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03. Roman policier

  • Attica Locke : Au Paradis Je Demeure / Il Est Long Le Chemin Du Retour. La noblesse dans le combat.

    attica locke,au paradis je demeure,il est long le chemin du retour,éditions liana leviImpliqués dans le Mouvement des droits civiques, ses parents lui ont donné le nom de la tristement célèbre prison de l'Etat de New-York qui fut le théâtre, en 1971, d'une mutinerie meurtrière à la suite de la mort d'un militant du Black Panther Party tué par les gardiens lors d'une tentative d'évasion. On se souvient encore de cette scène célèbre où Al Pacino haranguait la police et scandant ce nom, repris par la foule, dans Un Après-Midi De Chien, film réalisé par Sydney Lumet en 1975, ceci un an après la naissance d'Attica Locke. Originaire du Texas, Attica Locke vit désormais en Californie où elle exerce la profession de productrice et de scénariste pour les grands studios ayant pignon sur rue à Hollywood ainsi que pour des plateformes comme Netflix. On lui doit notamment la production de séries comme Empire en 2015 avec Terrence Howard ou Le Goût De Vivre en 2022 avec Zoé Saldana. Mais Attica Locke est davantage reconnue dans nos contrées francophones pour son travail de romancière avec la publication de trois ouvrages pour la Série Noire dont Marée Noire (Série Noire 2011) obtenant le prestigieux prix Edgard Allan Poe qu'elle reçoit une seconde fois à l'occasion de la parution de Bluebird, Bluebird (Liana Levi 2021), premier récit d'une trilogie mettant en scène le Texas Ranger afro-américain Darren Mathews. Publié peu après la première investiture de Donald Trump, le roman s'articule autour du thème de la discrimination raciale et de l'émergence de plus en plus prégnante des mouvements d'extrême-droite dans cet état du sud qui n'en a pas fini avec un passé peu reluisant en lien avec l'esclavagisme qui rejaillit d'ailleurs davantage dans le second livre de la trilogie Au Paradis Je Demeure, tandis qu'Il Est Long Le Chemin Du Retour revêt des connotations de désespoir social, en clôturant ainsi, sur une note plutôt pessimiste, le périlleux parcours de ce Texas Ranger qui affiche une désenchantement certain. Autant dire que durant sa présence au festival Quais Du Polar à Lyon, Attica Locke a été extrêmement sollicitée sur le thème de la politique américaine qui défraie l'actualité et qu'elle a évoqué avec beaucoup de pertinence, en compagnie de l'auteur sud-africain Déon Meyer, tout en soulignant, avec justesse, que ses romans n'ont pas pour vocation de s'inscrire dans une dimension politique. Il n'en demeure pas moins que l'on peut observer, à la lecture de cette série Darren Mathews, la violence de l'évolution sociale d'un pays en proie à une certaine forme de sidération où il importe davantage de savoir comment payer ses factures plutôt que de réfléchir à la politique qui bouleverse une nation divisée, comme elle le relève brillamment lors son entretien avec le journaliste Christophe Laurent qui a recueilli et retranscrit ses propos sur son blog The Killer Inside Me

     

    Au Paradis Je Demeure.

    A l'est du Texas, sur la frontière avec la Louisiane, s'étale l'immense lac Caddo, bordés de ces forêts de cyprès chauve enguirlandés de mousse espagnole, où l'on peut s'égarer facilement, le soir tombé, en naviguant sur l'entrelacs de ces bayous sinueux alimentés par une eau verdâtre, au risque de "passer une nuit au motel Caddo" comme les anciens le disent. C'est justement pour retrouver un enfant disparu sur le lac que le Texas Ranger Darren Mathews est dépêché à Hopetown, une petite bourgade reculée de la région où vit une communauté disparate d'indiens Caddos côtoyant Leroy Page, un vieux noir descendant d'un groupe d'esclaves affranchis qui a fait l'acquisition des terres environnantes. Mais quand le policier découvre dans le périmètre, la présence de caravanes délabrées et squattées par des blancs aussi pauvres que racistes, Darren Mathew sait que l'affaire sera sensible, ce d'autant plus que le gamin disparu n'est autre que le fils d'un haut membre du mouvement des suprémacistes purgeant une peine de prison pour un meurtre raciste et dont la mère est la plus grosse fortune du comté. Et puis il faut bien dire que tout accuse Leroy Page arpentant la région à cheval avec son fusil en bandoulière et qui semble être la dernière personne à avoir vu cet enfant que tout le monde recherche.

     

    Dans ce second volet, on prend la mesure de l'arche narrative alimentant les trois volumes de la série qu'il conviendra de lire dans l'ordre afin de saisir la teneur des enjeux complexes qui pèsent sur la trajectoire de Darren Mathews englué dans une procédure judiciaire après avoir protégé un de ses proches suite à un meurtre aux connotations raciales et dans lequel sa mère alcoolique joue un rôle prépondérant en détenant l'arme du crime qu'elle menace de remettre aux autorités si elle n'obtient pas un certaine somme d'argent. Autant dire que l'on perçoit l'opposition qui tenaille ce Texas Ranger partagé entre la probité liée à sa fonction et cette volonté de lutter contre ces crimes de haine qui entache cet état du sud meurtri par cette dimension historique rejaillissant en permanence avec les velléités de ces suprémacistes affichant leurs prétentions d'une manière aussi violente que décomplexée. Elevé par deux oncles aux opinions divergentes, on distingue également les nuances imprégnant la personnalité de ce policier afro américain qui a intégré ce corps légendaire de la police en suivant les traces de l'un d'entre eux tout en se questionnant sur le sens de l'équité de la justice dans un univers complexe et dangereux que le second remet en question en tant qu'éminent professeur juriste attaché aux droits de la défense. Tout cela rejaillit habilement dans le cours de cette seconde enquête où Darren Mathews fait un pacte avec un membre repenti de la Fraternité Aryenne du Texas, incarcéré pour meurtre de haine, qui le supplie de retrouver son fils disparu en échange de révélations permettant de mettre à jour des affaires en lien avec cette organisation criminelle. Et c'est dans le cadre somptueux de ces bayous situés à l'est du Texas que l'on découvre Hopetown nichée sur les berges du lac Caddo abritant les indiens natifs de la région cohabitant avec les descendants d'esclaves qui ont fait l'acquisition des terres sur la base du Southern Homestead Act de 1866 destiné à les aider à devenir propriétaire terrien. Au gré d'une intrigue assez habile, Attica Locke met en exergue la convoitise de ces terres par l'entremise de Marnie King, personnalité influente du comté et grand-mère de l'enfant disparu, affichant des convictions sans faille dignes de ces femmes blanches du sud des Etats-Unis qui ne s'encombrent pas du passé esclavagiste qu'elles balaient d'un revers de main et avec une autorité tranchante. Mais du côté de Hopetown, il y a Leroy Page, personnage au caractère farouche, bien décidé à protéger ce petit coin de paradis dont il est le propriétaire mais qui doit composer avec un groupe d'individus racistes qui s'est installé sur ses terres au gré d'un stratagème foncier qu'il ne maîtrise pas. Il émerge ainsi dans cette atmosphère poisseuse propre à cette région du Texas, une ambiance âpre, toute en tension que la romancière distille avec subtilité pour mettre à jour les fantômes du passé qui émergent d'ailleurs dans les couloirs de cet hôtel historique de la ville de Jefferson dans lequel Darren Mathews loge. C'est donc autour de la dichotomie entre ses deux personnalités que tout oppose qu'Attica Locke élabore une intrigue plus nuancée qu'il n'y paraît en s'inscrivant dans un réalisme sans accroc puisque certains aspects de l'enquête demeureront sans réponse, tandis que d'autres révèlent l'ambiguïté de Darren Mathews cherchant à s'extirper du bourbier judiciaire dans lequel il s'est fourré. Ainsi, sur fond de tensions raciales intangibles, Attica Locke met en évidence avec Au Paradis Je Demeure, les dissensions entre deux communautés qui s'inscrivent également dans une dimension sociale et historique alimentant les rancoeurs qui rejaillissent parfois dans un déferlement de violence meurtrière qu'aucune autorité n'est en mesure de contenir. 

     

    Il Est Long Le Chemin De Retour.
    Bell officie comme femme de ménage au sein de la prestigieuse résidence étudiante la plus élitiste de l'université du Texas composée majoritairement d'étudiantes blanches et fortunées à l'exception de Sara Fuller, une jeune femme noire aux origines modestes qui semble avoir disparue, mais dont personne ne se soucie. Mais lorsque Bell découvre les affaires de Sara jetée négligemment dans une poubelle, elle décide d'en faire part à son fils Darren Mathews qui est enquêteur au sein des Texas Rangers. Mais quelque peu désabusé par l'arrivée de Trump au sein de la présidence des Etats-Unis, le policier préfère renoncer à son insigne plutôt que de poursuivre sa lutte contre les mouvances extrémistes qui semblent agir désormais avec le blanc-seing de certains membres du gouvernement. Et puis, cela fait maintenant trois ans qu'il n'a plus parlé à sa mère en qui il n'a aucune confiance, elle qui l'a abandonné alors qu'il était un jeune enfant et qui l'a trahi encore tout récemment en livrant des éléments de preuve à un procureur qui le traque sans relâche. Mais en dépit de ses réticences, Darren Mathews va se lancer sur les traces de cette étudiante disparue avec l'aide de sa mère qu'il va enfin apprendre à connaître quitte à mettre à jour le secret de famille qui les hante depuis toujours. 

     

    A la lecture de cette trilogie d’Attica Locke, on appréciera cette superbe capacité d’évocation des paysages somptueux de cette région de l‘est du Texas qui nous rappelle parfois la prose flamboyante des textes de James Lee Burke ou de Joe R. Lansdale et qui émerge de manière encore plus prégnante dans Il Est Long Le Chemin Du Retour où l'on observe l'attachement de Darren Mathews pour cette ferme où il a grandit sous l'oeil bienveillant de ses oncles qui l'ont éloigné de sa mère alcoolique qui n'était plus en capacité de l'élever. Dans cet opus final, on devine que l'enquête n'est qu'un prétexte pour mettre à jour les secrets de famille qui entachent les relations entre un fils et une mère qui vont se rapprocher peu à peu, en dépit d'une méfiance réciproque, mais qui va s'estomper dans le cours de leur investigations communes afin de retrouver cette jeune femme afro-américaine disparue qui ne semblait pas trouver son bonheur au sein de cette sororité étudiante bien éloignée de son statut social. Et c'est de conditions sociales dont il est question dans ce nouveau récit où l'on découvre les revers de la médaille de cette ville-entreprise de Thornhill qui, sous une apparence bienveillante, exploite ses employés d'une manière effroyable. A partir de là, Attica Locke décortique les mécanismes du désespoir qui animent Joseph Fuller, ce père de famille prêt à tout pour faire en sorte d'assurer un avenir décent pour sa femme et ses enfants et qui semble dissimuler certains éléments en lien avec la disparition de sa fille, afin de satisfaire les exigences de la famille Thornhill à laquelle il est totalement assujetti. C'est donc tout l'intérêt de cette intrigue où l'on perçoit ce qui pousse certains individus délaissés à se tourner vers celles et ceux qui leur manifestent un intérêt calculé qui s'inscrit dans une exploitation outrancière rappelant, à certains égards, l'esclavagisme d'autrefois qui rejaillit dans un contexte libéral débridé qui bascule dans l'illégalité. Dans cet environnement inquiétant, bénéficiant de l'appui des autorités, Darren Mathews aura bien du mal à faire éclater la vérité d'autant plus qu'il doit également lutter contre l'alcoolisme dont il est victime tout en faisant face à un procès du Grand Jury pour entrave à l'action pénale et dans lequel sa mère risque bien de témoigner contre lui. C'est donc toute une succession d'intrigues traversant l'ensemble des deux précédents volumes de la trilogie qui vont prendre fin avec Il Est Long Le Chemin Du Retour se révélant d'une densité impressionnante pour mettre en évidence les affres d'un pays qui ne semble pas être en mesure d'émerger du long cauchemar dans lequel il est embourbé. 

     


    Attica Locke : Au Paradis Je Demeure (Heaven, My Home). Editions Liana Levi 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne Rabinovitch.


    Attica Locke : Il Est Long Le Chemin Du Retour (Guide Me Home). Editions Liana Levi 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nicolas Paul.


    A lire en écoutant : Save Your Love For Me  de Bettye Lavette. Album : Blackbirds. A Verve Records release; 2020 UMG Recording, Inc.

  • Valerio Varesi : L'Autre Loi. La bombe humaine.

    IMG_0834.jpegService de presse.

     

    A raison d'un roman par année, paraissant avec le retour des beaux jours, comme pour saluer cette émergence de la nature se conjuguant avec cette effervescence des idées et des thèmes abordés, voilà que l'on entame déjà la dixième enquête du commissaire Franco Soneri officiant au sein de la ville de Parme et de sa région de l'Emilie Romagne, si chère à son auteur Valerio Varesi, journaliste engagé aux convictions aussi profondes qu'assumées qui rejaillissent dans l'ensemble de son oeuvre. A la parution de chaque ouvrage, on évoque désormais le dernier ou le nouveau Soneri à l'instar de son homologue Andrea Camilleri et de son fameux commissaire Montalbo partageant avec son collègue parmesan le goût de la bonne chère ainsi qu'une certaine notoriété plus que méritée et dont on se réjouit, une fois encore, de partager les investigations toujours imprégnées de connotations sociales et philosophiques extrêmement prégnantes au fil des textes qui se renouvellent constamment, ce qui n'est de loin pas une évidence. En effet, on a vu tant de séries policières s'étioler dans une espèce de routine délétère comblant l'absence d'intrigue vigoureuse pour se réfugier dans la facilité d'une structure narrative récurrente comme on a pu le constater avec l'inspecteur Charlie Resnick de John Harvey ainsi qu’avec le détective Dave Robicheaux de James Lee Burke qui comptent tous deux quelques ouvrages de trop, malgré le fait que l'on ait pu apprécier bon nombre de leurs livres. Il n'en sera rien avec les romans de Valerio Varesi, dont on se demande seulement s'il sera capable de faire aussi bien que l'ouvrage précédent dont chacune des intrigues servent finalement de prétexte pour développer des sujets de société qui ont marqué son auteur s'employant à en disséquer les éléments tant du point de vue social que philosophique sans pour autant alourdir son texte qui demeure toujours aussi fluide et limpide et surtout extrêmement abordable tout en nous enrichissant des réflexions d'un commissaire Soneri apparaissant toujours sur les registres du doute et de l'incertitude caractérisant certains aspects de sa personnalité et dont on ne connaît finalement pas grand chose, hormis le fait qu'il a été marié, qu'il a perdu un enfant en bas âge et qu'il partage sa vie avec l'avocate Angela Cornelio. On apprend également que son père a intégré le mouvement des partisans durant la seconde guerre mondiale et que cet engagement rejaillit dans les convictions d'un policier se révélant peu conventionnel tout comme son ami Nanetti, responsable de la section scientifique de la police, avec qui il partage quelques repas au Milord, où ils ont leurs habitudes. Mais hormis ces quelques éléments récurrents dont il n'abuse jamais, Valerio Varesi a pris soin de ne pas installer d'arche narrative entre les différents volumes, ce qui fait que l'on peut les aborder sans nécessairement devoir respecter l'ordre chronologique des parutions et apprécier chacun d'entre eux s'inscrivant dans la différence des thèmes abordés qui vous éclaireront sur l'évolution de la société italienne notamment pour tout ce qui trait à la montée du populisme apparaissant notamment dans L'Autre Loi, nouveau roman en date, publié dans sa version originale en 2017, bien avant l'émergence du gouvernement de Giorgia Meloni, figure emblématique de l'extrême-droite italienne. 

     

    Alors qu'ils raccompagnent Gilberto Forlai, un vieil aveugle errant sur les voies de chemin de fer de la gare de Parme, les agents découvrent à son domicile le corps sans vie d'un jeune migrant prénommé Hamed qui logeait chez lui en échange d'une aide pour les tâches domestiques. De permanence, l'enquête est confiée au commissaire Soneri qui va investiguer auprès de la communauté musulmane implantée à San Leonardo, une modeste banlieue de Parme où la tension entre immigrés et locaux devient de plus en plus prégnante avec des affrontements violents faisant de nombreux blessés suite à des agressions au couteau. Mais au-delà de l'extrémisme religieux couplé au trafic de stupéfiants ravageant le quartier, le commissaire Soneri comprend bien que l'on atteint un point de non-retour avec une haine viscérale qui imprègne l'ensemble des belligérants aveuglés par leurs propres certitudes. Dans ce contexte bouillonnant, il faudra faire preuve de lucidité et de clairvoyance pour démêler le vrai du faux où le repli sur soi et le rejet de l'autre deviennent la norme au sein d’un environnement que le policier peine à cerner.

     

    Capture.PNGTémoin de son espace et de son environnement, on observera, en découvrant l'œuvre de Valerio Varesi, cette évolution de la société italienne durant les 14 années qui séparent, dans sa version originale, la parution du Fleuve Des Brumes (Agullo noir 2016) de celle de L'Autre Loi (Agullo 2024) et plus particulièrement de ce qui a trait au fascisme apparaissant comme une résurgence lointaine du passé, nourrie de rancœurs,  pour laisser place à cette montée du populisme imprégnée de colère qui émerge au gré de cette nouvelle intrigue policière mettant en scène un commissaire Soneri apparaissant plus que décontenancé par l'ampleur de ce phénomène social. A partir de là, Valerio Varesi s'emploie à décortiquer les mécanismes de cette haine larvée de ressortissants italiens bien décidés à s'en prendre aux migrants qui peuplent les quartiers sensibles de la ville de Parme, en leur imputant la responsabilité de tous leurs maux. Il va de soi que c'est plus particulièrement la communauté musulmane qui en fait les frais avec une impressionnante montée de violence s'articulant autour d'un véritable rejet de part et d'autre que l'auteur met en scène avec une redoutable acuité dépourvue de tout parti pris et qui se décline autour de la personnalité d'individus engoncés dans leur haine et leur certitudes, que ce soit l'imam Brahimi ou le politicien Pellacini qui, au-delà des idéologies qui les opposent, ont en commun cette volonté de s’engager vers un extrémisme radical. Mais si ces leaders apparaissent en second plan, au gré des conversations aux entournures philosophiques que le commissaire Soneri peut avoir avec eux malgré son aversion, l'intrigue s'articule autour de celles et ceux qui en sont les victimes collatérales, et plus particulièrement du meurtre du jeune migrant Hamed Kalimi que l'on a retrouvé au domicile de Gilberto Forlai, un vieil aveugle démuni, au comportement ambivalent dont Valerio Varesi dresse un portrait absolument bouleversant. C'est d'ailleurs dans l'élaboration de ces individus pétris d'humanité, avec toutes les failles que cela comporte, que réside le talent du romancier à dresser une intrigue toute en nuance où l'on découvre, au rythme de l'avancement d'une enquête incertaine, les atermoiements de protagonistes refusant d'intégrer ce processus de violence radicale, en dépit de la peur qui les étreint. Ainsi, le commissaire Soneri parcourt les rues de la ville de Parme en croisant des patrouilles citoyennes prêtent à en découdre pour rendre justice à leur manière vis-à-vis de migrants qu'ils abhorrent, ceci plus particulièrement du côté du quartier de San Leonardo qui n'a rien de touristique. Il n'en demeure pas moins que l'agglomération est toujours mise en valeur avec notamment une incursion dans la célèbre et sublime bibliothèque Palatine de Parme et de ses environs dont le magnifique Palazzo della Pilotta, situé non loin du bâtiment de la questure où le commissaire Soneri travaille avec son équipe, quand il ne s'égare pas du côté des contreforts du massif des Apennins dont on appréciera les paysages hivernaux, parfois brumeux, ainsi que les spécialités culinaires concoctées par l'aubergiste du village que le policier s'empresse de déguster en dépit des problèmes de santé qui le contraignent à suivre un régime que sa compagne Angela s'évertue à lui faire respecter. Sans jamais abuser du procédé, on retrouve une certaine récurrence salutaire dans le déroulement de l'intrigue que ce soit les échanges parfois incisifs avec son collègue et ami Nanetti, les repas gourmands au Milord ainsi que les rapports avec sa compagne Angela prenant davantage de place dans le cours de l'intrigue tandis que Franco Soneri, parfois en plein désarroi, exprime ses sentiments vis-à-vis d'elle, avec plus de ferveur que de coutume. Témoignage et analyse d'une société basculant vers un populisme prégnant se conjuguant avec l'extrémisme radical islamiste qui marquent le pas au sein de la ville de Parme, mais également du pays, L'Autre Loi apparaît comme un roman policier extrêmement brillant qui met à jour les clivages entre les différentes communautés bien décidées à s'imposer coûte que coûte dans une spirale de violence que la police seule, n'est pas en mesure d'endiguer comme en témoigne l'épilogue où le commissaire Soneri fait en sorte de rester à la place qui est la sienne sans jamais outrepasser le cadre de ses fonctions en conférant ainsi davantage de réalisme à une intrigue aussi grandiose que la couverture.


    Valerio Varesi : L'Autre Loi (Il Commissario Soneri E La Legge Del Corano). Editions Agullo/Noir 2025. Traduit de l'italien par Gérard Lecas.

    A lire en écoutant : Blue Rondo A La Turk de Dave Brubeck. Album : Time Out. 1959, Columbia Records. 

  • Simone Buchholz : River Clyde. Le passage.

    simone buchholz,rive clyde,collection fusion,éditions de l'atalanteToutes les bonnes chose ont une fin mais on regrettera bien évidemment le fait que la série des investigations de la procureure Chastity Riley s'achève avec River Clyde ce dernier roman de Simone Buchholz qui semble donc avoir fait le tour de cette héroïne hors-norme dont elle a distillé   les récits en publiant dix ouvrages parmi lesquels cinq sont traduits en français par Claudine Layre pour la collection Fusion des éditions de l'Atalante, dirigée par Caroline de Benedetti et Emeric Cloche, bien connus dans le milieu de la littérature noire avec leur association Fondu Au Noir. Autant dire que l'on a été véritablement séduit par cet emploi vertigineux de l'ellipse, ainsi que ces dialogues  incisifs mettant en scène des individus attachants gravitant autour de la personnalité parfois éthérée de cette femme insaisissable où l'incertitude devient sa force de caractère tout en révélant certaines failles notamment pour ce qui a trait à ses origines. Issue d'un amour entre un soldat américain basé en Allemagne qui se suicidera alors qu'elle est adolescente et d'une mère allemande qui l'a abandonnée sans un mot, Chastity Riley incarne bon nombre de ces enfants  allemands partagés entre deux cultures que Simone Buchholz a côtoyé à l'école qui s'est donc penchée sur cette quête des origines qui rejaillit plus particulièrement dans River Clyde avec cette incursion en Ecosse, du côté de Glascow et de sa région, même si la ville de Hambourg apparaît encore une fois au gré d'une intrigue parallèle. Parce qu'il va de soi que la série de la procureure Chastity Riley met également en évidence cette ville portuaire de Hambourg avec cette ouverture au monde dont on a un échantillon en évoluant dans le secteur de Sankt Pauli, ce quartier populaire où l'on côtoie des communautés étrangères relativement pauvres ainsi que des individus venus faire la fête dans la multitude de bars et de salons où les prostituées travaillent dans une ambiance extrêmement animée. Bien loin des clichés qui pourraient émaner d'un tel environnement, Simone Buchholz a fait en sorte de nous livrer des récits imprégnés d'une certaine poésie tout en abordant des thème sociaux issus de l'actualité du moment que ce soit les problèmes de stupéfiants transitant par le port, la lutte inégale des classes ainsi que les difficultés en lien avec l'intégration des étrangers, ceci avec une pertinence totalement dénuée de naïveté. 

     

    Après l'explosion au dernier étage du bar de l'hôtel où ils célébraient un départ à la retraite, personne ne s'est vraiment remis des événements tragiques et notamment de la disparition de l'un des leurs qui a marqué à tout jamais les membres de l'équipe de la brigade criminelle et bien évidemment la procureure Chastity Riley qui est désormais en disponibilité. Et puis il y cette lettre d'un avocat de Glascow l'informant qu'elle est désormais l'héritière d'une maison au fin fond de l'Ecosse et qui appartenait à sa tante paternelle qu'elle n'a jamais connu. Alors voilà Chastity Riley qui se balade sur les bords de la Clyde River tandis que les fantômes du passé ressurgissent au gré d'une errance jalonnée de rencontres impromptues, parfois surnaturelles. Et du côté de Hambourg, Stepanovic et Calabretta, ainsi que le reste de l'équipe, reprennent du service en investiguant du côté de promoteurs immobiliers sans foi ni loi qui ont incendié un ensemble d'immeubles vétustes du quartier de Sankt Pauli. Mais pas certain que cela ne concerne vraiment Chastity Riley qui s'est lancée dans une enquête intime à la recherche de ses racines dans les méandres du loch recelant quelques secrets qui lui permettront peut-être de se reconstruire.

     

    simone buchholz,rive clyde,collection fusion,éditions de l'atalanteVéritable fil conducteur de la narration, le fleuve donnant son titre au roman River Clyde devient une espèce d'entité magique faisant office de passeur entre le monde invisible et l'univers chamboulé de Chastity Riley qui tente de se remettre des événements que l'on a découvert dans Hôtel Carthagène (Fusion 2024) qu'il est recommandé de lire avant, afin de saisir toutes les nuances des intrigues qui touchent son entourage. Si le thème de l’origine a toujours été présent dans les aspects de la personnalité de la procureure hambourgeoise, il s’inscrit dans une dimension beaucoup plus prégnante au cours de ce dernier opus prenant l’allure d’une véritable introspection, aux connotations parfois oniriques, ponctuée de très belles rencontres au gré de ses pérégrinations que ce soit du côté de Glascow, ville extrêmement bien incarnée, ou du côté de la région de Garelochhead, au milieu des landes et lochs écossais où se situe la maison que sa tante Eliza lui a légué, ce qui va lui permettre de se connecter avec l'histoire de sa famille, du côté paternel dont elle ignore pratiquement tout. Toujours dans la mesure, Simone Buchholz se garde bien de nous entrainer sur le registre des révélations fracassantes ou d'une pseudo enquête policière nous dévoilant les raisons du suicide de son père. Il en va d'ailleurs de même pour ce qui a trait aux investigations des incendies intentionnels des immeubles de Hambourg dont s'occupe les membres de la brigade criminelle qui, tout comme Chastity Riley, tentent de surmonter leur chagrin chacun à leur manière, et que la romancière met en scène au rythme d'une longue filature où les policiers deviennent davantage témoins qu'enquêteurs alors qu'une espèce de justice "naturelle" des choses se met en place, tout en s'attardant également du côté du Nuit Bleue (Fusion 2021) où Chastity Riley a passé tant de temps à écluser quelques verres de bière et de gin en compagnie des tenanciers de l'établissement dont elle est extrêmement proche. Comme à l'accoutumée, c'est la richesse et l'originalité de la mise en scène qui séduit le lecteur avec un texte intense où l'émotion se distille autour de ces échanges à la fois marquants et sobres qui caractérisent chacun des personnages d'une série qui prend fin dans le cadre d'une atmosphère envoûtante dont on s'extrait avec regret. On saluera néanmoins le fait que Simone Buchholz a préféré mettre fin à une série policière singulière plutôt que de prendre le risque de nous livrer l’ouvrage de trop comme c’est souvent trop le cas dans le domaine de la littérature noire. Et puis on notera, avec un certain plaisir, que Nuit Bleue premier roman des enquêtes de Chastity Riley intègre désormais la collection des éditions Rivages/Noir, en espérant qu’il en sera de même pour l’ensemble des ouvrages de Simone Buchholz.

     

     


    Simone Buchholz : River Clyde (River Clyde). Editions de l'Atalante/collection Fusion 2025. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.

    A lire en écoutant : Slow Like Honey de Fiona Apple. Album : Tidal. 1996 Epic Records.

  • MICHELE PEDINIELLI : UN SEUL OEIL. SOCCA SAIGNANTE.

    michèle pedinielli,un seul oeil,éditions de l'aubeService de presse.

     

    Le personnage de détective privé dans les polars est incarné la plupart du temps par un homme comme en témoigne les plus emblématiques d'entre eux tels que Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Philip Marlowe ou Sam Spade. Il en va de même pour l'enquêteur libertaire qu'incarne Nestor Burma, Eugène Tarpon ou Gabriel Lecouvreur, ceci même si l'on peut citer quelques exceptions à l'instar d'Angie Gennaro qui travaille avec Patrick Kenzie dans la série des six romans policiers de Dennis Lehane. Mais de manière générale, pour ce qui est des femmes, celles-ci sont cantonnées irrémédiablement au rang d'amatrice comme en atteste Miss Marple ou Imogène McCarthery pour celles et ceux qui se souviennent encore des romans de Charles Exbrayat. Sans doute que le phénomène #MeToo n'y est pas étranger, mais il faut attendre l'année 2018 pour voir débarquer la détective privée niçoise Ghjulia Boccanera qui va prendre une place prépondérante parmi les personnages de fiction occupant cette fonction jusque-là dévolue aux hommes et qui va bousculer tous les codes, puisque cette cinquantenaire insomniaque qui carbure exclusivement à l’eau et au café, n'emploie pas d'arme, se fringue avec ce qu'elle trouve dans son armoire à savoir pantalons, t-shirts et pulls noirs de préférence, pour chausser exclusivement des Doc Martens lui permettant d'arpenter les rues sinueuses de la vieille ville de Nice où elle a ses habitudes. Et puis il y a ce caractère entier et ces convictions fortes l'entraînant dans des investigations prenant pour cadre les injustices sociales de son environnement dont elle tente, tant bien que mal, de faire tomber les barrières avec un regard qui n'est pas dénué d'un certain humour mordant. Une femme de notre époque qui se débat pour surmonter les aléas d'une vie qui ne l'épargne pas mais qui fait toujours preuve d'une générosité et d'une humanité sans faille à l'égard des siens, en dépit des doutes qui l'assaille comme on peut le voir au détour des cinq romans qui composent désormais la série qu'il faut aborder dans l'ordre chronologique afin de saisir l'ensemble de la trajectoire de cette détective privée peu commune qui a inspiré des émules comme la fille du Poulpe, nouvelle série où l'on découvre Gabriella digne héritière de Gabriel Lecouvreur qui commence à prendre de l'âge.


    Sale temps pour Ghjulia Boccanera qui doit faire face à une succession d'événements tragiques qui touchent les membres de son entourage. Tout d'abord, il y a Dan, son coloc, son ami de toujours, que l'on retrouve inconscient dans sa galerie de photos et dont on soupçonne qu'il ne s'agit pas d'un accident ce d'autant plus qu'ils avaient tous deux reçus un message de menaces anonymes. Mais la police n'a que peu de temps à consacrer à cette affaire depuis que la compagne du commandant Jo Santucci a fait l'objet d'une violente agression. Alors pour savoir qui s'en est pris à son ami, la détective privée va se lancer dans une enquête chaotique en s'appuyant sur un agent des renseignements désireux de découvrir celui qui a plongé son compagnon dans le coma, une tenancière d'une boutique de seconde main recelant des trésors en matière vestimentaire et une vieille chienne qui a subi les pires sévices de son ancien maître. Et puis, Ghjulia doit consoler Jo, son ancien amant, qui sombre dans le désespoir, tandis que dans le silence de la chambre d'hôpital où il repose, émerge les pensées de Dan se remémorant cette histoire d'amour bancal qui va chavirer. 

     

    Si le premier ouvrage de Michèle Pedinielli, intitulé sobrement Boccanera (Aube Noire 2018), prenait pour cadre la ville de Nice, on s'éloignait de l'agglomération pour s'aventurer dans la région montagneuse des Alpes Maritimes avec Après Les Chiens (Aube Noire 2019). Et puis c'est la découverte de la Corse avec La Patience De L'Immortelle (Aube Noire 2021) où notre détective privée retrouvait la terre de ses origines alors qu'à l'occasion de la résurgence de certains aspects de la jeunesse d'un sdf, on s'immergeait dans l'atmosphère de l'Italie des années 70, durant la période chaotique des années de plomb et de ses militants antifascistes que l'on surnommait Sans Collier (Aube Noire 2023) et qu'il convient de lire avant d'entamer Un Seul Œil, nouvel ouvrage de la série qui reprend, quelques heures après, les éléments du retournement de situation terrible figurant dans le dernier chapitre du roman précédent. Ce que l'on apprécie avec la série Ghjulia Boccanera c'est le fait que la ville de Nice joue un rôle prépondérant dans l'articulation des récits  sans jamais céder le pas aux clichés des cartes postales propre à cette Côte d'Azur qui recèle sa part d'ombre avec laquelle Michèle Pedinielli joue habilement en distillant cette atmosphère des lieux si particulière qu'elle restitue avec autant d'attachement que d'acuité. Plus que jamais, on parcourt les lieux chères à notre détective privée que ce soit le café des Travailleurs où elle a ses habitudes et bien évidemment, les ruelles du Vieux Nice où elle réside, ainsi que l'ensemble des proches qui partagent son existence que ce soit le commandant Jo Santucci ou son colocataire Daniel Lehman, surnommé Dan, dont on va découvrir les circonstances qui les ont amenés à nouer cette amitié si solide qui les unit. L'intrigue d'Un Seul Oeil va prendre l'allure d'un thriller assez mesuré en terme de rebondissements mais qui tient le lecteur en haleine autour de l'enjeux de la survie de Dan désormais hospitalisé à la suite de l'agression dont il a été victime et qui l'a plongé dans le coma. A partir de là, on observe une alternance de la narration entre les investigations de Ghjulia Boccanera et les souvenirs de Dan et plus particulièrement d'une liaison toxique avec un amant fantasque laissant paraître, peu à peu, son côté sombre et destructeur en se doutant bien que la jonction va se faire au terme d'une intrigue qui joue davantage sur l'émotion et les profils subtils des personnalités que sur un suspense trépident. Il découle de cet ensemble plutôt complexe, une intrigue policière solide, parfois drôle, parfois émouvante et toujours imprégnée d'humanité, marque de fabrique de la romancière qui nous gratifie de l'apparition surprise d'un commissaire officiant du côté de la ville de Parme. Mettant un terme à une intrigue qui prenait forme dans Sans Collier, le lecteur va continuer à explorer, avec Un Seul Oeil, les multiples facettes de la trajectoire des proches gravitant autour de Ghjulia Boccanera en révélant ainsi toute sa nature fragile, bien au-delà du sentiment de force émanant de cette femme aux convictions inébranlables, à laquelle on ne peut manquer de s'attacher et qui devient incontournable dans cet univers du polar encore un peu trop viril.

     

    Michèle Pedinielli : Un Seul Oeil. Editions de l'Aube/Noire 2024.

    A lire en écoutant : A Rainy Night In Soho de The Pogues. Album : Rum Sodomy & The Lash. 2006 Warner Music UK Ltd.

  • Benjamin Dierstein : Bleus, Blancs, Rouges. Ennemis publics.

    benjamin dietstein,blues blanc rouges,éditions flammarionService de presse.


    Il y a tout d'abord cette trilogie fracassante et percutante comme l'impact d'un .357 magnum qui s'articulait autour des années Hollande et Sarkozy et des fameuses affaires de ce dernier qui sont d'ailleurs en cours de jugement pour certaines d'entre elles, en adoptant les codes du polar survolté, voire sauvage, dans un registre d'une ampleur démoniaque où la fiction s'agrège à l'actualité de l'époque, au gré d'une mosaïque complexe dont on saisit pourtant, avec assez d'aisance, tous ses aspects saisissants sans aucun temps mort. On découvrait ainsi avec Benjamin Dierstein, une fresque gigantesque débutant avec La Sirène Qui Fume (Nouveau Monde 2018) pour se poursuivre avec La Défaite Des Idoles (Nouveau Monde 2020) avant de s'achever de manière dantesque avec La Cour Des Mirages (Les Arènes/Equinox 2022) en changeant de maison d'éditions pour intégrer la collection EquinoX dirigée par Aurélien Masson qui éditait également Un Dernier Ballon Pour La Route (Les Arènes/EquinoX 2021), polar rural trash prenant parfois des intonations de western spaghetti savoureuses et explosives. Au terme de La Cour Des Mirages, on se demandait sur quel projet allait travailler Benjamin Dierstein qui répondait de manière assez évasive qu'il se penchait sur l'époque de la fin des années 70 et du début des années 80 en empruntant une nouvelle fois les codes du roman policier pour disséquer les événements d'une période explosive, c'est peu de le dire. Et voilà que débarque Bleus, Blancs, Rouges, un pavé dantesque de plus de 700 pages qui débute dans le chaos des manifestations de mai 68 pour se concentrer ensuite sur le tumulte des années Giscard et les affaires qui ont éclaboussé la République en s'inscrivant d'ores et déjà dans une nouvelle trilogie à venir dont on connaît déjà les titres puisqu'elle se poursuivra durant la période de la présidence de Mitterand avec L'Etendard Sanglant Est Levé et 14 Juillet qui seront publiés chez Flammarion où Aurélien Masson travaille désormais puisque la collection EquinoX a désormais cessé ses activités, ce qui est bien regrettable. 

     

    Au printemps de l'année 1978, autant dire qu'il faut arriver en tête de classement pour intégrer la prestigieuse BRI dirigée par le commissaire Broussard et que c'est sur un registre de concurrence impitoyable que s'affronte Marco Paolini et Jacquie Lienard fraichement émoulus de l'Ecole supérieure des inspecteurs de la police nationale et que tout oppose hormis cette volonté farouche de mettre la main sur un mystérieux trafiquant d'armes frayant avec tous les groupuscules terroristes sévissant notamment en France et que l'on surnomme Géronimo. Profondément marqué par la mort d'un collègue durant les échauffourées de mai 68, le brigadier Jean-Louis Gourvennec végète dans les services de la police jusqu'à ce qu'on lui propose d'infiltrer une cellule gauchiste bien décidée à prendre les armes en se rapprochant du groupe Action Direct. Après avoir offert ses "bons services" aux plus hautes instances du gouvernement, notamment en Afrique, Robert Vauthier débarque à Paris en étant bien décidé à régner sur les nuits parisiennes en pouvant compter sur l'appui des personnalités du grand banditisme français. Et tandis qu'il continue à côtoyer les membres des arcanes gouvernementales lui aussi va croiser le chemin de Géronimo. Autant de destins disparates qui vont se rassembler sous la bannière des coups bas et des affaires de la Françafrique, des attentats qui secouent le pays et d'une guerre des polices où les dirigeants sont élevés au rang de stars.

     

    Biberonné à James Ellroy que Benjamin Dierstein cite volontiers dans le cercle de ses influences littéraires, on dira de Bleus, Blancs, Rouges qu'il s'inspire du style narratif d'un roman tel que Lune Sanglante où, en guise d'introduction, les émeutes de mai 68 se substituent à celles de Watts et d'un livre comme American Tabloïd où l'on retrouve ces encarts des notes et des retranscriptions des écoutes des services secrets ainsi que ces titres à la une des journaux de l’époque, ponctuant les différents chapitres du roman. Mais sur le plan de la structure et du rythme beaucoup plus intense que les récits du Dog, on s'orientera davantage vers un auteur comme Don Winslow que Benjamin Dierstein évoque également en mentionnant La Griffe Du Chien. Et puis si l'on veut rester en France, on pensera immanquablement à Frédéric Paulin, autre romancier résidant, tout comme Benjamin Dierstein, dans les environs de Rennes et qui se faufile, de manière similaire, dans les interstices de l'histoire de la France contemporaine pour mettre en scène des fictions d'une envergure peu commune, en relevant le fait que leurs ouvrages respectifs, récemment parus, se situent peu ou prou à la même période, même s'ils abordent des thèmes complètement différents. Ce que l’on soulignera avec Benjamin Dierstein, c’est cette capacité à assimiler une impressionnante documentation dont il restitue toute la quintessence pour mettre en scène des récits d’une énergie peu commune et sans le moindre temps mort, au gré d’une narration toute en maîtrise en dépit de la multitude de personnages réels et fictifs qui se côtoient d’une parfaite manière. Outre la documentation figurant au terme de Bleus, Blancs, Rouges, vous trouverez également un index de chacun des protagonistes qui traversent le récit avec la référence de toutes les pages où ils apparaissent, ce qui nous facilite grandement la tâche lorsqu’il s’agit de se remémorer la présence de chacun d’entre eux dans le cours de l’intrigue. A partir de là, on constatera, avec un certain plaisir, que l’on retrouve bon nombre des individus de la trilogie précédente à l’instar de Jacquie Lienard, Jean-Claude Verhaeghen, Philippe Nantier, Domino Battesti, Toussaint Mattei, Didier Cheron et Michel Morroni en saisissant encore mieux certains aspects de leurs parcours respectifs sans que cela ne trouble le moins du monde la compréhension du roman qui s’articule autour de la traque de ce mystérieux individu surnommé Géronimo dont on ignore la véritable identité mais qui a ses entrées auprès des organisations terroristes les plus inquiétantes qui sévissent de par ce monde de la fin de ces années 70 et plus particulièrement dans une France particulièrement visée par toute une série d’attentats plus meurtriers les uns que les autres. Tout cela prend une envergure incroyable avec le contexte explosif de cette fin de règne giscardienne et l’émergence des affaires troubles se déroulant notamment en Centrafrique mais également en France où le SAC tente d'étouffer les scandales pouvant offrir une voie royale aux hommes politiques de gauche et dont Benjamin Dierstein dépeint les plus improbables turpitudes avec une précision redoutable. Dans un registre similaire l'auteur nous entraîne dans le cour de cette infiltration des groupuscules terroristes d'extrême gauche comme Action Directe dont on suit toutes les exactions ainsi que celles de Jacques Mesrine traqué par toutes les polices de France qui s'affrontent au gré d'une rivalité exacerbée par la notoriété de ces flics adulés par les médias de l'époque et que Benjamin Dierstein retranscrit dans ce qui apparaît comme une véritable guerre des polices qu'incarnent Marco Paolini, Jacquie Lienard et Jean-Louis Gourvennec, trois flics aux profils radicalement divergents et qui vont s'affronter sur un registre de compromissions et de tourments sans équivoque. Et puis en compagnie de Robert Vauthier, on prendra la mesure de l'effervescence des nuits parisiennes et plus particulièrement des clubs sélects où les stars côtoient les figures du grand banditisme adoubés par une police mondaine dévoyée imposant ses règles alambiquées sur cet empire nocturne qui prend de plus en plus d’ampleur. On pourrait citer bien d'autres intrigues sous-jacentes prenant leurs essors dans ce roman aussi robuste que fascinant dont il faut souligner la rigueur sans faille tout en saluant la prise de recul d'un romancier qui a su s'approprier l'atmosphère de l'époque sans qu'il ne fasse état d'un quelconque jugement ou d'une inclination coupable pour l'un de ces protagonistes emblématiques d'une période tourmentée qu'il restitue avec une incroyable justesse et dont on attend, avec une certaine impatience fébrile, la suite toujours aussi survoltée, soyons en certain.

     

    Benjamin Dierstein : Bleus, Blancs, Rouges. Editions Flammarion 2024.

    A lire en écoutant : Crache Ton Venin de Téléphone. Album : Crache Ton Venin. 1979 / 2015 Parlophone.