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  • STEPHEN MARKLEY : LE DELUGE. L'EXODE CLIMATIQUE.

    stephen markley,le déluge,éditions albin michel,terres d'amériqueIl y a les rapports du GIEC, les travaux scientifiques, les reportages et bien évidemment l'actualité mettant en relief les implications du dérèglement climatique sans que l'on ne réalise véritablement les conséquences qui vont marquer durablement l'ensemble des nations, bien au-delà de cette notion triviale des frontières. La littérature n'est pas en reste avec bon nombre de romans s'inscrivant dans un registre apocalyptique faisant froid dans le dos illustrant ces catastrophes climatiques qui frappent déjà la plupart des pays avec une intensité de plus en plus accrue. On dit de ces ouvrages qu'ils prennent la forme d'une dystopie puisqu'ils se projettent sur une notion d'avenir où l'on s'immerge dans la chaos d'un monde désormais ravagé par les affres d'une succession de désastres aussi impitoyables qu'immuables. Le Déluge, dernier roman de Stephen Markley que l'on avait découvert avec Ohio (Albin Michel 2020), portrait saisissant d'une Amérique désenchantée et marquée par le 11 Septembre et la succession de guerre qui s'ensuit, se démarque de cet aspect dystopique car il s'inscrit fermement dans notre présent pour ensuite nous offrir une déclinaison de ces enchaînements de combats afin de lutter tant contre les ravages de ces catastrophes "naturelles" frappant notamment les Etats-Unis que contre les lobbys et autre forces politiques et industrielles persistant à rester dans un statu quo aussi aveugle que meurtrier. Autant dire qu'il s'agit là non plus d'un portrait, mais d'une gigantesque fresque romancée de plus d'un millier de pages, issue d'un travail de plus d'une dizaine d'années pour compiler les données que l'auteur, mais également le journaliste qu'il est, a recueilli auprès des différents experts, quels que soient leurs statuts, qui se penchent sur cette question essentielle de l'avenir de notre planète asphyxiée par les émissions excessives de dioxyde de carbone qui saturent notre atmosphère.

     

    En 2013, le scientifique Tony Prietus a la mauvaise surprise de recevoir des lettres de menace suite à la publication de son ouvrage choc sur le dérèglement climatique en prophétisant le chaos à venir et qui rencontre pourtant un profond scepticisme imprégné d'un certain déni auprès de ceux persistant à s'arroger le droit de poursuivre l'exploitation outrancière des ressources planétaires. Impuissant, il observe les super typhons, les inondations et les mégafeux ravageant le pays tandis que se succèdent les thèses complotistes antiécologiques ainsi que des lois de surveillance contraignantes pour canaliser la colère de citoyens démunis par la violence de plus en plus exacerbées face au chaos précipitant l'humanité au bord du gouffre. Tony Prietus va ainsi croiser sur sa route Asher, expert génial de l'analyse prédictive ainsi que Kate militante écologiste devenue l'égérie de toute une génération. Il va aussi devoir se confronter à Jacquelyn, publicitaire efficace du greenwashing auprès des industriels et entrepreneurs qu'elle représente tandis que le Pasteur, ancien acteur épousant désormais la cause de l'ultra droite, devient la figure de proue d'un mouvement intégriste prenant de plus en plus d'ampleur. Keeper lui se fout pas mal de toutes ces considérations et s'intéresse davantage à la manière dont il va financer sa dose alors que Shane prend des mesures plus radicales en organisant des actions pour le compte d'une mystérieuse organisation écoterroriste bien décidée à lutter coûte que coûte contre tous ceux qui contribuent au dérèglement climatique en cours.

     

    Avec Ohio, on avait été assez surpris de la minutie et de la densité d'un texte où la trame narrative subtile se dessine au gré des rencontres et des personnalités des différents individus dessinant le paysage d'un pays désenchanté dont on retrouve certains aspects avec Le Déluge qui prend l'allure d'une fresque ambitieuse virant parfois au manifeste qui n'a rien d'ennuyeux, bien au contraire, mais qui perturbe le rythme d'un récit demeurant pourtant captivant, même si Stephen Markley cède parfois aux trémolos hollywoodiens à l'instar des sentiments entre Kate Morris, cette militante écologiste emblématique et son petit ami Matt qui l'accompagne tout au long de l'élaboration de son ONG Fierce Blue Fire et dont on adopte le point du vue pour observer l'émergence de cette femme de caractère aux avis bien tranchés. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage, s’étalant sur près de quatre décennies entre 2013 et 2040, prend une dimension vertigineuse au détour de ce qui apparaît comme un scénario crédible, issu des innombrables entretiens que Stephen Markley a pu avoir avec les différents acteurs qui se sont penchés sur les conséquences du dérèglement climatique et qu’il a donc mis en scène avec une remarquable précision et un admirable équilibre où il décline avec autant d’aisance les enjeux politiques et scientifiques dont s’emparent les multiples factions en présence bien déterminées à s’affronter en employant tous les moyens à leur disposition. On observe ainsi l’évolution des différents protagonistes ainsi que les confrontations qui en découlent résultant de leurs convictions respectives qui varient parfois en fonction des catastrophes dantesques auxquelles ils doivent faire face et que Stephen Markley présente avec une certaine sobriété qui n’en demeure pas moins saisissante à l’exemple de ce feu dantesque qui ravage la ville de Los Angeles ou de cette tempête démesurées touchant l’ensemble de la côte est des Etats-Unis. Ce sont ces déchainement des éléments qui deviennent les moteurs d’une intrigue extrêmement prenante où l’on distingue l’enchaînement des conséquences économiques et politiques qui frappent le pays mais également le reste de la planète et dont on prend connaissance au gré des dépêches et des encarts médiatiques qui entrecoupent les différentes périodes du récit. On perçoit ainsi les perspective de ce chaos annoncé comme cet effondrement de l'immobilier au bord des côtes amenées à disparaitre avec la montée des eaux et qui est étroitement lié aux banques et aux assurances désormais menacées par des faillites en cascade. Chacun trouvera donc son compte dans cette effroyable perspective climatique qui devient donc, par la force des choses, l'enjeu de toutes les luttes prenant parfois une tournure extrême et clandestine comme on le constate en suivant le parcours de Shane, membre fondateur de la cellule terroriste 6Degrees, en percevant notamment cette parano et cette solitude imprégnant la vie de chacun d'entre eux alors que les actions visant à détruire des infrastructures prennent une tournure meurtrière en s'en prenant aux acteurs responsables du dérèglement climatique. Ce sont probablement les chapitres les plus intenses du roman, ce d'autant plus que Stephen Markley a inséré des encarts au sein du texte où l'on perçoit la pensée de ces individus au gré de leurs échanges avec les autres membres du groupuscule terroriste qui nous rappelle celui des Weathermen qui avaient défrayé la chronique dans les années 70. On le voit, Le Déluge est donc un roman d'une impressionnante richesse tant dans sa diversité que dans le développement d'intrigues multiples nous permettant d'avoir une vision exhaustive et tragiquement réaliste des conséquences de plus en plus brutales d'un changement climatique qui n'épargne plus personne. Un roman tout simplement vital qu'il faut lire impérativement.

     

     

    Stephen Markley : Le Déluge (The Deluge). Editions Albin Michel/Collection Terres D'Amérique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé.

    A lire en écoutant : Révélations de Nicolas Britell. Album : The Underground Railbord: Volume 3 (Original Séries Score). 2021 Lakeshore Records.

  • Richard Krawiec : Croire En Quoi ? Travailler encore.

    IMG_0131.jpegDurant les dernière années de sa vie, le romancier Robert-Louis Stevenson s'installe à Vailima sur les îles Samoa où les habitants l'appellent Tusitala, terme désignant le conteur d'histoire emblématique qu'il est devenu et qui est également le nom que porte une espèce d'araignées, raison pour laquelle figure un logo stylisé de l'arachnide sur les couvertures des ouvrages de la maison d'éditions indépendante Tusitala installée entre Paris et Bruxelles et qui a pour vocation de transmettre avec beaucoup de conviction la trentaine d'ouvrages que compte le catalogue depuis sa création en 2013. Outre l'importance apportée au texte et qui plus est à la traduction afin de transmettre des récits de qualité, fortement ancrés dans l'aspect social et politique au sens global du terme, on appréciera le soin apporté à la charte graphique extrêmement élaborée accompagnant l’ensemble des ouvrages de cette belle entreprise qui se préoccupe de chaque maillon de la chaîne du livre dans une logique de transmission où le savoir-faire de chacun demeure la valeur primordiale pour donner vie à cet objet précieux qu'est le livre. Si vous vous penchez sur les romans de la collection, vous y trouverez Jacqui du plus que légendaire Peter Loughran qui est également l'auteur du roman-culte Londres Express (Série Noire 1967). On peut également découvrir trois romans de Larry Fondation, auteur à la fibre sociale exacerbée qui fut journaliste avant de travailler comme médiateur social à Los Angeles dans les quartiers sud ainsi que du côté de Compton et d’en restituer certains aspects au gré d’une oeuvre engagée. C'est d’ailleurs le romancier californien qui présente son camarade Richard Krawiec qui va entamer ainsi une longue et belle collaboration avec la maison Tusitala publiant tout d’abord Dandy (Tusitala 2013) qui rencontre un certain succès en France suivi de Vulnérables (Tusitala 2017) et de Paria (Tusitala 2020) inédits aux Etats-Unis, son pays d’origine, ainsi que Les Paralysés (Tusitala 2022) s'inscrivant tous dans une dimension sociale implacable qu'il connait bien puisqu'il en est issu et qu'il s'attache à dépeindre avec cette justesse sobre rappelant les romans de Jack London ou de John Steinbeck. La collaboration entre Tusitala et Richard Krawiec est d'autant plus forte, qu’il faut savoir qu’après Paria, le romancier américain songeait à abandonner l’écriture avant de découvrir l’engouement des lecteurs des régions francophones où il est davantage reconnu à l’instar d’auteurs comme Benjamin Whitmer ou James Ellroy. Et alors que son précédent roman Les Paralysés se déroulait durant les années 70, son dernier ouvrage Croire En Quoi ? prend pour cadre la ville de Pittsburgh des années 80 de l'ère Reagan en suivant les affres d’une famille de cette classe laborieuse se débattant pour survivre après la fermeture d’une usine laissant tous les ouvriers sur le carreau.

     

    A Pittsburgh, les usines ferment à la fin des années 80 en renvoyant ainsi des centaines d’ouvriers contraints de rentrer chez eux avant de pointer au chômage. Mais même s’il se rend bien compte que la ville prend un virage économique dont il ne fait pas partie, Timmy s’accroche à la moindre bride d’espoir et s’emploie par tous les moyens à nourrir sa famille tout en tentant de rester digne. Dans ce marasme, Pat, son épouse, se débat sur tous les fronts pour faire en sorte de prodiguer des soins à sa fille Katie qui est handicapée depuis qu’elle a subi une lésion cérébrale aux conséquences irréversibles. Mais comment peut-on faire lorsque l’on constate qu’il n’y a aucun échappatoire pour se soustraire à cette dèche qui s’accroche à vous comme une marque indélébile au fer rouge de la misère ? Et vers qui s’adresser lorsque les syndicats, les associations, les collectivités et les politiques vous tournent le dos avec cette sensation tenace de ne plus croire en rien et de ne compter pour personne, même au sein de sa propre famille qui se disloque sans que l’on ne puisse rien faire ? Mais peut-être que la maire de la ville pourra faire quelques chose ? En tout cas Jimmy, accompagné de son pote Gerry, va tout faire pour la convaincre de leur trouver du boulot.

     

    Que ce soit avec la multitude de jobs qu’il a effectué et les innombrables activités pour lesquelles il s’est engagé à l’exemple des ateliers d’écriture pour les prisonniers ou du bénévolat pour l’accueil de réfugiés, Richard Krawiec est un romancier, poète et éditeur résolument tourné vers les autres ce qui explique sans doute la richesse de son écriture engagée. Et parmi ses expériences de vie, figurent les séances de patterning auxquelles il a participé pour des enfants handicapés suite à des lésions cérébrales et dont il dépeint le déroulement en quelques lignes en guise d’introduction avant le début du roman Croire En Quoi ? lui permettant de faire un clin d'oeil à quelques personnes de son entourage qui lui sont chères. Et si l'on prend également en considération le fait que le romancier a vécu une partie de sa vie à Pittsburgh, on comprendra que le récit s'inscrit dans une trame ultra réaliste qui s'articule autour du quotidien ordinaire de cette famille qui se désagrège dans les difficultés auxquelles ils doivent faire face au sein d'une ville qui devient hermétique à leur détresse et dont Richard Krawiec dépeint les délitements sociaux avec une sobriété crue qui n'est pourtant pas dépourvue d'une certaine forme de lyrisme sans afféterie. A partir de là, la forme narrative se décline sur une alternance du "je" incarné par Pat et du "il" que Timmy endosse avec cette nuance des perceptions et du désarroi entre deux parents tentant de faire face aux difficultés et plus particulièrement à cette violence sociale qui les frappe de plein fouet en touchant également leurs enfants que ce soit Katie avec son handicap mais également Ellen, la fille cadette souffrant d'un manque d'attention. On observera ainsi les milles et une petites mesquineries dont font l'objet Pat et Timmy à l'instar de l'attitude des employés de l'office du chômage ou de la défiance du voisinage n'appréciant guère que ces parents inconscients, selon eux, persistent à prendre en charge leur fille dont on ignore l'origine de la maladie en craignant une éventuelle infection du SIDA. Sur ce registre d'une violence sociale impitoyable, Richard Krawiec bâtit son intrigue en empruntant quelques codes du roman noir avec cette confrontation entre Timmy et la maire de Pittsburgh prenant une allure burlesque qui demeure pourtant très réaliste en soulignant la maladresse de cet homme quelle que soit la démarche qu'il entreprend. Mais la noirceur se conjugue avec la lumière que Richard Krawiec projette parfois à l'exemple des réminiscences de la rencontre entre Pat et Timmy ou des déambulation de ce dernier dans les rues de la ville prenant parfois une tournure poétique, tout comme ces instants d'une complicité et d'un espoir diffus que l'on perçoit chez une mère refusant de baisser les bras face à la maladie qui touche sa fille, ou comme ces moments d’amitié entre deux femmes surmontant leurs rancoeurs respectives qui les ont divisées. Ainsi Croire En Quoi ? décline la réponse du titre dans l'indicible luminosité d'un espoir vain permettant pourtant à ce couple de surmonter les affres d'un vie sans fard que Richard Krawiec dépeint avec une humanité émergeant de chacune des pages d'un texte qui vous pulvérise sur place.

     

     

    Richard Krawiec : Croire En Quoi ? (Faith In What ?) Editions Tusitala 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : Les Mains D'Or de Bernard Lavilliers ((avec Balbino Medellin) . Album : Enregistrement au Grand Rex. Barclay 2005.

  • JAMES ELLROY : LES ENCHANTEURS. CAMERA HUMAINE.

    IMG_0008.jpegLes tendances avec James Ellroy, c'est de se prendre en photo en sa compagnie et de s'afficher ainsi fièrement sur les réseaux sociaux ou d'adopter la posture du critique blasé en expliquant à quel point le romancier a vieilli sans être capable de se renouveler tout en fustigeant son comportement, son arrogance ainsi que son attitude conservatrice que l'on conspuera allègrement. Alors, sans jouer les fans transis, on rappellera que James Ellroy a tout de même contribué à donner ses lettres de noblesse à la littérature noire avec des romans d'envergure comme la trilogie Llyod Hopkins dont Lune Sanglante (Rivages/Noir 1987) qui nous a ravagé le cerveau tout comme Le Quatuor de Los Angeles comprenant l'emblématique Dahlia Noir (Rivages/Noir 1988). On peut continuer en évoquant Un Tueur Sur La Route (Rivages/Noir 1989) ainsi que Ma Part D’Ombre (Rivages 1997), bouleversante autobiographie de l'auteur évoquant l'assassinat de sa mère. Et comme si cela ne suffisait pas, il faut également penser à la trilogie Underwold USA qui demeure l'un des monuments de cette carrière littéraire d'une densité incroyable. Mais les esprits chagrins prétendront que le nouveau quintette de Los Angeles qu'il a entamé avec Perfidia (Rivages/Noir 2015) et La Tempête Qui Vient (Rivages/Noir 2019) n'est pas à la hauteur des attentes avec des intrigues échevelées se déroulant durant la période chaotique de la Seconde guerre mondiale dont il restitue pourtant l'atmosphère délétère avec une effarante précision. Alors bien sûr qu'au sein d'une œuvre comprenant plus d'une vingtaine d'ouvrages, dont un certain nombre de romans marquants, trouvera-t-on quelques récits suscitant un enthousiasme moindre à l'instar d'Extorsion ou de Panique Générale, mettant tout deux en scène le détective privé Freddy Otash confessant, une fois arrivé dans l'au-delà, les frasques des stars hollywoodiennes dont il a été témoin et qu'il rapportait notamment pour le compte du tabloïd Confidential. Il faut préciser que cet ancien officier de police du LAPD n'a rien de fictif et qu'il a notamment inspiré le personnage de Jake Gittes dans le film Chinatown avant qu'Ellroy ne le fasse apparaître dans American Dead Trip (Rivages/Noir 2001) et Underworld USA (Rivages/Noir 2009). Pour le dire franchement, à l'annonce d'un troisième ouvrage mettant en scène cet enquêteur sulfureux, on pouvait craindre qu'il ne s'inscrive dans la même veine iconoclaste des deux opus précédents. Néanmoins, de manière assez curieuse, Les Enchanteurs fait partie du quintette de Los Angeles en opérant un saut dans le temps conséquent, puisqu'après les deux premiers récits se déroulant durant les années quarante, on passe sans transition (tout de même comblée par Le Quatuor de Los Angeles se déroulant durant les années cinquante) à cette date fatidique du 4 août 1962 où l'on découvre le corps sans vie de Marilyn Monroe.

     

    Rien ne va plus dans le petit microcosme hollywoodien de Los Angeles avec l'annonce de la mort de Marilyn Monroe, victime d'une overdose de médicaments tandis que l'actrice de seconde zone Gwen Perloff fait l'objet, au même moment, d'une tentative d'enlèvement se soldant par la mort d'un des ravisseurs exécuté par Freddy Otash, détective privé sulfureux, accompagné du Hat Squad dépêché par Bill Parker, responsable du LAPD désormais dans la tourmente. Expert dans la surveillance des stars du showbiz, voyeur invétéré spécialisé dans les intrusions discrètes et la pose de micros pour alimenter les ragots qu'il fournit notamment pour la presse à scandale, Freddy Otash se voit confier par les frères Kennedy une mission visant à discréditer l'image de Marilyn Monroe, au lendemain de sa mort, afin de couper court aux rumeurs de liaison clandestine avec le président des Etats-Unis nouvellement réélu. A l'occasion de cette enquête le détective privé réintègre le LAPD avec le grade de lieutenant afin que le procureur fédéral Bob Kennedy puisse avoir plus d'ascendant sur cet électron libre sous la menace d'une inculpation pour meurtre notamment. Ainsi, au gré de ses investigations Freddy Otash va mettre à jour les agissements d'un prédateur que l'on désigne comme Le Satyre qui s'en prend aux femmes seules dont il met les maisons à sac. Et puis, il y a les studios de la Fox recourant à d'étranges expédients pour pallier au gouffre financier que représente le tournage de Cléopâtre ainsi que cet obscène "Catalogue de Filles" que l'acteur Peter Lawford a partagé avec son beau-frère Jack Kennedy. Comment Freddy Otash va-t-il se dépêtrer d'un tel chaos secouant les notables d'une ville de Los Angeles complètement dévoyée ?

     

    Pour celles et ceux qui n'apprécieraient pas le style Ellroy, il vaut mieux passer son chemin car le vieux briscard du polar est de retour avec une écriture encore plus affirmée, n'en déplaise aux détracteurs qui y trouveraient une certaine redondance. Néanmoins, à l'heure où la standarisation de l'écriture devient un enjeu commercial, il faut se poser la question de savoir qui écrit comme Ellroy, hormis quelques auteurs s'inspirant de son style avec plus ou moins de bonheur ? Qui est encore capable, au gré de plus de 600 pages, de nous assener ce rythme dantesque qui s'inscrit tant dans la trame narrative que dans la musicalité d'un texte survolant le marasme de ces romans convenus que l'on nous inflige à longueur d’année ? Ainsi, Les Enchanteurs nous apparaît comme une salutaire bouffée d'oxygène littéraire se déclinant au gré d'une intrigue resserrée qui s'articule autour de la personnalité de Marilyn Monroe, icône mythique de Hollywood que James Ellroy s'emploie à déconstruire avec une hargne démoniaque. Pour y parvenir, le romancier se concentre donc autour du point de vue unique de Freddy Otash qui apparaît comme une véritable crapule bouffant à tous les râteliers pour s’extirper des mauvaises passes dans lesquelles il peut s’engouffrer pour faire de l’argent en travaillant tantôt pour Jimmy Hoffa pour salir la réputation des Kennedy, tantôt pour Bill Parker pour redorer le blason d’un LAPD controversé ou même pour la famille Kennedy afin d’empêcher que les rumeurs n’entachent leur réputation. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans Les Enchanteurs où James Ellroy, dans un mélange dantesque de rumeurs et de faits historiques, décline sa propre vérité d’une ville de Los Angeles qu’il s’emploie toujours à démystifier avec un acharnement obsessionnel qui vous secoue les neurones. Parce que, comme à l’accoutumée, il faudra s’accrocher pour saisir les différentes intrigues qui jalonnent le récit oscillant entre des faits d’actualités véridiques et une fiction vertigineuse et foisonnante mettant en scène plus d’une trentaine de personnages dont la plupart ont réellement existé. Et pour en revenir à Freddy Otash on saluera l’évolution d’un individu véritablement abject qui peut, malgré tout, se comporter avec une certaine élégance, plus particulièrement à l’égard des femmes marquantes qu’il côtoie à l’instar de Loïs Nettleton dont il est éperdument amoureux, tout comme de Patricia Kennedy Lawford et de Gwen Perlof, cette actrice de série B qui le fascine. Et si l’on veut rester sur le registre des personnages féminins manquants on appréciera la présence de Natasha Lytess qui fut la coach de Marilyn Monroe ainsi que celle de Georgia Lowell Farr, jeune artiste en devenir qui va se brûler les ailes en côtoyant la star de Hollywood. Ainsi, au-delà du mépris qu’il affiche pour Marilyn Monroe, apparaît de manière sous-jacente, la violence des dirigeants des studios vis-à-vis des stars mais également du staff composant cette usine à rêve qui prend la forme d’un véritable cauchemar extrêmement cruel. Tout cela se met en place sur le rythme effréné d’une enquête policière d’une violence inouïe, mais également d’un réalisme impressionnant se traduisant par un enchainement de fausses pistes foireuses, d’interrogatoires abusifs, de fastidieuses consultations de fichiers nous entrainant dans une cavalcade effrénée à travers les rues de Los Angeles que l’on parcourt à toute blinde, enivrés que nous sommes par un texte plein de fureur nous rappelant les enquêtes déjantées du sergent Lloyd Hopkins, plus particulièrement dans A Cause De La Nuit (Rivages/Noir 1987) où le fameux "Voyageur de la Nuit" nous renvoie aux manipulations des psychiatres côtoyant Marilyn Monroe, ainsi que les investigations inquiétantes de l’agent du FBI Kemper Boyd dans American Tabloïd (Rivages/Thriller 1995) où planait déjà l’ombre des Kennedy. Voyeurisme pervers, manipulations perfides, confrontations aussi brutales que sanglantes, Les Enchanteurs prend l’allure d’un roman endiablé aux entournures sordides qui vous dépouilleront de vos dernières illusions sur le mythe du rêve américain et de son corollaire hollywoodien.

     


    James Ellroy : Les Enchanteurs (The Enchanters). Editions Rivages/Noir 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss.


    A lire en écoutant : Crepuscolo Sul Mare de Piero Umiliani. Album : La Legge Dei Gangsters.1998 Right Tempo SNC.