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04. Roman noir - Page 2

  • Benjamin Dierstein : L'Etendard Sanglant Est Levé. Faut qu'ça saigne.

    benjamin dierstein,l’étendard sanglant est levé,éditions flammarion

    Service de presse.

    Même si l'équipe marketing de la maison d'éditions hurlera de désespoir, il ne faut pas compter pouvoir entamer ce pavé de plus de 900 pages sans avoir digéré les 763 feuillets de l'ouvrage précédent, composant ce qui apparaît comme une trilogie à venir de cette fresque dantesque du déclin du règne de Giscard de la fin des années 70 à l'avènement de l'ère de Mitterand des années 80 et de l’ensemble des affaires troubles qui jalonnent cette période. Mais que l'on ne s'inquiète pas trop car avec Benjamin Dierstein, la lecture file à une allure proche de la vitesse de la lumière lorsque l'on se plonge dans Bleus, Blancs, Rouges (Flammarion 2025) paru au début de l'année 2025, en allant à la rencontre de Jackie Lienard et de Marco Paolini, deux flics novices que tout oppose, tout en croisant également la route du brigadier Jean-Louis Gouvernnec, infiltré dans les groupuscules gauchistes proches d'Action directe et du mercenaire Robert Vauthier qui fraye avec les officines de droite en montant des coups tant en Afrique que dans le milieu des nuits parisiennes. Et c'est autour de ces quatre destins que la fiction s'agrège à la succession d'événements historiques ponctuant cette époque chaotique dans un jeu habile de fiction et de réalité prenant l'allure d'une intrigue policière survoltée s'entremêlant à ce qui se révèle être une espèce de jeu de pouvoir politique cruelle où la raison d'état légitime les actions les plus infâmes. Avec une aisance assez déconcertante, le lecteur va donc retrouver tout cela dans L'Etendard Sanglant Est Levé qui, après une brève incursion en 1965, nous embarque dans ce moment de bascule entre 1980 et 1982, de la campagne présidentielle à la prise de pouvoir des socialistes en bousculant la destinée de ce quatuor de flics et de barbouze toujours en quête de ce trafiquant d'arme qui alimente tous les réseaux des groupuscules révolutionnaire qui sévissent tant en France que dans le reste du monde. 

     


    benjamin dierstein,l’étendard sanglant est levé,éditions flammarionEn janvier 1980, c'est le marasme en France qui s'enfonce dans la crise économique en disant adieu aux trente glorieuses tandis que tous les services de police sont focalisés sur la traque des membres des groupuscules révolutionnaires qui sévissent dans le pays. Désormais infiltré dans le noyau dure d'Action Directe, le brigadier Jean-Louis Gouvernnec tente d'approcher Geronimo, ce marchand d'arme formé par les libyens et qui alimente tous les réseaux terroristes d'extrême gauche. C'est Jacquie Lienard, son officier traitant au RG qui est à la manoeuvre tandis que Marco Paolini, jeune flic intrépide de la BRI, tente également de soustraire tous les renseignements possibles pour localiser et identifier le mystérieux trafiquant d'arme. Mais tandis que la campagne présidentiel bat son plein, les deux inspecteurs vont devoir également compter avec Robert Vauthier, mercenaire de son état reconverti dans le milieu de proxénétisme et qui enflamme le monde de la nuit parisienne et de la jet set avec son dancing ultra sélect servant de couverture pour ses trafics destinés à alimenter l'armée de barbouzes sévissant au Tchad afin de traquer Geronimo qui a ses entrées auprès de la dictature de Kadhafi en pleine ébullition. Mais les événements vont prendre une autre tournure lorsque le terroriste Carlos débarque en France bien décider à imposer sa loi par tous les moyens en entraînant Jacquie Lienard, Jean-Louis Gourvennec, Marco Paolini et Roger Vauthier dans un univers impitoyable de violence et de corruption qui sévit jusqu'au plus haute instance d'un état de droit qui n'en a plus que le nom. 

     

    On retourne donc au charbon avec ce quatuor d'individus écorchés vifs que l'on accompagne avec une certaine fébrilité dans cet amoncellement d'affaires troubles qui marquent cette période à la fois explosive et porteuse d'espoir, mais dont on connaît déjà l'immense déception qu'elle va engendrer par la suite avec l'avènement d'un président Mitterand à la personnalité complexe qui s'ingénie dans les manoeuvres machiavéliques accompagné en cela de son bras droit, François de Grossouvre qui apparaît tout au long de cette intrigue se révélant encore plus dantesque que la précédente. C'est dans cette atmosphère fiévreuse que Benjamin Dierstein nous entraîne au gré d'un récit d'une grande tenue qui transcende ce schéma narratif si cher à James Ellroy avec ces encarts de titres de la presse de l'époque, ces extraits d'écoutes téléphoniques et ces retranscriptions de procès-verbaux, prémisses des intrigues dans lesquelles il va mettre en scène les quatre personnages fictifs qui vont alimenter la perspective des événements historiques de cette époque foisonnante où l'on croise, outre les politiques et autres hauts fonctionnaires de police, toute une galerie de personnalité de la jet set que ce soit Alain Delon, Thierry Ardisson, Jean-Paul Belmondo, Mireille Dara, Serge Gainsbourg et Jane Birkin pour n'en citer que quelques unes. Mais avec la tuerie d'Auriol ou l'attentat de la rue Marbeuf, ce sont également des individus inquiétants qui apparaissent dans les dédales de cette fresque historique, tels que Carlos, Jean-Marc Rouillan et Nathalie Mérnigon, Pierre Debizet et Jacques Massié ainsi que la cohorte de d'individus de la pègre qui vont s'entredéchirer dans des règlements de compte explosifs donnant tout son sens à ce titre du roman, L'Etendard Sanglant Est Levé. Tout cela, Benjamin Dierstein le décline avec cette habilité qui le caractérise désormais, au rythme d'une écriture serrée d'où émerge toute cette tension permanente alimentant un texte de haute tenue que l'on s'accaparera littéralement avec une certaine fébrilité à mesure que l'on progresse dans cet ensemble d'intrigues parallèles toutes aussi passionnantes les unes que les autres tout en guettant ces instants explosifs où le récit va basculer dans un déchainement d'une violence sans égale. Et puis, il faut bien admettre que l'on demeure assez impressionné par cette capacité de l'auteur à digérer une documentation conséquente qu'il restitue avec cette aisance saisissante, dans le cours d'une fiction qui se conjugue parfaitement avec les événements historiques qui prennent un tout autre éclairage, ce d'autant plus avec l'actualité du présent où un ancien président de la République vient d'être condamné pour des faits d'association de malfaiteur en lien avec des financements libyens. Autant dire que L'Etendard Sanglant Est Levé tient donc toutes ses promesses amorcées avec le premier volume et que l'on attend avec une impatience fiévreuse, le troisième ouvrage, dont on sait déjà qu'il s'intitulera 14 Juillet et qu'il paraîtra au mois de janvier 2026. 

     

     

    Benjamin Dierstein : L'Etendard Sanglant Est Levé. Editions Flammarion 2025.

    A lire en écoutant : Traffic de Bernard Lavilliers. Album : Métamorphose. 2023 Barclay.

  • Frédéric Paulin : Que S'Obscurcissent Le Soleil Et La Lumière. Samedi soir à Beyrouth.

    frédéric paulin,que s’obscurcissent les soleil et la terre,éditions agullo

    Service de presse.

    On ne sait plus trop quoi dire à son sujet, tant l'on a décliné de superlatifs élogieux pour encenser cette seconde trilogie trouvant sa conclusion dans la fusion des couvertures des deux précédents ouvrages où la sublime mosaïque orientale se décline désormais sur la palette des trois couleurs du drapeau du Liban tandis que le silhouette emblématique du cèdre s'imprègne d'une teinte sanguinolente lourde de sens. Avec Que S'Obscurcissent Le Soleil Et La Lumière, Frédéric Paulin achève donc de manière magistrale, cette fresque de la guerre civile du Liban qu'il entamait il y a de cela une année avec Nul Autre Ennemi Que Mon Frère (Agullo 2024) s'articulant autour des origines de ce conflit fratricide tandis que l'on en découvrait toute son ampleur dans Rares Ceux Qui Echappèrent A La Guerre (Agullo 2025) où les attentats et les prises d'otage se succèdent en prenant une dimension internationale. Pour les frileux qui n'oseraient aborder cet ensemble de textes magistrales, tant pour des raison pécuniaires que pour des motifs plus abscons de thèmes obscurs et peu compréhensibles, on signalera tout d'abord que le premier volume est désormais disponible en version poche chez Folio policier et que loin d'être ardue, Frédéric Paulin déploie une intrigue solide où les faits historiques s'entremêlent à une fiction dynamique qui nous éclaire d'une manière à la fois sobre et convaincante sur les entournures d'un conflit aux ramifications complexes. Ainsi, au terme de Que S'Obscurcissent Le Soleil Et La Lumière, on prendra la mesure des différents enjeux qui animent l'ensemble de cette région du Moyen-Orient et des conflits qui perdurent en s'inscrivant désormais dans la terrible actualité d'une autre guerre qui déciment les populations. Autant dire que la trilogie libanaise de Frédéric Paulin a valeur de document dans ce qui apparaît comme une guerre civile où seule l'amertume subsiste en résonnant comme une tragique défaite s'inscrivant dans le parcours de chacun des personnages d'un récit éblouissant.

     

    frédéric paulin,que s’obscurcissent les soleil et la terre,éditions agulloA la fin de l'année 1986, ce sont les attentats ravageant Paris qui rythment la vie du commissaire Nicolas Caillaux et de sa femme la juge d'instruction Sandra Gagliaco qui découvrent peu à peu que s'il faut retrouver rapidement les coupables pour calmer l'opinion publique, c'est désormais la raison d'état qui prévaudra sur la vérité en privilégiant l'improbable piste Abdallah afin de ménager les susceptibilités du gouvernement iranien se livrant désormais à une guerre ouverte des ambassades à laquelle la France ne compte pas céder. De son côté, le député Michel Nada ä fort à faire dans les négociations obscures pour la libération des otages français détenus depuis plusieurs années au Liban alors que Chirac et Mitterand se livrent à une course cynique pour s'en attribuer le mérite en vue des élections présidentielles de 1988. A Beyrouth, l'ancien attaché d'ambassade Philippe Kellermann constate avec amertume que la guerre reprend de plus belle avec des luttes fratricides au sein des milices chrétiennes mais également au sein des factions chiites conduisant à la formation de deux gouvernements que tout oppose. De toute manière pour Kellerman, seul compte le devenir de Zia, cette femme Chiite affiliée au Hezbollah, qui l'ensorcelle. Il n'y a donc plus d'avenir dans ce pays à feu et à sang où Dixneuf, ancien agent des service secrets, va régler ses comptes en comptant sur l'appui d'un allié inattendu. Il n’est d’ailleurs pas le seul à vouloir en finir avec toute cette folie dans une ultime déflagration de violence destructrice.

     

    Immanquablement, au terme de cette série de trois romans aux titres évocateurs, se pose la question de savoir sur quel sujet Frédéric Paulin va-t-il se pencher et sur sa capacité à faire aussi bien, si ce n'est mieux que la trilogie Benlazar et cette trilogie libanaise s'achevant dans ce qui apparaît comme un récit magistral qui vous coupe le souffle. Il faut dire que l'on a accompagné durant une année cette galerie de personnages déchirés par les événements tragiques de ce conflit qui marquent leurs vies respectives et auxquels l'on s'est attaché en dépit de cette vertigineuse perte de repère les entraînant, pour la plupart d'entre eux, dans une spirale de violence incontrôlable. Avec Que S'Obscurcissent Le Soleil Et La Lumière, on découvre donc les enjeux politiques autour des otages français détenus au Liban ainsi que les soubassements de  cette guerre des ambassades entre la France et l'Iran en lien avec l'affaire Wahid Gordji mettant en perspective les entrelacs d'un pouvoir judiciaire malmené par la raison d'état qui s'invite au sein d'une procédure complexe visant ä faire la lumière sur les véritables commanditaires de la série d'attentats à Paris, dont celui de la rue de Rennes, durant la période entre 1985 et 1986. Et c'est autour de chacun de ses personnages fictifs, qu'il soit juge, policier, diplomate ou membre des milices libanaises, que Frédéric Paulin projette ce contexte historique dans ce qui apparaît comme un agrégat vertigineux de réalité et de fiction nous permettant de saisir toute la complexité des enjeux géopolitique de cette guerre du Liban dont il nous livre toutes les bassesses en compromissions au terme d'une intrigue extrêmement sombre, chargée d'amertume. Mais l'autre enjeu de Que S'Obscurcissent Le Soleil Et La Lumière, consiste bien évidemment à connaitre le devenir de ces individus marquants et tourmentés que sont la juge Sandra Gagliaco et son compagnon le commissaire Nicolas Caillaux, l'attaché d'ambassade Phillipe Kellermann, le commandant Dixneuf, la milicienne chiite Zia al-Faqîh et son chef Abdul Rasool al-Amine ainsi que le député Michel Nada dont les destinées se fracassent dans un entrelacs de confrontations saisissantes. Tout cela se décline au gré d'un texte à la fois sobre et rythmé permettant de digérer la chaos de cette guerre du Liban que Frédéric Paulin restitue à la hauteur de ces femmes et de ces hommes qui nous marqueront à tout jamais. Un roman prodigieux.

     

    Frédéric Paulin : Que S'Obscurcissent Le Soleil Et La Lumière. Editions Agullo 2025.

    A lire en écoutant : Samedi soir à Beyrouth de Bernard Lavillier. Album : Samedi soir à Beyrouth. 2008 Barclay.

  • Víctor Del Árbol : Personne Sur Cette Terre.

    personne sur cette terre,victor del arbol,actes sud,actes noirsAvec son premier roman traduit en français, il entrait tout de suite dans la cours des grands en se hissant au côtés d'auteurs monumentaux tels que Manuel Vazquez Montalban, Arturo Pérez-Reverte et, dans une moindre mesure, dans le sillage de romanciers comme Carlos Ruiz Zafón et Javier Cercas en s'interrogeant sur le poids du passé, notamment la guerre civile et la dictature franquiste qui plomba l'Espagne. Et c'est bien ce dont il était question lorsque découvrait La Tristesse Du Samouraï de Víctor Del Árbol (Actes Noirs 2012), titre aux connotations mélancoliques donnant sa tonalité à un texte puissant évoquant les fantômes de la Division Azul et autres bourreaux issus des rangs de la Phalange espagnole de l'époque. On retrouve d'ailleurs cette thématique du passé dans l'ensemble de l'oeuvre du romancier qui s'applique à mettre en scène des intrigues sombres, toutes en nuances, se déclinant autour de la personnalité complexe de ses personnages qu'il dépeint de manière subtile. Cette sensibilité à la douleur des autres qui émerge de ses intrigues, serait-elle issue de son expérience de policier au sein de la brigade des mineurs dans laquelle il a exercé durant plusieurs années en Catalogne ? Sans pouvoir répondre avec certitude à la question, il ne fait aucun doute que les nombreux lecteurs ont sans doute été touchés par cette propension à décliner cette souffrance émanant tant des victimes mais également des bourreaux en offrant une vision toute en ambiguïté de cette dualité entre le bien et le mal. S'inscrivant à la lisière des genres, mais tout de même dans une trame résolument noire, on notera que Víctor Del Árbol a été récompensé par quelques prix prestigieux de la littérature noire dont le Prix du polar européen des Quais du Polar et le Grand prix de la littérature policière mais également du prix Nadal, la plus ancienne récompense littéraire espagnole s'affranchissant de tout clivage. C'est donc avec une certaine fébrilité que l'on retrouve le romancier revenant sur le devant de la scène littéraire avec Personne Sur Cette Terre et que l'on pourra croiser notamment au festival Toulouse Polar du Sud en compagnie d'autres auteurs espagnols tels que Marto Pariente et Aro Sáinz de la Mara.

     

    personne sur cette terre,victor del arbol,actes sud,actes noirsAlors qu'il n'est qu'un enfant Julián Leal assiste à l'exécution de son père par quatre individus cagoulés qui incendient sa maison. Mais en 1975, dans ce petit village côtier de Galice, tout le monde connaît les auteurs de ce terrible règlement de compte en se gardant bien de les dénoncer. Trente ans plus tard, devenu inspecteur chevronné au sein de la police à Barcelone, Julián a perdu tous ses moyens en frappant un entrepreneur qu'il laisse dans le coma sans plus d'explication, pas même à sa partenaire avec qui il travaille depuis des années. Et alors qu'il souffre d'un cancer incurable, dans l'attente de son procès après sa mise à pied, il revient sur ses terres natales pour retrouver celles et ceux avec qui il a partagé son enfance. Ainsi, ce sont des histoires d'amitiés mais aussi de rancœurs qui refont surface autour de ce région côtière où la contrebande d'alcool a laissé la place à des trafics plus dangereux dirigé par des cartels mexicains sans pitié qui vont faire voler en éclat tous les serments d'autrefois. Et partout où passe Julian, ce sont des éclats de violence qui surviennent tandis qu'un mystérieux individu aux yeux noirs rôde dans les parages en quête d'informations qu'il va obtenir par tous les moyens, même les plus extrêmes. Et entre la résurgence du passé et les intérêts du présent que l'on souhaite préserver, émerge les intérêts d'hommes puissants qui s'en prennent aux enfants en se dissimulant derrière des masques de loup. 

     

    Tout comme ses personnages, Víctor Del Árbol construit des intrigues denses et complexes qui se déclinent dans un présent entrecoupé de longues analepses nous permettant d’en savoir encore davantage sur ce qui anime l’ensemble des protagonistes de Personne Sur Cette Terre, que ce soit l’inspecteur Julián Leal, un homme en bout de course ou Clara, une ancienne journaliste photographe séjournant depuis plusieurs années dans une clinique de désintoxication afin de se sevrer. Il s’agit donc d’un récit nécessitant une attention certaine afin d’appréhender toute une galerie d’hommes et de femmes gravitant autour de ce policier torturé de retour dans son village natal où vont émerger, à son corps défendant, quelques lueurs d’un passé trouble en lien avec la forte personnalité d’un père, ancien combattant des forces nationalistes de Franco, que l’on a exécuté devant lui pour d’obscurs règlements de compte. Mais l’ensemble du roman se décline sur le registre du présent en s’articulant sur cette évolution de la contrebande qui s’inscrit désormais dans le contexte d’un trafic de stupéfiants aux dimensions internationales dont on perçoit, en toile de fond, l’influence violente des cartels mexicains, mais également dans un environnement beaucoup plus trouble d’un trafic d’enfants destinés à assouvir les fantasmes de pervers sexuels, dissimulant leur visage derrière un masque de loup. Autant dire que la multiplicité des sous-intrigues nécessite une attention soutenue qui sera récompensée au terme d’un roman recelant quelques révélations auxquelles on ne s’attendait vraiment pas et que Víctor Del Árbol met en scène au gré d’une narration qu’il maîtrise de bout en bout avec une impressionnante aisance. Et puis il y a toujours cette ambivalence qui habite l’ensemble des personnages soumis à des dilemmes qui les conduisent parfois à commettre des actions qui leurs déplaisent, quant ce n’est pas tout simplement le dégout qui les consume. Et c’est bien dans ce domaine que le romancier excelle en déclinant ce déchirement que l’on perçoit parfois au travers du regard de ce tueur à gage observant son entourage avec cette humanité détachée qui n’est pas dénuée d’un certain égard pour les cibles qu’il doit exécuter sans jamais se bercer d’illusion quant au devenir de celles et ceux qui frayent dans un environnement dénué de compassion et de pitié car « personne sur cette terre n’est innocent, personne n’oublie, personne ne pardonne ». Et c’est bien autour de cette phrase terrible que Víctor Del Árbol fait la démonstration de son immense talent pour nous immerger dans le cours d’un roman virtuose où l’humanité de chacun des protagonistes se dilue dans la terrible nécessité de survivre en dépit de tout. 


    Víctor Del Árbol : Personne Sur Cette Terre (Nadie En Esta Terra). Editions Actes Sud/Actes Noirs 2025. Traduit de l'espagnol par Alexandra Carrasco.

    A lire en écoutant : Somewhere Only We Know de Keane. Album : Hopes and Fears. 2004 Universal Island Records.

  • PEDRO GARCIA ROSADO : LE CLUB DE MACAO. JUNGLE SOCIALE.

    le club de macao,éditions chandeigne,pedro garcia rosadoMême si elle s'est diversifiée depuis, la maison indépendante Chandeigne s'est spécialisée dans tout ce qui a trait aux récits de voyage et au monde lusophone en publiant toute une diversité d'ouvrages allant des essais aux recueils de poésie, en passant par de beaux-livres grands formats, aux romans bien sûr et aux récits historiques souvent agrémentés d'illustrations et de cartes de l'époque qui font le bonheur tant du grand public que des spécialistes. L'autre particularité de l'entreprise, c'est la qualité apportée à chacune des publications que ce soit dans le choix du papier et le soin de la typographie ainsi que dans la beauté sobre des couvertures au toucher légèrement rugueux que l'on apprécie tant et qui se fait de plus en plus rare. Les quelques romans policiers du catalogue ne font pas exception comme on peut le constater avec Le Club De Macao du romancier et journaliste portugais Pedro Garcia Rosedo qui s'inspire des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire de son pays dont il a décliné une dizaine de fictions en adoptant le registre du roman noir lui permettant de se livrer à une critique sociale cinglante de la bonne société lisboète. Ainsi pour ce qui concerne Le Club De Macao, l'auteur fait allusion au retentissant procès de la "Casa Pia", du nom de cette institution étatique pour enfants défavorisés qui ont été abusés durant des décennies dans ce qui apparaît comme le plus grand scandale pédophile du Portugal impliquant les plus hautes instances de la politique et du show-business. 

     

    le club de macao,éditions chandeigne,pedro garcia rosadoEn 1986, désireux de pimenter leur vie et de tromper la routine au sein de cette colonie portugaise de Macao, le juge Carlos de Sousa Ribeiro s'associe avec trois fonctionnaires de police, un présentateur de télévision et un médecin afin de mettre sur pied le Club de Macao qui n'est rien d'autre qu'une maison de passe où ils peuvent assouvir leurs bas instincts avec de jeunes adolescentes chinoises qui sont prêtes à tout pour s'extraire de leur misérable condition. Mais lorsque l'une d'entre elles est retrouvée éventrée dans l'appartement de son souteneur, le club est dissous et chacun des membres quitte précipitamment la ville pour retourner au Portugal.

    Vingt ans plus tard, lorsque le juge Carlos de Sousa Ribeiro, devenu procureur général, manifeste son ambition de devenir candidat à l'élection présidentielle les affaires du passé ressurgissent ce qui le pousse à entrer en contact avec certains anciens membres du club qu'il a perdu de vue et qui lui témoignent une certaine rancoeur. Mais l'essentiel c'est de faire en sorte que les fantômes restent à leur place, calfeutrés dans l'oubli, et que rien ne trouble la vie de ces notables désireux de conserver leurs privilèges et éviter le moindre scandale qui semble pourtant devenir l'enjeu de cette élection à venir où des forces occultes s'opposent dans ce qui apparaît comme une véritable partie d'échec aux entournures mortelles. 

     

    Se déroulant à Macao pour une partie de l’intrigue, et principalement du côté de Lisbonne et de ses environs, Le Club de Macao n'a rien d'un récit exotique et s'inscrit dans un registre extrêmement sombre où l'on prend conscience de la perfidie de chacun des protagonistes, anciens membres de ce cercle abject, et plus spécifiquement du policier Carlos Vasques et du procureur général Carlos de Sousa Ribeiro qui s'affrontent dans une déclinaison de manœuvres d'une habilité tortueuse afin d'assouvir sa soif de vengeance pour l'un et ses ambitions politiques pour l'autre, tout en essayant de se soustraire tous deux au scandale qui risque de rejaillir sur eux. De l'ensemble des personnages émane cet entre-soi de la bourgeoisie portugaise ainsi que ce sentiment d'impunité et d'arrogance que Pedro Garcia Rocade diffuse tout au long d'une intrigue subtile et complexe se déclinant sous la forme d'une espèce de partie d'échec redoutable où tous les coups sont permis et dont certains aspects symboliques émergent au gré des péripéties des différents adversaires qui se défient en permanence. On perçoit ainsi les accointances entre les diverses officines privées et étatiques, mais également les rivalités et les ambitions que l’on tente de museler à coup d’intimidations et de chantages prenant de plus en plus d’ampleur à mesure que l’on progresse dans le cours d’un récit débutant sur un rythme paisible soudainement ponctué d'éclats d'une violence brutale avant de nous entrainer sur un mode beaucoup plus trépident révélant les travers d'individus dénués de scrupule. Et puis en toile de fond, on distingue les méandres d'un procès biaisé sur un réseau pédophile dont certains éléments vont rester dans l’ombre afin de servir les intérêts de ce procureur général désireux d’assouvir ses ambitions afin d’accéder à la plus haute instance du pouvoir exécutif du Portugal. Autant dire que l'on glisse peu à peu dans une atmosphère lourde en frayant avec toute une galerie d'individus peu recommandables n'hésitant pas à retourner leur veste ou à prendre de la distance avec les alliés en perte de vitesse qu'ils trahiront sans aucun remord. Véritable critique sociale des hautes sphères de la société portugaise engluée dans des scandales défrayant l'actualité, Le Club de Macao se distingue par son écriture à la fois érudite et subtile mettant en exergue une narration extrêmement bien orchestrée, toute en tension, s'achevant sur une dernière scène à l'impact dévastateur. Une belle découverte.  
       

    Pedro Garcia Rosado : Le Club De Macao. Editions Chandeigne 2020. Traduit du portugais par Myriam Benarroch & Nathalie Meyroune. Livre de Poche 2021. 

    A lire en écoutant : On & On de Erykah Badu. Album : Baduizm. 2016 Universal Records.

  • JOSEPH INCARDONA : LE MONDE EST FATIGUÉ. PAS DE TRÊVE.

    joseph incardona,le monde est fatigué,éditions finitudeOn ne sait jamais trop à quoi s'attendre avec ce romancier qui nous entraîne dans des univers éclectiques où il est souvent question d'âmes abimées, d'individus à la marge qui traversent son oeuvre qu'il est désormais difficile d'énumérer tant elle est foisonnante et singulière. Et s'il fallait citer un seul auteur pour définir le style de Joseph Incardona, on pencherait volontiers du côté de Harry Crews pour cette impétuosité burlesque imprégnant ses textes qui se situent toujours à la lisière des genres avec cette pointe de noirceur ou de tragédie grecque, c'est comme on le voudra, qui émerge de ses récits. Mais au delà des influences que l'on pourrait déceler, l'auteur se distingue dans ce décalage, cette marge dans laquelle il trace son sillon en se tournant parfois vers vous afin de vous interpeller au fil de l'intrigue ou de décortiquer les mécanismes narratifs qu'il met en scène. Ressortissant suisse aux origines italiennes, Joseph Incardona se distingue également dans l'écrin de la littérature conventionnelle puisqu'il poursuit, depuis de nombreuses années déjà, une belle collaboration éditoriale avec Finitude, sublime maison d'éditions indépendante basée à Bordeaux où il a séjourné de nombreuses années. Et pour parfaire cette originalité tant dans son oeuvre que dans le parcours de celui qui travaille également à l'écriture de scénarios tout en animant des ateliers au sein de l'Institut littéraire suisse à Bienne, on notera que le romancier plutôt discret, n'apparaît sur aucun réseau social en privilégiant les médias traditionnels pour parler de ses livres à l’instar de son dernier ouvrage Le Monde Est Fatigué qui se distingue de Stella Et L'Amérique (Finitude 2024), son précédent roman, avec des nuances un peu plus sombres pour ce qui apparaît comme une vision désenchantée d'un monde où le rêve prend la forme d'une queue de sirène en silicone dissimulant les mutilations dont il fait l'objet.

     


    joseph incardona,le monde est fatigué,éditions finitudeDans le mot rêve, il y a Êve qui, après avoir enfilé sa queue de sirène, en distribue à tous les privilégiés qui la voient évoluer gracieusement dans les bassins luxueux de riches propriétaires ou dans les plus grands aquariums de la planète en octroyant quelques bisous bulle à son public extasié devant tant de beauté. Ainsi va la vie d'Êve la Sirène qui parcourt le monde telle une icône artificielle que l'on convoite sans relâche. Mais derrière cet enchantement de pacotille, il y a une femme au corps brisé que l'on a patiemment reconstitué tandis que son âme abimée distille sa douleur et son désir de vengeance. De Genève à Brisbane en passant par Paris et Tokyo, pour se rendre à Dubaï, elle sillonne donc les continents en observant l'usure d'un monde qui s'étiole tout en échafaudant patiemment le plan qui va lui permettre d'assouvir sa soif de représailles qui seront forcément spectaculaire. 

     

    Quoi de mieux pour aborder sereinement cette rentrée littéraire, chauvinisme oblige, que de sélectionner ce nouveau roman de Joseph Incardona, publié, qui plus est, au sein d'une maison indépendante devant se faire une place au milieu des mastodontes de l'édition qui fourbissent leurs stratégies markéting pour dominer ce grand raout annuel de la littérature où l'on convoite les têtes de classement et les grands prix littéraires tandis que critiques, journalistes et autres influenceurs vont s'échiner, de manière parfois complètement débridée, à vous présenter le chef-d'oeuvre qui émerge des près de 500 romans annoncés. Et c'est peut-être bien de cela dont il s'agit dans Le Monde Est Fatigué que de mettre en exergue, d'une manière plus globale, cette frénésie outrancière, forcément déraisonnable, qui régule la planète jusqu'à l'épuisement, jusqu'aux mutilations irréversibles. Et le reflet de ce déclin, on le retrouve dans le personnage d'Êve dont on se gardera d'en dire trop afin de ne pas dévoiler certains aspects de l'intrigue qui s'inscrit sur le schéma narratif d'une vengeance dont on connaîtra les origines en suivant la trajectoire de cette jeune femme parcourant les continents où elle incarne, avec une grâce virtuose, le rôle d'une sirène en enfilant une queue en silicone de 15 kilos lui permettant d'évoluer dans les plus grands bassins du monde mais également dans les piscines de quelques privilégiés richissimes. Mais derrière le rêve, au delà de l'éblouissement, il y a la laideur et la souffrance qui en découle dans une somme de douleurs autant physiques que psychiques que Matt Mauser, détective privé obèse accompagnant Êve dans sa trajectoire vengeresse, n'est pas en mesure d'endiguer. Et si "l'humain est le territoire", l'intrigue se décline sur six parties qui portent les noms des lieux dans lesquelles Êve va se rendre que ce soit, Genève, Paris, mais plus curieusement Derborence ou Tokyo, révélant certaine facettes de la personnalité de cette sirène brisée, tandis que Point Lookout et ces mystérieuses coordonnées du Pacifique Nord, tout comme Dubaï nous laisse entrevoir ce monde qui se délite. Tout cela se décline sous la forme d'un roman noir aux tonalités poétiques, donc forcément mélancoliques sans jamais verser dans le pamphlet ou la critique sociale car Joseph Incardona s'accroche à son récit qui s'inscrit dans la logique d'une intrigue extrêmement bien agencée tout en promenant ce regard acide qui caractérise son écriture afin de révéler les failles de l'environnement qui nous entoure et qu'il dynamite soudainement dans une scène finale d'anthologie qui confine à la folie. Se déclinant sur le mode d'une tragédie dépourvue de la moindre  forme de résilience ou d'espérance, Le Monde Est Fatigué révèle donc toute son envergure dramatique autour de cette sirène de pacotille à l'âme fracassée, traduisant la vacuité d'une société disruptive à qui il ne reste plus rien, pas même les rêves. "Parce que dans rêve, il y a Êve". 

     

    Joseph Incardona : Le Monde Est Fatigué. Editions Finitude 2025.

    A lire en écoutant : Aqua Regia de Sleep Token. Album : Take Me Back To Eden. 2023  A Spinefarm / Silent Room Recordings release.