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  • RICHARD MORGIEVE : LE CHEROKEE. LE DEMON DANS MA PEAU.

    richard morgiève; le cherokke,éditions joelle losfeld,editions gallimard,folio policier"Il y a un moment que je sais que tu t'es envolé dans les espaces supérieurs"

    Extrait d'une lettre de Jean-Patrick Manchette adressée à Richard Morgiève (1)

     

    Durant les années 80, après avoir commis cinq polars pour la défunte collection Sanguine chez Albin Michel ainsi que pour la collection Engrenage chez Fleuve Noir, il est repéré par Jean-Patrick Manchette et Michel Lebrun qui relèvent déjà son immense talent d'écrivain. Néanmoins, il s'était extrait de la "fange" de la littérature noire pour écrire une vingtaine de romans qui effleurent parfois le mauvais genre avec ce sentiment d'écorché vif émergeant de son œuvre qui n'est pas sans lien avec son parcours de vie, notamment pour ce qui a trait à la perte de ses parents dans des circonstances tragiques. Egalement dramaturge, scénariste et acteur, difficile de caser Richard Morgiève dans un genre littéraire même si Le Cherokee ainsi que Cimetière d'étoiles, publiés entre 2019 et 2021, s'inscrivent résolument dans une dimension de roman policier, ce qui a pu très certainement perturber quelques membres du landernau littéraire parisien dont certains ont décrété que ces deux récits dépassaient le cadre du simple polar, afin de se rassurer quant à ce crime de lèse-majesté où un auteur de littérature blanche se perdrait à nouveau dans les bas-fonds de la littérature noire. Quoiqu'il en soit, Le Cherokee obtient le Grand Prix de la Littérature Policière en célébrant ainsi ce livre désormais culte, extrêmement dense, qui rend un bel hommage à ces romans noirs américains de l'époque au gré d'une intrigue se déroulant dans les années cinquante et prenant pour cadre les contrées semi-désertiques de l'Utah dans lesquelles évolue ce shérif d'une localité perdue à la poursuite d'un tueur en série alors qu'une menace nucléaire pèse sur le pays.  

     

    richard morgiève; le cherokke,éditions joelle losfeld,editions gallimard,folio policierEn 1954, alors qu'il patrouille de nuit, sur les routes enneigées des contrées désertiques du comté du Garfield dans l'Utah où il officie comme shérif, Nick Corey tombe sur une Hudson Sedan verte abandonnée qui pourrait bien être le théâtre d'un crime. Tout à coup, il distingue un avion de chasse Sabre qui vole à basse altitude avant d'atterrir en catastrophe sur ce plateau aride, sans aucune lumière et surtout sans aucune présence du pilote. Après avoir avisé les autorités, l'armée débarque avec toute sa logistique pour récupérer l'avion, tandis que le FBI tente de faire la lumière sur cet événement sans précédent. On parle d'une manigance des russes ou des extra-terrestres. Pour ce qui concerne Nick Corey, il se retrouve à enquêter sur le conducteur de la voiture abandonnée qui pourrait bien être le tueur en série responsable de la mort de ses parents alors qu'il était enfant et qui a donc gâché son existence. Il se lance ainsi à sa poursuite en étant secondé par un haut cadre du FBI en quête du chargement disparu de l'avion qui pourrait causer des dommages irréversibles au pays.

     

    Avec Richard Morgiève, il faut s'attendre à être bousculé, déconcerté, voire même dérangé avec ce sentiment de graviter dans une dimension supérieure, sans trop bien comprendre de quoi il en retourne, mais en ressortant indubitablement bouleversé de ce voyage littéraire dans lequel vous vous êtes laissé entraîner, bien malgré vous, au gré d'un texte splendide devant lequel il ne vous reste plus qu'à vous incliner. Débutant comme un polar d'une époque révolue avec cette sensation d'avoir été traduit abruptement "à la hache" comme on pouvait le faire à la grande époque de la Série Noire des années 50-60, Le Cherokee ne déroge pas à cette puissance de feu émanant d'un romancier qui s'emploie pourtant à briser, de manière brutale et plutôt crue, l'archétype du héros américain viril que l'on percevait durant cette période et dont le patronyme Nick Corey, hommage évident au grand Jim Thompson, laisse pourtant présager quelques failles émergeant de ce personnage central apparaissant bien plus complexe qu'il ne le laisse paraître. A partir de là, l'intrigue policière prend une tonalité bien plus singulière avec cette perception de l'immensité des paysages d'où émane ce sentiment de liberté se heurtant à la paranoïa d'une population emmaillotée dans sa crainte de tout ce qui n'entre pas dans son cadre de référence et qui devient une menace incarnée par cette frayeur d'une éventuelle invasion des russes ou des extra-terrestres selon la crédulité de chacun. Dans ce climat anxiogène habilement mis en scène, on ressent une espèce de folie obsessionnelle dans laquelle baigne ce shérif Nick Corey aux apparences bourrues qui s'est mis en tête de traquer un tueur en série qui a égorgé ses parents alors qu'il n'était qu'un enfant et qui semble avoir repris du service dans sa juridiction pour l'entraîner dans tous les recoins de la région qu'il arpente en chevauchant une Harley tout en croisant une galerie de personnages aux archétypes bien marqués mais qui se désagrègent parfois d'une manière saisissante. Et comme si cela ne suffisait pas, le policier doit également faire face à un complot de militaires dissidents qui se sont mis en tête de secouer le pays de ce qui apparaît pour eux comme une forme de léthargie face à la menace communiste. Tout cela peut prendre une allure foutraque, presque échevelée avec cette sensation de se perdre dans toute une succession d'événements saillants qui s'inscrivent pourtant dans une tension de plus en plus prégnante tout en se demandant si l'on ne va pas perdre pied soudainement à mesure que l'on progresse dans le fil d'une intrigue extrêmement consistante qui pourrait apparaître comme bien trop chimérique. Mais en digne maître de la narration, Richard Morgiève ne lâche rien quant à la bonne tenue d'un récit dont les différents aspects prennent finalement tout leur sens au terme d'une scène finale marquante mettant en perspective tous les aléas du parcours tragique d'un homme marqué par le sceau de l'amour, thème essentiel dont le romancier aborde les préceptes avec cette extraordinaire sensibilité rejaillissant tout au long d'une intrigue policière peu commune qui demeure inoubliable.

     

    Richard Morgiève : Le Cherokee. Joëlle Losfeld Editions 2019 et collection Folio policier 2019.


    I Drink Alone  de Georges Thorogood & The Destroyers. Album :  Maverick. 1989 Capitol Records, LLC.

     

    (1) Lettres Du Mauvais Temps. Correspondance 1977-1995. Jean-Patrick Manchette. Editions de La Table Ronde, 2020.

  • Horace McCoy : Un Linceul N’a Pas De Poches. A la une.

    Capture d’écran 2025-04-01 à 23.24.15.pngLa relation ne date pas d'hier puisque Gallimard publie en 1946 Un Linceul N'a Pas De Poches dans la Série Noire en faisant d'Horace McCoy, le premier romancier américain à intégrer la mythique collection dirigée par Marcel Duhamel qui traduit l'ouvrage en collaboration avec Sabine Rebitz. C'est d'ailleurs cette même année que paraît dans la catalogue Du Monde Entier, On Achève Bien Les Chevaux, également traduit par Marcel Duhamel et dont la fameuse adaptation au cinéma par Sydney Pollack en 1969 contribuera à une certaine reconnaissance posthume d'Horace McCoy qui est mort en 1955 dans l'indifférence générale. Ayant exercé une multitude de métiers, dont journaliste et scénariste pour Hollywood, vétéran héroïque de la première guerre mondiale, il a publié tout au long de sa vie de nombreuse nouvelles dans les « pulps » avant de se lancer dans l'écriture de romans dans lesquels figurent le cadre de la Grande Dépression des années 30 qui l'ont véritablement marqué, en prenant soin de mettre en exergue les injustices sociales bien éloignées du fameux rêve américain. Et autant dire que dans le contexte de l'époque, alors qu'il achève en 1936 Un Linceul N'a Pas de Poches, le texte ne trouve pas preneur auprès des maisons d'éditions des Etats-Unis pour finalement être publié en 1937 en Angleterre. Portrait sombre d'un pays en proie à la corruption et à une discrimination raciale larvée, Horace McCoy s'emploie ainsi à dresser un panorama social sans concession par le prisme d'un journaliste ne dérogeant jamais à ses responsabilités en dépit des menaces qui pèsent sur lui. Si l'on retrouve le texte dans le recueil des éditions Quarto rassemblant l'ensemble de l'œuvre du romancier américain dont les traductions ont été révisées par Michael Belano, Un Linceul N'a Pas De Poches intègre désormais la collection Classique de la Série Noire avec une préface inédite de Benoît Tadié qui fait en sorte de contextualiser ce récit tragique avec le parcours de vie d'un auteur qui n'a pas rencontré son public avec des romans jugés beaucoup trop sombres pour une contrée aspirant à promouvoir ce fameux "American way of life" qu'il s'est employé à fusiller.

     


    horace mccoy,un linceul n’a pas de poches,série noireNe pouvant plus tolérer l'indulgence dont fait preuve le Times Gazette vis-à-vis des proches des annonceurs et autres financiers du quotidien, le journaliste Mike Dolan annonce sa démission immédiate à son rédacteur en chef venant de lui refuser la parution de son article dénonçant la corruption dans le milieu du base-ball. Pour obtenir davantage de liberté et d'indépendance, il crée le Cosmopolite, un hebdomadaire qui a pour objectif de mettre en lumière les frasques et les malversations des notables de la région en comptant sur l'aide de Myra Barnovsky et d'Eddie Bishop qui vont le seconder dans l'élaboration du magazine. Et après bien des péripéties pour rassembler l'argent nécessaire, Mike Dolan se lance dans la rédaction de reportages mettant à jour des scandales touchant des édiles locaux peu scrupuleux qui tentent par tous les moyens d'étouffer les affaires. Mais malgré les tentatives de collusion ou d'intimidation, le journaliste fait preuve de plus en plus de témérité, quitte à mettre sa vie en danger pour arriver à ses fins, en infiltrant notamment le mouvement des Croisés qui n'ont rien à envier, en matière de violence, au Ku Klux Klan dont ils sont issus. 

     

    Afin de se situer dans le contexte de l'époque durant laquelle se déroule Un Linceul N'a Pas De Poches, il importe vraiment de lire la préface de cette édition Classique de la Série Noire afin de saisir quelques aspects de la vie d'Horace McCoy qui rejaillissent dans le parcours de Mike Dolan, notamment pour tout ce qui a trait à son expérience dans le journalisme durant la période où l'auteur séjourna dans l'état du Texas. Plusieurs protagonistes empruntent d'ailleurs quelques traits de personnalité à l'entourage du romancier alors qu'il fréquentait notamment le Little Theater de Dallas en tant qu'acteur au sein de cette troupe d'amateur. On notera donc qu'Un Linceul N'a Pas De Poches prend une tournure autobiographique, quand bien même l'attitude de Mike Dolan revêt une dimension sacrificielle extrême afin de faire valoir un jusqu'au boutisme tragique dans cette lutte contre la corruption et la montée de l'extrême droite s'inscrivant dans des activités de discriminations raciales criminelles incarnées par ces fameux Croisés, émules du Ku Klux Klan. Puis en arrière plan, Horace McCoy fait également allusion à la montée en puissance du fascisme incarné par Hitler et Mussolini, en préambule d'une guerre apparaissant comme inéluctable. A partir de là, on ne peut s'empêcher à la lecture de ce texte, de faire certains parallèles avec l'actualité mondiale qui nous touche et plus particulièrement avec ce qui se déroule aux Etats-Unis de nos jours. Véritable brûlot sans concession, on comprendra les difficultés qu'a connu Horace McCoy pour faire publier ce roman qui fut rejeté par les maisons d'éditions américaines, ce d'autant plus qu'il fait également allusion au soutien de l'entourage de Mike Dolan appartenant à cette mouvance communiste qui émerge dans le pays, bien avant les débuts de la répression du maccarthysme prenant son essor durant les années 50. Avec ce roman très dense, on suivra donc cette création assez chaotique d'un hebdomadaire qui préfigure le journalisme d'investigation de cette presse écrite héroïque qui connaîtra son apogée au début des années 70 avec la fameuse affaire du Watergate. Criblé de dettes, Mike Dolan apparaît comme un individu un peu fantasque et extrêmement impulsif qui fait parfois preuve d'une certaine maladresse, notamment à l'égard des femmes qui tombent sous son charme alors que seul compte pour lui la montée en puissance de son magazine en faisant fi des menaces pesant sur lui, dans une inconscience totale qui lui coutera cher. A certains égards, le récit prend même des allures de western, alors qu'il faut fourbir les armes afin de protéger la diffusion du périodique dans les kiosques en s'adjoignant quelques gorilles peu commodes. Ainsi, Un Linceul N’a Pas De Poches, se révèle dans sa noirceur au gré d’un portrait social sans concession reflétant l’état d’esprit de l’époque qui s’inscrit dans ce racisme et cette discrimination ordinaires où l’on traite les domestiques de « braves nègres » et où l’on mentionne qu'un théâtre amateur devient "un repère" d’homosexuels et de lesbiennes et qui en font un classique incontournable, bien à l’opposé de ce fameux rêve américain qu’Horace McCoy dissout avec ferveur. 

     

     

    Horace McCoy : Un Linceul N’a Pas De Poches (No Pockets In A Shroud) Série Noire 2024. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sabine Rebitz et Marcel Duhamel, révisée par Michael Belano. 

    À lire en écoutant : Sabrosa de Beastie Boys. Album : Communication. 1994 Capitol Records, LLC, Grand Royal and Beastie Boys.

  • STEPHEN MARKLEY : LE DELUGE. L'EXODE CLIMATIQUE.

    stephen markley,le déluge,éditions albin michel,terres d'amériqueIl y a les rapports du GIEC, les travaux scientifiques, les reportages et bien évidemment l'actualité mettant en relief les implications du dérèglement climatique sans que l'on ne réalise véritablement les conséquences qui vont marquer durablement l'ensemble des nations, bien au-delà de cette notion triviale des frontières. La littérature n'est pas en reste avec bon nombre de romans s'inscrivant dans un registre apocalyptique faisant froid dans le dos illustrant ces catastrophes climatiques qui frappent déjà la plupart des pays avec une intensité de plus en plus accrue. On dit de ces ouvrages qu'ils prennent la forme d'une dystopie puisqu'ils se projettent sur une notion d'avenir où l'on s'immerge dans la chaos d'un monde désormais ravagé par les affres d'une succession de désastres aussi impitoyables qu'immuables. Le Déluge, dernier roman de Stephen Markley que l'on avait découvert avec Ohio (Albin Michel 2020), portrait saisissant d'une Amérique désenchantée et marquée par le 11 Septembre et la succession de guerre qui s'ensuit, se démarque de cet aspect dystopique car il s'inscrit fermement dans notre présent pour ensuite nous offrir une déclinaison de ces enchaînements de combats afin de lutter tant contre les ravages de ces catastrophes "naturelles" frappant notamment les Etats-Unis que contre les lobbys et autre forces politiques et industrielles persistant à rester dans un statu quo aussi aveugle que meurtrier. Autant dire qu'il s'agit là non plus d'un portrait, mais d'une gigantesque fresque romancée de plus d'un millier de pages, issue d'un travail de plus d'une dizaine d'années pour compiler les données que l'auteur, mais également le journaliste qu'il est, a recueilli auprès des différents experts, quels que soient leurs statuts, qui se penchent sur cette question essentielle de l'avenir de notre planète asphyxiée par les émissions excessives de dioxyde de carbone qui saturent notre atmosphère.

     

    En 2013, le scientifique Tony Prietus a la mauvaise surprise de recevoir des lettres de menace suite à la publication de son ouvrage choc sur le dérèglement climatique en prophétisant le chaos à venir et qui rencontre pourtant un profond scepticisme imprégné d'un certain déni auprès de ceux persistant à s'arroger le droit de poursuivre l'exploitation outrancière des ressources planétaires. Impuissant, il observe les super typhons, les inondations et les mégafeux ravageant le pays tandis que se succèdent les thèses complotistes antiécologiques ainsi que des lois de surveillance contraignantes pour canaliser la colère de citoyens démunis par la violence de plus en plus exacerbées face au chaos précipitant l'humanité au bord du gouffre. Tony Prietus va ainsi croiser sur sa route Asher, expert génial de l'analyse prédictive ainsi que Kate militante écologiste devenue l'égérie de toute une génération. Il va aussi devoir se confronter à Jacquelyn, publicitaire efficace du greenwashing auprès des industriels et entrepreneurs qu'elle représente tandis que le Pasteur, ancien acteur épousant désormais la cause de l'ultra droite, devient la figure de proue d'un mouvement intégriste prenant de plus en plus d'ampleur. Keeper lui se fout pas mal de toutes ces considérations et s'intéresse davantage à la manière dont il va financer sa dose alors que Shane prend des mesures plus radicales en organisant des actions pour le compte d'une mystérieuse organisation écoterroriste bien décidée à lutter coûte que coûte contre tous ceux qui contribuent au dérèglement climatique en cours.

     

    Avec Ohio, on avait été assez surpris de la minutie et de la densité d'un texte où la trame narrative subtile se dessine au gré des rencontres et des personnalités des différents individus dessinant le paysage d'un pays désenchanté dont on retrouve certains aspects avec Le Déluge qui prend l'allure d'une fresque ambitieuse virant parfois au manifeste qui n'a rien d'ennuyeux, bien au contraire, mais qui perturbe le rythme d'un récit demeurant pourtant captivant, même si Stephen Markley cède parfois aux trémolos hollywoodiens à l'instar des sentiments entre Kate Morris, cette militante écologiste emblématique et son petit ami Matt qui l'accompagne tout au long de l'élaboration de son ONG Fierce Blue Fire et dont on adopte le point du vue pour observer l'émergence de cette femme de caractère aux avis bien tranchés. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage, s’étalant sur près de quatre décennies entre 2013 et 2040, prend une dimension vertigineuse au détour de ce qui apparaît comme un scénario crédible, issu des innombrables entretiens que Stephen Markley a pu avoir avec les différents acteurs qui se sont penchés sur les conséquences du dérèglement climatique et qu’il a donc mis en scène avec une remarquable précision et un admirable équilibre où il décline avec autant d’aisance les enjeux politiques et scientifiques dont s’emparent les multiples factions en présence bien déterminées à s’affronter en employant tous les moyens à leur disposition. On observe ainsi l’évolution des différents protagonistes ainsi que les confrontations qui en découlent résultant de leurs convictions respectives qui varient parfois en fonction des catastrophes dantesques auxquelles ils doivent faire face et que Stephen Markley présente avec une certaine sobriété qui n’en demeure pas moins saisissante à l’exemple de ce feu dantesque qui ravage la ville de Los Angeles ou de cette tempête démesurées touchant l’ensemble de la côte est des Etats-Unis. Ce sont ces déchainement des éléments qui deviennent les moteurs d’une intrigue extrêmement prenante où l’on distingue l’enchaînement des conséquences économiques et politiques qui frappent le pays mais également le reste de la planète et dont on prend connaissance au gré des dépêches et des encarts médiatiques qui entrecoupent les différentes périodes du récit. On perçoit ainsi les perspective de ce chaos annoncé comme cet effondrement de l'immobilier au bord des côtes amenées à disparaitre avec la montée des eaux et qui est étroitement lié aux banques et aux assurances désormais menacées par des faillites en cascade. Chacun trouvera donc son compte dans cette effroyable perspective climatique qui devient donc, par la force des choses, l'enjeu de toutes les luttes prenant parfois une tournure extrême et clandestine comme on le constate en suivant le parcours de Shane, membre fondateur de la cellule terroriste 6Degrees, en percevant notamment cette parano et cette solitude imprégnant la vie de chacun d'entre eux alors que les actions visant à détruire des infrastructures prennent une tournure meurtrière en s'en prenant aux acteurs responsables du dérèglement climatique. Ce sont probablement les chapitres les plus intenses du roman, ce d'autant plus que Stephen Markley a inséré des encarts au sein du texte où l'on perçoit la pensée de ces individus au gré de leurs échanges avec les autres membres du groupuscule terroriste qui nous rappelle celui des Weathermen qui avaient défrayé la chronique dans les années 70. On le voit, Le Déluge est donc un roman d'une impressionnante richesse tant dans sa diversité que dans le développement d'intrigues multiples nous permettant d'avoir une vision exhaustive et tragiquement réaliste des conséquences de plus en plus brutales d'un changement climatique qui n'épargne plus personne. Un roman tout simplement vital qu'il faut lire impérativement.

     

     

    Stephen Markley : Le Déluge (The Deluge). Editions Albin Michel/Collection Terres D'Amérique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé.

    A lire en écoutant : Révélations de Nicolas Britell. Album : The Underground Railbord: Volume 3 (Original Séries Score). 2021 Lakeshore Records.

  • TIFFANY MCDANIEL : DU COTE SAUVAGE. HEROINES.

    tiffany mcdaniel,editions gallmeister,du côté sauvageDans le style que l'on apprécie, il est souvent question d'équilibre pour faire en sorte que le texte sorte de l'ordinaire et chacun se déterminera sur l'imbrication des différents éléments qui le composent et de l'audace parfois qui en découle, en impressionnant ou rebutant le lecteur selon ses prorpres critères. Tiffany McDaniel fait assurément partie de ces romancières qui ne laissent pas indifférent et l'on avait été particulièrement marqué par Betty (Gallmeister 2020) où la noirceur de cette chronique familiale laissant entrevoir les fêlures et les violences faites aux femmes se conjugue dans la luminosité d'un texte imprégné de poésie. A la suite de ce succès notable, les éditions Gallmeister propose la traduction du premier roman de Tiffany McDaniel, L'Eté Où Tout A Fondu (Gallmeister 2021) traitant des affres de la discrimination au gré d'une allégorie manquant singulièrement de subtilité autour de la lutte du bien contre le mal prenant l'allure d'un conte social tragique. Une question d'équilibre et de perception qui interpellera chaque lecteur découvrant les prémisses d'un style éblouissant que l'on retrouvera à la lecture Du Côté Sauvage, son troisième roman se révélant encore plus âpre que les précédents et s'inspirant des Disparues de Chillicothe dans l'Ohio, un fait divers qui a défrayé la chronique avec l’assassinat de six femmes et dont certains corps ont été retrouvés flottant sur la rivière. S'intéressant plus particulièrement au profil des victimes que du tueur, l'intrigue de Tiffany McDaniel nous rappelle Sambre (Jean-Claude Lattès 2023), ce fameux récit de la journaliste Alice Géraud ainsi que Ces Femmes-là (Globe 2023), singulier roman d'Ivy Pochada. 

     

    Les jumelles Arc et Daffy tout le monde les connait du côté de Chillicothe dans l'Ohio, avec leur chevelure rousse et les yeux vairons. Dotées d'une imagination sans limite, les deux soeurs inséparables échappent à leur vie sordide en s'abreuvant des histoires de Mamie Milkweed qui les a recueillies pour les élever tant bien que mal tout en les tenant éloignées d'un père et d'une mère qui s'enfoncent dans leur dépendance à l'héroïne faisant des ravages dans une région sans avenir. Mais le monde imaginaire qu'elles ont bâti s'étiole au détour d'un drame les ramenant dans le quotidien de la réalité implacable d'une famille destructrice. Une fois adulte, Darc se rend compte qu'il n'est pas aisé de se soustraire au mal et à la douleur qui imprègnent ses souvenirs tout en se répercutant dans les méandres d'une existence qui s'effondre dans les cloaques du milieu de la drogue et de la prostitution. Et puis, il y a ce corps d'une femme de son entourage que l'on retrouve dérivant dans le courant de la rivière sans que cela ne suscite la moindre intérêt au sein de la communauté. Et même si ses amies disparaissent et que les cadavres s'accumulent dans l'indifférence générale, Arc comprend rapidement qu'il lui faudra faire preuve d'une abnégation sans limite pour protéger sa soeur de ceux qui veulent les entraîner toutes les deux du côté sauvage.

     

    Même si le résumé ne laisse que peu de place à la confusion, Du Côté Sauvage n'a rien du récit romancé où l'on se concentre sur le déroulement de l'enquête, ni du thriller glaçant nous entraînant sur les traces d'un tueur en série aussi grotesque qu'impitoyable. Au gré des 700 pages, il faudra également faire son deuil d'une intrigue au rythme frénétique et effréné à une époque où tout va beaucoup trop vite, même en littérature où l'on engloutit les ouvrages plutôt qu'on ne les lit. D'entrée de jeu, on comprend que Tiffany McDaniel se lance dans un hommage aux six victimes de Chillicothes auxquelles elle dédie ce roman en transposant son histoire à une autre époque, dans les années 80 et 90, comme pour renoncer totalement à restituer le déroulement de cette succession de faits divers sordides qui n'ont jamais été résolus. A partir de là, la romancière construit son récit autour des parcours d'Arc et de Daffy, ces jumelles que la vie n'épargne à aucun instant et qui s'agrègent autour de leur mère et de leur tante qui se prostituent à domicile afin de subvenir à leur consommation d'héroïne, véritable fléau au sein d'une région dévastée économiquement où la puanteur d'une monstrueuse usine de papier devient l'unique voie de sortie pour l'ensemble de la communauté. D'une époque à l'autre, sur une alternance d'analepse introduisant le déroulement de leur vie d'adulte, l'intrigue s'articule sur cette succession de meurtres de jeunes femmes faisant partie de l'entourage de Darc et Daffy qui s'adonnent elles aussi à la prostitution leur permettant de se fournir en came pour échapper à un quotidien peu reluisant. Et rien ne nous sera épargné pour illustrer la noirceur d'un milieu que l'aspect poétique, parfois même onirique, n'édulcore à aucun instant à l'instar de ces rapports d'autopsie où la froide description des lésions s'imbrique dans la chaleur d'une poésie servant à définir la personnalité d'une victime qui ne laisse plus indifférent. Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec Du Côté Sauvage où l'on s'attache donc au profil de ces femmes évoluant dans un milieu sans pitié et extrêmement violent comme en témoigne des scènes d'une dureté parfois extrême sans jamais pour autant verser dans la complaisance. C'est l'occasion pour Tiffany McDaniel de dresser une galerie de portrait d'hommes dont certains sont pourvus d'une personnalité terrifiante à l'exemple du tatoueur Highway Man ou plus ambivalente comme celle de West l'employé du motel où Arc et Daffy se prostituent et celle de ce violoniste, alcoolique repenti, travaillant désormais au centre de désintoxication où les deux jeunes femmes tentent de se sevrer. Ceci sans parler de cet officier de police dévoyé, incarnation de l'indifférence des autorités estimant, de manière sous-jacente, que ces femmes n'ont finalement obtenu que ce qu'elles méritaient. Ainsi, dans la somme de cet entourage inquiétant s'esquisse donc la personnalité mystérieuse d'un meurtrier insaisissable au détour d’une intrigue chargée de tensions qui va nous emporter vers une révélation surprenante en toute fin d’un récit d’une puissance et d’une intensité peu commune . Et puis dans toute cette laideur, il y a la beauté de cette écriture lyrique qui vient contrebalancer, avec un bel équilibre, la laideur d'un environnement social sans fard, un portrait brutal de cette autre Amérique basculant dans le rêve sans avenir des opiacés, plus précisément Du Côté Sauvage

     


    Tiffany McDaniel : Du Côté Sauvage. Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais par François Happe.

    A lire en écoutant : Little Girl Blue interprété par Janis Joplin. Album : I Goa Del Ol' Kozmic Blues Again Mama ! 1969 Sony Music Entertainment.

  • Abir Mukherjee : Les Ombres De Bombay. Infiltration.

    abir mukherjee,éditions liana levi,les ombres de bombayAu rythme d'une parution annuelle, on a fini par rattraper les lecteurs anglophones, ce d'autant plus qu'Abir Mukherjee marque une pause dans l'écriture de la série des enquêtes du capitaine Wyndham et du sergent Banerjee qui a fait sa renommée, en proposant, tout récemment, un thriller intitulé Hunter se déroulant à notre époque dans des contrées bien éloignées de l'Inde du Raj et de la période historique de la décolonisation devenant l'arche narrative à l'ensemble des récits déjà parus. Pour ce romancier britannique, natif de Londres qui a grandi en Ecosse, il importait d'évoquer ses origines indiennes et plus particulièrement la ville de Calcutta, en se lançant dans un projet ambitieux puisqu'il s'est mis en tête de décliner, pour chacune des années de cette époque mouvementée, une intrigue policière s'imbriquant dans les interstices de l'Histoire. Quand on sait que L'Attaque Du Calcutta-Darjeeling (Liana Levi 2019), premier opus de la série, débute en 1919 et que l'indépendance de l'Inde a été proclamée en 1947, on mesure l'ampleur de l'œuvre à venir en s'interrogeant sur la manière dont Abir Mukherjee va y parvenir en tenant compte du fait, comme il le souligne non sans humour, que l'espérance de vie du côté de Glascow où il vit désormais n'est guère élevée. Quoiqu’il en soit, le succès de la série réside dans le fait qu'Abir Mukherjee parvient à se renouveler continuellement en nous permettant de partir à la découverte d’une multitude de régions composant le pays à l'instar de ce royaume d'un maharadjah que l'on explore dans Les Princes De Sambalpur (Liana Levi 2020) au gré d'un whodunit intriguant, genre qu'il reprendra dans Le Soleil Rouge de l'Assam (Liana Levi 2023), alors qu'Avec La Permission De Gandhi (Liana Levi 2022) se décline sur un registre empruntant quelques codes du thriller nous permettant de parcourir les rues de Calcutta. À la lecture des quatre volumes qu’il est recommandé de lire dans l’ordre, on comprend que le capitaine Sam Wyndham et le sergent Satyenda Banerjee sont l’incarnation des deux facettes composant la culture d’Abir Mukherjee avec cette dualité entre l’Angleterre et l’Inde alors que l’on observe une évolution des rapports qu’entretiennent ces deux personnages centraux à mesure que le rejet du colonialisme britannique prend de l’ampleur. Ainsi, dans Les Ombres De Bombay on appréhende une nouvelle forme de narration avec une alternance des points de vue entre les deux enquêteurs ce qui donne encore davantage d’importance à la personnalité du sergent Satyenda Banerjee qui n’a plus rien du faire-valoir que pourrait lui conférer son rôle d’adjoint.

     

    A Calcutta, en 1923, les communautés religieuses sont à couteau tiré tandis que Gandhi croupi dans les cachots d'une prison. Et la tension est à son comble à l'annonce de la mort d'un célèbre homme de lettre hindou qui s'est fait assassiner lors d'une rencontre dans le quartier musulman. Pour la police, il faut tout faire pour dissimuler les circonstances de ce meurtre, ce d'autant plus que le sergent Banerjee, rapidement présent sur les lieux, devient le principal suspect. Mais la rumeur enfle et soudainement, la ville devient la proie de violentes et sanglantes émeutes tandis que le policier indien se lance à la poursuite du meurtrier qu'il a vu prendre la fuite. En voyant son adjoint en si mauvaise posture, le capitaine Wyndham va tout faire pour l'innocenter en entamant lui aussi une course-poursuite qui vont finalement conduire les deux enquêteurs du côté de  Bombay où va se tenir sur le parvis de la mosquée de la ville un grand meeting rassemblant les fidèles musulmans de tout bord alors que le climat politique prend l'allure une véritable poudrière.  

     

    Pour ce cinquième opus, on ne change pas de registre au gré d'une enquête policière prenant davantage l'allure d'un thriller avec son aspect trépident pour osciller parfois dans le domaine du récit d'aventure épique où nos deux héros empruntent tous les modes de transport imaginables de l'époque pour parcourir les rues de Calcutta en ébullition ou se rendre à Bombay en utilisant notamment l'avion, ce qui n'a rien d'une évidence dans les années 20, en faisant ainsi l'objet d'une scène mémorable imprégnée de cet humour "so british", si particulier qui caractérise le style d'Abir Mukherjee. Avec Les Ombres De Bombay, on notera la prépondérance du rôle du sergent Satyendra Banerjee tout au long d'une intrigue mouvementée tandis que son supérieur et ami, le capitaine Sam Wyndham figure presque en retrait, ce qui nous permet d'appréhender le tiraillement de ce natif de Calcutta dont allégeance à l'occupant britannique, dans le cadre de sa fonction de policier, lui vaut l'inimitié de sa famille et plus particulièrement de son père qui voit dans son engagement une forme de trahison vis-à-vis du peuple indien oppressé. Si le récit se décline sur un rythme assez effréné d'actions et de rebondissements tout en nous permettant d'apprécier l'atmosphère électrique de Calcutta et de Bombay que l'on découvre pour la première fois en fréquentant notamment le fameux Taj Mahal Palace, la mosquée de Haji Ali Dargah ou le monument de la Porte de l'Inde en cours de construction, il faudra se montrer particulièrement attentif aux enjeux de cette quête de l'indépendance qu'Abir Mukherjee insère en filigrane et de manière assez subtile, pour en faire le thème central du roman. De cette manière, on observe, au-delà de la figure fédératrice de Gandhi, les discordances parfois meurtrières entre les communautés musulmanes et indoues qu'alimentent les autorités britanniques soucieuses de conserver le contrôle du pays en divisant la population autochtone pour mieux régner. On distingue ainsi les accointances et les trahisons entre les différents mouvements et plus spécifiquement au sein des courants politiques hindous où les partisans d'actions plus radicales et plus musclées s'opposent à ceux qui prônent la voie de la non-violence. C'est donc autour de ses dissensions historiques qu'Abir Mukherjee bâtit un trame narrative passionnante, comme toujours, ce d'autant plus que les personnages évoluent constamment en fonction de la tournure des événements dont ils sont les témoins, dans le contexte de cette Inde coloniale en déclin, comme le démontre cet ultime chapitre où l'on devine que l'existence de l'un d'entre eux va être passablement bouleversée ce qui fait que l'on attend le prochaine ouvrage des aventures de Wyndham et Banerjee avec une certaine fébrilité. 


    Abir Mukherjee : Les Ombres De Bombay (The Shadow Of Men). Editions Liana Levi 2024. Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson.

    A lire en écoutant : Chakkar de John Mayer's Indo - Jazz Fusions. Album : Asian Airs. Fusion 1996.