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Suisse

  • LUCA BRUNONI : EN SURFACE. SORTIE DE ROUTE.

    luca brunoni,en surface,éditions finitudeIl est apparu sur la scène littéraire avec la voix française de Joseph Incardona qui a traduit de l'italien Les Silences publié par la maison d'éditions bordelaise Finitude intégrant donc au sein de son catalogue un second ressortissant suisse. Natif du Tessin, Luca Brunoni s'est essayé très jeune à l'écriture tant dans le domaine du scénario, des nouvelles et des romans tout en exerçant le métier d'enseignant à Neuchâtel où il vit après avoir effectué des études dans le domaine du droit et de la littérature. Second roman rédigé en Italien et donc repéré par Joseph Incardona qui nous en a livré la version en français, c'est peu dire que l'on avait été marqué par Les Silences, un texte à la beauté âpre où l'auteur se penchait sur le destin d'une fillette placée de force dans une ferme d'un village de haute montagne faisant ainsi écho à ce scandale d'état qui entache encore le pays qui a interné durant des décennies, un nombre encore à ce jour indéterminé d'enfants en les arrachant à leur famille que l'Etat jugeait inapte, ceci sans autre forme de procès. A certains égards, Luca Brunoni, dans cette économie du mot alimentant son texte qui sonne toujours juste, rappelle ces auteurs américains du Country noir qui s'inscrivent dans l'efficacité d'une histoire intense plutôt que dans les fioritures d'un style surchargé qui dilue l’intrigue. On retrouve d'ailleurs cette émotion sobre dans En Surface que le romancier a choisi de rédiger directement en français pour dépeindre la trajectoire de Leila, cette mère de famille qui décide de prendre de la distance avec les siens pour émerger d'une espèce de longue phase de sommeil tout en se questionnant sur les répercussions du drame qui touche l'un de ses proches.

     

    luca brunoni,en surface,éditions finitudeC'est au bord de ce lac traversant la vallée que Leila a trouvé refuge, où restent gravés dans sa mémoire quelques souvenirs de son séjour durant un été de son adolescence. Un endroit idéal pour poursuivre son travail de traduction d'un contrat et surtout se questionner au sujet de ce qu'elle doit faire au sujet de son fils Alex, responsable d'un accident de la route mortel. Mais Giorgio, son mari, ne l'entend pas de cette oreille et la harcèle de messages l'enjoignant fermement à revenir à la maison. Pourtant, Leila se doute bien que son mari, tout comme son fils, lui cachent des choses au sujet de cet accident dont certains aspects lui paraissent troublants. Et puis il y a cette sensation d'un cadre familial qui l'étouffe, qui la maintient dans un état second, comme asphyxiée peu à peu avant de s'éteindre. C'est donc lors de promenades qu'elle émerge à la surface de sa vie en sillonnant les chemins de cette station touristique en léthargie durant la basse saison et où elle croise cet homme à tout faire un peu rugueux qui s'en prend régulièrement à ce snowboarder à la gloire passée qui l'accompagne parfois dans ses travaux d'entretien. Et lorsqu'elle fait une pause au tee-room du coin, Leila fait également la connaissance de Surya qui y travaille comme serveuse en mettant de côté, depuis trop longtemps, la thèse qu'elle semble prête à abandonner. Des âmes un peu cabossées, comme elle, qui vont pourtant l'aider à y voir plus clair et qui lui permettront de savoir si son fils Alex mérite une seconde chance. Mais quelle sera le prix à payer pour y parvenir ?

     

    En Surface apparaît comme un récit chargé d'une mélancolie douce imprégnant cette atmosphère hors saison qui entoure cette localité fictive d'une Suisse qui n'en a d'ailleurs pas le nom mais dont on devine certains contours puisque Luca Brunoni évoque une nouvelle fois la douleur de ces enfants placés par l'entremise de ce texte Pourri Brûlé que Leila découvre et entreprend de traduire en allemand tant elle a été bouleversée par le récit romancé de cette mère célibataire à qui l'on a arraché son enfant. Il s'agit là d'une intrigue secondaire qui s'agrège à la trajectoire de cette mère de famille qui a pris la décision de s'extirper du carcan familial qui l'empêchait de respirer et dont elle prend conscience à la suite de cet accident de la route impliquant son fils dont elle s'est finalement éloignée sans qu'elle ne s'en rende compte, en lien avec l'attitude de son mari Giorgio. Sans doute s'agit-il d'un autre aspect d'une violence conjugale beaucoup plus larvée qui s'inscrit dans un autoritarisme permanent qui asservi le conjoint jusqu'à l'étouffement final lorsque les mains de Giorgio enserra la gorge de Leila l'espace de quelques secondes, lors d'une dispute au sujet de ce qu'il convient de faire au sujet de leur fils. Et c'est à partir de cet élément que démarre la démarche de Leila qui s'inscrit dans une phase de réflexion quant au sens de sa vie bien évidemment, mais également quant au dilemme qui lui échoit à mesure qu'elle découvre les circonstances entourant cet accident mortel qui implique Alex. Tout cela, Luca Brunoni le distille dans le rythme apaisant, mais parfois tendu, d'une narration solide où il prend le temps de creuser en profondeur la personnalité de chacun des protagonistes qui vont apparaître dans En Surface avec cette sensation d'émergence comme pour mieux respirer avant de reprendre en main le cours de leur existence dans une démarche d'entraide salutaire. Et puis, on ne peut manquer de percevoir le travail précis du texte où chaque mot est pesé afin de laisser la place aux nombreux thèmes abordés que sont la résilience, le dilemme et les secrets larvés qui s'insèrent parfaitement dans le déroulement d'un roman se révélant aussi concis que maîtrisé où la force de l'émotion se conjugue dans une pudeur chargée de nuance que l'on ne manquera pas d'apprécier. 

     

    Luca Brunoni : En Surface. Editions Finitude 2025.

    A lire en écoutant : Human Touch de Bruce Springsteen. Album : Human Touch. 1992 Bruce Springsteen.

  • JOACHIM B. SCHMIDT : KALMANN ET LA MONTAGNE ENDORMIE. KORREKTOMUNDO !

    joachim b. schmidt,kalmann et la montagne endormie,éditions gallimard,collection la noireIl faut bien admettre qu’il y avait une petite part de chauvinisme helvétique qui rejaillissait quant à la surprenante et réjouissante découverte de Kalmann (La Noire 2023) du grisonnais Joachim Beat Schmidt intégrant, avec son premier roman traduit en français, la prestigieuse collection La Noire de la maison d’éditions Gallimard. Mais au-delà de cette interférence patriotique exacerbée, il convient de souligner tout le plaisir que l’on a eu en s'imprégnant du mode de pensée décalé du « shérif » auto proclamé de la localité islandaise de Raufarhöfn, atteint de troubles de l’autisme, et que le romancier suisse a su retranscrire avec une verve poétique et humoristique sans pareil, au détour d’une intrigue policière prenant pour cadre cette île nordique superbe, où il réside désormais, en faisant en sorte d’en restituer l’atmosphère si particulière, par le prisme d’une écriture épurée, mais aussi grandiose que ces paysages nordiques. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le roman n'emprunte d'aucune manière le style caractéristique du polar nordique pour prendre plutôt l'allure d'une intrigue policière un peu loufoque du fait de la personnalité peu commune de Kalmann, de son appréhension à la fois naïve et pragmatique du monde qui l'entoure et bien évidemment de ses échanges sans filtre avec ses interlocuteurs en suscitant, à bien des égards, une certaine hilarité véritablement salutaire. Et puis au-delà de l'intrigue policière, prétexte à toutes les péripéties les plus incroyables, que ce soit une confrontation avec un ours polaire, des virées en mer pour chasser le requin afin de concocter le hárkarl, spécialité locale fermentée au goût prononcé et à l'odeur particulière, ainsi que ces parties de chasse dans ces contrées désolées et majestueuses, il émerge cette chaleureuse humanité attendrissante qui imprègne le texte en rejaillissant sur l'entourage de Kalmann et plus particulièrement dans les rapports qu’il entretient avec son grand-père qu'il affectionne tant. A partir de là, on ne peut que se réjouir de retrouver ce personnage si atypique qui revient dans Kalmann Et La Montagne Endormie, second opus auquel on ne s'attendait pas et qui constitue une des excellentes surprises de ce début d'année. 

     

    Le shérif d'honneur de Raufarhöfn, petit bourg portuaire situé au nord de l'Islande, ne sera pas présent à l'occasion du feu d'artifice du Nouvel An. En effet, Kalmann Oòinsson a décidé de répondre à l'invitation de son père biologique pour se rendre aux Etats-Unis afin de rencontrer les membres de sa famille du côté paternel qu'il ne connaît pas du tout. C'est l'occasion de chasser en manipulant des armes dont son père ainsi que son oncle sont généreusement dotés et qu'ils prétendent vouloir conserver à tout prix pour défendre leurs droits qu'ils estiment menacés par les autorités du pays. Ainsi, Kalmann, esprit candide, va accompagner ses nouveaux amis à Washington en participant à une étrange manifestation dont il ne connaît pas tous les tenants et aboutissants et qui va soudainement dégénérer. Désormais abandonné par les siens, il se retrouve dans une salle d'interrogatoire du FBI à devoir raconter son parcours avant qu'on ne lui demande fermement de rentrer chez lui. Mais de retour au pays, alors qu'il est accueilli par sa mère, il découvre que son grand-père, communiste convaincu, s'intéressait aux intérêts américains en Islande. Et pour couronner le tout, il se pourrait bien que le décès de son aïeul ne soit pas dû à des causes naturelles en lien avec son grand âge.

     

    Si l'effet surprenant du premier ouvrage n'est évidemment plus de mise avec Kalmann Et La Montagne Endormie, on apprécie toujours autant ce dynamisme décalé qui imprègne la personnalité de ce personnage auquel on s'attache de bout en bout en savourant plus particulièrement ses répliques stupéfiantes se révélant aussi amusantes qu'émouvantes tandis que l''intrigue se décline, une nouvelle fois, sur un registre un peu barré, en partie dû à la manière dont Kalmman Oòinsson conduit ses investigations en vue de découvrir celui qui aurait pu s'en prendre à son grand-père. A partir de là, le récit se divise en deux parties où l'on découvre, tout d'abord, au gré de sa déposition, les raisons pour lesquelles notre héros se retrouve dans une salle d'interrogatoire du FBI. C'est peu dire que l'on est saisi par les surprenantes révélations de Kalmann prenant part, durant son séjour aux Etats-Unis et à son corps défendant, a un événement marquant qui n'est d'ailleurs pas sans lien avec l'actualité de ce 20 janvier 2025 où un nouveau président vient de prêter serment. Mais l'Islande n'est pas en reste et ceci de manière plus importante dans la seconde partie du récit où le thème de l'influence américaine devient le moteur central de la narration en lien avec une mystérieuse base de l'armée US, désormais abandonnée mais recelant encore quelques secrets. Autour de ce thème, Joachim B. Schmidt met encore une fois en exergue l'aspect environnemental de l'île et plus spécifiquement l'impact négatif de ces infrastructures vétustes dont certains éléments imprègnent durablement les terres et les cours d'eau de la région. On le voit, en dépit d'une certaine drôlerie, Kalmann Et La Montagne Endormie n'est pas dépourvu d'une note de réalisme que le romancier décline autour d'une intrigue policière prenant l'allure, en toute fin de récit, d'un thriller saisissant matiné de quelques codes propre aux romans d'espionnage révélant certains aspects de la personnalité du grand-père de Kalmann au détour d'événements explosifs, c'est le moins que l'on puisse dire. Bien loin de l'image caricaturale qui entoure souvent les personnages atteints de troubles autistiques, Kalmann se révèle dans sa formidable humanité à la fois drôle et touchante qui ne manquera pas de saisir les lecteurs qui en redemanderont. 

     

    Joachim B. Schmidt : Kalmann Et La Montagne Endormie. Editions Gallimard/Collection La Noire 2025. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine.

    A lire en écoutant : Thème from Rawhide interprété par The Blues Brothers. Album : The Blues Brothers (Original Soundtrack Recording). 1980 Atlanta Recording Corporation.

  • Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Le centre de gravité.

    Gabriella Zalapi, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, édtiions ZoéElle va célébrer ses cinquante ans d'existence l'année prochaine en prenant de plus en plus d'essors dans les contrées francophones avoisinantes et plus particulièrement en France où ses ouvrages rencontrent une notoriété grandissante en mettant en avant la littérature helvétique, même si les auteurs de la maison d'éditions Zoé dépassent le simple cadre de la région Romande à l'instar de Richard Wagamese, amérindien de la nation Ojibwé en endossant la nationalité canadienne. On pourrait en citer d'autres, parmi l'immensité du catalogue proposé d'où émerge des romancières et des écrivains comme Nicolas Bouvier, Friedrich Glauser et Ella Maillart avec cette notion de voyages qui imprègnent la collection fondée et dirigée par Marlyse Pietri avant d'être reprise depuis plus de dix ans par Caroline Couteau. On dira de la maison d'éditions Zoé qu'elle favorise des textes contemporains aux styles à la fois subtils et affirmés, sans ostentation, comme ceux d'Elisa Shua Dusapin ou de Blaise Hoffmann qui ont rencontré leur public comme en témoigne Hiver à Sokcho (Zoé 2016) pour l'une et Faire Paysan (Zoé 2023) pour l’autre. Vers 2015, à une époque où bon nombre d'éditeurs de la Suisse romande s'intéressaient à la littérature noire, on trouve, au sein du catalogue de Zoé, la trilogie de Sébastien Meier qui prend ouvertement l'allure de polars avec une maquette dédiée au genre noire qui ne perdurera malheureusement pas. Mais de manière peut-être plus nuancée, on pourra s'intéresser aux ouvrages d'Yves Patrick Delachaux se penchant sur le quotidien de la pratique du métier de policier. Dans un registre bien différent, mais endossant un style que bon nombre d’amateur de romans noirs ne renieraient pas, il faut absolument découvrir Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance troisième roman de la plasticienne et romancière Gabriella Zalapi aux origines suisse, italienne et anglaise vivant à Paris et qui dépeint dans ce nouveau récit, le point de vue d'une petite fille de huit ans enlevée par son père l'entrainant sur les routes de l'Italie des années 80.

     

    A Genève, en mais 1980, la petite Ilaria sort de l'école et attend sagement que sa grande soeur Ana vienne la chercher pour rentrer ensemble à la maison. Pourtant c'est son père Fulvio qui débarque en lui expliquant que le programme a changé et qu'il l'emmène au restaurant à Yvoire où ils se retrouveront tous. Mais les chose prennent une autre tournure lorsque son père lui indique que le repas est annulé et qu'ils passeront un long week-end tous les deux ensemble à Turin. Mais les jours passent, puis les semaines et puis les mois où d'hôtels douteux en aires d'autoroute elle parcourt le nord de l'Italie au gré des errances de son père. Redoutant ses colère, elle prend sur elle en évitant de pleurer en réclamant sa mère dont elle est sans nouvelle. Ilaria apprend à conduire et à mentir en s'appropriant, sous la férule de son père, des valises trouvées dans les gares qui ne leur appartiennent pas et dont ils revendront le contenu afin de financer leur périple chaotique. Ainsi la petite fille va séjourner au bord de la mer Adriatique à San Benedetto, puis c'est l'internat à Rome avant d'adopter un mode de vie rural en Sicile. Et tout au long de ce parcours, il y a les tubes du moment à la radio que l'on chante à tue-tête, les jeux qui permettent de faire passer le temps ainsi que les rencontre avec Claudia, Isabella et Vito qui atténuent les affres de cet enlèvement qui apparaît presque comme un moment d'une enfance normale. Mais Ilaria voit tout et comprend énormément de chose en percevant notamment la tension émanant de son père qui boit trop et dont les colères imprévisibles peuvent se révéler effrayantes.

     

    Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance se révèle être un brève histoire d'à peine 175 pages aux marges généreuses lui conférant l'allure d'une nouvelle ou d'une novella comme on désigne désormais les romans courts. Et c'est bien cette brièveté qui suscite indéniablement un certain engouement dans l'effervescence foisonnante de cette rentrée littéraire parce qu'en dépit du thème abordé, dont on devine certains aspects émanant de sa propre enfance, Gabriella Zalapi s'est employée à rester sur un registre extrêmement dépouillé où la pudeur se conjugue en permanence avec l'émotion, au gré d'un texte qui se concentre sur l'essentiel sans jamais surjouer sur les ressentis de cette petite fille au regard affuté. Il en résulte un récit d'une saisissante justesse en adoptant le point de vue d'Ilaria qui doit composer avec le caractère fantasque d'un père dont on perçoit bien évidemment le désarroi mais également les aspects plus sombres de la colère et de la manipulation le conduisant aux mensonges à l'égard d'une enfant qui n'est pas totalement dupe de tout ce qui se passe autour d’elle, résultant d’une perception à la fois naïve et acérée sur le monde qui l'entoure. Et ce monde, Gabriella Zalapì le restitue par petite touche très fugaces nous permettant de saisir l'atmosphère de cette Italie des années 80 où l'on distingue, par le biais de la radio dans la voiture, les affres des années de plombs, à l'instar de l'attentat de la gare de Bologne, contrebalancés par l'insouciance des tubes de l'époque dont certains délivrent pourtant quelques messages engagés. Cette ambivalence, on la retrouve bien évidemment dans ce parcours de vie, entre parenthèse, d'Ilaria et des rapports complexes qu'elle entretient avec son père où l'on saisit de nombreux instants de bonheur, mais également cette  tension faite de non-dits ainsi que cette douleur enfouie notamment liée à l'absence d'une mère dont on ne lui donne pratiquement aucune nouvelle, hormis quelques mensonges cruels qui entrent dans ce conflit sous-jacent que l'on perçoit, par l'entremise de cette petite fille, entre un homme et une femme dont le couple s'est complètement disloqué. Mais au cours de cet enlèvement Ilaria va acquérir une certaine autonomie ou plutôt une espèce de défiance vis-vis de la figure paternelle cabossée que Fulvio projette sur elle et qui va se traduire par une désobéissance  faisant office d'apprentissage de vie laborieux qui n'est pas exempt de certains traumas dont on distingue quelques reflets en toute fin d'un récit d'une intensité incroyable.

     

    Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Editions Zoé 2024.

    A lire en écoutant : L'Appuntamento d'Ornella Vanoni. Album : Appuntamento Con Ornella Vanoni. 1999 SONY BMG Music Entertainment (Italy) S.p.A.

  • Jean-Jacques Busino : Le Village. Clair-obscur.

    IMG_2398.jpegAussi talentueux que modeste, bien trop discret dans un univers où l’égocentrisme des écrivains devient une échelle de valeur, Jean-Jacques Busino, pionnier de la littérature noire helvétique, cultive cette discrétion comme un trésor pour se consacrer à l’écriture en se pliant bon gré mal gré à la corvée de la promotion. Ainsi, alors qu’il est paru au mois de juin, période plutôt propice aux pavés littéraires estivaux tandis que l’on fourbit déjà les stylos pour évoquer la déferlante de publications de la rentrée littéraire, il ne faudrait pas passer à côté de son dernier roman, Le Village, où il décline une nouvelle fois sa colère, ou plutôt son désarroi, en abordant cette fois-ci le thème de la migration et des exclusions qui en découlent au gré d’un récit vibrant, prenant pour cadre un petit village agonisant dans la chaleur implacable du soleil de la Sicile. Alors que son premier roman iconique, Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1994) se déroulait du côté de Naples, Jean-Jacques Busino opère donc un retour au source pour évoquer avec Le Village, l’Italie de Meloni et de Salvini ainsi que la manière dont on peut entrer en résistance face à ces politiques de rejet absurdes. Ainsi, pour celui qui cite régulièrement Jim Thompson parmi ses références littéraires, Jean-Jacques Busino surfe à la lisière des genres dont il se moque bien d'ailleurs, pour nous livrer un texte au connotations politiques, au sens large du terme, en nous interpellant, sous la forme d’une allégorie puissante, sur le devenir d’une Europe vieillissante prônant, pour de nombreuses formations politiques émergeantes, le repli sur soi, sans autre forme d’alternative. 

     

    À la suite d’un scandale touchant l’un de ses subordonnés entretenant une liaison avec une fille mineure, Eduardo Morinaro, chef du service social de Palerme, est muté à Orlitone, un petit village accroché au flanc d’une colline du centre de la Sicile. Avec une population de soixante habitants, dont la plus jeune est âgée de 73 ans, les journées s’étirent dans la langueur d’un lieu qui s'étiole peu à peu sous le feu d’un soleil impavide qui assèche tout, même les âmes. C’est dans ce contexte qu’intervient Gianmaria Salentino, bouillonnant syndic d’obédience communiste, en charge des affaires administratives du village qui, dans un élan aussi généreux qu’altruiste, décide d’attribuer les maisons vides à tout un groupe de réfugiés syriens. La décision fait grand bruit au sein de la localité s'agitant soudainement dans un climat de méfiance et d’appréhension où les anciens observent avec inquiétude l’arrivée de ces nouveaux habitants. Entre peur et racisme, comment ces deux communautés vont-elles parvenir à s’entendre  ?

     

    On s’attardera quelques instants sur la sublime illustration ornant la couverture provenant d’une toile du peintre genevois André Kasper dont une œuvre figurait déjà sur Le Ciel Se Couvre (BSN Press/OKAMA 2022), précédent ouvrage de Jean-Jacques Busino, en appréciant cet agencement des couleurs baignant dans un clair-obscur traduisant parfaitement l’atmosphère inquiétante des deux textes au point de se demander si elles n’ont pas été créées spécialement pour l’occasion, ce qui est peut-être le cas.  On notera également la dédicace de l’auteur s’adressant à Domenico Lucano, sympathisant communiste italien, ancien maire de la commune de Riace en Calabre qui s’est fait connaître en accueillant plusieurs centaines de réfugiés permettant de faire revivre cette région moribonde.  À partir de cette dédicace, on comprendra que Le Village n’a rien du conte utopiste issu de l’imaginaire fertile d’un écrivain bien-pensant mais s’inspire bien de faits réels autour d’une démarche aussi généreuse que bienveillante qui ne se déroule pas sans difficultés et oppositions émanant notamment d’un pouvoir institutionnel xénophobe. Autour de personnalités hautes en couleur, Jean-Jacques Busino met donc en scène les tumultes de ce village de vieillards qui voient tout d'abord d'un mauvais oeil l'arrivée de ces réfugiés syriens débarquant dans leur univers moribond. Témoin quelque peu dépassé par les événements Eduardo Morinaro qui aspirait à une certaine discrétion en vue de réintégrer son poste, doit, à son corps défendant, collaborer avec ce maire au caractère irascible qui n'hésite pas à balancer ses chaussures au visage des interlocuteurs qui auraient l'outrecuidance de le contrarier. Puis, peu à peu, on observe  cette union qui s'opère entre deux communautés qui s'apprivoisent, en dépit d'une certaine méfiance, au gré des différents projets qui redonnent un peu de vie à cette localité qui en avait bien besoin. Travaux de ferronnerie, installation d'une fromagerie, travaux de maçonnerie pour restaurer l’église, les réfugiés syriens vont faire leurs preuves sous l'impulsion de femmes aux caractères aussi forts que celles du village qui scellent définitivement une amitié naissante. En dépit de ces bonnes intentions, on perçoit les mouvements d'opposition que ce soit avec les protestations des groupuscules d'extrême-droite ou des tracas administratifs pour mettre à mal cette initiative politique clandestine qui prend pourtant de plus en plus d'ampleur jusqu'au débarquement des carabiniers dont les manoeuvres maladroites virent à la farce grotesque, à l'image de ces mouvements protestataires abjects. Tout cela, Jean-Jacques Busino le décline au rythme d'un humour assez corrosif et au gré de dialogues ciselés à la perfection pour nous offrir une narration aussi efficace qu'habile avec cette pointe de noirceur imprégnant en filigrane un récit dynamique et sans concession, s'achevant sur une note finale ambiguë nous laissant dans l'incertitude quant au devenir de personnages inoubliables. 
     

     

    Jean-Jacques Busino : Le Village. Éditions BSN Press/OKAMA. Collection Tenebris 2024.

    A lire en écoutant : Alle Prese Con Una Verde Milonga de Paolo Conte. Album : 50 years of Azzuro (Live in Caracalla). 2018 Platinum Srl.

  • OLIVIER BEETSCHEN : LA NUIT MONTRE LE CHEMIN. AU BOUT DE LA LEGENDE.

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    Avec La Dame Rousse (Editions l'Age d'Homme 2016), il entamait une trilogie prenant l'allure définitive d'un polar à la lecture du second opus, L'Oracle des Loups (Editions l'Age d'Homme 2019), où les légendes d'autrefois s'agrègent à l'intrigue policière de notre époque en prenant pour cadre la ville médiévale de Fribourg où Olivier Beetschen a étudié la littérature française et allemande sur les bancs de l'université. C'est peu dire que ce grand voyageur, amateur d'alpinisme a baigné dans l'écriture puisqu'il débuta sa carrière de romancier et de poète dans les années 1990 tout en enseignant la littérature française au collège à Genève où il vit désormais. On retrouve tous ces éléments dans La Nuit Montre Le Chemin, désormais publié par Bernard Campiche, éditeur emblématique de la scène littéraire romande qui a mis en avant, l'air de rien, toute une multitude de romans policiers à l'instar des récits de Daniel Abimi ou d'Anne Cunéo qui n'ont malheureusement pas franchi nos frontières helvétiques. Si le fait d'étudier et d'enseigner dans le domaine littéraire, ne fait pas de vous un romancier accompli, cela se saurait, on perçoit chez Olivier Beetschen cet amour de la langue et des beaux textes que l'on retrouve dans son écriture avec cette propension à intégrer, peut-être parfois avec excès, de nombreux aspects de son parcours de vie. La présence des loups dans nos contrées, une enquête inter cantonale sur la traitre des êtres humains, une quête de paternité dont l'ensemble s'articule autour de la légende de Guillaume Tell revisitée sur un mode nordique, La Nuit Montre Le Chemin aborde donc une multitude de thèmes que l'auteur décline avec une certaine maitrise autour d'une intrigue policière oscillant vers le fantastique tout en s'émancipant des codes du polar local pour tendre vers l'universalité.

     

    Dans la région montagneuse du Jaunpass, non loin de Fribourg, la population est en émoi lorsque l'on découvre le corps d'un homme mutilé qui semble avoir subi l'attaque d'une meute de loups. Mais la victime se révèle être un étudiant moldave qui a eu maille à partir avec la justice à la suite d'une affaire de détournement de mineurs. Que venait-il donc faire, en pleine nuit, dans cette contrée reculée du canton de Fribourg ? Peut-il s'agir d'un règlement de compte dont on a dissimulé l'apparence ? C'est à ces interrogations que va devoir répondre l'inspecteur René Sulić en charge de l'affaire qui va l'entraîner dans les méandres obscurs d'une organisation criminelle sanguinaire camouflant ses activités dans les tréfonds du darknet. Confronté à la cruauté de malfrats sans pitié, René Sulić va apprendre à ses dépends, au détour d'une légende lointaine, qu'il faut se montrer aussi féroce que ses adversaires. Une leçon qui risque de le marquer à tout jamais.

     

    Corps sauvagement mutilés, trafics abjects, on pourra dire qu'Olivier Beetschen ne lésine pas sur l'aspect sordide de l'affaire dans laquelle il va entraîner René Sulić, cet inspecteur massif à l'âme quelque peu tourmentée qui va s'appuyer sur d'autres membres de la police de Fribourg mais également sur deux inspecteurs de la police genevoise endossant l'identité de véritables enquêteurs qui ont fait partie de l'institution et à qui l'auteur rend rend un hommage appuyé. Autant dire que sans entrer dans le registre du manuel de police, on appréciera l'aspect très réaliste de cette intrigue policière se déroulant donc dans l'arrière pays montagneux du canton de Fribourg ainsi que sur les bords du Léman en faisant même une petite incursion en France. Et puis il y a la découverte de cette superbe région du val de Jaun sur laquelle pèse cette menace incertaine au sein d'un environnement sauvage à l'image de René Sulić qui y a trouvé refuge auprès de sa compagne qui exploite une ferme isolée de tout. Il émane ainsi une atmosphère saisissante, toute en tension, parfois agrémentée d'une dimension spirituelle, ceci plus particulièrement à la lecture de cette légende s'insérant dans le cours de l'intrigue, comme pour dicter le destin de René Sulić qui va en apprendre davantage sur ses origines. On retrouve ainsi dans un texte aux intonations parfois poétiques, cette quête de l'identité d'un individu partagé , voire même parfois un peu perdu, entre ses origines balkaniques et son attachement au pays qui transparait au gré d'un récit où apparaissent également tous les codes d'un excellent polar qu'Olivier Beestchen exploite sans jamais abuser des artifices pour nous livrer, une fois de plus, un roman singulier qui tient toutes ses promesses. 


    Olivier Beetschen : La Nuit Montre Le Chemin. Bernard Campiche Editeur 2024.


    A lire en écoutant :  Becuz de Sonic Youth. Album : Washing Machine. 2015 Geffen Records.