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04. Roman noir - Page 4

  • Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Gros lot pour un perdant.

    Capture d’écran 2023-01-30 à 19.13.09.pngIl étudie la BD à l'école supérieure des arts de Saint Luc en Belgique avant de se lancer dans une longue carrière de plusieurs décennies dans l'audiovisuel en occupant notamment les fonctions de photographe, d'accessoiriste et de storyboarder. Mais c'est à l'aube de la cinquantaine que Joris Mertens entame une carrière dans le 9ème art avec Béatrice (Rue de Sèvres 2020), un album sans parole laissant la place aux éclats somptueux d'une ville dégoulinante de pluie en empruntant l'architecture de Paris, d'Anvers et de Bruxelles et dans laquelle évolue une héroïne vêtue d'un manteau rouge comme pour s'extraire de ces nuances de gris, d'ocre et de noir qui enrobent le mouvement sophistiqué de cette longue perspective d'images envoutantes nous entrainant dans un récit faustien aux contours oniriques. Un exercice particulier que cette absence de texte qui nous laisse tout de même un peu sur notre faim. Il en va tout autrement pour Nettoyage A Sec, son nouvel album, où Joris Mertens nous invite dans la même atmosphère brouillée d'une cité pluvieuse des seventies avec un récit qui s'articule autour des codes du roman noir en nous rappelant le climat oppressant des grands films de Jean-Pierre Melville. 

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensFrançois est un vieux garçon à la vie bien rangée qui travaille comme chauffeur-livreur pour la teinturerie Bianca et qui écluse quelques bières au Monico où il a ses habitudes. Une vie de solitude avec quelques séances au cinéma et des rêves plein la tête en contemplant les voitures exposées dans les vitrines. Toutes les semaines, il joue les mêmes numéros pour tenter de gagner le gros lot au Lotto ce qui lui permet de converser avec Maryvonne qui tient le kiosque à journaux . C'est sûr qu'il a plus de chance de gagner au jeu plutôt que de compter sur une éventuelle augmentation de son employeur. Et puis il en ferait des choses s'il empochait le jackpot. Il pourrait payer une belle maison à Maryvonne et à sa fille Romy qui est asthmatique. Mais le destin va bousculer sa petite vie bien tranquille avec une opportunité à laquelle il ne peut résister en le projetant dans une cavalcade foireuse qui risque de mal tourner.

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensOn évoquera tout d'abord de la reliure cousue qui confère à l'ouvrage une certaine élégance avec son liseré en toile rouge ornant le dos de l'album. Outre l'aspect esthétique, ce type de reliure permet de déployer de manière plus adaptée les sublimes doubles pages qui ponctuent le récit en nous offrant la beauté des perspectives ahurissantes de cette ville fantasmée qui devient un personnage à part entière. Avec Joris Mertens, on parlera davantage de lumières que de couleurs qui s'affichent déjà sur la couverture avec cette conjugaison de pluie, d'éclairage public et de gigantesques panneaux publicitaire lumineux parcourant les élégantes façades tarabiscotées des immeubles de la ville pour nous offrir cette atmosphère trépidante d'un centre congestionné par la circulation au travers de laquelle le flux de piétons se faufilent avant d'arpenter les trottoirs humides. C'est dans cet environnement tumultueux qu'évolue François dont on découvre, dans une première partie, son parcours quotidien au coeur de ce lacis de rues et de boulevards qu'il parcourt d'un pas pressé, puis à la place passager de sa fourgonnette de livraison qu'Alain, le nouveau chauffeur qu'il doit former, conduit maladroitement. On devine la solitude du personnage qui aspire à une autre vie en misant les mêmes numéros à la loterie depuis plusieurs années ; on perçoit l'affection maladroite qu'il éprouve pour Maryvonne et sa fille Romy et puis cette succession de scènes urbaines qui soulignent son isolement au milieu du fracas de la ville. La seconde partie prend une tournure beaucoup plus sombre avec la découverte d'une scène de crime et d'un sac abandonné dont François s'empare pour l'entraîner dans une succession d'ennuis au coeur d'un environnement boisé plutôt sinistre. Oscillant entre la chronique sociale et le fait divers, ponctué d'un humour parfois grinçant, Joris Mertens nous offre au final une superbe fresque urbaine dans laquelle se débat cet homme solitaire tandis que le destin livre son dessein cruel dont on découvre l'ultime coups du sort dans la dernière case d'un album éblouissant.

     

    Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Editions Rue de Sèvres 2022. Traduit du flamand par Maurice Lomré.


    A lire en écoutant : Album Ascenseur pour l'échafaud de Miles Davis. 1958 Decca Records France.

  • Brian Evenson : Immobilité. La raison d'être.

    Capture d’écran 2023-01-20 à 18.17.20.pngCela devient presque une tradition de débuter l'année avec un ouvrage issu de la maison d'éditions Rivages et plus particulièrement de sa collection noire en évoquant des grands romanciers tels que Hugues Pagan en 2022 avec Le Carré Des Indigents ou Hervé Le Corre en 2021 avec le bouleversant Traverser La Nuit. Pour 2023, on s'éloignera de la littérature noire pour se pencher sur la nouvelle collection Imaginaire dirigée par Valentin Baillehache en se focalisant sur Immobilité, un roman d'anticipation de Brian Evenson dont la parution dans sa langue d'origine date de 2012. Drôle de parcours pour cet écrivain, ancien prêtre mormon qui, après la publication de son premier recueil de nouvelles, doit choisir entre l'écriture ou la carrière ecclésiastique en se lançant pour notre plus grand plaisir dans la rédaction de récits étranges et dérangeants, à la lisière du fantastique, de l’horreur et de la science fiction, en collaborant entre autre avec des artistes tels que Rob Zombie ou James DeMonaco et dont certains ouvrages ont été traduits par Claro. Dans nos contrées brian evenson,immobilité,rivages imaginairefrancophones, Brian Evenson est principalement connu des amateurs du genre noire par le biais de La Confrérie Des Mutilés, un roman culte, qui semble désormais indisponible, nous plongeant dans l'étrange milieu d'une congrégation des mutilés volontaires. Hasard du calendrier ou démarche concertée qu’importe, il faut signaler que Immobilité paraît en français en même temps que LAntre, autre roman de Brian Evenson traduit et publié chez Quidam Editeur avec pour cadre commun entre les deux ouvrages, l’ambiance oppressantes d'un univers post-apocalyptique.

     

    Un réveil brutal après une gestation de plusieurs dizaines d'années, il ignore qui il est et d'où il vient. Il évolue dans un environnement ravagé par une catastrophe qui a détruit le monde d'autrefois. Paraplégique, il lui faut accomplir une mission : rechercher un boitier au contenu mystérieux. Le voici donc projeté dans un univers en ruine où l'air vicié annihile tous les organismes, en progressant sur le dos de deux hommes en combinaison qui semblent avoir été destinés à cette unique fonction. Il lui faut comprendre la raison de cette démarche étrange et plus particulièrement sa résistance à cette pollution mortelle alors que ses deux compagnons de voyage dépérissent peu à peu, en dépit de leurs protections, à mesure qu'ils progressent vers cette montagne abritant un bunker renfermant cet objet tant convoité qui semble être en mesure de faire basculer le destin de ce qu'il reste de l'humanité. Mais peut-il y avoir un avenir dans ce monde dévasté ? Il ne s'agit pas de la seule interrogation de Josef Horkaï. Obtiendra-t-il les réponses ?

     

    Qui sommes-nous ? Vers quel destin aspirons-nous ? Les questions existentialistes traversent ainsi ce récit d'anticipation apocalyptique où Brian Evenson posent ces interrogations par le prisme des aspects triviaux de l'amnésie de Josef Horkaï, personnage central du récit, et de sa quête mystérieuse le conduisant à traverser cette région de Salt Lake City dévastée par un cataclysme, tout comme le reste de la terre, et dont on ignore l'origine. C'est l'occasion pour Brian Evenson, prêtre mormon défroqué, de fustiger son ancienne congrégation en mettant par exemple en perspective les ruines du temple de Salt Lake City puis en déclinant le côté mystique de ces communautés survivalistes, que l'on désigne sous l'appellation de ruches, s'entredéchirant pour évoluer dans le déclin de cet univers dévasté. Autant dire que Brian Evenson ne se fait guère d'illusion quant au devenir de l'humanité qui s'ingénie à s'entretuer autour des reliquats d'un monde déclinant en projetant Josef Horkaï sur une route qui rappelle celle de Cormac McCarthy ou celles que parcourt Mad Max. Mais avec Brian Evenson tout est plus dérangeant et plus étrange, à l'instar de ce titre Immobilité qui fait référence au handicap de Josef Horkaï ce qui le contraint à évoluer sur le dos de deux compères qui ont été programmés, et le mot n'est pas galvaudé, pour cette unique fonction. Ainsi pour l'auteur, le monde n'a donc pas fondamentalement changé, malgré le cataclysme et l'on découvre qu'iI existe plusieurs castes d'humains plus ou moins taillés pour résister à cette pollution suffocante et meurtrière qui enveloppe l'atmosphère en détruisant toutes formes de vie à l'exception de Josef Horkaï semblant bien plus solide qu'il n'y paraît. Allégorie ou conte cruel, on appréciera la sobriété d'une écriture au service de scènes effroyables et douloureuses qui font d'Immobilité un texte puissant et perturbant ne nous laissant guère d'espoir quant à l'avenir de l'homme.

     

    Brian Evenson : Immobilité (Immobility). Rivages/Imaginaire 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) parJonathan Baillehache.

    A lire en écoutant : Blackstar de David Bowie. Album : Blackstar. 2016 ISO Records.

  • Sandrine Collette : On Etait Des Loups. Amour vorace.

    Sandrine Collette, on était des loups, Jean-Claude lattès

    Il y a la nature et la tragédie qui animent depuis toujours les romans de Sandrine Collette pour en faire une des grandes figures de la littérature noire, ceci même si elle a toujours débordé des cases avec une écriture épurée nous entraînant dans les méandres de l'âme humaine avec son cortège de contradictions où la monstruosité des sentiments côtoie la beauté des émotions dans une lutte âpre et sombre, souvent sublimée par l'immensité d'espaces sauvages plutôt hostiles. Intégrant la collection Sueurs froides chez Denoël, la romancière a rapidement fait l'unanimité auprès des lecteurs du genre en obtenant des prix prestigieux comme le Grand Prix de la Littérature Policière pour son premier roman Des Noeuds d'Acier (Denoël/Sueurs froides 2008) ou le Prix Landerneau du polar pour Il Reste La Poussière (Denoël/Sueurs froides 2016). En étant désormais publiée dans la collection blanche des éditions Jean-Claude Lattès depuis trois ans, Sandrine Collette n'a rien changé de ses thèmes de prédilection mais atteint désormais un lectorat plus large comme l'atteste d'ailleurs l'attribution de récompenses littéraires qui ne souffriraient pas de célébrer un ouvrage estampillé dans une collection noire. Et même si elle a de quoi agacer, on connaît le résultat de la démarche, puisque son nouveau roman On Etait Des Loups est désormais auréolé de distinctions issues d'une tout autre catégorie littéraire telles que le Renaudot des lycéens ou le Prix Jean Giono qui font l'éloge d'un roman à la fois sobre et puissant. 

     

    En revenant de sa traque d'un loup qui s'était approché trop près du domaine, Liam se doute bien qu'il s'est passé quelque chose, lorsqu'il se rend compte que son fils Aru ne court pas à sa rencontre comme à l'accoutumée. A proximité de la maison, il découvre les empreintes d'un ours puis le corps lacéré de sa femme sans vie qui est parvenue à protéger son petit garçon de cinq ans encore vivant. Tout un univers qui s'écroule avec la certitude pour Liam qu'un enfant ne peut vivre seul avec son père dans cet environnement sauvage. Bien décidé à confier son fils à son oncle qui habite le bourg lointain, Liam entame un périlleux voyage à dos de cheval en tentant de contenir la détresse qui le submerge. Mais sur un chemin parsemé d'embûches, nul ne peut dire ce qu'il va advenir d'un père désemparé et d'un fils mutique qui semble de plus en plus terrifié par la tournure des événements dont il ne peut saisir le sens. 


    Le rythme lent et régulier du pas des chevaux qui résonnent dans l'immensité d'un paysage sauvage, les allusions au climat qui se détraque avec ces orages d'une tout autre nature ou ce tapis de neige qui se fait moins épais, il n'y a rien d'anodin dans On Etait Des Loups où Sandrine Collette prend soin de nous livrer un texte dépourvu de fioritures pour se concentrer sur l'essentiel d'une relation entre un père et une fils qui se construit dans la douleur d'une femme/d'une mère absente. On adopte ainsi le point de vue de Liam et de son désarroi quant au devenir de son fils qui lui pose un véritable dilemme comme la romancière sait le mettre en scène d'une manière à la fois habile et prenante afin de nous entrainer dans le sillage d'un parcours chaotique et oppressant à l'image de la nature qui entoure les personnages. Il ne s'agit d'ailleurs pas que d'un simple décor, mais du refuge de Liam qui a choisi de fuir la compagnie des hommes afin de se recentrer sur l'essentiel mais en acceptant tout de même la présence de sa femme qui devenait le centre de son univers. Alors que tout s'écroule autour de lui, l'enjeu réside à savoir comment ce misanthrope vivant en autarcie va-t-il tolérer la présence de son fils qu'il juge trop vulnérable pour vivre dans un tel environnement. Mais ne s'agit-il pas d'un prétexte pour se débarrasser d'un poids trop encombrant où l'on décèle malgré tout des liens forts qui le lient à cet enfant dont il ne sait que faire. Tout cela se construit au gré d'un cheminement lent et incertain rythmé par la force de la colère et du désespoir qui se traduit soudainement par une scène dramatique au bord d'un lac désert où le père se heurte une nouvelle fois à la présence trop pesante de son fils. Puis le récit prend une autre allure avec la rencontre d'un vieillard singulier et inquiétant qui tourne à la confrontation en révélant toute la vulnérabilité de Liam. C'est sans doute dans ce registre du suspense et de la tension que Sandrine Collette révèle tout son savoir-faire tandis que la tournure des événements met en lumière la force des liens qui unissent un père à son fils au-delà de toutes considérations pratiques qui sont brutalement balayées par la détresse d'une perte imminente. D'un bout à l'autre du récit, on reste ainsi submergé par le poids des émotions que Sandrine Collette décline avec une belle sobriété pour nous entrainer dans ce périple sauvage et confondant de beauté où les liens du sang se révèlent bien plus forts que tout autre sentiment. Une alliance à la fois sombre et lumineuse pour ce récit d'une force incandescente.

     


    Sandrine Collette : On Etait Des Loups. Editions Jean-Claude Lattès 2022.

    A lire en écoutant : Lost de Coldplay. Album : Viva La Vida. 2008 Parlophone Music Ltd.

     

  • Hervé Prudon : Nadine Mouque. Que dalle.

    Capture d’écran 2022-12-12 à 19.17.10.pngAvec la résurgence de la collection La Noire chez Gallimard en 2019 qui était en pause durant quatorze années, sa nouvelle directrice Marie Caroline Aubert, succédant à Patrick Raynal, nous proposait trois auteurs incarnant parfaitement l'esprit initial de la démarche éditoriale avec des ouvrages naviguant à la limite du genre au gré d'une esthétique littéraire plus affirmée que la thématique sociale. On découvrait ainsi deux nouveautés dont Un Silence Brutal de Ron Rash et Stoneburner de William Gay ainsi que Nadine Mouque, une réédition d'un roman emblématique d'Hervé Prudon qui avait été publié dans la Série Noire en 1995. Outre l'univers désenchanté d'une banlieue parisienne et les personnages déglingués qui y vivent, on retrouve dans cette édition agrémentée de textes manuscrits et de dessins de l'auteur, cette écriture furieuse d'assonances se déclinant dans une rafale de virgules qui vous donne le vertige en faisant d'Hervé Prudon un auteur résolument à part qui se devait d'intégrer cette collection tout comme son camarade Manchette même s'il se distinguait du courant "néo-polar" de l'époque avec des textes déclinant une douleur et un mal de vivre d'une intensité saisissante.

     

    A la cité des Blattes, M'man va faire ses courses et se récolte une balle perdue suite à un règlement de compte entre jeunes. Comme Sissi, elle poursuit son chemin, impériale, un peu abattue et rentre à la maison pour s'affaler sur le divan puis passer l'arme à gauche devant son fils Paul, un vieux garçon paumé et sans emploi qui vit avec elle. Aux Blattes, on n'appelle pas la police, ou une quelconque autorité. Paul remise donc M'man dans sa chambre à coucher et passe sa journée à la fenêtre en distillant sa peine dans un délire éthylique. Mais le soir, en entendant une voix provenant d'un container posé sur la dalle de la cité, Paul va découvrir une jeune femme amnésique qui ressemble étrangement à Hélène, son idole télévisuelle. Cependant, en recueillant cette fille dans son appartement, Paul va s'attirer un certain nombre d'ennuis. Une certaine idée de la femme fatale qui va mettre le feu à la cité. 

     

    Nadine Mouque ! Revenant en permanence, il y a cette interjection arabe que le voisinage hostile se balance à la figure pour devenir un prénom et un nom donnant son titre à ce roman qui nous renvoie vers cet auteur, écorché vif, balançant son mal de vivre dans la noirceur de ses textes aux consonances poisseuses. Hervé Prudon égrène ainsi ses jeux de mots et autres assonances  poétiques dans cette intrigue sordide en suivant le parcours de Paul, ce personnage pathétique qui, avec le décès de sa mère, perd pieds peu à peu au gré de ses envolées éthyliques l'entrainant dans les méandres de cette cité grouillante de cafards où l'urbanisme se décline comme une prison avec ces quatre barres d'immeuble qui bouchent l'horizon. L'univers est forcément glauque à l'instar de ces caves prenant l'allure d'un labyrinthe cauchemardesque ou de ce pavillon de banlieue squatté par des zonards, théâtres des exactions que Paul commet à son corps défendant pour les beaux yeux de cette fille qu'il a trouvée dans un container et que tous les gars de la cité convoitent désormais. Un récit dont la puissance et l'énergie folle monte crescendo, au rythme chaotique d'une intrigue imprégnée d'alcool et des folies qui en découlent dans des imprécations furieuses pour fustiger cet espace urbain sans issue. L'alcool, compagnon maudit de l'auteur, devient ainsi le moteur animant ce personnage tragique débitant son désespoir dans une fuite en avant meurtrière, ponctuée d'éclats d'une violence maladroite à l'image des crimes qui ponctuent ce roman noir débridé. Se débattent ainsi toute une myriade d'individus sans fard, grouillant dans les travées de cette cité des Blattes qui porte bien son nom et dont Hervé Prudon dépeint la vie avec la maestria du désespoir. Nardinamouk !

     

    Hervé Prudon : Nadine Mouque. Editions Gallimard/Collection La Noire 2019.

    A lire en écoutant :  Fan d'Alain Bashung. Album : Live Tour 85. 2018 Barclay.

  • TIFFANY QUAY TYSON : UN PROFOND SOMMEIL. ENTRE TERRE ET EAU.

    Capture d’écran 2022-12-03 à 18.25.36.pngDans les intrigues se concentrant sur le thème des enlèvements d'enfants, le narrateur se focalise davantage sur les méandres de l'investigation et la personnalité des enquêteurs chargés de l'affaire en faisant passer au second plan tout l'aspect des membres d'une famille plus ou moins meurtrie par la survenue d'un tel événement. Il en va tout autrement d'un roman comme Un Profond Sommeil de Tiffany Quay Tyson dont il s'agit du premier récit traduit en français mettant en scène les aléas de la famille Watkins dont la petite fille Pantsy a disparu sans laisser aucune trace. Native du sud des Etats-Unis, plus précisément de Jackson dans le Mississippi, Tiffany Quay Tyson a également exercé la profession de journaliste au coeur de cet Etat, avant de se lancer dans l'écriture en choisissant le cadre si particulier de cette région où elle a vécu, pour ensuite nous immerger, et le terme n'est pas galvaudé, dans les méandres des Everglades en Floride, entre terre et eau au gré d'un récit à l'ambiance à la fois sombre et âpre rappelant les romans de Faulkner et dont le titre original, The Past Is Never, fait référence à une citation de cet auteur emblématique.

     

    En 1978 à White Forest dans le Mississippi, les enfants Watkins n'ont plus de nouvelles de leur père depuis trois semaines. Il faut dire qu'en exerçant l'activité de faux-monnayeur, ce dernier à la fâcheuse tendance à disparaître pour échapper à la police. La mère, quelque peu dépassée, fait ce qu'elle peut pour tenir le foyer même si c'est Roberta, que tout le monde surnomme Bert, la fille aînée qui assume la plupart des corvées, tandis que son frère aîné Willet et sa petite soeur Pansy se contentent de jouer. Par un chaud après-midi estival, les trois enfants bravent tous les interdits et toutes les superstitions qui entourent la carrière désaffectée pour aller se baigner. Mais après s'être éloignés pour aller chercher des baies, Roberta et Willet constatent que leur petite soeur a disparu. Toutes les recherches restent vaines, mais malgré les années qui passent Roberta et Willet ne renoncent pas. D'ailleurs, même si l'indice est mince, ils n'hésitent pas à s'installer dans le sud de la Floride. C'est probablement dans la profondeur des Everglades qu'ils espèrent trouver des réponses à leurs questions. 

     

    Il va de soi que l'enjeu d'un récit comme Un Profond Sommeil consiste à savoir ce qu'il est advenu de la petite Pansy en nous donnant l'occasion de passer en revue les membres de la famille Watkins et plus particulièrement les dysfonctionnements des parents avec un père délinquant aux abonnés absents tandis que la mère sombre peu à peu dans le marasme de la dépression. On observe ainsi les rapports entre Bert, officiant comme narratrice de l'intrigue, et son frère Willet qui va abandonner rapidement ses études pour travailler comme itinérant sur des chantiers afin de consacrer la majeure partie de son temps libre à la recherche d'éventuelles traces de sa petite sœur disparue. Deux jeunes personnes qui vont se soutenir mutuellement en portant sur leurs épaules le poids de la culpabilité avec cette sensation étrange émanant des lieux de l'enlèvement et plus particulièrement cette impression de Bert qui semble avoir distingué une ombre maléfique pouvant être responsable de la disparition de sa sœur. C'est ainsi que Tiffany Quay Tyson distille avec justesse cette atmosphère chimérique qui plane sur la petite localité de White Forest avec juste ce qu'il faut de superstition pour instiller le doute quant au devenir de la petite Pansy. L'autre aspect du récit tourne autour du parcours de mamie Clem, la grand-mère de Bert qui officie à la fois comme sage-femme et guérisseuse tout en pratiquant de manière clandestine l'avortement pour une multitude de femmes se trouvant dans des situations délicates. En confiant son savoir à la jeune Bert, Tiffany Quay Tyson aborde ainsi toute la thématique de la transmission au sein de la famille tout en évoquant le sujet délicat du droit à l'avortement au coeur d'un état qui vient de le bannir. Mais au-delà des liens qui se nouent entre mamie Clem et la jeune Bert, on distingue également tous les non-dits et les secrets de famille qui font peu à peu surface à mesure que l'on découvre le parcours sinueux de la vieille femme sur fond de discrimination et de ségrégation déclencheurs d'atroces événements qui vont avoir un impact néfaste sur l'ensemble de la famille Watkins et plus particulièrement du père de Bert, ce personnage mystérieux, dont l'ombre plane dans le lointain comme une menace plus ou moins diffuse. Cherchant la vérité à tout prix, on suivra Bert dans sa quête qui la conduira sur la côte morcelée de l'est de la Floride dans la région des Ten Thousand Islands abritant une communauté composée d'une minorité ethnique plutôt farouche à l'image du paysage qui l'entoure et que la romancière dépeint avec une certaine maestria pour nous entrainer dans cette ultime recherche, chargée de tensions et d'émotions, tandis que l'on s'enfonce dans ce labyrinthe de terre et d'eau et au bout duquel Bert aboutira pour découvrir ce qu'il a pu advenir de sa sœur disparue en lui permettant peut-être de trouver un certain apaisement imprégné d’incertitudes.

     

    Ponctué de drames et de chagrins, Un Profond Sommeil est un roman brillant qui fait la part belle aux personnages de femmes fortes et engagées surmontant les affres des secrets de famille tout en faisant face aux idées préconçues d’une société à la fois  bien-pensante et hypocrite qui s’incarne dans les valeurs désuètes de certains états du sud que Tiffany Quaid Tyson s’emploie à dénoncer avec une redoutable clairvoyance. 

     

    Tiffany Quay Tyson : Un Profond Sommeil (The Past Is Never). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Eloïse Esquié.

    A lire en écoutant : Ships On The Ocean de Junior Wells' Chicago Blues Band. Album : Hoodoo Man Blues. 1991 Delmark Records.

  • COLIN NIEL : DARWYN. SORTILEGES DE LA FORET.

    colin niel, darwyne, éditions du rouergueOn connaît Colin Niel avec sa série de romans policiers se déroulant dans le département de la Guyane française en mettant en scène les enquêtes du capitaine Anato et dont le dernier récit, Sur Le Ciel Effondré (Rouergue Noir 2018) avait marqué critiques et lecteurs conquis par ce personnage central aux origines Noirs Marrons sortant de l'ordinaire. Mais Colin Niel s'est également distingué avec des romans noirs à l'instar de Seules Les Bêtes (Rouergue Noir 2017) superbement adapté au cinéma par Dominik Moll et Entre Fauves (Rouergue Noir 2020) dont l'intrigue se déroulait entre les Pyrénées et la Namibie. Outre le télescopage des destins qui anime ses intrigues, l'auteur prend soin d'évoquer, sans jamais être pesant, l'aspect de la thématique de l'écologie émergeant de textes nous entraînant dans des contrées méconnues. De retour en Guyane française, Colin Niel délaissera pourtant le capitane Anato pour nous inviter à découvrir Darwyne, un petit garçon à la personnalité ensorcelante qui semble faire communion avec la forêt environnante qui prend, un nouvelle fois, une place centrale dans ce récit aux accents fantastiques. 

     

    En Guyane française, le bidonville de Bois Sec gagne toujours un peu plus de terrain sur la forêt environnante. C'est donc à l'orée de cette jungle que vit Darwyne Massily, un jeune garçon de dix ans qui doit composer avec un handicap au niveau des pieds suscitant les moqueries de ses camarades qu'il évite soigneusement. Ainsi isolé, il se tourne vers sa mère Yolanda, une femme au caractère fort et d'une beauté à nulle autre pareille qui subjugue les hommes composant la longue liste de beaux-pères perturbant l'existence du jeune garçon en s'installant dans leur petit carbet. Le dernier en date est un colosse se prénommant Johnson qui n'hésite pas à malmener Darwyne. C'est ainsi que surgit Mathurine, une assistante sociale de la protection de l'enfance  à qui l'on a confié un signalement concernant le garçon. Elle succède à une collègue qui a définitivement quitté la région après une première évaluation dont les conclusions apportent davantage de questions que de réponses. 

     

    L'histoire s'articule autour de deux personnages que sont bien évidemment Darwyne qui recherche obstinément l'affection de sa mère Yolanda aussi belle que forte de caractère, mais paraissant éprouver quelques révulsions à l'égard de son fils. L'autre aspect de l'intrigue s'intéresse au parcours de Mathurine, cette femme célibataire qui souhaite avoir un enfant à tout prix en tentant des démarches auprès de médecins spécialisés dans le domaine de procréation assistée. Avec Mathurine c'est l'occasion de voir les difficultés des service sociaux en Guyane et plus particulièrement de la protection de l'enfance mise à mal par la multitude de dossiers en cours, ceci plus particulièrement dans les bidonvilles où la vie est particulièrement difficile comme le dépeint Colin Niel avec beaucoup de justesse par l'entremise de la relation ambivalente entre Yolanda et Darwyne qui survivent tant bien que mal dans leur petit carbet à proximité de la forêt. On apprécie cette écriture expressive mettant en relief le quotidien d'une population précaire en s'intéressant plus particulièrement à ce petit garçon attachant qui semble nouer un rapport complexe avec la forêt. Un endroit prenant, nous permettant de percevoir sa dimension toute particulière à mesure que l'on progresse dans un récit à la fois envoûtant et fantastique où l'auteur exploite d'une manière très mesurée l'aspect des contes et des traditions qui émane de la densité de cette forêt guyanaise devenant l’enjeu principal du roman. L'ensemble nous offre ainsi une intrigue intelligemment construite autour de personnages très réalistes qui vont évoluer dans un registre surprenant qui fonctionne pourtant parfaitement au terme d'un récit trop bref pouvant susciter quelques frustrations tant l'on a apprécié ce roman confirmant tout le talent de Colin Niel pour nous immerger dans des lieux à la beauté improbable qui nous font parfois frémir.

     

    Colin Niel : Darwyne. Editions du Rouergue/Noir 2022.

     

    A lire en écoutant : Démons de Angèle et Damso. Album : Nonante-Cinq La Suite. 2022 Angèle Vl Records.

  • Franck Bouysse : L'Homme Peuplé. Voyage en hiver.

    franck bouysse, l'homme peuplé, albin michelCe n'est certainement pas si anodin que cela si Franck Bouysse met en scène dans L'Homme Peuplé, son dernier roman, un personnage tel que Harry, écrivain en mal d'inspiration après avoir rencontré un succès considérable lors de la parution de son premier roman. Non pas que l'auteur soit en panne d'inspiration, mais qu'en faisant l'objet d'une certaine attention avec la publication de livres tels que Grossir Le Ciel et Né D'Aucune Femme, Franck Bouysse doit désormais composer avec une certaine notoriété pouvant se révéler quelques peu pesante pour un homme aspirant davantage à une certaine discrétion. Il est pourtant bien loin le temps des publications pour de modestes maisons d'éditions alors que ses derniers romans publiés chez Albin Michel font désormais l'objet de grands encarts publicitaires tandis qu'il lui faut honorer de nombreuses rencontres avec un public toujours plus important avide de le côtoyer. Dans un monde de la littérature où le succès fait l'objet de sentiments paradoxaux oscillant entre la satisfaction et la remise en question, il existe donc certainement cette envie ou cette tentation de se mettre en retrait tout comme Harry pour se retrouver au cœur d'un paysage hivernal désolé, dans cet arrière-pays si cher à Franck Bouysse avec cet effet miroir qui devient l'un des moteurs essentiels d'une intrigue se situant à la lisière du fantastique en nous rappelant les romans du regretté Claude Seignolle.

     

    Après avoir rencontré un succès considérable lors de la parution de son premier roman, Harry est désormais en panne d'inspiration ce qui le pousse à s'éloigner de l'agitation de la ville en faisant l'acquisition d'une ferme à proximité d'un village isolé. Emménageant en plein hiver, le romancier doit s'accommoder de la neige et du silence qui enveloppe cette campagne désolée. Des conditions idéales pour l'écriture. Pourtant il y a cette sensation de malaise avec cette impression d'être observé en permanence tandis que des événements étranges se produisent dans le voisinage et plus particulièrement du côté ce corps de ferme où vit Caleb, un guérisseur et un sourcier énigmatique qu'il n'a jamais vu.  A mesure qu'il se familiarise avec les habitants du village, Harry doit composer avec leurs secrets à l'instar de Sofia, cette épicière qui semble dissimuler quelques blessures. Une atmosphère de plus en plus étrange règne ainsi dans cette région rurale où les croyances et superstitions vous font frissonner bien plus que la morsure de cet hiver envoûtant. 

     

    Avec cette mise en abime de Harry, écrivain en quête de solitude pour renouer avec l'inspiration, on ne peut s'empêcher de penser à l'auteur lui-même se mettant en scène dans ce récit où résonne les notes des chants du Winterreise de Schubert contribuant à l'atmosphère à la fois sombre et ensorcelante de cet hiver s'emparant de cette contrée rurale retirée et imprégnée d'étranges phénomènes où les revenants côtoient les vivants. Franck Bouysse, sans livrer tous ses secrets, nous restitue ainsi par la grâce de ses mots qui sonnent toujours juste, quelques mécanismes de l'écriture et de l'imaginaire qui se fracassent au gré d'événements troublants, parfois surnaturels frappant l'existence recluse de Harry cherchant à comprendre le sens de ce qui lui arrive. Il lui faudra donc déterrer quelques secrets que dissimulent les habitants du village et plus particulièrement Sofia qui tient l'un des rares commerces encore ouvert à cette saison. On découvrira les réponses aux interrogations de Harry par le biais des chapitres consacrés à Caleb, le personnage charismatique de L'Homme Peuplé qui outre son travail à la ferme, officie comme guérisseur en n'utilisant ses dons qu'à l'intention des animaux comme s'il redoutait le pouvoir qu'il détient de sa mère dont l'affection se traduit également par une espèce de crainte mutuelle quant aux secrets qu'ils se dissimulent respectivement. Ce sont d'ailleurs toujours ces secrets enfouis qui animent les récits de Franck Bouysse poursuivant l'exploration de cet environnement rural qui lui sied parfaitement. Et puis il y a cette particularité dans la justesse du ton se traduisant notamment dans le rythme de dialogues ciselés qui touchent et séduisent le lecteur. Et pour finir, on appréciera comme toujours la beauté de cette nature qu'il dépeint avec la magnificence d'un texte imprégné de sensations et même de sonorités qui finissent par nous envoûter définitivement au cœur de cette trame aux accents fantastiques baignant dans le berceau des traditions et des superstitions hantant cette campagne désolée qui nous séduit et qui nous intrigue tant.

     

    Franck Bouysse : L'Homme Peuplé. Editions Albin Michel 2022.

    A lire en écoutant : Winterreise de Schubert. Album Dietrich Fischer-Dieskau & Gerald Moore. 1985 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • Jurica Pavičić : La Femme Du Deuxième Etage. Cadeau empoisonné.

    Capture.PNGService de presse

     

    C'est peu dire que Jurica Pavičić a emporté tant l'adhésion du public que de la critique avec une myriade de prix célébrant L'Eau Rouge (Agullo 2021), premier ouvrage publié en France pour cet auteur croate qui n'a rien d'un débutant puisqu'il a déjà écrit sept romans ainsi qu'une pièce de théâtre et quelques recueils de nouvelles. Avec un tel succès, bon nombre de lecteurs attendaient l'auteur au tournant en se demandant s'il allait réitérer ce coup d'éclat qui s'incarnerait donc avec La Femme Du Deuxième Etage, un roman intimiste publié en Croatie deux ans avant L'Eau Rouge. Les spéculateurs en seront donc pour leur frais mais retrouveront avec un certain plaisir de nombreux thèmes chers au romancier à l'instar du tourisme et de ses excès, notamment dans sa ville natale de Split où se déroule l'ensemble d'un récit qui prend des allures de roman noir autour d'un fait divers somme toute assez ordinaire mais qui transcende pourtant les codes du genre.

     

    Cela fait maintenant onze ans que Bruna purge sa peine à la prison de Pozega, en Croatie, pour le meurtre de sa belle-mère qu'elle a empoisonnée. Elle dort peu, travaille à la cuisine du centre de détention et prend le temps de se remémorer ce destin qui a fait basculer sa vie. Elle se souvient de la ville de Split où elle a toujours vécu, de sa rencontre avec Frane qui aspire à devenir marin. Un coup de foudre suivi du mariage puis de l'emménagement au deuxième étage de la villa des parents de Frane où vit Anka sa belle-mère qui régente encore la vie de son fils. Puis soudainement, il y a cette crise cardiaque dont Anka est victime et qui la rend partiellement handicapée en bouleversant la vie de Bruna qui doit s'en occuper tandis que son mari vogue sur les flots. Peu à peu, le poids devient trop lourd. Et puis il y a cette boîte en fer de mort-aux-rats qui devient la seule lueur d'espoir pour s'extraire de cet enfer quotidien. Bruna se remémore tout cela à un mois de sa sortie de prison. Que va-t-il advenir d'elle ?

     

    Avec La Femme Du Deuxième Etage on change complètement de registre en quittant la dimension du roman chorale qui prévalait avec L'Eau Rouge pour s'immerger dans l'intimité du destin ordinaire de Bruna qui va éclater avec ce fait divers devenant ainsi le point névralgique d'un récit envoûtant où l'on se plait à découvrir les reliefs de cette vie terne que l'auteur égrène avec talent au gré d'une écriture soignée et immersive. Même si l'on connaît dès le début les contours du fait divers qui va conduire Bruna en prison, Jurica Pavičić se concentre dans la première partie du récit sur les raisons qui ont entraîné son personnage central à commettre un tel acte, tandis que la seconde partie du roman s'intéresse au devenir de Bruna à sa sortie de prison avec cet espèce d'exil sur l'île de Dvrenik Veli à proximité de Split. Il émerge ainsi du texte des sentiments ambivalents comme l'empathie que l'on éprouve pour Bruna, cette femme meurtrie qui empoisonne peu à peu sa belle-mère qui n'a pourtant rien d'un monstre. C'est l'intérêt de ce récit bien construit où l'auteur prend soin de rester mesuré en présentant dans l'entourage de Bruna tout une galerie de personnages aux caractères mesurés qui font que l'on évite ainsi l'écueil du récit larmoyant en adoptant la tonalité du fait divers qui se construit autour d'existences banales auxquelles on ne manque pas de s'attacher à l'instar de Suzana, la meilleure amie de Bruna ou de Frane ce mari trop souvent absent qui ne se rend compte de rien avec un mélange d'amour et de lâcheté. Puis au gré de ces décennies qui s'égrènent autour de l'existence de ses protagonistes, Jurica Pavičić ne manque pas d'évoquer, en arrière-plan, quelques péripéties de l'histoire de la Croatie contemporaine qui bouscule parfois, par petites touches, la vie rangée et troublante d'une meurtrière qui aspire davantage à l'oubli qu'au pardon en s'éloignant définitivement de son entourage qui lui rappelle son passé. Un beau roman noir aux accents poétiques qui ne manquera pas de fasciner le lecteur.

     

    Jurica Pavičić : La Femme Du Deuxième Etage. Editions Agullo 2022. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Jackson de Slavic Soul Party. Album : New York Underground Tapes. 20212 Barbès Records.

     

  • Joseph Incardona : Les Corps Solides. Planche de salut.

    joseph incardona, éditions finitude, Les corps solidesLa question lancinante que l'on se pose depuis plusieurs années avec Joseph Incardona, c'est de savoir si le prochain livre sera encore meilleur que le précédent. C'est d'ailleurs avec une certaine appréhension que l'on découvre son dernier roman tant l'on avait été séduit par La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) qui se déroulait à Genève dans les années 80 avec un sublime récit qui mettait à mal le milieu de la finance à une époque où l'argent se transférait d'une frontière à l'autre en parapente quand aujourd'hui un simple "clic" suffit pour déplacer des sommes colossales. Fidèle à Finitude depuis 2005, une maison d'éditions bordelaise indépendante, Joseph Incardona a su assoir sa réputation avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) qui obtenait le Grand prix de la littérature policière en 2015 tandis que Chaleur (Finitude 2017) était récompensé par le jury du prix du Polar romand en 2017. Il ne faudrait pas oublier les nombreux ouvrages précédents que l'auteur a publié dans diverses maisons d'éditions comme 220 Volts (Fayard Noir 2011), Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) ainsi que le fameux Permis C édité chez BSN Press, récipiendaire du prix des Romans des Romands, qui évoquait l'enfance de l'auteur italo-suisse. Mais pour en terminer avec cette appréhension du dernier ouvrage, il faut admettre sans ambage que Les Corps Solides figurera sans nul doute parmi les grands romans de cette rentrée littéraire chargée et qu'il marquera durablement les esprits avec un récit à la fois sobre et intense en faisant honneur à la superbe bibliographie du romancier.

     

    Un simple accident peut faire basculer toute votre vie. Ce n'est pas Anna qui le contredira alors qu'elle part en embardée, en croisant le chemin d'un sanglier, et qu'elle détruit ainsi son camion-rôtissoire que l'assurance refuse de rembourser. Adieu la vente des poulets rôtis sur les marchés et bonjour l'angoisse des finances qui se tarissent brutalement. Anna vit pourtant modestement dans un mobile-home au bord de l'Atlantique avec son fils Léo passionné de surf. Un vie de liberté mise à mal par les ennuis et les dettes qui s'accumulent. Il y aurait pourtant un moyen simple de gagner 50 000 euros en sinscrivant à ce fameux "Jeu" dont tout le monde parle avec une règle simple qui consiste à toucher une voiture et à être le dernier des vingt concurrents à la lâcher. Malgré l'insistance de son fils qui voit là une porte de sortie afin de se mettre définitivement à l'abri de leurs soucis financiers, Anna refuse de vendre son âme au diable et de s'adonner à ce concours absurde. Mais a-t-on vraiment le choix dans un monde régit par la cupidité et le voyeurisme ?

     

    On pense bien évidemment à Horace McCoy et son concours absurde dans On Achève Bien Les Chevaux mais également à Car de Harry Crews avec cet homme qui s'est mis en tête de manger une voiture pièce par pièce. D'ailleurs dans Les Corps Solides, l'automobile est justement le point central du récit tant l'on se focalise autour de cet objet du désir qui fracture désormais la société avec ces groupuscules écologistes manifestant aux abords du "Jeu" tandis que les décideurs mettent justement en place ce concours inepte pour relancer une industrie qui périclite. Joseph Incardona place donc avec justesse les enjeux d'un monde en crise tout comme celui d'Horace McCoy où cette joute de l'absurde est certaine de rencontrer du succès puisque les organisateurs cyniques, qu'il dépeint avec maestria, savent pertinemment qu'ils peuvent faire beaucoup de chose avec le désespoir des gens. L'autre thématique du récit, c'est la dignité qu'incarne Anna qui cède peu à peu sous la contrainte de sa situation fragile pour se lancer dans cette aventure insensée qu'elle entame à son corps défendant. L'enjeu de l'intrigue réside donc sur la limite tant physique, mais également psychologique qui vous emprisonne dans la folie de ce "Jeu" qui prend une allure terrifiante à mesure que les heures, les jours et les nuits s'écoulent sous le regard d'un public conquis. Jusqu'ou ira-t-on dans l'ineptie ? Avec une mise en scène soignée comme il sait si bien le faire, Joseph Incardona nous donnera la réponse autour d'une scène finale époustouflante où la liberté qui s'incarne dans le surf où l'on se redresse se heurtera aux aléas du "Jeu" où l'on s'écroule. Le tout est de savoir qui l'emportera. Situations poignantes attendues, on apprécie dans Les Corps Solides toute la retenue de l'auteur qui décline une galerie de personnages incarnant cette population précaire à l'image bien sûr d'Anna et de Léo mais également de ce couple des jeunes agriculteurs qui tirent le diable par la queue ou bien évidemment des autres concurrents du fameux "Jeu" en déclinant ainsi toute la gamme du désespoir, de la convoitise et même de la quête de notoriété qui anime ces joueurs. Tout cela nous donne une chronique sociale étincelante à l'image de la couverture du livre qui prend l'allure d'une carrosserie rutilante, objet de tous les désirs. Bel équilibre d'émotions et de tensions, Les Corps Solides est un roman qui vous foudroie.

     

    Joseph Incardona : Les Corps Solides. Editions finitude 2022.

    A lire en écoutant : Cadillac Ranch de Bruce Springsteen. Album : The River. 1980 Bruce Springsteen.

  • Lucien Vuille : La Grande Maison. Ligne sinueuse.

    Lucien vuille, la grande maison, bsn pressAprès toutes ces années, j'ignore encore si La Grande Maison désigne les services de la Police Judiciaire stationnée à Carl-Vogt où si cette dénomination fait référence à l'ensemble de la police cantonale de Genève. Toujours est-il que La Grande Maison devient le titre du premier roman noir de Lucien Vuille qui a travaillé durant plusieurs années comme inspecteur au sein de cette institution et que j'ai eu d'ailleurs le plaisir de croiser, notamment dans les salles de classe du centre de formation de la police où il a débuté en tant qu'aspirant inspecteur de police. De cette formation et des années où il a intégré différentes brigades de la Police Judiciaire, Lucien Vuille rapporte ses souvenirs, sous une forme plus ou moins romancée, où la réalité est bien plus omniprésente que la fiction. Il ne faut donc pas s'attendre à une intrigue policière en bonne et due forme, mais plutôt appréhender la diversité de ces enquêtes que ce soit dans le domaine des stupéfiants, des vols, des agressions et de la filature qui sont le quotidien de ces femmes et de ces hommes travaillant exclusivement en civil. 

     

    Après avoir exercé les professions de fromager et d'instituteur, c'est un peu par hasard que Lucien est devenu policier au sein de la police cantonale de Genève et qu'il a suivi ainsi une formation d'une année pour intégrer La Grande Maison en effectuant trois ans de stages au service de la Police Judiciaire, tout d'abord à la brigade de criminalité générale puis à la brigade des stupéfiants où il côtoie les collaborateurs de la Task Force Drogue. Appréciant le travail de rue, il achève ses stages à la BAC, spécialisée dans tout ce qui a trait aux flagrants délits dans le domaine des agressions et des arrachages en espérant intégrer, par la suite, définitivement les stups. Mais Lucien se voit muter, contre sa volonté, au sein de la brigade dobservation, spécialisée dans tout ce qui a trait aux surveillances et aux filatures. Une épreuve difficile qui aura raison de sa motivation. Il se peut parfois que La Grande Maison devienne inhabitable.

     

    Document, fiction ou exutoire, La Grande Maison intègre sans aucun doute l'ensemble de ces éléments avec un texte qui prend l'allure d'un long rapport de police où l'énoncé des faits prend le pas sur les impressions, les sensations et l'atmosphère de l'institution policière. C'est peut-être là que réside la réussite de ce récit prenant qui se lit d'une traite avec l'impression de partager avec l'auteur tous les éléments, aussi troublants soient-ils, de ce rapport. Ce n'est d'ailleurs qu'au terme du récit, une fois qu'il a démissionné, que Lucien Vuille prend le temps d'observer les alentours et de les dépeindre, avec cette sensation de changement des perceptions. Lucien Vuille nous entraîne donc dans le sillage de son parcours professionnel en évoquant dans le détail tout ce qui a trait à la formation d'une année avant de dépeindre l'ensemble des enquêtes qu'il traite dans les différentes brigades où il effectue ses stages avec cette impression de prendre de plus en plus d'autonomie à mesure qu'il acquiert des compétences que ce soit dans le domaine des interrogatoires, mais également dans toute la particularité du monde des stupéfiants où il n'édulcore aucun faits aussi dérangeant soient-ils. Oui les esprits chagrins pourront dire que le récit terni parfois l'image de la profession en abordant avec sincérité les manquements, voire même les fautes lors de certaines interventions ou investigations. Mais La Grande Maison n'a pas pour vocation d'être un outil de promotion au bénéfice de la Police Judiciaire genevoise et Lucien Vuille relate donc ainsi les difficultés à intégrer cette institution policière particulière en abordant sous la lumière d'un réalisme saisissant l'ensemble des éléments qui constituent une enquête, ceci d'ailleurs avec une précision remarquable. S'il n'émet aucun jugement quant aux différents manquements évoqués, on ressent tout de même au cours du récit cette espèce de lassitude, voire même d'épuisement qui assaille Lucien tout en abordant également la thématique de l'éloignement de ses proches l'entraînant dans une spirale malsaine qui le ronge peu à peu avec au final ce processus d'harcèlement au sein de la brigade d'observation qui devient presque une planche de salut puisqu'il le pousse à démissionner lui permettant d'entrevoir d'autres perspectives beaucoup plus positives. Il y a bien évidemment un sentiment de gâchis qui émane du récit. Pour autant, La Grande Maison n'a rien d'un pamphlet, bien au contraire, car Lucien Vuille évoque avant tout le travail considérable qu'effectue au quotidien, une majorité des collaborateurs de la Police Judiciaire qui, au-delà des difficultés abordées, doivent prendre garde à ne pas franchir la ligne ce qui n'a rien d'une évidence. Un récit brillant, un peu amer, qui nous permet d'appréhender la réalité du travail policier avec une belle justesse. 

     

    Lucien Vuille : La Grande Maison. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour 85. 2018 Barclay.