de cet entrepreneur audacieux.

     

    Premier roman traduit en français pour cet auteur qui a commis une vingtaine d’ouvrages dont plusieurs polars, Ikeido Jun est un romancier à succès dans son pays d’origine ce qui explique sans doute cette écriture très classique, répondant aux standards du best-seller international. Il n’empêche, l’efficacité du texte ne saurait être remise en question lorsque l’on constate que des sujets à priori arides comme le financement des entreprises, les dépôts de brevets ou les processus de fonctionnement d’un moteur de haute précision deviennent les éléments centraux d’une intrigue riche en tensions narratives qui se mettent en place dans un climat de compétitivité exacerbée par les dissensions internes et les rivalités entre modestes PME et grandes compagnies. Emprunt d’une certaine forme de théâtralité, La Fusée De Shimatachi décrypte les multiples services composant une entreprise japonaise que l’on découvre par l’entremise de Tsukuda Kôhei, un ingénieur devenu patron qui se concentre davantage sur les concepts d’une technologie de pointe que sur les aspects stratégiques et financiers de ses affaires. Le lecteur fait ainsi la connaissance d’un entrepreneur dont les rêves de conquête dans le domaine de l’aérospatial deviennent les enjeux d’un récit où les défît entrepreneuriaux font l‘objet de trahisons en tout genre, d’embûches financières et technologiques pouvant faire capoter le projet à tout instant. Les rêves de l’entrepreneur face à la réalité du marché, la petite PME devant lutter contre les desseins d’une grande compagnie, l’employé réticent se ralliant finalement au projet, l’auteur s’appuie sur des schémas narratifs manichéens assez convenus pour alimenter les différents ressorts d’une intrigue qui n’en demeure pas moins passionnante.

     

    Même s’il n’a pas pour vocation de dénoncer les dysfonctionnements du monde de l‘entreprise nippone, La Fusée De Shitamachi permet d’appréhender un univers hiérarchisé, codifié à l’extrême, où le collectif ne laisse aucune place à l’individualisme. Et bien au-delà du maintien de l’emploi ou des questions salariales, c’est la fierté de la réussite des projets de l’entreprise qui importe avant tout, ceci au prix de tous les sacrifices. Ainsi les lecteurs attentifs pourront s’interroger sur les rythmes de travail effrénés de ces « salaryman » consacrant la majeure partie de leur temps au labeur quant ils ne se retrouvent pas, le soir venu, dans des izakaya, ces bars japonais où se déroulent les nomikai, « réunions pour boire », permettant de discuter encore du travail entre collègues et qui deviennent un véritable phénomène de société avec cette image de salariés ivres morts, titubants dans les rues ou affalés sur les sièges des métros. Egalement à charge, c’est le monde de la finance comme les banques mais également les société d’investissement et leurs rapports ambivalents à l’entreprise qu’Ikeido Jun, ancien employé bancaire, se charge de disséquer au gré d’une histoire entremêlant son expérience professionnelle à la fiction d’un récit riche en péripétie où l’innovation des technologies de pointe se heurte à l’absence de vision et au manque d’audace des financiers.

     

    Dépaysant, autant dans sa forme que du point de vue exotique, La Fusée De Shitamachi, est un pur roman populaire, mettant en scène l’aventure palpitante d’un entrepreneur audacieux et innovant confronté aux aléas des financements et de la concurrence tout en disséquant, avec une acuité redoutable, les différentes strates hiérarchiques qui compose un univers du travail où employés et cadres se dévouent corps et âmes et surtout, sans compter leur temps, au bon fonctionnement de l’entreprise. Surprenant et édifiant.

     

    Ikeido Jun : La Fusée De Shitamachi (Shitamachi Rocket). Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Books Editions 2012.

    A lire en écoutant : Come Close (feat. Common) de Indigo Jam Unit. Album : re : common from Indigo Jam Unit. Rambling Records 2009.

     

     

  • Hidéo Yokoyama : Six-Quatre. Vers une quête sans fin.

    Capture d’écran 2017-11-02 à 23.44.13.pngCe n’était qu’une question de temps avant que ne débarque dans nos régions francophones un roman policier japonais marquant les esprits d’une manière indélébile. Et s’il me manque le recul nécessaire pour avoir une vison de l’ensemble de la littérature noire nippone, Six-Quatre, premier roman traduit en français de Hidéo Yokohama, figure, à n’en pas douter, parmi les œuvres les plus intenses qu’il m’ait été donné de lire. A titre de références il faudrait citer David Peace pour le côté obsessionnel et James Ellroy pour l’ensemble d’un récit minutieux et d’une intensité à vous couper le souffle, faisant ainsi figure de modèle du genre.

     

    Le Six-Quatre désigne une tragique affaire d’enlèvement suivie de l’assassinat d’une enfant de sept ans remontant à l’an 64 du règne de l’empereur Shôwa (Hirohito). Le ravisseur n’a jamais été identifié et 14 ans plus tard, soit en 2002 de l’année civile, c’est peu dire que l’enquête marque encore les esprits de tous les policiers officiant dans cette région du nord de Tokyo, ceci d’autant plus que la prescription des faits approche tandis que l’équipe chargée des investigations s’est réduite comme peau de chagrin. Pourtant, il n’est pas question de renoncer et c’est le directeur général de l’Agence nationale de la police, en personne, qui va venir pour annoncer officiellement au père de la victime que tout est encore mis en œuvre pour découvrir l’assassin. Le commissaire Mikami, en charge des relations avec la presse, a une semaine pour organiser la visite, vaincre les réticences d’un père méfiant, gérer un conflit avec les journalistes locaux tout en comprenant, peu à peu, que derrière cette visite importante, se dissimule des enjeux considérables qui le dépasse. Dans un contexte hostile de services de police larvés par des conflits internes, Mikami va devoir manœuvrer avec toute l’habilité dont il est capable pour arriver à ses fins en se retrouvant contraint de réexaminer les dossiers du Six-Quatre révélant d’inquiétantes zones d’ombre.

     

    L’intérêt d’un roman policier japonais comme Six-Quatre réside dans le fait que l’on s’éloigne résolument des carcans narratifs occidentaux permettant ainsi d’appréhender l’intrigue sous d’autres facettes. Bien loin d’une simple affaire de « cold case », quasiment exempt de toutes formes de violences physiques ou autres codes propre au genre policier, Hidéo Yokohama nous convie, avec un talent peu commun, dans une exploration minutieuse des relations sociales et des rapports hiérarchiques régissant l’ensemble des différents services de police qu’il a côtoyé durant de nombreuses années en tant que chroniqueur judiciaire. Par le biais d’un portrait analytique extrêmement dense et complexe, l’auteur peut mettre en place une tension oppressante tout au long d’une intrigue d’une habilité et d’une subtilité rarement vue, permettant ainsi d’appréhender les rapports de force opposant les brigades judiciaires aux offices administratifs de la police devant rendre compte de leurs activités à une presse à la fois exigeante et impitoyable. Manigances, stratégies, chaque événement devient un enjeu, un objectif qu’il faut absolument atteindre au gré d’un suspense insoutenable, notamment lors d'intenses et hallucinantes conférences de presse, ceci d’autant plus que les manœuvres, même parfaitement bien orchestrées, seront constamment remises en question au gré de trahisons et de sabordages permanents destinés à annihiler toute l’opiniâtreté d’un enquêteur essayant de concilier les desseins parfois contradictoires des différente entités auxquels il doit rendre des comptes. Il faut également prendre conscience qu’avec Six-Quatre, aucune place n’est laissée au hasard et que les éléments les plus anodins prennent une importance considérable au fil d’un récit qui se construit à la manière d’un puzzle élaboré ou chacune des pièces s’enchâssent les unes dans les autres avec une redoutable précision qui confine au génie.

     

    Six-Quatre est un roman qui se mérite. Avec ses intrigues multiples qui s’enchevêtrent et en mettant en scène une multitude de protagonistes, la lecture du texte nécessite un effort d’attention et de concentration, ceci d’autant que l'on peut être aisément désarçonné par les patronymes japonais auxquels nous ne sommes guère familiers. Néanmoins la difficulté sera contrebalancée par le fait que l’auteur se concentre sur l’unique point de vue du commissaire Mikami, personnage central du roman. Il y a quelque chose de fascinant à suivre les pérégrinations de ce flic tiraillé entre son ancienne fonction d’enquêteur à la criminelle et sa nouvelle activité d’attaché de presse. Ainsi, au-delà d’une contre-enquête trépidante, de rapports tendus avec ses anciens collègues des brigades judiciaires et de confrontations multiples avec une hiérarchie exigeante et parfois ambivalente, Mikami doit également gérer les dissensions avec les médias locaux chargés de relayer les communiqués de police qu’ils jugent insatisfaisants. Un rapport au travail complètement insensé, un sens du devoir poussé à l’extrême et une somme d’enjeux colossaux permettent d’avoir une excellente représentation des codes moraux régissant la société japonaise ceci d’autant plus que l’on pénètre également dans la sphère familiale de ce policier tout dévoué à sa tâche. Loin d’être apaisante, on perçoit au travers de cette intimité, l’angoisse de parents dépassés ne sachant comment gérer la disparition de leur fille adolescente dont il sont sans nouvelle depuis qu’elle a fugué. Cette dimension bouleversante, avec tout ce que cela implique en terme de tensions supplémentaires, est loin d’être anodine car elle met en perspective toute la détresse mais également toute la détermination, voire l'obsession du père de la petite victime du Six-Quatre bien décidé, tout comme le commissaire Mikami, à faire toute la lumière sur cette tragédie, quitte à mettre à jour des aspects peu reluisants d’une enquête bâclée, à même d’entacher, à tout jamais, la réputation des forces de police.

     

    Subtil, raffiné, sans la moindre faille, Six-Quatre n’est pas un roman policier comme les autres. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une démonstration de ce qui se fait de mieux dans le genre. Tout simplement sublime.

     

    Hidéo Yokoyama : Six-Quatre (Rokuyon). Editions Liana Levi 2017. Traduit du japonais par Jacques Lalloz.

    A lire en écoutant : We Are One (feat. Navasha Dava) de Kyoto Jazz Sextet. Album : Unity. Universal Classic & Jazz 2017.

     

  • Akimitsu Takagi : Irezumi. A fleur de peau.

    Capture d’écran 2017-07-23 à 19.31.35.pngQu’elles soient littéraires, culinaires, cinématographiques ou télévisuelles, les incursions au Japon demeurent des démarches à la fois fascinantes et déroutantes permettant de lever un coin de voile d’une culture à la fois dense et mystérieuse. D’une complexité et d’une étrangeté sans égale pour le regard de l’occidental néophyte que je suis, la société nippone suscite toujours un profond intérêt qui débuta il y a bien des années de cela avec la découverte du film Yakuza de Sidney Pollack qui nous entraînait dans les arcanes de ces gangsters japonais régis par un code d’honneur rigoureux et dont la peau de certains membres étaient ornée de tatouages traditionnels que l’on désigne sous la dénomination de Irezumi qui donne justement son titre à la version française d’un curieux roman de Akimitsu Takagi, parut en 1948 à une période où le Japon était encore occupé par l’armée américaine.

     

    Aussi belle et fascinante soit-elle, Kinué Nomura est destinée à un fin tragique, puisque cette fille d’un illustre tatoueur déplore déjà la disparition de sa sœur jumelle. Il faut dire que les jumelles ainsi que leur frère possèdent la particularité d’être porteur d’Irezumi fabuleux esquissés par leur géniteur et dont l’ensemble évoque une légende aux entournures maudites. De fait, le corps démembré de Kinué est retrouvé dans une salle de bains dont la porte est verrouillée de l’intérieur. Et l’on constate rapidement que le buste est manquant. Les autorités se perdent en conjecture. S’agirait-il de l’œuvre d’un admirateur sadique désireux de posséder le précieux tatouage ? Mais la tournure des événements laisse peu de place à la réflexion, puisque c’est le frère de la victime qui est retrouvé mort dans des circonstances similaires. La police dépassée va devoir accepter l’aide de Kyôsuge Kamisu, jeune surdoué qui parviendra peut-être à déjouer les sombres desseins de ce psychopathe sanguinaire.

     

    Basé sur l'archétype narratif du crime commis dans une pièce close de l'intérieur et résolu par un enquêteur surdoué, Irezumi, à plus d'un titre, sort résolument de l'ordinaire, tant par le cadre historique dans lequel se déroule l'intrigue que par le milieu méconnu du tatouage dans lequel évolue l'ensemble des personnages. Bien évidemment, l'un des enjeux majeurs du roman consistera à découvrir le modus opérandi d’un assassin particulièrement habile et il faut bien admettre que l'auteur fait preuve d'une brillante ingéniosité qu'il restitue par l'entremise de la logique implacable de Kyôsuke Kamisu, sorte de jeune et malicieux Rouletabille qui manque peut-être un peu d'envergure. Il s'agit là de la seule faiblesse du roman par rapport à ce protagoniste captivant qui, paradoxalement, arrive bien trop tardivement dans le fil d’une intrigue tout en maîtrise. Néanmoins Irezumi n’est que le premier roman d’une série qui compte dix-sept volumes, mettant en scène ce détective amateur atypique, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une traduction en français.

     

    Si l’on ressent clairement l’influence occidentale du point de vue de l’intrigue policière, Irezumi oscille rapidement vers un univers à la fois dissolu et sensuel propre au Japon en suivant la destinée de cette femme, Kinué, dont l’épiderme recouvert d’une fresque éblouissante, suscite toutes les convoitises. On découvre un entourage étrange dans lequel la jeune femme évolue en dégageant une espèce de sensualité trouble, presque malsaine. Ainsi de l’amoureux transi au collectionneur avide, il gravite autour de la belle naïade toute une panoplie de personnages torturés dont la concupiscence génère un climat de tensions et de perversions. L’auteur bâtit donc son intrigue en intégrant tous les aspects liés à l’art du tatouage traditionnel que ce soit la douloureuse phase de conception qui peut durer plusieurs années, la marginalisation de ces artisans contraint d’effectuer leurs activités dans une semi clandestinité ainsi que le regard réprobateur que porte la société nippone sur les individus affublés de ces estampes indélébiles. Bien plus qu’une série de clichés d’un univers exotique et méconnu, tous ces éléments deviennent les ressorts nécessaires aux motivations et mobiles des différents crimes qui sont perpétrés en générant un climat licencieux et sulfureux.

     

    L’ouvrage publié en 1948 permet également d’appréhender, avec un texte aux tonalités étrangement contemporaines, tout le contexte historique de cette ville de Tokyo occupée qui se remet peu à peu des affres de la guerre tandis que la population évolue dans les décombres d’une cité laminée par les bombardements. C’est au travers du quotidien des différents intervenants que l’on perçoit les aléas d’une vie laborieuse faite de marché noir, de transports chaotiques, de suicides en pleine représentation théâtrale et de filatures dans des quartiers en ruine.

     

    Portant un regard éclairé sur la société nippone de l’après-guerre, Irezumi devient ainsi bien plus qu’un whodunhit classique et aiguisé pour nous entraîner dans le sillage d’un univers délicieusement déliquescent que l’on discerne au détour d’une intrigue fort bien construite.

     

    Akimitsu Takagi : Irezumi (Shisei Satsujin Jiken). Editions Denoël/Collection Sueurs Froides 2016. Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon.

     

    A lire en écoutant : The City Is Crying de The Dave Brubeck Quartet. Album : Jazz Impression Of Japan. Sony Music Entertainment 1964.