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LES AUTEURS

  • Nagui Zinet : Une Trajectoire Exemplaire. La vie ne vaut rien.

    nagui zinet,une trajectoire exemplaire,joelle losfeld éditions"Les amours ratent, mais de peu, c'est ainsi que naissent les suivantes."


    Nagui Zinet

     

    Le phénomène Nagui Zinet n'a pas encore atteint la quiétude larvée de nos contrées helvétiques et pour découvrir son premier roman, il vous faudra farfouiller dans les rayonnages, voire même le commander auprès de votre libraire préféré. Ce serait pourtant dommage de passer à côté de ce qui apparaît comme la substantifique moelle du récit noir se distinguant au gré d'un style à la fois drôle et vachard qui vous flingue le moral. Ainsi, pour vous inciter à vous procurer, par n'importe quel moyen, Une Trajectoire Exemplaire, il peut être utile de mentionner quelques prescripteurs illustres tels que Nicolas Mathieu, Pierre Lescure ou Benoît Poolvorde qui ont pris le temps de dire tout le bien qu'ils pensaient de ce récit d'une centaine de pages s'attachant au parcours de ce gars en rade, vaguement porté sur la boisson, un peu moins sur le travail lui laissant le temps de lire les livres de Jim Thompson, et dont la relation amoureuse incertaine va forcément virer au drame. Et avant de vous dire que vous avez déjà lu cela mille fois, peut-être vous faudra-t-il prendre le temps de parcourir, en guise d’échantillon, les chroniques quotidiennes de Nagui Zinet que l'on trouve sous son profil Instagram Nestor Maigret. Il y décline, dans un style à l'humour cinglant, un quotidien de bières, de cigarettes et d'anxiolytiques au détour de ses échanges acides avec C. son amoureuse qui le supporte malgré tout, et qui vous balance quelques références littéraires à l'instar de Daniel Woodrell, de Jim Thompson bien sûr et de Georges Simenon pour ne citer quelques uns des auteurs qu'il affectionne et dont on soulignera le bon goût, ce qui n'a rien d’une évidence en ces temps où l’on nous abreuve de productions littéraires ineptes. Et ce n'est pas l’actualité des parutions du polar helvétique qui me contredira.

     

    Il lui reste 1000 euros sur son compte qu'il compte dilapider en bières et en cigarettes tout en lisant quelques romans noirs à la terrasses des rades qu'il fréquente pour dissoudre cette vie terne et sans objet. Le travail, il ne faut pas trop y compter car N. est un looser de 25 ans qui soigne son ambition à coup d'anxiolytiques et de tranquillisants. Il trouvera peut-être le salut avec Irène qu'il rencontre dans un bar au gré d'une attirance diffuse déboulant sur une relation amoureuse qui pourraient bien mettre fin à leurs solitudes respectives. Mais quand on est un paumé comme N. on cultive le mensonge comme un second souffle pour dissimuler son indigence. Et il suffit d'un tout petit grain de sable pour que tout s'écroule laissant place à la violence et à la folie qui en découle. 

     

    Cela a sans doute déjà été dit, mais il faut souligner qu'Une Trajectoire Exemplaire n'est ni plus ni moins que la fusion fracassante entre le style de Jim Thompson et celui de Charles Bukowski où la violence et la folie de l'un se conjugue à la déshérence et déchéance de l'autre, tout en se déclinant sur un registre à l'humour noir vif et percutant au gré du parcours de vie désenchanté d'un homme sans envergure, hormis une certaine roublardise lui permettant de poursuivre son existence végétative. A la suite d'un prologue intense, l'ensemble de l'intrigue prend l'allure d'un fait divers qu'un juge d'instruction est amené à juger en prenant connaissance du journal de N. nous permettant de nous immerger dans cette vie sans relief, se déclinant sur un tu intimiste, qui n'est pas dénuée d'instants poignants très vite balayés par ces considérations au vitriol qui ne l'épargnent guère, comme pour mieux assoir ce profil de perdant magnifique semblant se complaire dans cette trajectoire sans issue. Mais il ne suffit pas de balancer quelques petites punchlines bien senties pour faire un bon texte et il faut bien admettre que Nagui Zinet s’y entend pour maintenir un impressionnant équilibre narratif, dans un jeu d’équilibriste impressionnant d’où émerge ce mal-être permanent qui va nous conduire vers le drame inéluctable sans pour autant s’appesantir sur le registre de la violence qui reste pourtant extrêmement cruelle jusqu’au terme d’un récit maîtrisé. Ainsi, avec cette tonalité singulière dont on redemande déjà quelques pages supplémentaires, tels des toxicos en manque, Une Trajectoire Exemplaire fait figure de roman détonant que l’on recommande à celles et ceux en quête de cette fraîcheur impertinente qui fait trop souvent défaut dans un monde littéraire tout en convenance. 

     

    Nagui Zinet : Une Trajectoire Exemplaire. Joëlle Losfeld Editions 2024.

    A lire en écoutant : La Vie Ne Vaut Rien d'Alain Souchon. Album : Collection. 2001 Parlophone Music.

  • DAVID JOY : LES DEUX VISAGES DU MONDE. LES FRUITS DE LA COLERE.

    david joy,les deux visages du monde,éditions sonatineOn pourra bien parler de Ron Rash, de Daniel Woodrell, de Larry Brown aussi, et énumérer ainsi toute une cohorte de romanciers prestigieux pouvant avoir influencé son œuvre pour se dire que finalement, au bout de cinq ouvrages d'une impressionnante sagacité, David Joy est devenu un auteur essentiel, à nul autre pareil, évoquant les travers sociaux de son pays au gré de récits sombres se déroulant dans le comté de Jackson, niché au cœur du massif des Appalaches, où il vit depuis l'âge de dix-huit ans. C'est cet ancrage à la région, ainsi que ces voix résonnant sur les contreforts de ces montagnes qu'il affectionne tant, qui caractérisent chacun de ses romans où, depuis ce petit lopin de terre, émerge certains des affres touchant l'ensemble des Etats-Unis. Il y est particulièrement question d'opioïde et des trafics sordides qui en découlent que ce soit avec Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2016), son premier roman, ainsi que Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) où il est également fait mention de la difficulté de se réinsérer pour un vétéran de la guerre d'Afghanistan, tandis qu'avec Nos Vies En Flamme (Sonatine 2022) émerge les thèmes en lien avec le réchauffement climatique se traduisant, dans la région, par ces immenses incendies ravageant la forêt. Et même s'il s'éloigne de tout ce qui a trait à la consommation de stupéfiants et à la marginalité qui résulte, Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2020) se concentre une nouvelle fois sur les petites gens du comté de Jackson et de ce qui les unit dans la difficulté, mais également des rapports violents qui peuvent parfois diviser les membres d'une communauté préférant régler leurs comptes sans faire appel aux autorités pour lesquelles ils ont une confiance toute relative. Mais c'est sur un tout autre registre que David Joy revient sur le devant de la scène littéraire avec Les Deux Visages Du Monde où il aborde, avec une acuité incroyable, les délicats sujets du racisme et de la discrimination institutionnalisée qui secouent les régions les plus reculées du pays où l'on peine à voir la réalité en face.

     

    Toya Gardner a quitté Atlanta pour s'installer chez sa grand-mère, Vess Jones qui vit depuis toujours dans les montagnes de Caroline du Nord, non loin de Sylva chef-lieu du comté de Jackson. Désireuse d'achever son cursus universitaire dans le domaine artistique, cette jeune afro-américaine entend également dénoncer l'histoire de l'esclavagisme qui a marqué la région en effectuant quelques coups d'éclats déclenchant la colère de certains habitants et en provoquant ainsi une division au sein de la communauté ainsi que la résurgence d'éléments du passé que l'on voudrait continuer à oublier ou à enjoliver. C'est à ce moment qu'Ernie Allison, adjoint du shérif du comté, interpelle un individu inquiétant qui semble affilier aux suprémacistes blancs et qui possède un étrange carnet où figure les noms des personnalités importantes de la région. Désireux d'en savoir plus, Ernie se voit opposer une fin de non-recevoir de sa hiérarchie décidant de classer l'affaire. Mais quelques semaines plus tard, les événements prennent une autre tournure, lorsque deux crimes vont être commis dans ce coin perdu du massif des Appalaches désormais sujet à toutes les tensions. 

     

    D'entrée de jeu, on saluera avec Les Deux Visages Du Monde, la maturité de la mise en scène narrative d'une intrigue où l'enchainement des événements va se révéler extrêmement surprenant au gré de quelques scènes saisissante que les lecteurs les plus avisés seront bien en peine de voir venir. Et c'est peut-être là que réside le talent de David Joy de se situer à l'endroit où l'on ne l'attend pas, ce d'autant plus lorsqu'il aborde le thème du racisme au sein de la région où il vit en exposant les enjeux des uns et des autres au gré de confrontation d'un réalisme troublant qui s'éloigne résolument des clichés propre à ses régions du sud des Etats-Unis. A l'instar de William Dean Cawthorn, ce marginal affilié aux suprémacistes blancs, le personnage se révèle bien plus complexe qu'il n'y parait, même s'il apparaît extrêmement menaçant au gré de ses convictions odieuses et de ses accointances avec des notables affiliés au Ku Klux Klan. Exit donc l'individu redneck bas du plafond ou le psychopathe sanguinaire. Le racisme que David Joy évoque durant tout le récit, parait beaucoup plus insidieux comme ancré dans une certitude biaisée où l'on s'emploie à réécrire ou à atténuer un passé trouble à l'image de ce drapeau confédéré sujet des conflits entre le shérif John Coggins et Toya Gardner cette jeune afro-américain qui ne supporte plus ces relents, ou plutôt ces incarnations d'une société qui s'est bâtie sur les fondements de l'esclavagisme et de la discrimination. A partir de là, David Joy met en scène deux communautés qui ne se comprennent pas et, de fait, qui ne dialoguent plus mais qui s'interrogent parfois en tentant de se remettre en question et de trouver du sens dans ce conflit qui les oppose. C'est peut-être ce que l'on perçoit au gré des rapports entre John Coggins et Vess Jones, la grand-mère de Toya qui ne s'exprime pas avec autant de véhémence que sa petite fille mais n'en pense pas moins. Se targuant d'être l'ami d'enfance du mari défunt de Vess, le shérif Coggins ne peut admettre que l'on puisse le considérer comme quelqu'un de raciste. Mais le diable réside dans le détails, ou plutôt dans le quotidien de chacun que David Joy révèle au détour d'anecdotes extrêmement parlantes sur l'état d'esprit d'un certains nombres de concitoyens apparaissant, de prime abord, tout ce qu'il y a de plus respectables. Tout cela prend forme au sein de cet environnement sauvage que l'auteur dépeint avec cette force d évocation prégnante à l'exemple de ces instants où Vess Jones se ressource dans son potager ou de ces moments où l'adjoint du shérif Ernie Allison nourrit les truites du ruisseau bordant l'ancienne ferme de ses grands-parents où il vit et qui n'aime rien tant que de parcourir la forêt pour chasser ou cueillir des champignons. Ainsi,  au-delà du racisme qui divise, c'est probablement là que s'incarne Les Deux Visages Du Monde, autour de cette nature luxuriante et foisonnante indifférente à cette colère de femmes et d'hommes qui ne se comprennent plus en sombrant dans une violence qui tourne forcément au drame que l'on doit surmonter dans la douleur et qu'il faut surmonter au gré d'un processus de résilience que David Joy exprime avec une intensité émotionnelle peu commune. 

     

    David Joy : Les Deux Visages Du Monde (Those We Thought We Knew). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Cotté.

    A lire en écoutant : Like Some Old Sad Song de David Childers. Album : Melancholy Angel. 2023 Ramseur Records.

  • Maylis De Kerangal : Jour De Ressac. La ville d'avant.


    maylis de kerangal,jour de ressac,éditions verticalesOn l'aura compris, il faut quitter "l'ornière" de la littérature noire pour accéder au graal des grands prix de la rentrée comme l'ont fait avec succès Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu pour n'en citer que quelques-uns qui ont emprunté ce parcours. Sans doute pour bien d'autres raisons, Sandrine Collette a longtemps figuré dans la collection Sueurs froides chez Denoël en obtenant deux des grandes récompenses célébrant le polar, avant d'intégrer, depuis plusieurs années, la maison d'éditions Jean-Claude Lattès lui permettant de rejoindre avec son dernier livre, la prestigieuse liste des nominés pour le prix Goncourt 2024. Dans un registre similaire, on constate que trois grandes figures du roman noir et du roman policier quittent le mauvais genre en présentant des ouvrages dans la collection "générale" du catalogue de leurs éditeurs respectifs. En effectuant cette démarche qui n’est ni anodine ni désintéressée, l‘un d’entre eux est lui aussi en lice pour le fameux prix Goncourt tout en étant également nommé pour l'obtention du Renaudot et du prix Jean Giono. Paradoxalement, on ne compte plus les ouvrages qui se frottent aux codes de la littérature noire sans être estampillés dans cette catégorie, en abordant les travers de la société par le prisme du crime et plus particulièrement du fait divers en disant d’eux qu’ils sont bien plus que des polars. Et dans cette veine aussi inepte qu’hypocrite, voilà qu’un journaliste affuté qualifie Jour De Ressac, nouveau roman de Maylis De Kerangal, comme un anti-polar pour une intrigue s’articulant autour de l’errance d’une femme devant identifier le corps d’un homme, découvert sur une plage du Havre, qu’elle pourrait avoir connu. Romancière multi primée, figurant également sur la liste du Goncourt, il importait donc de se pencher sur ce texte évocateur, tout en nuance, où Maylis De Kerangal nous permet de parcourir les rues de la ville de son enfance, pour découvrir finalement ce qu’est la définition d'un anti-polar.

     

    Dans le train qui l’emmène vers Le Havre, elle se demande ce qui peut bien la relier à l'homme que l'on a découvert sans vie sur la plage de la ville de son enfance. C'est le lieutenant de police Zambra qui l'a contactée en l'informant qu'il devait l'entendre pour une affaire la concernant où la victime pourrait avoir un lien avec les narcotrafiquants qui ont investi les docks de la localité. Un événement peu commun pour cette femme à la vie rangée, travaillant comme doubleuse voix et qui replonge dans ses souvenirs à mesure qu'elle arpente les rues rectilignes de cette ville portuaire lui offrant l'occasion de revoir quelques visages d'autrefois au gré de pérégrinations hasardeuses. Et si les photos de la victime qu'on lui présente au commissariat de police la plonge dans la perplexité, elle poursuit sa promenade urbaine tout en ayant peu à peu la certitude qu'il lui faudra voir le corps entreposé à la morgue de Rouen pour savoir s'il ne s'agit pas d'un amour lointain, lorsqu'elle était adolescente, et dont elle n'a plus jamais entendu parler.

     

    Finalement, à la lecture de Jour De Ressac, on se désintéressera très rapidement de la définition de ce que peut être un anti-polar tout comme de savoir si cette intrigue prend plus ou moins l'allure d’un roman noir, alors que l'on perçoit quelques vagues allusions aux narcotrafiquants sévissant dans les environs du port du Havre tandis qu'un officier de police s'efforce d'identifier le corps d'un homme que l'on a retrouvé échoué sur la plage. L'air de rien, Jour De Ressac porte bien son nom avec ce parcours d'une journée où l'on suit cette femme de la cinquantaine, dont on ignore le nom, qui se heurte brutalement aux méandres urbains d'une ville l'entrainant dans les circonvolutions de ses souvenirs de jeunesse, similaire à ce mouvement de vague qui va d'ailleurs la frapper lorsqu'elle se promène sur la digue nord du phare, non loin de l'endroit où l'on a retrouvé le corps qu'elle doit identifier. A partir de là, si l’enjeu de définir l’identité de la victime reste essentiel, on s’aperçoit bien vite que l’intrigue se construit autour de la personnalité de cette femme, de ses souvenir et de ses rapports au Havre que Maylis de Kerangal décline au détour d’une narration habile restituant cette atmosphère envoutante et cette lumière si particulière d’une localité dont on découvre l'histoire urbaine peu commune, bâtie sur les ruines d’une ville ravagée par les bombardements des alliés durant la seconde guerre mondiale. Et c’est bien autour des différents lieux de la ville que le récit se construit au gré des déambulations d’une femme qui tente de se prêter au jeu de l’enquêtrice amateure, avec une certaine maladresse, tout en se remémorant, dans un flux subtil entre le passé et le présent, quelques instants de sa jeunesse au Havre mais aussi les affres de sa profession en concurrence avec l’intelligence artificielle lui soufflant quelques contrats ainsi que ses rapports avec son mari imprimeur, passionné par son métier et ses enfants qui grandissent. Il y a également les rencontres comme l’employé communal qui a découvert la victime, la tenancière du café des Sirènes ou ces deux ukrainiennes en attente de leur visa pour l’Angleterre et bien évidemment ce lieutenant de police Zambra à l’origine de ce retour au Havre. Tout cela se décline au gré d’un texte intense aux longues phrases sinueuses et pourtant maîtrisées de bout en bout, dépourvues de la moindre afféterie, nous entrainant dans cette superbe aventure introspective au charme éthéré qui font de Jour De Ressac un roman magnétique nous plongeant dans cette incertitude latente qui nous marquera jusqu’au terme d’un épilogue parfait.

     

     

    Maylis De Kerangal : Jour De Ressac. Editions Verticales 2024.

    A lire en écoutant : Le Havre de UssaR. Album : Etendues. 2021 Quartier Général.

  • JURICA PAVIČIĆ : MATER DOLOROSA. AFFAIRE DE FAMILLE.

    jurica pavičić, mater dolorosa, édtions agulloService presse.


    Ça va bien plus loin que cela. Si l'on dit de lui qu'il est le premier auteur de roman policier croate traduit en français, il importe de souligner que Jurica Pavičić fait partie des grands écrivains que l'on a découvert durant ces cinq dernières années et qu'il se joue allègrement des codes de la littérature noire pour transcender les genres. Et c'est peu dire que L'Eau Rouge (Agullo 2021), son premier roman paru en France chez Agullo, a connu un certain retentissement en obtenant notamment quatre des grands prix célébrant le polar tout en suscitant un certain enthousiasme auprès des lecteurs découvrant l'histoire de la Croatie contemporaine au gré d'une fresque sociale prenant parfois des allures historiques. Plus intimiste, La Femme Du Deuxième Etage (Agullo 2022) se déclinait autour d'un fait divers se déroulant à Split, ville où Jurica Pavičić a toujours vécu en travaillant également comme scénariste et journaliste lui permettant de dépeindre les grands changements qui se sont opérés dans la région que ce soit la chute du communisme, le démantèlement industriel, la guerre qui a déchiré le pays ainsi que le sur-tourisme de cette côte dalmate très prisée. On retrouve d'ailleurs tous ces thèmes dans son oeuvre et plus particulièrement celui de la guerre qui résonne de près ou de loin dans les différentes nouvelles rassemblées dans Le Collectionneur De Serpents (Agullo 2023). Mais au-delà de ces sujets qu'il aborde avec une redoutable acuité, c'est cette capacité à se fondre dans l'intimité de ses personnages qui caractérise le style de Jurica Pavičić déclinant, dans la banalité du quotidien, une impressionnante tension que l'on va ressentir tout au long de la lecture de Mater Dolorosa nous permettant de nous immerger dans l'envers du décor de la ville de Split, bien éloignée de la carte postale touristique. 

     

    L'automne 2022, comme chaque année, marque la fin de la saison touristique à Split, même si quelques voyageurs s'attardent encore sur les quais ou dans les ruelles de vieille ville. Réceptionniste à la Split Heritage Résidence, Ines Runjic en voit défiler un certain nombre en dispensant ses conseils pour agrémenter leur séjour. Et à chaque fin de service elle retourne dans sa banlieue sans fard pour retrouver sa mère Katja qui s'occupe du foyer tout en travaillant comme femme de ménage au sein d'une clinique, ainsi que son jeune frère Mario, totalement désœuvré. De son côté, Zvone vit avec son père Sinisa, un vétéran de la guerre des Balkans. En tant qu'officier de police prometteur, il se voit confier l'enquête sur le meurtre de Viktorija, une jeune fille de 17 ans dont on a retrouvé le corps dans le hangar d'une usine désaffectée. L'affaire fait grand bruit, ce d'autant plus que la victime est la fille d'un éminent notable de la ville et que les circonstances de sa mort vont secouer toute la communauté et plus particulièrement Ines et sa famille. 

     

    Ce qui est vraiment impressionnant avec Mater Dolorosa, c'est ce naturalisme qui imprègne l'ensemble d'un texte oscillant entre le roman noir et le roman policier en prenant même parfois l'allure d'un thriller tant l'intrigue est chargée en tension. Et si l'on a une idée de l'identité du meurtrier, Jurica Pavičić instille le doute en permanence tout en se concentrant essentiellement sur les rapports complexes entre les membres d'une famille au travers des non-dits, des rancœurs et bien évidemment de cette affection, voire même de cet amour atavique qui unit chacun d'entre eux. C'est dans ce registre que s'inscrit cette tension entre Ines, sa mère Katja et son frère Mario tandis que les deux femmes découvrent dans les médias les circonstances d'un crime sordide qui vont les marquer durablement. Et il faut dire que l'auteur croate s'y entend pour mettre en place un récit d'un redoutable habilité où chaque détail compte que ce soit la grande réunion familiale en campagne dans le domaine du grand-père, admirablement décrite, le poids de la religion et de la culpabilité pesant sur les épaules de Katja, les rapports qu'Ines entretient avec son amant marié, ou l'indifférence crasse de Mario face aux événement qui secouent la ville de Split. Ainsi, on prend la mesure des démarches entreprises pour protéger ses proches et de la lente dissolution des bonnes résolutions de principe cédant le pas à cette volonté farouche de se soustraire aux investigations de la police pouvant impliquer l'un des siens. Mais dans un contrepoint subtil, Jurica Pavičić nous donne à voir également, sous une forme extrêmement réaliste, les démarches de l'enquête policière conduite par l'officier de police Zvone et le regard qu'il porte sur ses partenaires dérogeant au cadre légal pour impliquer le suspect dans cette affaire de viol et de meurtre d'une jeune victime dont ils souhaitent venir à bout quel qu'en soit le prix. A partir de là, l'ambivalence de la famille fait écho à l'ambivalence policière dans un concert narratif admirable qui résonne avec une magistrale justesse. Tout cela se décline dans l'atmosphère mélancolique d'une ville de Split s'étiolant dans la torpeur d'une saison automnale vidant ses rues du centre-ville dépourvue de touriste tandis que les grands ensembles des quartiers avoisinants  rassemblent une communauté croate encore marquée par son passé tumultueux dont certain peine à se remettre à l'instar du père de Zvone, un invalide de guerre qui n'a plus que ses sorties en mer à bord de son petit canot pour le raccrocher à une morne existence. Et comme à l'accoutumée, on découvre avec Mater Dolorosa toute la richesse d'une intrigue d'une rare maîtrise se conjuguant avec l'intensité de personnages inoubliables nous permettant d'appréhender les moindres aspects d'une société croate tout en complexité que Jurica Pavičić restitue avec une effarante justesse, marque de fabrique d'un auteur au talent incontestable. 


    Jurica Pavičić : Mater Dolorosa (Mater Dolorosa). Editions Augullo/Noir 2024. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi. Album : Stabat Mater. Claudio Abbado, London Symphony Orchestra. 1985 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • Marie Vingtras : Les Ames Féroces. A l'écart.

    marie vingtrass,les âmes féroces,éditions de l'olivierOn sait qu'elle est née à Rennes, qu’elle vit à Paris et qu'elle exerce le métier d'avocate en grappillant quelques instants pour écrire des fragments de fiction qu'elle accumule depuis des années et dont elle publie le premier texte en empruntant le pseudonyme de Marie Vingtras faisant référence à Jacques Vingtras, double de papier de Jules Vallès. On peut également apprendre que la romancière apprécie des auteurs comme Russel Bank, Ron Rash et Ken Kesey ainsi que des musiciens comme Nick Drake ou des réalisateurs tels que les frères Cohen avec cet intérêt marqué pour la culture anglo-saxonne, dont l'agrégat d'influence explique peut-être le fait que ses deux récits se déroulent aux Etat-Unis au gré d'une vision fantasmagorique dans tout ce qu'elle a de singulier et d'assumé. Il faut dire qu'il aurait été difficile de situer Blizzard (Editions de l'Olivier 2021) ailleurs que du côté de l'Alaska dont l'intrigue s'articule autour de la disparition d'un enfant en pleine tempête qui va amener certaines personnes à se dévoiler alors qu'elles cherchaient l'oubli au coeur de l'immensité de ces terres sauvages. Rencontrant un succès certain auprès des critiques, des lecteurs et surtout des libraires, Blizzard fait partie de ces romans que je regrette de ne pas avoir lu tant il suscite l'enthousiasme ainsi qu'une certaine attente pour Les Ames Féroces, second roman de Marie Vingtras qui a choisi de nous entrainer dans les méandres d’une enquête sur le meurtre d’une jeune fille secouant  la communauté d'une petite ville perdue des Etats-Unis (peut-être proche du Kentucky) sans que l'on ne soit vraiment certain de l’endroit où elle se situe.  

     

    Le 26 avril 2017 à Mercy, le soleil du printemps caresse ces iris sauvages masquant à peine le corps de Leo Jenkins que l'adjoint de la shérif Lauren Hodler vient de découvrir au bord de la rivière. En sursis, probablement parce que le maire n'apprécie pas forcément les femmes qui aiment les femmes, la policière va s'employer à découvrir l'auteur du meurtre de cette adolescente que tout monde appréciait au sein de cette communauté sans histoire. Peut-être trouvera-t-elle la réponse auprès de Benjamin Chapman, le professeur de littérature qui entretenait une relation forte avec la jeune victime. Il lui faudra également se tourner vers sa camarade de classe Emmy Ellis, une jeune fille aspirant secrètement à quitter cette ville qui l'étouffe. Et que pourra bien lui dire Seth Jenkins, un père meurtri que la vie n'a pas épargné et qui a dû élever seul sa fille après le départ de sa femme dont ils ne se sont jamais vraiment remis ? Ainsi, derrière l'image que chacun d'eux renvoie, apparaissent les secrets inavouables, les illusions perdues et les regrets qui vous rongent.

     

    Les Ames Féroces débute comme une intrigue policière pour glisser rapidement sur le registre de la radioscopie d'une petite ville américaine qui se dévoile sur l'espace d'une année dont chacune des saisons, débutant avec le printemps, est incarnée par ce qui apparaît comme les archétypes de la communauté que sont la shérif lesbienne, le professeur dévoyé, la jeune fille populaire et le perdant qui a sombré dans l'échelle sociale. Et tout au long du récit, il est d'ailleurs bien question de positionnement au sein d'une société féroce où il semble nécessaire de s'imposer par la force tandis que la moindre faiblesse fera l'objet d'une sanction ou d'une mise à l'écart. A partir de là, Marie Vingtras bâtit une intrigue subtile, toute en introspection où chacun des protagonistes va dévoiler ses failles, ses angoisses ainsi qu'une part plus ou moins ambivalente de son caractère tout en percevant, en filigrane, les soubresauts d'une enquête nous permettant également de saisir la personnalité de la victime et des rapports qu'elle entretenait avec Benjamin Chapman son professeur, Emmy Ellis sa meilleure amie et son père Seth Jenkins tandis que la shérif Lauren Hodler se débat pour conserver son poste et découvrir le coupable tout en essayant de faire en sorte que sa vie sentimentale ne fasse pas naufrage. Sur une alternance du passé et du présent, chacun de ces quatre protagonistes va dévoiler quelques éléments de ce qui apparaît comme un puzzle complexe où les non-dit et les secrets vont faire surface pour révéler les circonstances de la mort dramatique de Leo Jenkins sur un registre à la fois délicat et intimiste à l'atmosphère mélancolique. Le talent de Marie Vingtras réside dans le fait que l'on s'attache à chacun des quatre protagonistes qui laissent pourtant la place au suivant en fonction de l'apparition des saisons et dont on découvre l'évolution qu'au travers du regard des autres ce qui génère une délicieuse frustration agrémentée d'un certain frisson lorsque l'on saisit un rebondissement qui touche l'un d'entre eux. Ainsi, bien éloigné du roman choral, la narration se révèle d'un singularité saisissante tout en évitant l'écueil des clichés propre à ce style de récit, plus particulièrement lorsqu'il se déroule aux Etat-Unis, tout en instillant le doute à chaque instant quant à l'identité du meurtrier qui apparaît finalement comme un élément très secondaire d'un roman tout simplement majestueux. 

     

    Marie Vingtras : Les Ames Féroces. Editions de l'Olivier 2024.

    A lire en écoutant : The Child Is Gone de Fiona Apple. Album : Tidal. 1996 Epic Records.

  • COLIN NIEL : WALLACE. FORET CHIMERIQUE.

    Wallace, Colin Niel, éditions du rouergueC'est en s'aventurant sur le terrain de la forêt amazonienne et plus particulièrement celle de la Guyane française, que cet ancien ingénieur des eaux et forêts s'est fait connaître en lançant une série de romans policiers mettant en scène le capitaine André Anato, un gendarme noir-marron en quête de ses origines guyanaises et dont on suit les enquêtes débutant avec Les Hamacs De Carton (Rouergue/Noir 2012)  où il est justement question d'identité, puis se poursuivant au cœur de la jungle avec Ce Qui Reste En Forêt (Rouergue noir 2013) tandis que Obia (Rouergue noir 2015) prenait une allure un peu plus mystique alors que Sur Le Ciel Effondré (Rouergue noir 2015) nous permettait de nous immerger au sein du peuple Wayana, une communauté autochtone vivant sur les rives du fleuve Maroni.  Si le genre policier convient parfaitement à Colin Niel, il n'est pas en reste lorsqu'il se lance dans le roman noir où l'on découvre l'aspect rural de la région des Grandes Causse avec Seules les Bêtes (Rouergue noir 2017), dont l'adaptation au cinéma par le réalisateur Dominik Moll a connu un succès retentissant. Adoptant une nouvelle fois les codes du roman noir, avec une alternance entre le massif pyrénéen et les contrées sauvages de la Namibie, les thèmes de la faune et de la nature demeurent omniprésents avec Entre Fauves (Rouergue noir 2020) où l'intrigue s'articule également autour du délicat sujet de la chasse. Et puis il y a Darwyne (Rouergue noir 2022) roman aux connotations à la fois sociales et fantastiques avec lequel Colin Niel nous entraîne une nouvelle fois en Guyane au gré du parcours singulier d'un petit garçon partagé entre l'amour de sa mère qui le rejette et sa fascination pour la forêt amazonienne. C'est peu dire que l'on avait été marqué par cette intrigue à la fois sombre et poignante où le rapport à la magie nous offrait une toute autre vision de l'environnement forestier, en allant à la rencontre de créatures issues des contes et légendes de la région. Cet aspect chimérique de la faune et de la flore de la Guyane, on va le retrouver avec Wallace qui prend l'allure d'une suite, sans en être vraiment une, puisque l'on retrouve bon nombre des protagonistes principaux de Darwyne, dix ans après les péripéties de ce précédent récit. A l'occasion de la sortie de ce nouveau roman, il ne faudra pas manquer d'aller à la rencontre de Colin Niel qui sera présent lors du festival Le Livre Sur Les Quais se déroulant sur les bords du lac Léman à Morges.

     

    Au service social de la protection de l'enfance d’une ville de Guyanne, on peut toujours compter sur les compétences de Mathurine qui s'investit corps et âme dans son travail d’assistante sociale tout en élevant seule son fils Wallace, âgé de neuf ans. Passionné de jeux vidéo, le jeune garçon ne comprend pas l'intérêt que sa mère porte à tout ce qui a trait à cette forêt si dense qu'elle fait presque peur, tant et si bien que les relations deviennent de plus en plus tendues, ce d'autant plus que Mathurine est encore bouleversée par la mort d'une jeune fille placée en famille d'accueil et que l'on a retrouvé noyée dans le lit d’une rivière. Et lorsque le père de l'enfant décédée confie à l'assistante sociale avoir vu une étrange apparition à la lisière de cette jungle qu'il connaît bien, il y a les souvenirs qui remontent à la surface. Ceux de ce petit garçon qu'elle a croisé il y a de cela bien des années et dont elle est persuadée qu'il n'a pas pu disparaître au cœur de cette forêt qu'il affectionnait tant et dans laquelle il évoluait comme s'il était chez lui.

     

    On appréciera tout d'abord cette superbe couverture colorée de Wallace illustrant parfaitement le thème de cette nature luxuriante à laquelle se mêlent quelques créatures légendaires de la forêt amazonienne que l'on avait déjà croisées lors de la lecture de Darwyne, tout en notant que ce récit n'intègre plus la collection noire des éditions du Rouergue, ce qui n'enlève rien à ses qualités, bien au contraire puisque l'on retrouve cette construction narrative chargée en tension, caractéristique intrinsèque de l'auteur qui sait également jouer avec les émotions. Avec Wallace, Colin Niel se concentre principalement autour du personnage de Mathurine qui a bien évidemment évolué avec le temps, ce d'autant plus qu'elle a donné naissance à l'enfant qu'elle désirait tant et qu'elle élève seule du mieux qu'elle le peut. On observera les rapports complexes qu'elle entretient avec son fils dont on adopte également le point de vue au rythme de l'alternance des chapitres qui se concentrent également sur le personnage de Tiburce, ce père meurtri par la perte de sa fille et qui veut en faire porter la responsabilité sur quelqu'un d'autre que lui car il ne peut supporter un tel poids sur ses épaules. Ainsi, Colin Niel dépeint habilement la difficulté des rapports entres parents et enfants, du manque qui peut en découler parfois, de l'incompréhension générant colère et frustration et surtout de cet amour qui déborde mais que l'on ne sait pas toujours formuler de manière correcte. Et puis en arrière-plan, à la lisière du parcours chaotique de ces trois protagonistes, il y a la personnalité de Darwyne qui plane sur l'ensemble de l'intrigue où l'enjeu consiste à déterminer si cet enfant d'autrefois a vraiment existé en endossant les aspects du Maskilili, ce petit être issu du folklore guyanais dont les pieds retournés lui permettent d'égarer dans la forêt ceux qui se seraient mis en tête de le suivre. A partir de là, le récit bascule dans une dimension fantastique tout en maîtrise car elle oscille sur un certain réalisme en nous permettant de découvrir d'autres créatures étranges, issues de cette forêt primaire dont on dit qu'une partie de la faune et de la flore n'a pas encore été répertoriée et qui recèle donc quelques secrets dont l'homme n'a pas encore eu accès et qu'il convient sans doute de préserver. Mais au-delà de l'égarement dont il est question, le passage dans la forêt prend l'allure d'un voyage initiatique permettant à Mathurine, Wallace et Tiburce de retrouver un certain sens dans leur vie et peut être de dégager ce qui parait essentiel, à savoir cet amour qu'ils gardaient en eux, par crainte de faiblesse ou de maladresse. Mais plutôt que d'apparaître comme une évidence, Colin Niel joue avec l'incertitude et la peur générant cette fameuse tension émanant d'un texte prenant et tout en émotion, ceci jusqu'au terme d'un récit séduisant qui sort de l'ordinaire tout en appréciant ces petits clins d'oeil, pour les connaisseurs, à Obia, troisième opus des enquêtes du capitaine Anato, dont on découvre le devenir de l'entourage de certains de ses protagonistes. Ainsi, c’est tout l’univers de la Guyane que l’on découvre encore une fois, sans d’ailleurs que la région soit explicitement évoquée, ce qui confère à Wallace un caractère universel, tant dans les domaines sociaux qu’environnementaux tout en s’agrégeant dans le substrat foisonnant des légendes au gré d’une intrigue habile qui ne manquera pas de bouleverser les lecteurs qui vont s’aventurer dans monde à nul autre pareil.

     

    Colin Niel : Wallace. Editions du Rouergue 2024.

    A lire en écoutant : Ti Péyi-a de Saïna Manotte. Album : Poupée Kréyol.2018 Saïna Manotte.

  • Frédéric Paulin : Nul Ennemi Comme Un Frère. La guerre du Liban.

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    Service presse.

     

    Alors bien sûr, on annonce plus de 450 romans pour cette rentrée littéraire 2024, tandis que journalistes, chroniqueurs, blogueurs et autres influenceurs littéraires affutent leurs arguments éclairés pour vous livrer l’ouvrage indispensable qu’il vous faut acquérir en énumérant notamment quelques mastodontes de la littérature trustant cette faste période livresque. Alors bien sûr, il y a les classiques d’autrefois dans lesquels on trouve refuge et les romances d’aujourd’hui qui vous lavent la tête dans une logique toujours plus expansive de divertissement comme en témoigne les rayonnages toujours plus imposants de littérature « young adult » et de récits « feelgood ». Alors bien sûr, on aura l’air malin de dénigrer ces genres littéraires alors que le roman noir et le polar font l'objet d'un dédain, voire d'un mépris qui reste d'actualité. Tout juste nous accorderons-nous sur le fait que la plupart de ces ouvrages s’inscrivent dans une logique d’échappatoire du quotidien tandis que la littérature noire se décline autour d’une démarche totalement opposée dans laquelle figure, parmi tant d’autres, le romancier rennais Frédéric Paulin s’interrogeant en permanence sur le monde qui nous entoure. Diplômé de science politique, ayant exercé les professions de journaliste indépendant et de professeur d’histoire et géographie, il est désormais l’auteur de près d’une trentaine de romans et de nouvelles dont la fameuse trilogie Tedj Benlazar qui fait référence, au gré d’une fiction nous permettant d’appréhender, de manière saisissante, l’histoire du terrorisme djihadistes lors de son émergence en Algérie avec La Guerre Est Une Ruse (Agullo 2018), de son évolution nous entraînant vers les tragédies du 11 septembre 2001 aux USA avec Prémices De La Chute, pour nous conduire finalement, avec La Fabrique De La Terreur (Agullo 2020), jusqu’aux attentats du 15 novembre 2015 qui ont frappé Paris. Toujours animé de cette volonté de mettre en lumière, par le biais de la fiction, la part sombre de l’histoire contemporaine, Frédéric Paulin se penchait, avec La Nuit Tombée Sur Nos Âmes (Agullo 2021), sur les événements du G8 à Gênes et de l’escalade de violences débouchant sur des émeutes et des exactions policières sans précédent ainsi que sur la mort d’un manifestant abattu par un carabinieri. Difficile d’énumérer la liste des prix prestigieux qui ont encensé ces différents ouvrages en récompensant notamment cette surprenante assimilation d’une documentation impressionnante permettant de mettre en scène d’habiles fictions se conjuguant avec les méandres des faits historiques qu’il dépeint avec autant de rigueur que de recul. C’est dans ce même registre, mais en affichant une dimension encore plus ambitieuse, que l’on va découvrir une nouvelle trilogie époustouflante que Frédéric Paulin consacre à la guerre du Liban et dont on appréhende les premières années avec Nul Ennemi Comme Un Frère, titre évocateur d’une lutte aussi sanglante que fratricide. Alors bien sûr, à l’aune de cette période éditoriale surchargée où l’emploi des superlatifs en tout genre devient monnaie courante en suscitant tout juste un vague haussement d’épaule blasé, il conviendra simplement de mentionner que Nul Ennemi Comme Un Frère fait figure de roman incontournable, bien au-delà de cette simple rentrée littéraire, nous donnant l'occasion de mieux saisir notre époque et plus particulièrement certains aspects des événements actuels frappant cruellement le Proche-Orient qui s’embrase.

     

    Cela fait déjà quelques temps que les milices chrétiennes du Liban voient d'un mauvais œil l'implantation de camps de réfugiés palestiniens, source de toutes les tensions prenant soudainement une tournure dramatique le 13 avril 1975 lorsque leur leader Pierre Gemayel, qui inaugurait une église dans la banlieue est de Beyrouth, est blessé lors d'une fusillade où l'un de ses gardes du corps perd la vie. En guise de représailles, les miliciens mitraillent un bus transitant dans leur périmètre en abattant plus d'une vingtaine de militants palestiniens et chiites. Ainsi débute la guerre civile libanaise dont le diplomate Philippe Kellerman, attaché à l'ambassade de France, va être le témoin en observant l'embrasement d'un pays qui s'enfonce dans une violence aveugle et sans limite. Agent des services de renseignement français, attaché également auprès de l'ambassade, le capitaine Dixneuf se demande si le gouvernement de Giscard et celui de Mitterand qui lui succède sont en mesure d'endiguer cette spirale infernale de luttes fratricides où les alliances se font et défont en fonction des circonstances et des intérêts de chacun. C'est pour y répondre, en tentant de sensibiliser la droite française à la cause chrétienne que le jeune avocat Michel Nada s'installe à Paris tandis que ses frères poursuivent le combat dans les quartiers de Beyrouth. Dans un tel contexte délétère, le chiite Abdul Rassol al-Amine se doute bien que la situation va encore dégénérer tout en préparant déjà ses combattants à une lutte à mort où tous les coups sont permis jusqu'au sacrifice ultime.

     

    Pour certains d'entre nous, il y a encore ces faits d'actualités d'autrefois qui résonnent à l'instar de ce décompte quotidien des jours de détentions des otages du Liban dont les portraits s'affichaient sur nos écrans en préambule du journal télévisé de 20 heures d'Antenne 2 ou de ces attentats et massacres qui ont marqué notre mémoire. On revoit encore ces carcasses des immeubles de Beyrouth ravagés par les explosions. Et puis on se souvient vaguement du nom de ces factions qui s'affrontent avec l'émergence du Hezbollah et des phalanges chrétiennes sans que l'on ne comprenne réellement les enjeux de cette guerre civile d'une cruauté sans limite faisant plus de 200'000 morts sur une période de 15 ans. Sans pour autant devenir un expert en géopolitique spécialisé dans les questions du Proche-Orient et dont les prérequis ne s'avèrent d'ailleurs pas nécessaire pour aborder Nul Ennemi Comme Un Frère, vous allez découvrir dans cette première partie d'une trilogie annoncée, l'enchainement des événements tragiques qui ont émaillé ce conflit armé ainsi que ses répercussions en France au gré d'un récit au rythme soutenu, dépourvu du moindre chapitre et que l'on absorbera d'un traite au bout d'une petite journée de 72 heures tant l'intrigue se révèle passionnante du début jusqu'à une fin provisoire qui nous fera trépigner d'impatience dans l'attente d'une suite qui s'annonce d'ores et déjà prodigieuse. Pariant sur l'intelligence du lecteur ainsi que sur sa concentration, aidé en cela par l'absence d'une cartographie inutile et d'un glossaire bien trop souvent abscons, Frédéric Paulin décline un texte d'une redoutable efficacité et d'une solide précision nous permettant de digérer aisément la multitude de personnages fictifs ainsi que l'ampleur d'une intrigue complexe où la fiction s'agrège habilement à l'actualité de l'époque que ce soit en France et au Liban tout en côtoyant les personnalités de l'Histoire qui ont joué un rôle dans le déroulement de ces événements. Outre les belligérants du Liban et des pays avoisinants, les diplomates désabusés et alcooliques, les dirigeants et responsables politiques aux positions ambivalentes, les agents secrets aux allures de barbouze frayant avec des policiers traquant des groupes terroristes comme Action Directe, on appréciera la personnalité trouble de Zia al-Faqîh, épousant la cause chiite au Liban jusqu'aux extrémités les plus abjectes ainsi que la force de caractère de la juge Sandra Gagliago qui s'investi peu à peu dans les affaires judiciaires en lien avec le terrorisme qui frappe la France. C'est donc autour de l'ensemble du parcours de ces protagonistes que l'on observe cet enchainement d'éclats de violence qui en entrainent d'autres en générant tout un flot de conséquences s'inscrivant dans une logique aussi factuelle qu'infernale que n'aurait pas renié un romancier comme Jean-Patrick Manchette, tandis que l'intensité du texte nous rappelle les récits de James Ellroy tout en étant parsemé de quelques instants lyriques que David Peace aurait sans doute écrit. Mais bien plus que ces références, on dira du style de Frédéric Paulin qu'il est à nul autre pareil avec cette volonté d'aller à l'essentiel au détour d'une écriture cinglante, dépourvue de la moindre fioriture nous permettant d'aborder sans difficulté la chronologie des événements qui ont marqué la guerre du Liban tout en découvrant quelques aspects méconnus de ce conflit à l'instar de ce trafic de stupéfiants de grande ampleur permettant de financer les milices chiites et les phalanges chrétiennes au gré d'une alliance de circonstance plus que surprenante ou de ce contentieux financier conséquent entre la France et l'Iran entrainant des répercussions d'une incroyable violence. Dès lors, on comprendra que Nul Ennemi Comme Un Frère apparaît comme un roman d'une envergure peu commune qui va vous foudroyer de la première à la dernière page et dont on attend les deux autres volumes avec une certaine fébrilité.  

     

    Frédéric Paulin : Nul Ennemi Comme Un Frère. Agullo noir 2024.

    À lire en écoutant : The Rythm Of The Heat de Peter Gabriel. Album : Peter Gabriel (4). 1982 Peter Gabriel Ltd.

  • KIMBERLY GARZA : LES DERNIERES KARANKAWAS. LES RACINES.

    IMG_2471.jpegIl y a une certaine force de caractère qui émane des textes de la maison d’éditions Asphalte nous embarquant principalement vers des contrée méconnues comme les pays d’Amérique du Sud où l’on a rencontré l’auteur chilien Boris Quercia qui nous a entraîné dans le sillage du déjanté inspecteur Quinones Santiago ainsi que le brésilien Edyr Augusto nous permettant de découvrir la part sombre de la ville de Belem et de la région environnante. On y a croisé également l’Argentin Ricardo Romero et sa verve à la fois sombre et poétique que l’on découvrait avec l’envoûtant et insolite roman Je Suis L’Hiver (Asphalte 2020).  Mais l’Espagne avec Carlos Zanon et son iconique J’ai Été Johnny Thunder (Asphalte 2016) et la France avec Timothée Demeillers et son époustouflant Jusqu’à La Bête (Asphalte 2017) ne sont pas en reste au gré de récits oscillant sur les limites du genre noir pour explorer d’autres registres que ce soit les quartiers populaires de Barcelone pour l’un et les entrailles d’un abattoir pour l’autre. La noirceur chez Asphalte se décline également avec des recueils de nouvelles d’auteurs emblématiques du genre qui se rassemblent autour de leurs villes respectives pour narrer les revers de la médaille et qui comptent désormais une vingtaine d’agglomérations dont Paris bien sûr, mais également Marseille, Bruxelles, Londres, New Delhi et tout dernièrement Toulouse pour n’en citer que quelques unes. Les incursions aux Etats-Unis sont moins fréquentes, aussi se réjouit-on de la découverte de Kimberly Garza une primo-romancière native de Galveston au Texas qui en dépeint, avec Les Dernières Karankawas, l’histoire tragique en lien avec les ouragans qui ont ravagé le Golfe du Mexique, tout en se focalisant sur le quartier des travailleurs du Fish Village rassemblant les communautés originaires du Mexique, des Philippines et du Vietnam qui font vivre cette localité touristique.

     

    A Galveston les touristes se rendent sur le Pleasure Pier ou dans le quartier historique de Strand sans jamais s'aventurer du côté du Fish Village abritant une main-d'oeuvre de condition modeste officiant dans le domaine de la pêche, de la santé, de la restauration et des transports. Carly Castillo y a toujours vécu, élevée par sa grand-mère affirmant qu'elles descendent des Karankawas, peuple autochtone de l'île qui a désormais disparu, victime des génocides de la conquête des colons. Mais Carly sait très bien que son père était originaire du Mexique et que sa mère venait des Philippines. Ce qu'elle ignore, c'est la raison qui a poussé ses parents à l'abandonner lorsqu'elle était enfant. C'est peut-être cette absence de racine qui la pousse parfois à vouloir quitter l'île en dépit de son poste d'infirmière et surtout contre l'avis de son petit ami Jess, excellent joueur de baseball promis à un carrière professionnel qui s'intéresse depuis toujours à l'histoire tumultueuse de la région et qui ne se verrait pas vivre ailleurs qu'à cet endroit qu'il affectionne. Partir ou rester, c’est la question qui taraude l’entourage de Carly avec ce sentiment de déracinement qui plane sur leur existence. 

    Pour un premier roman aux tonalités clair-obscurs, Les Dernières Karankawas se distingue avec une narration se déclinant au gré des différents portraits de l’entourage de Carly Castillo mais également de ceux de sa grand-mère Magdalena Castillo et de son fiancé Jess Rivera permettant d’aborder les sujets de la migration, du mal du pays et bien évidemment de la quête de ses origines tout en évoquant également l’histoire de Galveston, ville pour laquelle on ressent l’attachement viscéral de la romancière et plus particulièrement à l’égard de ce quartier de Fish Village où elle a vécu. À partir de là, Carly apparaît comme le fil conducteur de ce récit où l’on croise toute une communauté d’individus ordinaires aux origines variées dont les Philippines et le Mexique ainsi que le Vietnam et qui se sont acclimatés tant bien que mal à leur environnement. Mais bien évidemment les questions restent nombreuses quant à leurs racines, ceci qu’elle que soit les générations en effectuant les démarches les plus variées à l’instar de Jess compulsant les ouvrages d’histoire pour connaître le passé de Galveston ou de Magdalena Castillo se lançant dans des invocations pour contrer l’ouragan qui va s’abattre sur la ville, en étant persuadée d’être la descendante d’un peuple amérindien disparu. Tout cela se met en place sur une variation très subtile entre le passé et le présent tout en croisant également quelques individus de passage comme Schafer, ce vétéran de la guerre d’Irak qui ne trouve de l’apaisement qu’en s’éloignant de sa famille et de sa fiancée qui ne comprennent pas la démarche. Et puis en arrière plan, il y a cet ouragan Ike qui va s’abattre sur la région où, comme pour les origines de ses protagonistes, Kimberly Garza va relater les événements à hauteur d’homme, sans grandiloquence quant à la fureur des éléments pour s’intéresser davantage à la résilience de celles et ceux qui y vivent en dépit des difficultés qu’il faut surmonter. On soulignera également l’originalité de l’épilogue qui s’inscrit dans un glossaire où l’on découvre, sur une tonalité moins académique, les spécificités de la ville de Galveston qui se conjuguent avec le devenir de certains protagonistes à l’exemple de Carly contemplant le mémorial dédié aux 8000 victimes de l’ouragan qui a ravagé la région en 1900 et qui conclut le récit avec une sensibilité poignante qui caractérise d’ailleurs l’ensemble d’un roman d’une envergure peu commune reflétant, sans emphase, le portrait d’une Amérique métissée et finalement beaucoup plus méconnue qu’il n’y paraît.

     

    Kimberly Garza : Les Dernières Karankawas (The Last Karankawas). Editions Asphalte 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marthe Picard.

     

    A lire en écoutant : Fast Car de Tracy Chapman. Album : Tracy Chapman. Music. 1988 WEA International.

  • Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule. La malédiction du sicario.

    IMG_2406.jpegUn mur n'y changerait rien et les histoires parfois violentes émergeant de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis continueront d'alimenter la richesse de deux cultures qui s'entremêlent et que l'on découvrait déjà dans de nombreux romans de Cormac McCarthy au gré de tragédies puissantes. C'est probablement dans cette continuité que s'inscrit Gabino Iglesias natif de Puerto Rico et résidant désormais à Austin au Texas où il exerce notamment les professions de journaliste et d'enseignant tout en pratiquant le culturisme et en entretenant la culture populaire de sa communauté qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes oscillant entre roman noir et fantastique et que l'on regroupe désormais sous l'appellation barrio noir illustrant parfaitement cette fusion détonante et violente rappelant, à certains égards, un film tel que Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez. On découvrait ce mélange au détour de Santa Muerte (Sonatine 2020), premier roman de l'auteur, combinant une intrigue sombre, sur fond de guerre des gangs, avec les rites magiques de la Santerìa en conférant à l'ensemble du récit une dimension tant sociale que surnaturelle illustrant cette culture populaire du barrio. On retrouve cette singularité dans Les Lamentations Du Coyote (Sonatine 2021) où la frontière prend une allure mystique autour des individus qui en arpentent les confins, ainsi que dans Le Diable Sur Mon Epaule, dernier roman en date de Gabino Iglesias nous entrainant vers l'univers inquiétant des tunnels creusés par les narcotrafiquants mexicains afin d'acheminer migrants et cargaisons de stupéfiants vers les Etats-Unis. 

     

    Les ennuis s'accumulent pour Mario qui doit faire face à la leucémie dont sa fille Anita est victime. Il sait bien que s'il lui arrive malheur son mariage n'y survivra pas. Avec sa femme Melisa, il fait régulièrement les trajets entre Austin et Houston où leur enfant est hospitalisée. Pour couronner le tout, son employeur le licencie tandis que les factures médicales, que l'assurance ne couvre pas, s'accumulent à son grand désespoir. Il ne lui reste pas d'autre choix que de contacter Brian, un ancien collègue qui s'est reconverti dans le trafic de stupéfiant et qui lui propose six mille dollars pour exécuter un concurrent. Sans l'ombre d'une hésitation, Mario s'acquitte du contrat avec une facilité déconcertante. Mais le sort semble s'acharner sur lui, ce qui le contraint à se montrer plus audacieux pour empocher davantage d'argent. Avec Brian, il va donc se ranger sous la coupe de Juanca, un narcotrafiquant leur promettant pas moins de deux cents mille dollars chacun pour s'attaquer à un gang rival, responsable de la mort de son frère. D'Austin à Juarez, les trois compères vont donc entamer un périple dantesque et périlleux, à la lisière d'une frontière où la mort et les créatures les plus étranges semblent s’être donnés rendez-vous. 

     

    Il faut bien avouer que l’on est totalement envoûté par cette intensité baroque, parfois déjantée, qui émane d’un récit où l’horreur prend une dimension à la fois fantastique et angoissante tout en se conjuguant avec la noirceur d’un parcours ponctué d’éclats d’une violence âpre. On côtoie ainsi des créatures inquiétantes arpentant l’obscurité de ces fameux tunnels clandestins et l’on découvre quelques rituels macabres permettant aux morts de revenir à la vie dans d’atroces conditions en invoquant des entités maléfiques. C’est autour de ces croyances et de ces maléfices que l’on va accompagner Mario, Brian et Juanca dans un périple hallucinant entre Austin et Juarez en rencontrant une cohorte d’individus tous plus sinistres les uns que les autres dans ce qui apparaît comme une mission à haut risque et dont l’enjeu narratif consiste à savoir qui va bien pouvoir s’extirper de ce bourbier sanglant. Mais s’il est question de sorcellerie et d’invocations païennes, Gabino Iglesias n’édulcore en rien la réalité du milieu des narcotrafiquants et de la guerre qui se joue entre les différents cartels avec ses stratégies faites d’alliances et de trahisons qui vont ponctuer un parcours se révélant d’une cruauté sans limite. Dans ce contexte tragique, l’auteur distille quelques scènes intenses à l’instar de cette traversée souterraine de la frontière ou de cette exécution atroce d’un comparse qui n’a pas répondu aux attentes du chef du cartel. Et puis de manière sous-jacente émerge les conditions de vie précaires des migrants latino-américains en quête d’une vie meilleure mais qui se heurtent notamment à cette discrimination latente comme en témoigne cette confrontation dans un diners où Juanca et Mario vont encaisser les affronts racistes dont ils font l’objet jusqu’à une certaine limite. Mélange glaçant d’une horreur surnaturelle s’intégrant parfaitement dans le réalisme de ce contexte explosif de guerre de cartels mexicains, Le Diable Sur Mon Épaule est un roman d’une redoutable sauvagerie nous entraînant dans un périple sans retour où la noirceur et le désespoir se déclinent  jusqu’à l’ultime ligne d’un texte saisissant et passionnant.

     

    Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule (The Devil Take Your Home). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Szczeciner.

    A lire en écoutant : Nueva Vida de Peso Pluma. Album : GENESIS. 2023 Double P Records.

  • ED LACY : LA MORT DU TORERO. SERPENTS & CORRIDAS.


    ed lacy,la mort du toréro,éditions du canoëSi la démarche n’est pas nouvelle, on observe une résurgence de plus en plus importante des classiques de la littérature noire bénéficiant, pour bon nombre d’entre eux, d’une nouvelle traduction plus que salutaire, à l’image de La Dame Dans Le Lac (Série Noire 2023) dont le texte en français  de Nicolas Richard nous permet d’apprécier toute la quintessence de l’écriture de Raymond Chandler agrémentant la nouvelle collection Classique de la Série Noire. Dans un registre similaire, on avait été littéralement emballé par le travail de Roger Martin qui mettait en valeur, pour les éditions du Canoë, une enquête de Toussaint Marcus Moore, premier détective privé afro-américain que l’on rencontrait dans, Traquenoir (Canoë 2023), ou
    A Room To Swing pour la version originale, que Léonard "Len" S. Zinberg publiait en 1958 sous le pseudonyme d’Ed Lacy. Mais outre son activité de traducteur, Roger Martin s’est également  penché sur la parcours singulier de ce romancier américain aux origines juives, militant communiste affichant ses convictions pacifistes et qui fonde une famille avec une femme afro-américaine avec laquelle ils adopteront une petite fille noire. Autant dire que dans un environnement ségrégationniste propre aux Etat-Unis où sévit également la commission McCarthy dont il est victime, cet auteur, comptant plus de trente romans policiers à son actif, doit poursuivre son activité de facteur afin de subvenir à ses besoins. Roger Martin évoque d'ailleurs certains aspects de cette trajectoire peu commune, dans la préface de Traquenoir ainsi que dans une biographie qu'il lui a consacré, intitulée Dans La Peau d'Ed Lacy, Un Inconnu nommé Zinberg (Editions A plus d'un titre 2022). Si Traquenoir avait déjà été publié en France sous un autre titre à la fin des années cinquante, La Mort Du Toréro, mettant en scène une seconde et dernière fois le détective Toussaint Marcus Moore et qui était paru aux Etats-Unis en 1964, n'avait jamais été traduit en français jusqu'à ce jour. C’est une nouvelle fois Roger Martin qui est aux commandes de la traduction en nous offrant également une préface dans laquelle il évoque le travail d’écriture d’Ed Lacy et qu’il conviendra de lire au terme du roman car elle dévoile quelques éléments clés de l’intrigue. On y apprend notamment que comme ses illustres confrères Dashiel Hammet et Raymond Chandler, Ed Lacy recyclait également les nouvelles qu’il publiait dans les magazines pour mettre en place un texte avec davantage d’envergure lui permettant de développer tant l’intrigue que ses personnages comme c’est le cas pour La Mort Du Toréro nous donnant l'occasion de nous rendre au Mexique au gré d’un roman d’une impressionnante sagacité, ceci plus particulièrement pour tout ce qui a trait à l’univers de la tauromachie.

     

    A contrecoeur, Toussaint Marcus Moore, que tout le monde surnomme Touie, doit reprendre ses activités de détective privé car son salaire en tant que facteur ne suffit plus à subvenir aux besoins de la famille qu'il est en train de fonder avec sa compagne qui lui annonce être enceinte. Touie s'adresse donc à l'ancienne agence qui l'employait pour se voir confier une mission d'une quinzaine de jours à Mexico paraissant extrêmement simple et grassement payée. Mais en débarquant sur place, il comprend que sa jeune cliente Grace Lupe-Varon, lui demande de tirer au clair les circonstances de la mort de son mari journaliste en prouvant notamment que c'est bien El Indio, un matador célèbre, qui l'a assassiné à la suite d'articles peu élogieux à son sujet. Mais entre un lieutenant de police irascible qui lui intime de rentrer chez lui, un compatriote au comportement étrange ainsi qu’un ex petite amie du toréro abusant de l’alcool plus que de raison, Touie va devoir composer avec ce petit monde interlope en parcourant le pays de Mexico à Acapulco tout en déjouant les attaques d’un mystérieux tueur à la sarbacane. Est-ce d’ailleurs bien raisonnable de vouloir s’en prendre au matador le plus adulé du Mexique ?

     

    Comme pour l'ouvrage précédent, Ed Lacy écorne sérieusement l'image du détective privé à la fois dur à cuir et désinvolte avec un personnage afro-américain s'interrogeant sérieusement sur le devenir d'une société inquiétante qui l'entoure et qui va même jusqu'à éprouver une certaine anxiété pour l'avenir de son futur enfant en se demandant même s'il est judicieux d'en avoir un dans un monde où la discrimination est la règle. Malgré son physique imposant, on découvre donc un Toussaint Marcus Moore assez vulnérable qui aspire à davantage de tranquillité en effectuant son travail de facteur plutôt que de se lancer dans des enquêtes pouvant se révéler aussi sordides que périlleuses. En nous entraînant du côté du Mexique, l’auteur s'éloigne  résolument des clichés touristiques pour s’intéresser plus particulièrement à la discrimination « plus nuancée » qui s’opère au sein d’un pays où l’on catégorise les individus en fonction du degré de noirceur de la peau avec tout de même un rejet plus marqué vis à vis la communauté indienne dont on découvre les conditions de vie misérables non loin d’Acapulco. On constate même que que les autochtones considèrent avant tout Marcus Toussaint Moore comme un  « gringo » arrogant  tout comme ses compatriotes américains. L’autre aspect avant-gardiste du récit réside dans le regard qu’Ed Lacy porte sur la condition des femmes que ce soit aux Etat-Unis ou au Mexique. Oubliez donc la femme fatale ou autres déplorables figures féminines écervelées propre au genre de l’époque. Dans La Mort du Toréro on constate que la compagne de Toussaint Marcus Moore gagne davantage en tant que secrétaire dynamique et que Grace Lupe-Varon, loin d’être une veuve éplorée, s’emploie fermement à ce que justice soit rendue pour son mari tout en poursuivant ses travaux d’herpétologie pour le compte de l’université de Mexico où elle donne des cours. Mais La Mort Du Toréro, c’est également une intrigue policière habilement troussée nous permettant de découvrir l’univers de la tauromachie avec, encore une fois, cette vision toute en finesse où le romancier s’interroge sur le bien-être de l’animal à une époque où la question ne posait absolument pas. On notera d’ailleurs qu’Ed Lacy ne se lance jamais dans un pamphlet sur tous les sujets qu’il aborde avec beaucoup de finesse et de justesse et qu’il dépeint la violence, quelle qu’elle soit, avec une certaine mesure sans pour autant en édulcorer l’intensité. Il émane ainsi de l’ensemble d’une intrigue sans aucun temps mort, une sensation de modernité que la traduction impeccable de Roger Martin restitue avec un certain panache ce qui fait de La Mort Du Toréro un redoutable roman policier aux connotations sociales fortement marquées dont les constats d'autrefois nous renvoient à notre époque actuelle en nous permettant de mieux saisir les thèmes qui restent toujours d’actualité. 

     

    Ed Lacy : La Mort Du Toréro (Moment Of Untruth). Editions du Canoë 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) et préfacé par Roger Martin.

    A lire en écoutant : Los Mariachis de Charles Mingus. Album : Tijuana Moods. 2007 BMG Music.