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éditions asphalte

  • TIMOTHEE DEMEILLERS : LE TUMULTE ET L'OUBLI. LE MOUVEMENT DES MASSES.

    timothée demeillers,le tumulte et l’oubli,éditions asphalteCela fait déjà quatorze ans qu'Estelle Durand et Claire Duvivier sont à la tête de la maison d'éditions Asphalte qui cultive son indépendance avec des textes à fortes connotations sociales, versant parfois dans le registre du roman noir à l'instar de la collection Asphalte Noir permettant la découverte d'une ville par le biais de recueils de nouvelles noires inédites des auteurs locaux de la cité mise en avant et dont on apprécie également l'identité graphique bien marquée qui orne la première de couverture de chacun des ouvrages. Dans la collection fiction, on découvre des auteurs d'un incomparable talent à l'instar du brésilien Edyr Augusto nous entrainant dans les méandres de Belém, sa ville natale, du chilien Boris Quercia dont on se remémore encore les aventures déjantées de son inspecteur Santiago Quiñones ou du barcelonais Carlos Zanón qui nous avait ébloui avec son roman culte J'ai Eté Johnny Thunders (Asphalte 2016). Il ne s'agit là que d'un échantillon des nombreux écrivains et romancières figurant dans un catalogue nous embarquant dans des régions méconnues d'un monde que l'on se plait découvrir par le prisme de textes engagés et marquants à l'image de leurs éditrices. Justement, dans le domaine du récit engagé et marquant, on se remémore également Jusqu'à  La Bête (Asphalte 2017) de Timothée Demeillers qui nous immergeait littéralement dans les entrailles d'un abattoir en France au gré du parcours d'un de ses ouvriers qui sombre peu à peu dans une espèce de déshumanisation le conduisant à commettre l'irréparable. Egalement journaliste, en se focalisant notamment sur l'Europe de l'Est, Timothée Demeillers a rédigé des articles et réalisé deux reportages prenant pour cadre cette région qui lui a également donné l'inspiration pour son premier roman Prague, Faubourg Est (Asphalte 2014) tandis que Demain La Brume (Asphalte 2020), ouvrage plus récent, se déroule dans les Balkans. Mais à l'occasion de la sortie de son nouveau roman, c'est d'une autre partie de l'Europe de l'Est dont il va être question avec Le Tumulte Et L'Oubli prenant l'allure d'une fresque d'une grande ampleur ancrée dans l'histoire de la région des Sudètes en Tchéquie dont les grands-parents de l'auteur sont originaires. 

     

    En 1938, après un discours enflammé ne laissant que peu de doute quant à ses intentions, Hitler parvient à annexer les Sudètes, cette région de la Tchéquoslovaquie dont la population est principalement composée d'une importante communauté germanophone. C'est ainsi que Jedlov, petite ville de la Bohème, prend le nom de Tannberg pour la plus grande joie de Sieglinde et de sa famille. Mais sept ans plus tard, au terme de la seconde guerre mondiale, il faut déchanter et composer avec les vainqueurs pétris de haine et de vengeance et qui vont persécuter Sieglinde et sa mère, contraintes de prendre la fuite pour trouver refuge en Allemagne comme la plupart de leurs congénères. Mais avec l’influence de l’appareil politique communiste, c'est l'occasion pour Ivetka, jeune fille mariée à quatorze ans, de s'émanciper et de devenir la première tsigane à entamer des études et à endosser des responsabilités administratives de haute importance au sein de la communauté. Et puis survient le printemps de Prague, puis plus tard, la révolution de Velours et la chute du Mur laissant place à une économie de marché impitoyable qui broie les plus faibles comme Tereza qui, en dépit de sa beauté, fait l'objet d'une discrimination institutionnalisée à l'égard des Roms dont elle fait partie, en ne lui laissant pas d'autre choix que de s'évader par tous les moyens qui vont l'entraîner vers une déchéance sans fin.

     

    Avec Le Tumulte Et L'Oubli on parlera vraiment d'une fresque contemporaine ambitieuse s'étalant sur près de 80 ans pour dépeindre les bouleversements dont la région méconnue des Sudètes a fait l'objet au gré des événements qui ont jalonné cette période entre le début de la Seconde guerre mondiale et le terme de l'année 2017 où la Tchèquie a définitivement intégré depuis plus de dix ans le giron de l'Union européenne tandis que la Tchécoslovaquie demeure un lointain souvenir que Timothée Demeillers ravive par le prisme d'une trame romanesque prenant pour cadre la ville fictive de Tannberg/Jedlov, en Bohême, non loin de la frontière allemande. C’est donc dans cet environnement qu’évolue une impressionnante galerie de personnages composant les trois communautés tchèque, germanophone et rom qui se côtoient au sein de cette cité faisant l’objet de plusieurs vagues de migrations contraintes et forcées que l’on va observer à la hauteur de ces femmes et de ces hommes se heurtant au fracas du tumulte et dont une partie de leur descendance se désagrège dans la déliquescence de l’oubli, malgré les tentatives pour certains d’entre eux de conserver un trace de cette histoire ordinaire à l’instar de Mirko, ce jeune tchèque projetant le moindre de ses souvenirs dans une kyrielle de carnets qu’il entasse au fil des années et des regrets, celui notamment d’avoir rejeté Sieglinde, cette jeune femme aux origines allemandes dont il était fou amoureux. Si l’on perçoit les principaux événements historiques marquant la ville de Tannberg/Jedlow, que ce soit les affres de la seconde guerre mondiale, suivi de l’instauration du bloc soviétique pour s’achever sur l’ouverture à une économie de marché débridée, Timothée Demeillers ne s’attarde que très peu sur leurs déroulements en tant que tels pour davantage s’intéresser aux répercussions qui frappent l’ensemble de citoyens de la ville avec une dimension sociale extrêmement intense, ceci d’autant plus que l’auteur adopte plusieurs formes d’écriture empruntant parfois une consistance poétique émaillant d’ailleurs le début du récit alors que l’on assiste à cette ferveur s’emparant de la communauté germanophone de Jedlov/Tannberg à l’issue du discours de Hitler prônant l’intégration des Sudètes au sein du Reich en devenir. A partir de là, si l’on distingue l’antagonisme entre la communauté allemande et la communauté tchèque en lien avec la volonté de redéfinir la frontière, c’est davantage la discrimination institutionnalisée vis à vis des Roms qui émerge d’une roman riche en péripétie et tout en maîtrise, en dépit de la multitude de personnages traversant l’enchevêtrement d’intrigues multiples dont on parvient à saisir les différents aspects au gré d’une lecture attentive. Si Le Tumulte Et L’Oubli n’a rien d’un récit féministe et si les portraits des hommes ne sont pas en reste, ce sont les personnalités de Sieglinde la jeune femme aux origines allemandes ainsi que Ivetka et Tereza, deux filles tsiganes aux profils et aux destins différents qui prennent le dessus avec ce sentiment de regret et parfois même de gâchis imprégnant l’ensemble des parcours de chacun des individu de cette ville de Jedlov d’où émane cette atmosphère désenchantée, encore plus particulièrement prégnante au terme d’un récit qui ne tombe jamais dans le registre de la diatribe larmoyante. D'ailleurs le tableau d'Egon Schiele ornant la première de couverture de l'ouvrage rend parfaitement compte de cette ambiance propre à cette ville de Jedlov prenant une dimension quasi organique au gré de son évolution urbaine au fil des années et plus particulièrement de la cité Mír 14 autrefois dédiée aux ouvriers de la République tchèque et qui prend peu à peu l'allure d'un ghetto où l'on parque les Roms. Ainsi, au rythme des différentes histoires qui s’agrègent les unes aux autres avec une densité dramatique remarquablement bien mise en scène, Le Tumulte Et L’Oubli met en lumière les aléas de cette région des Sudètes bousculée par les velléités des nations à redessiner les frontières nous rappelant, à certains égards, quelques aspects du conflit qui défraie l’actualité en Europe. Un roman d’envergure qui tient toutes ses promesses.

     

     

    Timothée Demeillers : Le Tumulte Et L'Oubli. Editions Asphalte 2024.

    A lire en écoutant : Me And The Devil interprété par Soap&Skin. Album : Sugarbread - Single. 2013 Solo.

  • KIMBERLY GARZA : LES DERNIERES KARANKAWAS. LES RACINES.

    IMG_2471.jpegIl y a une certaine force de caractère qui émane des textes de la maison d’éditions Asphalte nous embarquant principalement vers des contrée méconnues comme les pays d’Amérique du Sud où l’on a rencontré l’auteur chilien Boris Quercia qui nous a entraîné dans le sillage du déjanté inspecteur Quinones Santiago ainsi que le brésilien Edyr Augusto nous permettant de découvrir la part sombre de la ville de Belem et de la région environnante. On y a croisé également l’Argentin Ricardo Romero et sa verve à la fois sombre et poétique que l’on découvrait avec l’envoûtant et insolite roman Je Suis L’Hiver (Asphalte 2020).  Mais l’Espagne avec Carlos Zanon et son iconique J’ai Été Johnny Thunder (Asphalte 2016) et la France avec Timothée Demeillers et son époustouflant Jusqu’à La Bête (Asphalte 2017) ne sont pas en reste au gré de récits oscillant sur les limites du genre noir pour explorer d’autres registres que ce soit les quartiers populaires de Barcelone pour l’un et les entrailles d’un abattoir pour l’autre. La noirceur chez Asphalte se décline également avec des recueils de nouvelles d’auteurs emblématiques du genre qui se rassemblent autour de leurs villes respectives pour narrer les revers de la médaille et qui comptent désormais une vingtaine d’agglomérations dont Paris bien sûr, mais également Marseille, Bruxelles, Londres, New Delhi et tout dernièrement Toulouse pour n’en citer que quelques unes. Les incursions aux Etats-Unis sont moins fréquentes, aussi se réjouit-on de la découverte de Kimberly Garza une primo-romancière native de Galveston au Texas qui en dépeint, avec Les Dernières Karankawas, l’histoire tragique en lien avec les ouragans qui ont ravagé le Golfe du Mexique, tout en se focalisant sur le quartier des travailleurs du Fish Village rassemblant les communautés originaires du Mexique, des Philippines et du Vietnam qui font vivre cette localité touristique.

     

    A Galveston les touristes se rendent sur le Pleasure Pier ou dans le quartier historique de Strand sans jamais s'aventurer du côté du Fish Village abritant une main-d'oeuvre de condition modeste officiant dans le domaine de la pêche, de la santé, de la restauration et des transports. Carly Castillo y a toujours vécu, élevée par sa grand-mère affirmant qu'elles descendent des Karankawas, peuple autochtone de l'île qui a désormais disparu, victime des génocides de la conquête des colons. Mais Carly sait très bien que son père était originaire du Mexique et que sa mère venait des Philippines. Ce qu'elle ignore, c'est la raison qui a poussé ses parents à l'abandonner lorsqu'elle était enfant. C'est peut-être cette absence de racine qui la pousse parfois à vouloir quitter l'île en dépit de son poste d'infirmière et surtout contre l'avis de son petit ami Jess, excellent joueur de baseball promis à un carrière professionnel qui s'intéresse depuis toujours à l'histoire tumultueuse de la région et qui ne se verrait pas vivre ailleurs qu'à cet endroit qu'il affectionne. Partir ou rester, c’est la question qui taraude l’entourage de Carly avec ce sentiment de déracinement qui plane sur leur existence. 

    Pour un premier roman aux tonalités clair-obscurs, Les Dernières Karankawas se distingue avec une narration se déclinant au gré des différents portraits de l’entourage de Carly Castillo mais également de ceux de sa grand-mère Magdalena Castillo et de son fiancé Jess Rivera permettant d’aborder les sujets de la migration, du mal du pays et bien évidemment de la quête de ses origines tout en évoquant également l’histoire de Galveston, ville pour laquelle on ressent l’attachement viscéral de la romancière et plus particulièrement à l’égard de ce quartier de Fish Village où elle a vécu. À partir de là, Carly apparaît comme le fil conducteur de ce récit où l’on croise toute une communauté d’individus ordinaires aux origines variées dont les Philippines et le Mexique ainsi que le Vietnam et qui se sont acclimatés tant bien que mal à leur environnement. Mais bien évidemment les questions restent nombreuses quant à leurs racines, ceci qu’elle que soit les générations en effectuant les démarches les plus variées à l’instar de Jess compulsant les ouvrages d’histoire pour connaître le passé de Galveston ou de Magdalena Castillo se lançant dans des invocations pour contrer l’ouragan qui va s’abattre sur la ville, en étant persuadée d’être la descendante d’un peuple amérindien disparu. Tout cela se met en place sur une variation très subtile entre le passé et le présent tout en croisant également quelques individus de passage comme Schafer, ce vétéran de la guerre d’Irak qui ne trouve de l’apaisement qu’en s’éloignant de sa famille et de sa fiancée qui ne comprennent pas la démarche. Et puis en arrière plan, il y a cet ouragan Ike qui va s’abattre sur la région où, comme pour les origines de ses protagonistes, Kimberly Garza va relater les événements à hauteur d’homme, sans grandiloquence quant à la fureur des éléments pour s’intéresser davantage à la résilience de celles et ceux qui y vivent en dépit des difficultés qu’il faut surmonter. On soulignera également l’originalité de l’épilogue qui s’inscrit dans un glossaire où l’on découvre, sur une tonalité moins académique, les spécificités de la ville de Galveston qui se conjuguent avec le devenir de certains protagonistes à l’exemple de Carly contemplant le mémorial dédié aux 8000 victimes de l’ouragan qui a ravagé la région en 1900 et qui conclut le récit avec une sensibilité poignante qui caractérise d’ailleurs l’ensemble d’un roman d’une envergure peu commune reflétant, sans emphase, le portrait d’une Amérique métissée et finalement beaucoup plus méconnue qu’il n’y paraît.

     

    Kimberly Garza : Les Dernières Karankawas (The Last Karankawas). Editions Asphalte 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marthe Picard.

     

    A lire en écoutant : Fast Car de Tracy Chapman. Album : Tracy Chapman. Music. 1988 WEA International.

  • RICARDO ROMERO : JE SUIS L’HIVER. PERDU DANS LA PAMPA.

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    Cela fait maintenant dix ans que la maison d’éditions Asphalte publie de la littérature noire en se focalisant plus particulièrement sur les ouvrages en provenance d’Espagne et des pays d’Amérique du Sud. Nous avons pu ainsi découvrir la trilogie Santiago Quinones de Boris Quercia en nous aventurant du côté du Chili, ou les romans du brésilien Edyr Augusto qui nous entraine, à l’instar de Pssica, aux confins de la région amazonienne, ainsi que les mythiques romans de l'espagnol Carlos Zanón tels que Taxi ou J’ai Eté Johnny Thunders. On trouve également chez Asphalte un grand nombre de récits en provenance d’Argentine comme Puerto Apache de Juan Martini qui nous immergeait dans un de ces bidonvilles autogérés de Buenos Aires. A plus de 400 kilomètres de cet enfer urbain, dans le sud ouest de la province de Buenos Aires, Je Suis l’Hiver, de Ricardo Romero, est un roman policier aux connotations poétiques, voire même oniriques, se situant dans une région perdue des grandes plaines du pays qui portent le même prénom que son héros, le policier Pampa Asiain.

     

    Fraichement émoulu de l’école de police, le jeune Pampa Asiain est affecté à la petite localité de Monge, un bled perdu dans les grandes plaines du sud de Buenos Aires. Le froid mordant de l’hiver, une route unique traversant le village, des pistes de terre battue balayées par le vent qui ne mènent nulle part ou sur des fermes en ruine, il n’y a pas grand chose à faire à Monge que de s’ennuyer ou de se réfugier dans un silo à grain désaffecté pour jouer quelques morceaux avec la guitare de son père défunt. Et puis il y a cet appel téléphonique signalant des pêcheurs démunis d’autorisation qui conduit Pampa sur les rives d’un lac pour y trouver le corps d’une jeune femme pendue aux branches d’un arbre. Étonnement, le jeune agent décide de taire sa découverte afin de découvrir d’une manière peu commune l’auteur du crime. S’ensuit deux longues nuits d’attente dans le froid à observer ce cadavre pendu, oscillant doucement dans le souffle d’un vent glacial. Soudain les phares d’une voiture qui approche …

     

    Garçon effacé et mélancolique, on est avant tout séduit par la personnalité atypique de Pampa Asiain, ce jeune homme habité par la mort de ses parents et notamment de son ivrogne de père estropié qui passait ses journées à écrire des poèmes qui restent figés dans leurs cahiers qu’il a récupérés et dont le dernier contient un vers resté sans suite : Je Suis l’Hiver. Effacé, mélancolique, les caractéristiques du jeune policier qui n’a jamais rêver d’embrasser cette profession font écho au paysage de cette région désolée dans lequel il évolue avec son collègue Andrés Parra. On découvre un individu sensible, attentif aux choses qui l’entourent et qui donne l'impression de se laisser porter par les événements comme une feuille morte balayée par le vent. Ainsi on ne s’étonne pas de son comportement vis-à-vis du cadavre de la jeune femme qu'il découvre pendu à une arbre. Attendre, observer et laisser ses pensées divaguer jusqu’à ce qu’un événement se produise, Pampa Asiain va donc mener à sa manière une enquête singulière s’échelonnant sur cinq chapitres auxquels s’ajoute un nouveau personnage tel que la victime, le meurtrier, son commanditaire et, pour conclure, une vieille femme qui hante les lieux pareille à un fantôme. Un ensemble de portraits saisissants où transparaît cette solitude commune qui lamine ces âmes et ces coeurs tourmentés ainsi que les contours du drame qui se joue autour de ces protagonistes.

     

    Avec un texte aux intonations poétiques où le spleen transparaît à chaque instant tout comme ce froid hivernal qui saisit le lecteur, Ricardo Romero signe avec Je Suis l’Hiver un très beau roman policier oscillant entre le rêve éveillé et l’éclat d’actions lui conférant une terrible noirceur se déclinant au rythme lent d’un hiver qui paraît sans fin.

     

     

    Ricardo Romero : Je Suis l’Hiver ( Yo so el hiverno). Editions Asphalte 2020. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik.

     

    A lire en écoutant : Utopía de Pedro Aznar & Ramiro Gallo. Album : Utopía. 2019 Pedro Aznar & Ramiro Gallo.

  • Carlos Zanón : Taxi. Nuits d’errance.

    Carlos Zanón, taxi, éditions asphalteParfois, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de frustration lorsqu’un livre que l’on apprécie ne trouve pas son public et l’on se retrouve même à regretter que l’ouvrage n’ait pas fait l’objet d’un écho plus conséquent auprès des chroniqueurs qui semblent avoir boudé le roman. Pourtant après le succès critique de J’ai Été Johnny Thunder qualifié, à juste titre, de roman culte, Carlos Zanón ne s’est pas reposé sur ses lauriers et a fait preuve d’audace en nous proposant de suivre avec Taxi, les pérégrinations de José que tout le monde surnomme Sandino, chauffeur de taxi insomniaque et volage, cherchant à fuir toutes formes de confrontation. Et si l’esprit de la légende maudite du rock’n roll du précédent ouvrage a disparu des thèmes principaux, on en trouve quelques réminiscences, notamment au rythme des chapitres qui portent le nom des 36 titres composant Sandinista!, le triple album emblématique des Clash donnant son surnom au personnage principal. Une somme d’errances et d’incertitudes dans la mélancolie des rues de Barcelone compose ce portrait d’un monde désenchanté qui prend parfois l’allure d’une odyssée aussi burlesque qu’hallucinante.

     

    Sandino connaît déjà la tournure de la discussion qu’il va avoir avec sa femme Lola. « Il faut qu’on parle » lui a-t-elle dit. Ne souhaitant pas évoquer ses trop nombreuses incartades, préférant fuir à tout prix l’issue fatidique, il entame donc, au volant de son taxi, une errance de sept jours et six nuits dans les rues de Barcelone. Tous les prétextes sont bons pour retarder l’échéance. Il faut dire que les histoires s’enchaînent avec un défilé de clients qui se confient à lui pour l’entraîner, parfois à son corps défendant, dans de drôles d’aventures. Et si cela ne suffisait pas, il y a ses collègues dont il faut se soucier comme Ahmed s’inquiétant pour son petit frère Emad qui a bien changé depuis qu’il fréquente un entourage d’individus douteux ou Sofia qui s’est bien gardée de restituer tout le contenu d’un sac oublié dans son taxi, en se retrouvant ainsi embringuée dans une sombre histoire de trafic de stupéfiants avec des propriétaires désireux de récupérer l’intégralité de leurs biens. Sans relâche, les événements se succèdent en entraînant Sandino dans une espèce de fuite en avant qui risque de lui porter de bien plus graves préjudices que la confrontation qu’il doit avoir avec Lola.

     

    Insomniaque, irresponsable et emprunt d’une certaine forme de spleen l’empêchant de prendre la pleine mesure de ses actes, on suit cette lente déliquescence d’un individu qui ne trouve plus aucun sens dans sa vie au point de vouloir la fuir ou d’endosser quelques éléments épars de celles de son entourage, ennuis y compris, afin de recouvrer l’espoir d’un changement radical lui permettant de se dérober à ses responsabilités et de s’engouffrer dans une perspective de rêves et de désirs inassouvis. Il émane donc du texte une sensation de torpeur et de lenteur, bien loin des rythmes trépidants auxquels le lecteur est habitué, permettant à Carlos Zanón de décliner en détail tous les aspects de la vie de Sandino pour mettre en scène un récit d’une profonde humanité où l’on découvre toute une kyrielle de protagonistes s’entrecroisant dans une succession de rencontres insolites, de virées improbables et de quelques confrontations d’une violence aussi surprenante qu’épique comme cet impressionnant règlement de compte  entre Sandino et Hector, un ancien flic véreux devenu tenancier d’un rade où le taxi à ses habitudes. 

     

    Imprégné d’une multitude de références littéraires, musicales et cinématographiques, Taxi est un récit glissant parfois vers une dimension chargée de poésie nous permettant d’appréhender tout ce petit monde gravitant dans les différents quartiers de Barcelone avec un texte tout en maîtrise mettant en exergue la difficulté et la complexité des rapport sociaux qui régissent l’ensemble des protagonistes. Il en résulte un sentiment de chaos, parfois de maladresse et surtout d’incompréhension qui donnent lieu à des situations insolites pouvant prendre une tournure parfois cocasse comme le remplissage d’une urne funéraire ou plus inquiétante comme cette allusion du jeune Emad évoquant quelques amis devant passer au Bataclan. On se surprend donc à rire ou à tressaillir de surprise au gré d’un roman très dense où l’amour et ses désillusions, l’amitié et ses trahisons ponctuent cette errance confuse qui laisse poindre une lueur d’espoir à l’image de quelques scènes poétiques mettant en lumière une ville de Barcelone bien éloignée des clichés touristiques.

     

    Surprenant périple aux entournures mélancoliques et oniriques, Taxi est un roman noir tourmenté qui traduit l’incertitude et la fragilité d’un monde dont on distingue toute la complexité au travers du regard trouble d’un homme dont l’esprit, embrumé par une succession de nuits sans sommeil, lui fait perdre tout sens de la mesure. Un récit chaotique et flamboyant.

     

    Carlos Zanon : Taxi (Taxi). Asphalte éditions 2018. Traduit de l’espagnol par Olivier Hamilton.

    A lire en écoutant : Tourmento de Mon Laferte. Album : Mon Laferte, Vol. 1. 2015 Universal Music Mexico, S.A. de C.V.

     

  • Boris Quercia : La Légende De Santiago. Chute libre.

    la légende de santiago,boris quercia,éditions asphalteService de presse.

     

    Les services de presse sont d'autant plus agréables lorsqu'ils se font rares et qu'ils proviennent de maisons d'édition que vous appréciez et qui semblent avoir une certaine estime pour quelques uns de vos retours de lecture qu'ils ont pris le temps de parcourir. Néanmoins le côté spontané de la démarche peut avoir son revers de médaille avec le risque d'acheter l'ouvrage en librairie avant même de l'avoir réceptionné comme ça a faillit être le cas pour La Légende De Santiago de Boris Quercia, dernier opus des aventures de l'inspecteur Santiago Quiñones, flic chilien borderline, grand amateur de cocaïne qu'il consomme sans modération pour se remonter le moral. On avait rencontré le personnage dans un premier roman intitulé Les Rues De Santiago (Asphalte éditions 2014) pour le retrouver une seconde fois aux prises avec une sombre affaire de pédophilie et de narcotrafiquants dans Tant De Chiens (Asphalte éditions 2015) qui avait obtenu Le Grand Prix de la Littérature Policière – Etrangère. Furieusement déjantée, la série Quiñones mérite que l'on s'y attarde ne serait-ce que pour découvrir cette ville de Santiago du Chili que Boris Quercia dépeint avec une affection certaine, mais également pour se laisser entraîner dans une suite d'aventures rocambolesques qui présentent parfois quelques entournures mélancoliques d'autant plus appréciables lorsqu'elles prennent le pas sur le rythme effréné que nous impose l'auteur.A n’en pas douter, les romans de Boris Quercia ont suscité l’adhésion des lecteurs francophones puisque La Légende De Santiago est publié dans sa version française avant même sa parution dans sa langue d’origine, prévue en 2019.

     

    Rien ne va plus pour l’inspecteur Santiago Quiñones qui vient d’euthanasier son beau-père grabataire en l’étoufant avec un oreiller afin de soulager sa mère qui supportait mal la situation. Un geste vain puisque celle-ci ne se remet pas de ce décès. Du côté de sa vie sentimentale, la situation n’est guère plus reluisante car sa compagne Marina, ne supportant plus ses frasques et ses infidélités, a décidé de le quitter. Et ce n’est pas au boulot que Santiago trouvera du réconfort avec des collègues qui le craignent ou qui le méprisent en rêvant de le voir chuter. D’ailleurs cela ne saurait tarder, non pas parce qu’on lui a confié une enquête délicate de meurtres racistes, mais parce qu’il a subtilisé une demi-livre de cocaïne en découvrant le cadavre d’un trafiquant dans une gargotte tenue par des chinois qui souhaitent récupérer leur bien. Et ils ne vont pas le demander bien gentiment.

     

    Un long dérapage, une embardée sans fin, c’est sur cette sensation d’absence totale de contrôle que Boris Quercia entraine le lecteur dans le sillage de son inspecteur fétiche, fréquemment dépassé par les événements. Du flic maladroit, un brin magouilleur qu’il était autrefois, Santiago Quiñones est devenu un policier borderline, beaucoup plus prompt à utiliser la violence pour régler ses problèmes. Une évolution d’autant plus intéressante qu’avec ce personnage toujours en proie au doute et à la mélancolie, nous allons découvrir les rapports complexes qu’il entretenait avec son père dont il ne semble pas avoir vraiment fait le deuil. Des sentiments exacerbés avec la mort de son beau-père et la rencontre d’un demi-frère qu’il a toujours ignoré, Santiago Quiñones va donc replonger dans ses souvenirs d’enfance. Avec une intrigue échevelée où meutres racistes et réglements de compte entre trafiquants se succèdent à un rythme complètement déjanté, on appréciera ces phases un peu plus introspectives qui nous permettent de souffler un peu tout en discernant les raisons du mal être d’un individu complètement perdu qui n’en demeure pas moins extrêmement attachant. Mais au-delà de ces aspects introspectifs, on se délectera bien évidemment avec ces soudaines explosions de violence, parfois complètement déconcertantes qui prennent certaines fois une dimension complètement burlesque au gré d’une intrigue policière chaotique.

     

    Si l’on prend toujours autant de plaisir à découvrir le quotidien de la ville de Santiago avec ses rues grouillantes de monde, ses cafés bondés et ses marchés bigarrés servant de décor pour ce récit explosif, Boris Quercia nous entraîne également du côté de Valparaiso et de la côte chilienne où l’on décèle la présence de quelques fantômes du passé distillant ainsi une atmosphère plus pesante. Une autre ambiance, une autre tonalité pour mettre en place une scène finale extrêmement poignante qui marquera les lecteurs les plus blasés tout en confirmant le talent d’un auteur qui sait jouer brillamment avec toute la palettes des émotions sans jamais en faire trop.

     

    Récit épique, jouant sur le passif d’un personnage torturé, La Légende De Santiago, possède cette énergie saisissante et entraînante caractérisant l’écriture de Boris Quercia qui nous livre, une fois encore, un roman détonnant et terriblement addictif... pour notre plus grand malheur.

     

    Boris Quercia : La Légende De Santiago (La Sangre No Es Agua).  Asphalte éditions 2018. Traduit de l'espagnol (Chili) par Isabel Siklodi.

    A lire en écoutant : Malagradecido de Mon Laferte. Album : Mon Laferte, Vol. 1. 2016 Universal Music S.A. de C.V.