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04. Roman noir - Page 5

  • TIMOTHEE DEMEILLERS : LE TUMULTE ET L'OUBLI. LE MOUVEMENT DES MASSES.

    timothée demeillers,le tumulte et l’oubli,éditions asphalteCela fait déjà quatorze ans qu'Estelle Durand et Claire Duvivier sont à la tête de la maison d'éditions Asphalte qui cultive son indépendance avec des textes à fortes connotations sociales, versant parfois dans le registre du roman noir à l'instar de la collection Asphalte Noir permettant la découverte d'une ville par le biais de recueils de nouvelles noires inédites des auteurs locaux de la cité mise en avant et dont on apprécie également l'identité graphique bien marquée qui orne la première de couverture de chacun des ouvrages. Dans la collection fiction, on découvre des auteurs d'un incomparable talent à l'instar du brésilien Edyr Augusto nous entrainant dans les méandres de Belém, sa ville natale, du chilien Boris Quercia dont on se remémore encore les aventures déjantées de son inspecteur Santiago Quiñones ou du barcelonais Carlos Zanón qui nous avait ébloui avec son roman culte J'ai Eté Johnny Thunders (Asphalte 2016). Il ne s'agit là que d'un échantillon des nombreux écrivains et romancières figurant dans un catalogue nous embarquant dans des régions méconnues d'un monde que l'on se plait découvrir par le prisme de textes engagés et marquants à l'image de leurs éditrices. Justement, dans le domaine du récit engagé et marquant, on se remémore également Jusqu'à  La Bête (Asphalte 2017) de Timothée Demeillers qui nous immergeait littéralement dans les entrailles d'un abattoir en France au gré du parcours d'un de ses ouvriers qui sombre peu à peu dans une espèce de déshumanisation le conduisant à commettre l'irréparable. Egalement journaliste, en se focalisant notamment sur l'Europe de l'Est, Timothée Demeillers a rédigé des articles et réalisé deux reportages prenant pour cadre cette région qui lui a également donné l'inspiration pour son premier roman Prague, Faubourg Est (Asphalte 2014) tandis que Demain La Brume (Asphalte 2020), ouvrage plus récent, se déroule dans les Balkans. Mais à l'occasion de la sortie de son nouveau roman, c'est d'une autre partie de l'Europe de l'Est dont il va être question avec Le Tumulte Et L'Oubli prenant l'allure d'une fresque d'une grande ampleur ancrée dans l'histoire de la région des Sudètes en Tchéquie dont les grands-parents de l'auteur sont originaires. 

     

    En 1938, après un discours enflammé ne laissant que peu de doute quant à ses intentions, Hitler parvient à annexer les Sudètes, cette région de la Tchéquoslovaquie dont la population est principalement composée d'une importante communauté germanophone. C'est ainsi que Jedlov, petite ville de la Bohème, prend le nom de Tannberg pour la plus grande joie de Sieglinde et de sa famille. Mais sept ans plus tard, au terme de la seconde guerre mondiale, il faut déchanter et composer avec les vainqueurs pétris de haine et de vengeance et qui vont persécuter Sieglinde et sa mère, contraintes de prendre la fuite pour trouver refuge en Allemagne comme la plupart de leurs congénères. Mais avec l’influence de l’appareil politique communiste, c'est l'occasion pour Ivetka, jeune fille mariée à quatorze ans, de s'émanciper et de devenir la première tsigane à entamer des études et à endosser des responsabilités administratives de haute importance au sein de la communauté. Et puis survient le printemps de Prague, puis plus tard, la révolution de Velours et la chute du Mur laissant place à une économie de marché impitoyable qui broie les plus faibles comme Tereza qui, en dépit de sa beauté, fait l'objet d'une discrimination institutionnalisée à l'égard des Roms dont elle fait partie, en ne lui laissant pas d'autre choix que de s'évader par tous les moyens qui vont l'entraîner vers une déchéance sans fin.

     

    Avec Le Tumulte Et L'Oubli on parlera vraiment d'une fresque contemporaine ambitieuse s'étalant sur près de 80 ans pour dépeindre les bouleversements dont la région méconnue des Sudètes a fait l'objet au gré des événements qui ont jalonné cette période entre le début de la Seconde guerre mondiale et le terme de l'année 2017 où la Tchèquie a définitivement intégré depuis plus de dix ans le giron de l'Union européenne tandis que la Tchécoslovaquie demeure un lointain souvenir que Timothée Demeillers ravive par le prisme d'une trame romanesque prenant pour cadre la ville fictive de Tannberg/Jedlov, en Bohême, non loin de la frontière allemande. C’est donc dans cet environnement qu’évolue une impressionnante galerie de personnages composant les trois communautés tchèque, germanophone et rom qui se côtoient au sein de cette cité faisant l’objet de plusieurs vagues de migrations contraintes et forcées que l’on va observer à la hauteur de ces femmes et de ces hommes se heurtant au fracas du tumulte et dont une partie de leur descendance se désagrège dans la déliquescence de l’oubli, malgré les tentatives pour certains d’entre eux de conserver un trace de cette histoire ordinaire à l’instar de Mirko, ce jeune tchèque projetant le moindre de ses souvenirs dans une kyrielle de carnets qu’il entasse au fil des années et des regrets, celui notamment d’avoir rejeté Sieglinde, cette jeune femme aux origines allemandes dont il était fou amoureux. Si l’on perçoit les principaux événements historiques marquant la ville de Tannberg/Jedlow, que ce soit les affres de la seconde guerre mondiale, suivi de l’instauration du bloc soviétique pour s’achever sur l’ouverture à une économie de marché débridée, Timothée Demeillers ne s’attarde que très peu sur leurs déroulements en tant que tels pour davantage s’intéresser aux répercussions qui frappent l’ensemble de citoyens de la ville avec une dimension sociale extrêmement intense, ceci d’autant plus que l’auteur adopte plusieurs formes d’écriture empruntant parfois une consistance poétique émaillant d’ailleurs le début du récit alors que l’on assiste à cette ferveur s’emparant de la communauté germanophone de Jedlov/Tannberg à l’issue du discours de Hitler prônant l’intégration des Sudètes au sein du Reich en devenir. A partir de là, si l’on distingue l’antagonisme entre la communauté allemande et la communauté tchèque en lien avec la volonté de redéfinir la frontière, c’est davantage la discrimination institutionnalisée vis à vis des Roms qui émerge d’une roman riche en péripétie et tout en maîtrise, en dépit de la multitude de personnages traversant l’enchevêtrement d’intrigues multiples dont on parvient à saisir les différents aspects au gré d’une lecture attentive. Si Le Tumulte Et L’Oubli n’a rien d’un récit féministe et si les portraits des hommes ne sont pas en reste, ce sont les personnalités de Sieglinde la jeune femme aux origines allemandes ainsi que Ivetka et Tereza, deux filles tsiganes aux profils et aux destins différents qui prennent le dessus avec ce sentiment de regret et parfois même de gâchis imprégnant l’ensemble des parcours de chacun des individu de cette ville de Jedlov d’où émane cette atmosphère désenchantée, encore plus particulièrement prégnante au terme d’un récit qui ne tombe jamais dans le registre de la diatribe larmoyante. D'ailleurs le tableau d'Egon Schiele ornant la première de couverture de l'ouvrage rend parfaitement compte de cette ambiance propre à cette ville de Jedlov prenant une dimension quasi organique au gré de son évolution urbaine au fil des années et plus particulièrement de la cité Mír 14 autrefois dédiée aux ouvriers de la République tchèque et qui prend peu à peu l'allure d'un ghetto où l'on parque les Roms. Ainsi, au rythme des différentes histoires qui s’agrègent les unes aux autres avec une densité dramatique remarquablement bien mise en scène, Le Tumulte Et L’Oubli met en lumière les aléas de cette région des Sudètes bousculée par les velléités des nations à redessiner les frontières nous rappelant, à certains égards, quelques aspects du conflit qui défraie l’actualité en Europe. Un roman d’envergure qui tient toutes ses promesses.

     

     

    Timothée Demeillers : Le Tumulte Et L'Oubli. Editions Asphalte 2024.

    A lire en écoutant : Me And The Devil interprété par Soap&Skin. Album : Sugarbread - Single. 2013 Solo.

  • STEPHEN MARKLEY : LE DELUGE. L'EXODE CLIMATIQUE.

    stephen markley,le déluge,éditions albin michel,terres d'amériqueIl y a les rapports du GIEC, les travaux scientifiques, les reportages et bien évidemment l'actualité mettant en relief les implications du dérèglement climatique sans que l'on ne réalise véritablement les conséquences qui vont marquer durablement l'ensemble des nations, bien au-delà de cette notion triviale des frontières. La littérature n'est pas en reste avec bon nombre de romans s'inscrivant dans un registre apocalyptique faisant froid dans le dos illustrant ces catastrophes climatiques qui frappent déjà la plupart des pays avec une intensité de plus en plus accrue. On dit de ces ouvrages qu'ils prennent la forme d'une dystopie puisqu'ils se projettent sur une notion d'avenir où l'on s'immerge dans la chaos d'un monde désormais ravagé par les affres d'une succession de désastres aussi impitoyables qu'immuables. Le Déluge, dernier roman de Stephen Markley que l'on avait découvert avec Ohio (Albin Michel 2020), portrait saisissant d'une Amérique désenchantée et marquée par le 11 Septembre et la succession de guerre qui s'ensuit, se démarque de cet aspect dystopique car il s'inscrit fermement dans notre présent pour ensuite nous offrir une déclinaison de ces enchaînements de combats afin de lutter tant contre les ravages de ces catastrophes "naturelles" frappant notamment les Etats-Unis que contre les lobbys et autre forces politiques et industrielles persistant à rester dans un statu quo aussi aveugle que meurtrier. Autant dire qu'il s'agit là non plus d'un portrait, mais d'une gigantesque fresque romancée de plus d'un millier de pages, issue d'un travail de plus d'une dizaine d'années pour compiler les données que l'auteur, mais également le journaliste qu'il est, a recueilli auprès des différents experts, quels que soient leurs statuts, qui se penchent sur cette question essentielle de l'avenir de notre planète asphyxiée par les émissions excessives de dioxyde de carbone qui saturent notre atmosphère.

     

    En 2013, le scientifique Tony Prietus a la mauvaise surprise de recevoir des lettres de menace suite à la publication de son ouvrage choc sur le dérèglement climatique en prophétisant le chaos à venir et qui rencontre pourtant un profond scepticisme imprégné d'un certain déni auprès de ceux persistant à s'arroger le droit de poursuivre l'exploitation outrancière des ressources planétaires. Impuissant, il observe les super typhons, les inondations et les mégafeux ravageant le pays tandis que se succèdent les thèses complotistes antiécologiques ainsi que des lois de surveillance contraignantes pour canaliser la colère de citoyens démunis par la violence de plus en plus exacerbées face au chaos précipitant l'humanité au bord du gouffre. Tony Prietus va ainsi croiser sur sa route Asher, expert génial de l'analyse prédictive ainsi que Kate militante écologiste devenue l'égérie de toute une génération. Il va aussi devoir se confronter à Jacquelyn, publicitaire efficace du greenwashing auprès des industriels et entrepreneurs qu'elle représente tandis que le Pasteur, ancien acteur épousant désormais la cause de l'ultra droite, devient la figure de proue d'un mouvement intégriste prenant de plus en plus d'ampleur. Keeper lui se fout pas mal de toutes ces considérations et s'intéresse davantage à la manière dont il va financer sa dose alors que Shane prend des mesures plus radicales en organisant des actions pour le compte d'une mystérieuse organisation écoterroriste bien décidée à lutter coûte que coûte contre tous ceux qui contribuent au dérèglement climatique en cours.

     

    Avec Ohio, on avait été assez surpris de la minutie et de la densité d'un texte où la trame narrative subtile se dessine au gré des rencontres et des personnalités des différents individus dessinant le paysage d'un pays désenchanté dont on retrouve certains aspects avec Le Déluge qui prend l'allure d'une fresque ambitieuse virant parfois au manifeste qui n'a rien d'ennuyeux, bien au contraire, mais qui perturbe le rythme d'un récit demeurant pourtant captivant, même si Stephen Markley cède parfois aux trémolos hollywoodiens à l'instar des sentiments entre Kate Morris, cette militante écologiste emblématique et son petit ami Matt qui l'accompagne tout au long de l'élaboration de son ONG Fierce Blue Fire et dont on adopte le point du vue pour observer l'émergence de cette femme de caractère aux avis bien tranchés. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage, s’étalant sur près de quatre décennies entre 2013 et 2040, prend une dimension vertigineuse au détour de ce qui apparaît comme un scénario crédible, issu des innombrables entretiens que Stephen Markley a pu avoir avec les différents acteurs qui se sont penchés sur les conséquences du dérèglement climatique et qu’il a donc mis en scène avec une remarquable précision et un admirable équilibre où il décline avec autant d’aisance les enjeux politiques et scientifiques dont s’emparent les multiples factions en présence bien déterminées à s’affronter en employant tous les moyens à leur disposition. On observe ainsi l’évolution des différents protagonistes ainsi que les confrontations qui en découlent résultant de leurs convictions respectives qui varient parfois en fonction des catastrophes dantesques auxquelles ils doivent faire face et que Stephen Markley présente avec une certaine sobriété qui n’en demeure pas moins saisissante à l’exemple de ce feu dantesque qui ravage la ville de Los Angeles ou de cette tempête démesurées touchant l’ensemble de la côte est des Etats-Unis. Ce sont ces déchainement des éléments qui deviennent les moteurs d’une intrigue extrêmement prenante où l’on distingue l’enchaînement des conséquences économiques et politiques qui frappent le pays mais également le reste de la planète et dont on prend connaissance au gré des dépêches et des encarts médiatiques qui entrecoupent les différentes périodes du récit. On perçoit ainsi les perspective de ce chaos annoncé comme cet effondrement de l'immobilier au bord des côtes amenées à disparaitre avec la montée des eaux et qui est étroitement lié aux banques et aux assurances désormais menacées par des faillites en cascade. Chacun trouvera donc son compte dans cette effroyable perspective climatique qui devient donc, par la force des choses, l'enjeu de toutes les luttes prenant parfois une tournure extrême et clandestine comme on le constate en suivant le parcours de Shane, membre fondateur de la cellule terroriste 6Degrees, en percevant notamment cette parano et cette solitude imprégnant la vie de chacun d'entre eux alors que les actions visant à détruire des infrastructures prennent une tournure meurtrière en s'en prenant aux acteurs responsables du dérèglement climatique. Ce sont probablement les chapitres les plus intenses du roman, ce d'autant plus que Stephen Markley a inséré des encarts au sein du texte où l'on perçoit la pensée de ces individus au gré de leurs échanges avec les autres membres du groupuscule terroriste qui nous rappelle celui des Weathermen qui avaient défrayé la chronique dans les années 70. On le voit, Le Déluge est donc un roman d'une impressionnante richesse tant dans sa diversité que dans le développement d'intrigues multiples nous permettant d'avoir une vision exhaustive et tragiquement réaliste des conséquences de plus en plus brutales d'un changement climatique qui n'épargne plus personne. Un roman tout simplement vital qu'il faut lire impérativement.

     

     

    Stephen Markley : Le Déluge (The Deluge). Editions Albin Michel/Collection Terres D'Amérique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé.

    A lire en écoutant : Révélations de Nicolas Britell. Album : The Underground Railbord: Volume 3 (Original Séries Score). 2021 Lakeshore Records.

  • Richard Krawiec : Croire En Quoi ? Travailler encore.

    IMG_0131.jpegDurant les dernière années de sa vie, le romancier Robert-Louis Stevenson s'installe à Vailima sur les îles Samoa où les habitants l'appellent Tusitala, terme désignant le conteur d'histoire emblématique qu'il est devenu et qui est également le nom que porte une espèce d'araignées, raison pour laquelle figure un logo stylisé de l'arachnide sur les couvertures des ouvrages de la maison d'éditions indépendante Tusitala installée entre Paris et Bruxelles et qui a pour vocation de transmettre avec beaucoup de conviction la trentaine d'ouvrages que compte le catalogue depuis sa création en 2013. Outre l'importance apportée au texte et qui plus est à la traduction afin de transmettre des récits de qualité, fortement ancrés dans l'aspect social et politique au sens global du terme, on appréciera le soin apporté à la charte graphique extrêmement élaborée accompagnant l’ensemble des ouvrages de cette belle entreprise qui se préoccupe de chaque maillon de la chaîne du livre dans une logique de transmission où le savoir-faire de chacun demeure la valeur primordiale pour donner vie à cet objet précieux qu'est le livre. Si vous vous penchez sur les romans de la collection, vous y trouverez Jacqui du plus que légendaire Peter Loughran qui est également l'auteur du roman-culte Londres Express (Série Noire 1967). On peut également découvrir trois romans de Larry Fondation, auteur à la fibre sociale exacerbée qui fut journaliste avant de travailler comme médiateur social à Los Angeles dans les quartiers sud ainsi que du côté de Compton et d’en restituer certains aspects au gré d’une oeuvre engagée. C'est d’ailleurs le romancier californien qui présente son camarade Richard Krawiec qui va entamer ainsi une longue et belle collaboration avec la maison Tusitala publiant tout d’abord Dandy (Tusitala 2013) qui rencontre un certain succès en France suivi de Vulnérables (Tusitala 2017) et de Paria (Tusitala 2020) inédits aux Etats-Unis, son pays d’origine, ainsi que Les Paralysés (Tusitala 2022) s'inscrivant tous dans une dimension sociale implacable qu'il connait bien puisqu'il en est issu et qu'il s'attache à dépeindre avec cette justesse sobre rappelant les romans de Jack London ou de John Steinbeck. La collaboration entre Tusitala et Richard Krawiec est d'autant plus forte, qu’il faut savoir qu’après Paria, le romancier américain songeait à abandonner l’écriture avant de découvrir l’engouement des lecteurs des régions francophones où il est davantage reconnu à l’instar d’auteurs comme Benjamin Whitmer ou James Ellroy. Et alors que son précédent roman Les Paralysés se déroulait durant les années 70, son dernier ouvrage Croire En Quoi ? prend pour cadre la ville de Pittsburgh des années 80 de l'ère Reagan en suivant les affres d’une famille de cette classe laborieuse se débattant pour survivre après la fermeture d’une usine laissant tous les ouvriers sur le carreau.

     

    A Pittsburgh, les usines ferment à la fin des années 80 en renvoyant ainsi des centaines d’ouvriers contraints de rentrer chez eux avant de pointer au chômage. Mais même s’il se rend bien compte que la ville prend un virage économique dont il ne fait pas partie, Timmy s’accroche à la moindre bride d’espoir et s’emploie par tous les moyens à nourrir sa famille tout en tentant de rester digne. Dans ce marasme, Pat, son épouse, se débat sur tous les fronts pour faire en sorte de prodiguer des soins à sa fille Katie qui est handicapée depuis qu’elle a subi une lésion cérébrale aux conséquences irréversibles. Mais comment peut-on faire lorsque l’on constate qu’il n’y a aucun échappatoire pour se soustraire à cette dèche qui s’accroche à vous comme une marque indélébile au fer rouge de la misère ? Et vers qui s’adresser lorsque les syndicats, les associations, les collectivités et les politiques vous tournent le dos avec cette sensation tenace de ne plus croire en rien et de ne compter pour personne, même au sein de sa propre famille qui se disloque sans que l’on ne puisse rien faire ? Mais peut-être que la maire de la ville pourra faire quelques chose ? En tout cas Jimmy, accompagné de son pote Gerry, va tout faire pour la convaincre de leur trouver du boulot.

     

    Que ce soit avec la multitude de jobs qu’il a effectué et les innombrables activités pour lesquelles il s’est engagé à l’exemple des ateliers d’écriture pour les prisonniers ou du bénévolat pour l’accueil de réfugiés, Richard Krawiec est un romancier, poète et éditeur résolument tourné vers les autres ce qui explique sans doute la richesse de son écriture engagée. Et parmi ses expériences de vie, figurent les séances de patterning auxquelles il a participé pour des enfants handicapés suite à des lésions cérébrales et dont il dépeint le déroulement en quelques lignes en guise d’introduction avant le début du roman Croire En Quoi ? lui permettant de faire un clin d'oeil à quelques personnes de son entourage qui lui sont chères. Et si l'on prend également en considération le fait que le romancier a vécu une partie de sa vie à Pittsburgh, on comprendra que le récit s'inscrit dans une trame ultra réaliste qui s'articule autour du quotidien ordinaire de cette famille qui se désagrège dans les difficultés auxquelles ils doivent faire face au sein d'une ville qui devient hermétique à leur détresse et dont Richard Krawiec dépeint les délitements sociaux avec une sobriété crue qui n'est pourtant pas dépourvue d'une certaine forme de lyrisme sans afféterie. A partir de là, la forme narrative se décline sur une alternance du "je" incarné par Pat et du "il" que Timmy endosse avec cette nuance des perceptions et du désarroi entre deux parents tentant de faire face aux difficultés et plus particulièrement à cette violence sociale qui les frappe de plein fouet en touchant également leurs enfants que ce soit Katie avec son handicap mais également Ellen, la fille cadette souffrant d'un manque d'attention. On observera ainsi les milles et une petites mesquineries dont font l'objet Pat et Timmy à l'instar de l'attitude des employés de l'office du chômage ou de la défiance du voisinage n'appréciant guère que ces parents inconscients, selon eux, persistent à prendre en charge leur fille dont on ignore l'origine de la maladie en craignant une éventuelle infection du SIDA. Sur ce registre d'une violence sociale impitoyable, Richard Krawiec bâtit son intrigue en empruntant quelques codes du roman noir avec cette confrontation entre Timmy et la maire de Pittsburgh prenant une allure burlesque qui demeure pourtant très réaliste en soulignant la maladresse de cet homme quelle que soit la démarche qu'il entreprend. Mais la noirceur se conjugue avec la lumière que Richard Krawiec projette parfois à l'exemple des réminiscences de la rencontre entre Pat et Timmy ou des déambulation de ce dernier dans les rues de la ville prenant parfois une tournure poétique, tout comme ces instants d'une complicité et d'un espoir diffus que l'on perçoit chez une mère refusant de baisser les bras face à la maladie qui touche sa fille, ou comme ces moments d’amitié entre deux femmes surmontant leurs rancoeurs respectives qui les ont divisées. Ainsi Croire En Quoi ? décline la réponse du titre dans l'indicible luminosité d'un espoir vain permettant pourtant à ce couple de surmonter les affres d'un vie sans fard que Richard Krawiec dépeint avec une humanité émergeant de chacune des pages d'un texte qui vous pulvérise sur place.

     

     

    Richard Krawiec : Croire En Quoi ? (Faith In What ?) Editions Tusitala 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : Les Mains D'Or de Bernard Lavilliers ((avec Balbino Medellin) . Album : Enregistrement au Grand Rex. Barclay 2005.

  • HANNELORE CAYRE : LES DOIGTS COUPES. SCENE DE CRIME.

    hannelore cayre,les doigts coupés,éditions métailiéOn peut la lire bien évidemment mais on peut également la voir, puisque Hannelore Cayre apparaît brièvement dans Commis D'Office, film qu'elle a réalisé en 2009 et inspiré de son premier roman au titre éponyme s'inscrivant dans une trilogie mettant en scène Christophe Leibowitz-Berthie, minable avocat commis d'office dont le rôle à l'écran est interprété par Roshdy Zem. Tout cela émane de sa propre expérience professionnelle car  Hannelore Cayre a elle-même officié en tant qu'avocate auprès des instances pénales de Paris tout en entamant une carrière d'écrivain, de scénariste et de réalisatrice parmi les multiples activités qu'elle exerce. Mais que ce soit dans le milieu du cinéma et de la littérature noire, la romancière acquiert une certaine notoriété avec La Daronne (Métailié 2017) obtenant une pluie de récompenses dont le Grand prix de la littérature policière tandis qu'elle est nominée au César pour la meilleure adaptation du film réalisé par Jean-Paul Salomé et  interprété par Isabelle Huppert endossant ce rôle génial d'une traductrice-interprète judiciaire détournant un stock de cannabis afin de le revendre à son compte. Passé plus inaperçu, Richesse Oblige (Métailié 2020) baigne également dans le milieu judiciaire avec quelques connotations historiques et toujours ce même regard féroce chargé de cette ironie saillante et pleine d'esprit. On retrouve d'ailleurs toutes ces caractéristiques avec Les Doigts Coupés dernier roman de Hannelore Cayre s'éloignant du milieu judiciaire pour nous entraîner dans les méandre de cette scène de crime datant de 35'000 ans  et qu'une paléontologue à mis à jour avec la découverte fortuite de cette grotte recelant une sépulture préhistorique. 

     

    C'est le grand moment de la paléontologue Adriane Célarier présentant la découverte de cette sépulture préhistorique, de cette grotte chargée d'histoire avec notamment ses parois recouvertes de pochoirs de mains aux doigts coupés. Mais sera-t-elle capable de restituer ce qu'a voulu transmettre Oli cette femme venue de cette période si lointaine et qui émerge désormais sur les parois de cette caverne ? Que signifie donc ces mutilations qu'elle tient à afficher devant nous tous comme le témoignage d'une injustice d'un autre âge ? Un injustice d'un autre âge vraiment ? Car Oli veut devenir chasseuse alors que cette activité est dévolue aux hommes sous peine d'un châtiment douloureux en cas de transgression. Mais Oli est une femme courageuse qui ne compte pas se soumettre à un dictat liberticide qui n'a absolument aucun sens pour celle qui est éperdument éprise de liberté quitte à bouleverser tout ce carcan patriarcale désuet en commettant le premier meurtre de l'humanité.

     

    Bien éloignée des récits virils et anachroniques de J.-H. Rosnie aîné et de sa fameuse Guerre Du Feu ou des planches tout aussi viriles et fantaisistes d'André Chéret mettant en scène les aventures de Rahan sur des scénarios de Roger Lécureux, Hannelore Cayre se penche sur le thème de la construction sociale au sein d'un groupe de sapiens et plus particulièrement de la place faite aux femmes à cette époque reculée où les tâches sont désormais attribuées en fonction du genre, ceci sur la base d’une anthropologie féministe sur laquelle elle s’appuie pour décliner ce roman noir préhistorique. Mais si la romancière s’inspire de diverses études et autres essais sur le sujet, Les Doigts Coupés se décline sur le parti pris terriblement original du dialogue et du mode pensée contemporain d’Oli, cette femme du fond des âges et personnage central de l’intrigue dont la démarche de liberté et d'affranchissement fait écho à celle d'Adriane Célarier, cette paléontologue devant également s’imposer au sein d’un milieu essentiellement composé d’homme. Ainsi, à partir de la découverte de cette grotte et de la conférence qui en découle, on découvre donc le destin d'Oli sur le registre d'un anachronisme assumé et d'une redoutable intelligence, entrecoupé des interventions de la paléontologue ponctuant les principales étapes de l’existence de cette femme parmi lesquelles figurent cette rencontre avec une tribu de néandertaliens qui va remettre en cause ses convictions ainsi que cette volonté d'afficher ses mutilations sur les parois d'une grotte. Tout cela se décline avec le mordant caractérisant l'écriture de Hannelore Cayre avec quelques pointes d'un humour acide pimentant ce fait divers d'un autre âge prenant une dimension universelle tout en endossant les codes d'un récit d'aventure chargé de tension. Sans jamais tomber dans le grotesque ou la caricature pouvant découler de cette audace narrative, Les Doigts Coupés se révèle être un roman particulièrement brillant, prenant les allures d'une fable obscure destinée à nous interpeller sur la place faite aux femmes ceci depuis la nuit des temps tout en résonnant d'une redoutable manière à cette époque qui est la notre où la découverte des ossements, des fresques et des reliques s'inscrit dans le registre d'une enquête passionnante menée de bout en bout d'une manière magistrale. 

     

    Hannelore Cayre : Les Doigts Coupés. Editions Métailié 2024.

    A lire en écoutant : The Family And The Fishing Net de Peter Gabriel. Album : Peter Gabriel 4. 2015 Peter Gabriel Ltd.

  • SIGITAS PARULSKIS : TENEBRES ET COMPAGNIE. LA DANSE DE SALOME.

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    Après une belle incursion en Pologne suivie de la découverte des contrées balkaniques, c'est du côté de la région des pays Baltes que les éditions Agullo nous entraînent pour nous proposer Ténèbres Et Compagnie, premier roman traduit en français du poète, dramaturge et essayiste lituanien Sigitas Parulskis levant le voile sur l'un des grands tabous du pays au sujet de l'extermination de la communauté juive durant la période trouble de la Seconde guerre mondiale et plus particulièrement du rôle actif de ses compatriotes qui ont contribué à ce génocide. Comptant moins de 3 millions d'habitants, ce petit pays méconnu que la plupart d'entre nous peineront à situer sur la carte du monde, fait partie de l'Union européenne depuis 2003 alors que son destin contemporain a basculé en 1940 lorsque Hitler donne l'ordre d'occuper les trois pays baltes et que suite à l'opération Barbarossa, c'est pratiquement l'ensemble population juive qui est victime de la Shoah avec un génocide figurant parmi les plus élevés d'Europe. Publié en 2012 en Lituanie, soit 12 ans après l'indépendance du pays s'émancipant de l'occupation de l'Union soviétique, on comprendra, à la lecture de la postface de Ténèbres Et Compagnie, que ce sujet délicat apparaît encore comme extrêmement sensible pour une bonne partie de la population prétendant qu'il n'est pas bon de ressasser ce terrible passé qu'il convient d'oublier à tout jamais et de se pencher plutôt sur les actes de la résistance dans le pays pour contrer l'invasion des forces allemandes. Ainsi, au gré de ces arguments qui nous font frémir, traduisant la mauvaise foi et le déni qui prévalent toujours à notre époque, on comprendra que dans toute l'horreur qu'il décline sans ambage, un roman tel que Ténèbres Et Compagnie devient un récit incontournable nous permettant de nous confronter à cette part sombre de l'humanité et de ses résurgences qui continuent à nous bouleverser. 

     

    Alors que la guerre commence, Vincentas sort dans la rue pour en photographier les éclats mais est rapidement arrêté par des partisans l'accusant d'être à la solde des bolchéviques. Enfermé dans une geôle, il en est extrait pour être exécuté et ne doit son salut qu'à cet officier SS appréciant son travail et qui lui propose un pacte afin que lui et Judita, sa compagne juive qu'il aime avec passion, bénéficient d'un sécurité relative en ces temps troublés où l'extermination des juifs s'enchaînent à l'orée des villages et des forêts de son pays occupé. L'accord qu'il conclut avec ce responsable des Einsatzgruppe, que Vincentas surnomme l'Artiste, consiste à photographier leurs activités et plus particulièrement les dernières étincelles de vie des victimes s'entassant dans les fosses communes. Accompagné de soldats baltes acquis à la cause, Vincentas devient ainsi le témoin de ces massacres qui s'échelonnent à un rythme soutenu visant à l'extermination totale de la communauté juive. Une activité éprouvante qu'il dissimule à Judita qu'il protège de la déportation vers le ghetto de Vilnius. Mais à force d'être témoin sans rien faire ne devient-on pas complice ? Et jusqu'où l'horreur accompagnant Vincentas et Judita va-t-elle les conduire dans le fracas de la guerre.

     

    On ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec Les Bienveillantes quand bien même le roman de Johnathan Littell ne prend pas pour cadre la Lituanie mais s'inscrit tout comme Ténèbres Et Compagnie dans le contexte de cette opération Barbarossa ouvrant le front à l'Est durant la Seconde guerre mondiale et permettant à ces fameux Einsatzgruppe de procéder à l'extermination des communautés juives avec l'appui des populations locales. Si Les Bienveillantes s'articulait autour du mythe d’Eschyle où ces furies vengeresses persécutent les auteurs de crimes à l'encontre des membres de leur famille, Sigitas Parulskis fera continuellement référence à la décapitation de Saint-Jean Baptiste et sa mise en scène dans Salome, l'opéra de Richard Strauss atteignant son paroxysme avec cette fameuse danse des sept voiles dont on découvrira l’adaptation effroyable par l'Artiste, surnom de cet officier SS qui hante les pages de Ténèbres Et Compagnie et dont on trouve quelques points communs avec Maximilien Aue. Mais outre le fait qu’il se déroule en Lituanie, Sigitas Parulskis prend pour personnage central non pas un bourreau mais un témoin des exactions en la personne de Vincentas, ce photographe désarmé capturant les instants d’horreur dans le prisme de son objectif et dont le caractère ambivalent nous renvoie vers cette question lancinante nous saisissant tout au long du récit quant à notre attitude en de pareilles circonstances. Ainsi, Ténèbres Et Compagnie, prend l’allure d’une tragédie faustienne avec ce pacte entre Vincentas et l’Artiste, même si l’officier SS reste très en retrait pour laisser la place aux seconds couteaux lituaniens qu’incarnent des individus effrayants tels que Simonas Petras et Jokūbas l’Ainé membres convaincus du commando chargé de l’exécution des juifs de la région qu’ils entassent dans des fosses communes avec un certain savoir-faire terrifiant. On suit donc les parcours de ces individus aux différents stade de la guerre et de leur effroyable mission quant à l’éradication de celles et ceux qu’ils considèrent comme une menace juive et bolchevique qu’il convient de contrer à tout prix avec l’appui de leurs alliés allemands de circonstance qu’ils considèrent avec une certaine défiance. On perçoit ainsi, sans que rien ne nous soit épargné, toute la mise en oeuvre de cette collaboration meurtrière avec en toile de fond la mise en place du ghetto de Vilnius, antichambre de ce qui va apparaître comme la solution finale. Et puis en filigrane, apparaît cette histoire d’amour immodéré entre Vincentas et Judita, cette femme juive de caractère, unique personnage féminin du livre qui devient la pierre angulaire de ce récit d’une intensité effroyable qui prend parfois une allure quasiment onirique que ce soit durant la confrontation de Vincentas avec l’Artiste ou au terme de son affrontement avec Jokūbas l’Ainé dont le devenir apparaît incertain. Il n’en demeure pas moins que la monstruosité des actes se décline sur un registre nuancé avec une habilité certaine qui font de Ténèbres Et Compagnie un ouvrage indispensable auquel il faut se confronter et dont la portée dépasse les frontières de la Lituanie et encore plus celle du temps pour nous ramener cruellement à notre époque. 

     

    Sigitas Parulskis : Ténèbres Et Compagnie (Tamsar Ir Partneriai). Editions Agullo 2024. Traduit du lituanien par Marielle Vitureau.

    A lire en écoutant : Salome, Op. 54 - Scene 4: Salome's Dance of the Seven Veils de Richard Strauss. Album : Salome. Catherine Malfitano, Byrn Terfel, Philharmonique de Vienne, Christophe von Dohnányl. 1995 Decca Music Group Limited.