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éditions tusitala

  • Richard Krawiec : Croire En Quoi ? Travailler encore.

    IMG_0131.jpegDurant les dernière années de sa vie, le romancier Robert-Louis Stevenson s'installe à Vailima sur les îles Samoa où les habitants l'appellent Tusitala, terme désignant le conteur d'histoire emblématique qu'il est devenu et qui est également le nom que porte une espèce d'araignées, raison pour laquelle figure un logo stylisé de l'arachnide sur les couvertures des ouvrages de la maison d'éditions indépendante Tusitala installée entre Paris et Bruxelles et qui a pour vocation de transmettre avec beaucoup de conviction la trentaine d'ouvrages que compte le catalogue depuis sa création en 2013. Outre l'importance apportée au texte et qui plus est à la traduction afin de transmettre des récits de qualité, fortement ancrés dans l'aspect social et politique au sens global du terme, on appréciera le soin apporté à la charte graphique extrêmement élaborée accompagnant l’ensemble des ouvrages de cette belle entreprise qui se préoccupe de chaque maillon de la chaîne du livre dans une logique de transmission où le savoir-faire de chacun demeure la valeur primordiale pour donner vie à cet objet précieux qu'est le livre. Si vous vous penchez sur les romans de la collection, vous y trouverez Jacqui du plus que légendaire Peter Loughran qui est également l'auteur du roman-culte Londres Express (Série Noire 1967). On peut également découvrir trois romans de Larry Fondation, auteur à la fibre sociale exacerbée qui fut journaliste avant de travailler comme médiateur social à Los Angeles dans les quartiers sud ainsi que du côté de Compton et d’en restituer certains aspects au gré d’une oeuvre engagée. C'est d’ailleurs le romancier californien qui présente son camarade Richard Krawiec qui va entamer ainsi une longue et belle collaboration avec la maison Tusitala publiant tout d’abord Dandy (Tusitala 2013) qui rencontre un certain succès en France suivi de Vulnérables (Tusitala 2017) et de Paria (Tusitala 2020) inédits aux Etats-Unis, son pays d’origine, ainsi que Les Paralysés (Tusitala 2022) s'inscrivant tous dans une dimension sociale implacable qu'il connait bien puisqu'il en est issu et qu'il s'attache à dépeindre avec cette justesse sobre rappelant les romans de Jack London ou de John Steinbeck. La collaboration entre Tusitala et Richard Krawiec est d'autant plus forte, qu’il faut savoir qu’après Paria, le romancier américain songeait à abandonner l’écriture avant de découvrir l’engouement des lecteurs des régions francophones où il est davantage reconnu à l’instar d’auteurs comme Benjamin Whitmer ou James Ellroy. Et alors que son précédent roman Les Paralysés se déroulait durant les années 70, son dernier ouvrage Croire En Quoi ? prend pour cadre la ville de Pittsburgh des années 80 de l'ère Reagan en suivant les affres d’une famille de cette classe laborieuse se débattant pour survivre après la fermeture d’une usine laissant tous les ouvriers sur le carreau.

     

    A Pittsburgh, les usines ferment à la fin des années 80 en renvoyant ainsi des centaines d’ouvriers contraints de rentrer chez eux avant de pointer au chômage. Mais même s’il se rend bien compte que la ville prend un virage économique dont il ne fait pas partie, Timmy s’accroche à la moindre bride d’espoir et s’emploie par tous les moyens à nourrir sa famille tout en tentant de rester digne. Dans ce marasme, Pat, son épouse, se débat sur tous les fronts pour faire en sorte de prodiguer des soins à sa fille Katie qui est handicapée depuis qu’elle a subi une lésion cérébrale aux conséquences irréversibles. Mais comment peut-on faire lorsque l’on constate qu’il n’y a aucun échappatoire pour se soustraire à cette dèche qui s’accroche à vous comme une marque indélébile au fer rouge de la misère ? Et vers qui s’adresser lorsque les syndicats, les associations, les collectivités et les politiques vous tournent le dos avec cette sensation tenace de ne plus croire en rien et de ne compter pour personne, même au sein de sa propre famille qui se disloque sans que l’on ne puisse rien faire ? Mais peut-être que la maire de la ville pourra faire quelques chose ? En tout cas Jimmy, accompagné de son pote Gerry, va tout faire pour la convaincre de leur trouver du boulot.

     

    Que ce soit avec la multitude de jobs qu’il a effectué et les innombrables activités pour lesquelles il s’est engagé à l’exemple des ateliers d’écriture pour les prisonniers ou du bénévolat pour l’accueil de réfugiés, Richard Krawiec est un romancier, poète et éditeur résolument tourné vers les autres ce qui explique sans doute la richesse de son écriture engagée. Et parmi ses expériences de vie, figurent les séances de patterning auxquelles il a participé pour des enfants handicapés suite à des lésions cérébrales et dont il dépeint le déroulement en quelques lignes en guise d’introduction avant le début du roman Croire En Quoi ? lui permettant de faire un clin d'oeil à quelques personnes de son entourage qui lui sont chères. Et si l'on prend également en considération le fait que le romancier a vécu une partie de sa vie à Pittsburgh, on comprendra que le récit s'inscrit dans une trame ultra réaliste qui s'articule autour du quotidien ordinaire de cette famille qui se désagrège dans les difficultés auxquelles ils doivent faire face au sein d'une ville qui devient hermétique à leur détresse et dont Richard Krawiec dépeint les délitements sociaux avec une sobriété crue qui n'est pourtant pas dépourvue d'une certaine forme de lyrisme sans afféterie. A partir de là, la forme narrative se décline sur une alternance du "je" incarné par Pat et du "il" que Timmy endosse avec cette nuance des perceptions et du désarroi entre deux parents tentant de faire face aux difficultés et plus particulièrement à cette violence sociale qui les frappe de plein fouet en touchant également leurs enfants que ce soit Katie avec son handicap mais également Ellen, la fille cadette souffrant d'un manque d'attention. On observera ainsi les milles et une petites mesquineries dont font l'objet Pat et Timmy à l'instar de l'attitude des employés de l'office du chômage ou de la défiance du voisinage n'appréciant guère que ces parents inconscients, selon eux, persistent à prendre en charge leur fille dont on ignore l'origine de la maladie en craignant une éventuelle infection du SIDA. Sur ce registre d'une violence sociale impitoyable, Richard Krawiec bâtit son intrigue en empruntant quelques codes du roman noir avec cette confrontation entre Timmy et la maire de Pittsburgh prenant une allure burlesque qui demeure pourtant très réaliste en soulignant la maladresse de cet homme quelle que soit la démarche qu'il entreprend. Mais la noirceur se conjugue avec la lumière que Richard Krawiec projette parfois à l'exemple des réminiscences de la rencontre entre Pat et Timmy ou des déambulation de ce dernier dans les rues de la ville prenant parfois une tournure poétique, tout comme ces instants d'une complicité et d'un espoir diffus que l'on perçoit chez une mère refusant de baisser les bras face à la maladie qui touche sa fille, ou comme ces moments d’amitié entre deux femmes surmontant leurs rancoeurs respectives qui les ont divisées. Ainsi Croire En Quoi ? décline la réponse du titre dans l'indicible luminosité d'un espoir vain permettant pourtant à ce couple de surmonter les affres d'un vie sans fard que Richard Krawiec dépeint avec une humanité émergeant de chacune des pages d'un texte qui vous pulvérise sur place.

     

     

    Richard Krawiec : Croire En Quoi ? (Faith In What ?) Editions Tusitala 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : Les Mains D'Or de Bernard Lavilliers ((avec Balbino Medellin) . Album : Enregistrement au Grand Rex. Barclay 2005.

  • Richard Krawiec : Les Paralysés. Sans issue.

    éditions tusitala,richard krawiec,les paralysésLe nom des éditions Tusitala fait référence au patronyme attribué à Robert Louis Stevenson alors qu'il séjournait en Polynésie et qui désigne "celui qui raconte des histoires" tout en faisant également allusion à une espèce d'arachnide inspirant le graphiste qui a élaboré le logo de l'entreprise éditoriale évoquant la silhouette d'une araignée faucheuse.  Issues d'une rencontre entre le journaliste Mikaël Demets et l'attachée de presse Carmela Chergui, les éditions Tusitala se sont illustrées aussi bien dans le domaine du contenant avec une charte graphique extrêmement originale qui orne chacune des couvertures de la collection que dans le volet du contenant avec des textes singuliers à l'instar de Francis Rissin (Tusitala 2019) de Martin Mongo ou de Jacqui (Tusitala 2018) de Peter Loughran, auteur culte du fameux Londres Express (Série Noire 1967). Deux ouvrages qui ont défrayé la chronique tout comme les récits de Richard Krawiec qui dépeignent, avec un certain talent et une grande justesse, l'univers des classes précaires vivant dans les banlieues miteuses des Etats-Unis comme on peut d'ailleurs le découvrir avec Les Paralysés, son dernier roman dont l'action se situe durant la période de la guerre du Vietnam.

     

    Après une virée en compagnie de son frère Kevin conduisant une voiture volée avec laquelle ils fonçaient à toute allure, Donjie se réveille à l'hôpital amputé des deux jambes en comprenant très rapidement que l'accident qui s'en est suivi a désormais changé son existence à tout jamais. De retour à la maison, l'adolescent découvre que sa mère a revendu son lit et qu'il ne lui reste plus qu'une paillasse derrière le canapé du salon. Son frère, mortifié par l'accident ne lui adresse plus la parole et découvre les paradis artificiels de l'héroïne, une nouvelle drogue qui fait déjà des ravages dans les rue de la cité gangrenée par la pauvreté. Dans cet environnement sans espoir, Donjie évolue tant bien que mal entre ennui et déshérence où les mères prostituent leurs filles pour payer le loyer tandis que les hommes désertent les lieux, emportés par le fracas de la guerre du Vietnam qui marque les corps et les âmes. Ils ne restent que des enfants livrés à eux-mêmes qui ne voient aucune issue dans l'avenir qu'on leur propose.

     

    On ignore le nom de cette cité où chacun se recroqueville dans sa propre misère, dans sa propre détresse qui tend vers l'universalité. Tout juste devine-t-on, à l'écoute de la bande sonore et aux allusions à la guerre du Vietnam que le récit se situe durant la période des seventies où l'on observe une déliquescence de liens sociaux en partie due au nouveau phénomène de la drogue et particulièrement de l'héroïne qui déferle dans les rues de cet environnement dénué de tout espoir. Un quartier entouré de marécages, une faiseuse d'ange surnommée la Guêpe Verte, un fourgon noir où les hommes et les femmes ressortent avec un organe en moins et une cicatrice en plus, Les Paralysés prend la forme, à certains égards, d'un conte onirique et terrifique qui nous entraîne dans le réalisme parfois difficilement soutenable de la détresse sociale la plus absolue. Poète et écrivain, Richard Krawiec restitue, avec une justesse parfois troublante et bien souvent oppressante, le paysage d'un dénuement absolu qu'il dépeint avec un lyrisme effrayant sans jamais céder à la vulgarité ou à la complaisance vers laquelle on pourrait verser. C'est cet équilibre qu'il faut saluer tout au long d'un texte éblouissant où l'on suit les pérégrinations de Donjie qui, malgré son handicap, circule sur son skate faisant office de chaise roulante dans les rues de cette cité miséreuse, accompagné parfois de toute une horde d'enfants ébouriffants. Bien plus mobile et arpentant les allées de la cité, Donjie incarne tout un paradoxe au regard de ces individus englués voire même paralysés dans leur propre détresse à l'image de sa mère, Big Sue quittant difficilement son canapé ou de sa jeune sœur Charlène trouvant refuge dans une cave où elle fait des expérimentations sur des têtards, tout en évitant que sa mère ne la propulse dans les bras d'un de ses amants pour s'acquitter du loyer ou de la voisine Michelle dont Donjie éprouve une certaine attirance pour cette jeune femme qui tente d'élever son fils Zip tant bien que mal. Richard Krawiec nous offre donc ainsi toute une déclinaison de personnages cabossés par la vie, dénués de cruauté, mais également dépourvus d'amour qu'ils n'ont d'ailleurs jamais reçu et dont les destins s'entrecroisent dans ce quartier déglingué au gré d'un récit âpre et d'une rare noirceur qui se conclut sur une tragédie ne nous laissant entrevoir aucune lueur d'espoir mais nous permettant de distinguer l'étincelle d'humanité émanant de chacun des protagonistes. Un récit bouleversant qui vous coupe le souffle.

     

    Richard Krawiec : Les Paralysés (The Paralyzed). Editions Tusitala 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : The Other Side Of Town de Curtis Mayfield. Album : Curtis. 2000 Warner Strategic Marketing.

  • PETER LOUGHRAN : JACQUI. LA COMPLAINTE DU TUEUR.

    Capture d’écran 2018-08-19 à 21.04.43.pngEn s’attardant un tant soit peu sur l’image de cet homme inquiétant adossé à un mur de brique, seule photo connue de Peter Loughran, on peut se dire qu’avec son long imperméable crasseux, sa gueule de mauvais garçon, l’auteur ressemble furieusement au narrateur de Jacqui ceci d’autant plus que le romancier a exercé tout comme le personnage principal, la profession de chauffeur de taxi. Si Londres Express (Série Noire 1967) traduit par Marcel Duhamel himself, et considéré comme un roman culte  désormais épuisé, a forgé la légende de Peter Loughran, les éditions Tusitala ont décidé de mettre à jour Jacqui le second roman de cet écrivain hors norme dont on ne sait finalement pas grand chose à un point tel que les éditeurs ont mentionné ne pas avoir trouvé trace de l’auteur ou des ayants droit, ce qui ne fait qu’amplifier l’aura mystérieuse de ce romancier irlandais. Publié en 1984 dans sa version originale, Jacqui bénéficie désormais de la traduction soignée de Jean-Paul Gratias qui nous a permis de découvrir en français les œuvres de James Ellroy, David Peace, John Harvey et Jim Thompson pour ne citer que quelques uns des auteurs les plus emblématique de la littérature noire anglo-saxonne qu’il a traduit.

     

    Capture d’écran 2018-08-19 à 21.06.48.pngOù l’on se retrouve dans la tête de cet assassin nous livrant ses considérations sur la façon de se débarrasser d’un cadavre. Un gars plutôt ordinaire, chauffeur de taxi solitaire qui s’offre une petite vie tranquille en entretenant sa belle voiture,  son charmant jardin et sa somptueuse maison, un héritage de sa maman. Un gars plutôt beau gosse, quelque peu mysogine qui s’offre la compagnie de quelques jolies filles qu’il croise au gré de ses courses. Un gars plutôt mysanthrope qui va tomber raide dingue de la belle Jacqui en nous racontant de manière froide, calme et posée toutes les raisons qui l’ont contraint à l’étrangler dans le lit conjugal. Un gars plutôt sympathique finalement. Sauf lorsque l’on abuse un peu trop de sa gentillesse.

     

    Outre le soin apporté à la traduction, on appréciera la maquette originale de l’ouvrage mettant en image, comme une notice de montage illustrée, les différentes manières de se débarrasser d’un corps. Une couverture permettant de saisir d’entrée de jeu l’humour grinçant d’un texte qui entraine le lecteur dans la dérive sordide d’un assassin veule et odieux trouvant toujours quelques justifications dans chacun de ses actes. L’ensemble du récit tourne exclusivement autour des considérations de cet individu nous livrant, avec une logique implacable, toutes les circonvolutions abjectes de son mode de pensée le conduisant inexorablement vers le crime immonde de la belle Jacqui.

     

    Le paradoxe c’est que l’on apprécie de se plonger dans le magma d’opinions foireuses de ce cockney londonien râleur qui vous balance à coups de punchlines grinçantes ses réflexions mysogines vis à vis des femmes dont il nous livre des appréciations toutes bien arrêtées. D’emblée, on sait déjà que le couple qu’il forme avec Jacqui, jeune fille d’à peine 18 ans, complètement paumée, toxicomane et prostituée occasionnelle, ne fonctionnera pas. On aurait presque envie de plaindre ce pauvre jeune homme, comme dépassé par cette femme qui refuse d’entrer dans son schéma de bonne épouse soumise qui doit lui donner un enfant. Mais rapidement on entre dans le grinçant, le dérangeant et le sordide contrebalancé par cet humour noir ravageur devenant presque salutaire tant le récit pourrait virer vers une noirceur extrême quasiment insoutenable.

     

    C’est tout le talent de Peter Loughran que de nous livrer, avec Jacqui, un récit à l’équilibre subtil, oscillant entre un humour corrosif et une tragédie abjecte, nous permettant d’arriver au terme de ce fait divers terrible avec ce constat atroce d’avoir éclaté de rire au gré d’un texte délicieusement irrévérencieux. Terriblement jubilatoire.

     

    Peter Loughran : Jacqui (Jacqui, 1984). Editions Tusitala 2018. Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jean-Paul Gratias.

    A lire en écoutant : Fifty Dollar Love Affair de Joe Jackson. Album : Big World. 1986 A&M Records.