Chris Whitaker : Toutes Les Nuances De La Nuit. Les disparues.
Pour figurer parmi les gros "banger" de la littérature, pour que l'on dise que ce livre est "hype" et s'inscrire ainsi dans les bons petits papiers de ces influenceurs rémunérés, on notera tout de même qu'il faut répondre désormais à certains standards de plus en plus répandus qui correspondront ainsi aux attentes des lecteurs. C'est un peu comme le marché du vin au début des années 2000 où l'on se retrouvait avec une multitude de breuvages aux notes boisées et vanillées qui envahissaient tous les domaines du monde entier. Dans un registre similaire en matière de standard littéraire, on fait désormais face à une kyrielle de romans débordant d'émotions pour que les créatrices et créateurs de contenu (on ne dit plus influenceur, trop connoté négativement) se mettent en scène en train de sangloter sur les pages de leur livre, qui n'en demandait pas tant, et qu'ils seront truffés de *plot twist" (eh oui, j'intègre le vocabulaire Insta et TikTok) se déclinant au rythme de chapitres extrêmement courts. Il s’agit là d’un format que l’on trouve très fréquemment dans des genres tels que la romance, la littérature feel-good et le thriller en faisant en sorte de se plonger dans un texte sans prise de tête comme cela est de plus en plus exigé de la part de lecteurs qui ne veulent plus s’emmerder avec des récits trop alambiqués. Au demeurant, il émerge quelques bon romans répondant à ces attentes à l’instar de Duchess (Sonatine 2022),
premier ouvrage traduit en français de Chris Whitaker, romancier britannique qui s’est mis à l'écriture pour expurger les traumas d’une violente agression dont il a été victime à l’âge de 19 ans avant de se lancer dans la rédaction de deux romans se déroulant, tout comme Duchess, aux Etats-Unis où il n’a jamais vécu. Et il faut bien admettre que l’on avait été séduit par la personnalité de cette jeune adolescente, haute en couleur, au caractère bien trempé et à la langue bien pendue, affrontant les affres d’un drame familial en sillonnant les routes d’une Amérique du Nord telle que l’on se l’imagine, au gré d’un texte chargé de tension et d’émotion qui a rencontré un succès notable. On notera d'ailleurs que les livres de Chris Whitaker sont entourés d'une certaine aura du côté des contrées anglo-saxonne où l'on parle de best-seller traduit dans une trentaine de langues et d'une adaptation au cinéma sous l'égide de Disney, ce qui fait que sous ce verni markéting plein de promesses on attendait avec une certaine impatience Toutes Les Nuances De La Nuit dont on dit qu'il s'est vendu plus d'un million d'exemplaires comme cela est mentionné sur le site Penguin Random House. Mais voilà qu'à force de trop en faire, de surenchérir dans ces registres de l'émotion et du rebondissement permanent, on se retrouve à lire un pavé qui se révèle plutôt indigeste en suscitant bien des déceptions tant au niveau de la cohérence que des clichés qui émergent d'une narration à la fois confuse et répétitive qui finit par vous agacer.
En ce jour de 1975, les forces de l'ordre ont bouclé les routes du comté de Monta Clare dans le Missouri et sont à la recherche de Patch Macauley qui vient de sauver Misty Meyer des griffes de son ravisseur qui s'en est finalement pris à lui. Dans la forêt on n'a retrouvé que le tee-shirt maculé de sang du jeune garçon à peine âgé de 13 ans. Et malgré l'investissement de la police, les recherches restent vaines. Mais Saint Brown, sa camarade de classe au caractère bien trempé, ne baisse pas les bras et est bien déterminée à retrouver son ami dont on reste sans nouvelle. Et en dépit du temps qui passe, elle échafaude des hypothèses, mêne ses propres investigations et harcèle le shérif afin de faire la lumière sur cette tragédie qui bouleverse l'ensemble de la communauté. Et si Saint s'obstine dans ses démarches un peu vaines, il faut bien admettre, qu'au fil des mois qui défilent, l'affaire ne fait plus la une des journaux et semble tomber dans l'oubli. Mais voilà que Patch Mccauley réapparaît au grand soulagement des habitants et des autorités qui ont tôt fait de classer l'enquête. Mais pour Patch et Saint, il faudra des décennies pour résoudre de tous les mystères qui entourent cette disparition d'autant plus que d'autres événements similaires frappent la région.
Avec plus de 800 pages au compteur se déclinant au rythme de 261 chapitres, autant vous prévenir que les accros aux rebondissements en auront pour leur argent et que les lecteurs en quête d'émotions seront comblés et qu'à partir de là, on peut parfaitement comprendre que bon nombre de critiques tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux, de libraires et de lecteurs y aient trouvé leur compte avec parfois quelques retours dithyrambiques, même si l'on a pu lire des avis plus nuancés. On se retrouve donc à manipuler un pavé assez pesant qui semble d'ailleurs imprégner son contenu d'où rejaillit une certaine lourdeur, ceci plus particulièrement dans le schéma narratif des 261 chapitres qui ne change pas d'un iota du début jusqu'au terme de cette fresque s'étalant sur plus d'une trentaine d'années. Ce qui fait qu'au bout d'une cinquantaine de chapitres on commence à lever les yeux au ciel, lorsque le texte s'achève immanquablement sur une réplique saillante ou sur un retournement de situation. Et cela ne s'arrête jamais avec cette sensation d'écoeurement qui s'empare de vous comme si l'on s'enfilait un fondant au chocolat au terme de chacun de ces chapitres aussi brefs que répétitifs. Et de cette manière, à vouloir trop en faire, Chris Whitaker se perd dans un texte truffé d'incohérences et de hasards circonstanciés plus que douteux à l'image de ce tableau de Patch se retrouvant dans le bureau du directeur d'une prison qui va lui permettre de localiser l'homme qu'il traque depuis des années au détour d'une somme de conjonctures improbables qui équivaut à gagner trois fois de suite le gros lot de l'EuroMillions. Et sans trop vouloir révéler les enjeux de l'intrigue, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur les rapports qu'entretient Grace avec son père qu'elle honnit et dont elle semble pourtant avoir l'occasion de se détacher comme en témoigne ses retrouvailles avec Patch où elle converse tranquillement avec lui dans une grange avec cette sensation de pouvoir évoluer à sa guise au sein du domaine. Et ce sont toutes ces incongruités qui émanent de Toutes Les Nuances De La Nuit, dès l'instant où vous relevez la tête du guidon et que vous vous détachez de ce rythme trépident pour vous interroger sur les entournures de l'intrigue qui apparaissent de plus en plus bancales, voire même
artificielles. On en est même à se demander pourquoi l'auteur a voulu que les événements se déroulent dans la région des Orzaks si ce n'est pour répondre à une tendance de plus en plus prégnante autour de ces auteurs issus de ces régions montagneuses à l'instar de Daniel Woodrell digne représentant de cette contrée qui a également inspiré les auteurs de la série à succès Orzak. Quoiqu'il en soit, avec la ville de Monta Clare, il est bien certain que l'on ne retrouvera pas cette force rugueuse d'un environnement qui fait figure de décor de carton-pâte parsemé d'une flore dont les noms semblent sortir de quelques fiches Wikipédia pour donner le change à une succession de clichés bien trop convenus. On pourrait en dire de même pour ce qui concerne l'actualité et même à la musique qui ne sont là que pour signaler la décennie dans laquelle on se situe mais qui ne s'agrègent aucunement au cours d'une intrigue à la fois confuse et décousue d'où émerge tout de même quelques scènes saisissantes chargées de tension. Alors bien sûr que l'on sera marqué par Patch le pirate et Saint l'apicultrice, deux personnages un peu trop propre sur eux, dont on découvre les trajectoires au rythme frénétique d'un roman débordant d'une émotion qui, à force de dégouliner, devient quelque peu encombrante comme si l'on ne savait plus trop quoi faire de ces vagues continuelles de rebondissements et de sentiments qui finissent par vous submerger jusqu'à la noyade. Un véritable naufrage. Dommage.
Chris Whitaker : Toutes Les Nuances De La Nuit (All the Colours Of The Dark). Sonatine 2025. Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Cindy Colin-Kapen.
A lire en écoutant : Polly (Live Acoustic) de Nirvana. Album : MTV Unplugged In New York. 1994 UMG Recording, Inc.
On pourra bien parler de Ron Rash, de Daniel Woodrell, de Larry Brown aussi, et énumérer ainsi toute une cohorte de romanciers prestigieux pouvant avoir influencé son œuvre pour se dire que finalement, au bout de cinq ouvrages d'une impressionnante sagacité, David Joy est devenu un auteur essentiel, à nul autre pareil, évoquant les travers sociaux de son pays au gré de récits sombres se déroulant dans le comté de Jackson, niché au cœur du massif des Appalaches, où il vit depuis l'âge de dix-huit ans. C'est cet ancrage à la région, ainsi que ces voix résonnant sur les contreforts de ces montagnes qu'il affectionne tant, qui caractérisent chacun de ses romans où, depuis ce petit lopin de terre, émerge certains des affres touchant l'ensemble des Etats-Unis. Il y est particulièrement question d'opioïde et des trafics sordides qui en découlent que ce soit avec Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2016), son premier roman, ainsi que
Un mur n'y changerait rien et les histoires parfois violentes émergeant de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis continueront d'alimenter la richesse de deux cultures qui s'entremêlent et que l'on découvrait déjà dans de nombreux romans de Cormac McCarthy au gré de tragédies puissantes. C'est probablement dans cette continuité que s'inscrit Gabino Iglesias natif de Puerto Rico et résidant désormais à Austin au Texas où il exerce notamment les professions de journaliste et d'enseignant tout en pratiquant le culturisme et en entretenant la culture populaire de sa communauté qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes oscillant entre roman noir et fantastique et que l'on regroupe désormais sous l'appellation barrio noir illustrant parfaitement cette fusion détonante et violente rappelant, à certains égards, un film tel que Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez. On découvrait ce mélange au détour de Santa Muerte (Sonatine 2020), premier roman de l'auteur, combinant une intrigue sombre, sur fond de guerre des gangs, avec les rites magiques de la Santerìa en conférant à l'ensemble du récit une dimension tant sociale que surnaturelle illustrant cette culture populaire du barrio. On retrouve cette singularité dans Les Lamentations Du Coyote (Sonatine 2021) où la frontière prend une allure mystique autour des individus qui en arpentent les confins, ainsi que dans Le Diable Sur Mon Epaule, dernier roman en date de Gabino Iglesias nous entrainant vers l'univers inquiétant des tunnels creusés par les narcotrafiquants mexicains afin d'acheminer migrants et cargaisons de stupéfiants vers les Etats-Unis. 