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04. Roman noir - Page 3

  • Hugues Pagan : L'Ombre Portée. Affaire occulte.

    l’ombre portée,hugues pagan,éditions rivages noirTout le monde s'accorde pour dire que l'oeuvre de Hugues Pagan se distingue de par son style à nul autre pareil qui s'inscrit dans une élégance certaine tant dans son écriture que dans la personnalité de son inspecteur Schneider que l'on côtoie depuis de nombreuses années et dont on sait déjà quelle sera sa trajectoire, avec un certain déchirement d'ailleurs, puisque l'auteur avait déjà mis en scène ce flic désenchanté et mutique à la fin des années 80 que ce soit dans Vaines Recherches (Fleuve Noir 1984) et plus particulièrement dans La Mort Dans Une Voiture Solitaire (Fleuve Noir 1982), premier roman de la série qui scellait déjà son destin. Mais Hugues Pagan avait encore des choses à dire sur l'institution policière où il a officié lui-même durant de nombreuses années avant de raccrocher pour se consacrer à l'écriture et puis à l'élaboration de scénarios dont sont issus quelques séries policières emblématiques telles que Police District et Mafiosa qui ont marqué les esprits. C'est donc bien des années plus tard, avec Profil Perdu (Rivages/Noir 2017), que l'on retrouve l'inspecteur Schneider, officiant comme chef de groupe au sein de la brigade criminelle d'une ville sans nom de l'est de la France et dont l'intrigue se déroule durant les années 70 en prenant pour cadre le Bunker, désignant le commissariat austère de cette cité provinciale. Si l'élégance est toujours au rendez-vous, elle ne se dépare pas de cet aspect âpre, parfois même sordide, propre aux enquêtes qui échoient à ces inspecteurs chevronnés et sans illusion qui trouvent quelques réconforts aux Abattoirs, café restaurant, situé à proximité de leur lieu de travail, où ils ont leurs habitudes. C'est cette ambiance, ce contexte clair-obscur que Hugues Pagan reprend avec Le Carré Des Indigents (Rivages/Noir 2022) où l'on découvre plus d'éléments de la trajectoire de son policier fétiche qui va enquêter, avec son équipe, sur la disparition d'une adolescente. On notera que les récits de Hugues Pagan se distinguent par le rythme languissant d'une narration qui prend son temps tout en évitant les excès spectaculaires propre à dénaturer le réalisme de ces enquêtes qui s'attachent à ces aspects de la nature humaine dans un contexte de détresse sociale émergeant de chacune des enquêtes de l'inspecteur Schneider qui doit composer avec une hiérarchie défiante quant à son style et sa manière de procéder, ce d'autant plus qu'il est respecté par le pouvoir judiciaire appréciant la qualité de ses dossiers sans faille. Autant dire que les adeptes de polars aussi trépidants qu'absurdes en seront pour leur frais, mais que les autres se réjouiront du retour de l'inspecteur Schneider qui, avec L’Ombre Portée, va enquêter sur un incendie criminel l'entrainant dans des investigations prenant une dimension occulte.

     

    La ville est en train de changer de visage et c'est peut-être dans ce contexte de convoitise immobilière que l'ancienne menuiserie a été incendiée en tuant trois sans abris qui s'y étaient réfugiés. Le caractère délibéré de la mise à feu ne faisant aucun doute, c'est l'inspecteur Schneider et son groupe de la brigade criminelle qui sont en charge de l'affaire. Et bien vite, l'incendiaire, pétri de remord, va se présenter au commissariat afin de se dénoncer sans pour autant être en mesure de donner des éléments en ce qui concerne l'identité du mystérieux commanditaire qui l'a rémunéré. Néanmoins, les enquêteurs vont mettre à jour une piste les conduisant du côté des hautes sphères de la ville, dans les beaux quartiers résidentiels où l'on trouve notamment une grande propriété abritant une étrange société dirigée par un couple charismatique qui semble avoir une grande influence sur les notables et les édiles de la région. Et si Schneider ne croit pas beaucoup aux forces surnaturelles et autres fariboles, il doit bien admettre, à mesure que les cadavres s'accumulent, qu'il a peut-être à faire à ce qui peut s'apparenter à un représentant du mal, voire au Diable en personne.

     

    Ainsi, Hugues Pagan continue de forger la légende de Claude Schneider, inspecteur mutique et pourtant charismatique du commissariat, que ses hommes respectent et que l'Etat-Major abhorre pour son esprit libre et ses compétences en matière de procédures qu'il conduit avec une efficacité redoutable qui n'est pas dénuée d'une certaine humanité, plus particulièrement à l'égard des individus modestes qu'il côtoie, même s'il fraye également avec d'anciens truands, comme Monsieur Tom faisant office d'intermédiaire avec les édiles de la ville que le policier n'apprécie guère. Dans cette France des seventies basculant dans la modernité que l'on perçoit au détour de cette ville en chantier, il va de soi que l'homme entretient le mythe de l'enquêteur impavide au regard froid et à la réplique aussi efficace que sibylline, tandis qu'il soigne son look avec ses lunettes d'aviateur polarisées, son colt 45 à la ceinture qu'il dissimule sous sa parka militaire, sans doute la même que celle que portait Alain Delon dans Mort d'un pourri et auquel on ne peut manquer de faire allusion tout comme mentionner les derniers films de Melville d'où émane cette même atmosphère froide qui imprègne l'ensemble des textes de Hugues Pagan. Et puis il y a ce malaise qui définit très certainement Schneider dans son attitude distante de flic solitaire, un peu en marge, provenant sans doute de son passage à l'armée au sein des Paras durant la guerre d'Algérie et dont certains aspects peu reluisant vont rejaillir dans le cours de l'intrigue. Même si le récit débute avec la mort de trois sans abris, L'Ombre Portée va prendre une dimension plus occulte en s'intéressant notamment aux activités de ce couple étrange qui semble avoir une influence grandissante sur les notables de la ville qui ne peuvent résister aux manoeuvres délétères  de ce gourou malfaisant et de cette femme au charme ensorcelant qui trempent dans des affaires financière douteuses, tandis que leur homme de main se charge d'éliminer les personnes qui contrecarraient leurs projets. Une intrigue qui comprend donc une légère pointe d'étrangeté s'inscrivant dans le contexte de cette secte s'insinuant peu à peu dans les arcanes du pouvoir de cette ville de province, ceci jusque dans les rangs des hautes sphères de l'institution policière dont Schneider va entrevoir la portée. Si L'Ombre Portée demeure un roman solide de par son réalisme sans concession, on regrettera peut-être un manque de relief en partie dû au fait que les adversaires de l'inspecteur Schneider peinent à émerger face à son charisme qui demeure quasiment sans faille, hormis ces quelques instants où le policier va se retrouver sur la sellette lors d'un souper singulier qui va lui tourner la tête au propre comme au figuré. Mais à l'exception de ce léger écueil qui ne prétérite d'ailleurs en rien le bon fonctionnement de l'intrigue, on appréciera toujours autant le style impeccable et subtil de ce romancier hors-pair, dont la petite musique, toujours au service du récit, s'inscrit dans une dimension similaire à celle d'un Miles Davis ou d'un Raymond Chandler auxquels Hugues Pagan fait d'ailleurs allusion dans son texte. Ainsi, on prend donc un véritable plaisir à retrouver cette dynamique qui s'instaure au sein de l'entourage de Claude Schneider, dont certains comparses vont prendre un peu plus d'envergure à l'image de Charles Catala qui va franchir une étape dans sa carrière de policier s'inscrivant dans  cette ambiance désenchantée qui est l'une des grandes forces de ce romancier exceptionnel.

     

    Hugues Pagan : L'Ombre Portée. Editions Rivages/Noir 2025.

    A lire en écoutant : Concerto de Aranjuez (Adagio) interprété par Miles Davis. Album : Sketches of Spain. 1960 Columbia Records.

  • LEONARDO SCIASCIA : LE JOUR DE LA CHOUETTE. CHIENS DE LA LOI.

    leonardo sciascia,le jour de la chouette,éditions flammarionDepuis toujours, la littérature noire italienne tient une place de choix au sein de nos contrées francophones avec quelques auteurs emblématiques comme Georgio Scerbanenco et son emblématique enquêteur milanais Duca Lamberti ou le légendaire commissaire Montalbano, stationné en Sicile, que le regretté Andrea Camilleri a mis en scène dans plus d'une trentaine d'ouvrages, ceci sans oublier son homologue parmesan, Franco Soneri, que l'on retrouve chaque année depuis bientôt dix ans au gré des publications de Valerio Varesi qui poursuit l'aventure en nous immergeant dans les contrées brumeuses de cette région méconnue de l'Emilie-Romagne. Mais comme pour ce qui a eu trait aux polars nordiques, ou plus récemment pour ce qui concerne les romans noirs ruraux en provenance des Appalaches et autres contrées reculées des Etats-Unis, on observe un regain d'intérêt pour le "Giallo", terme désignant le mauvais genre en Italie en faisant référence aux fameuses couvertures jaunes habillant la collection mythique de polars de l'éditeur Mondadori. C'est sans doute sur la base de ce constat que la revue des littératures policières 813 a publié tout dernièrement un dossier sur "les beaux jours du Giallo" avec notamment l'intervention de traducteurs français comme Serge Quadruppani, Laurent Lombart, Gérard Lecas et Anatole Pons-Remaux et de spécialistes à l'instar de Claude Combet, Emilio Sciarrino et Fred Prilleux qui mettent en lumière toute une galaxie d'auteurs plus ou moins connus de la littérature noire italienne dans laquelle on peut puiser à satiété sans prendre trop de risques quant à une quelconque déconvenue. En parcourant la dizaine d'articles nous donnant un aperçu complet de la richesse de cette littérature noire transalpine, rares sont ceux qui ne mentionnent pas le romancier sicilien Leonardo Sciascia qui, au détour d'une œuvre littéraire très variée, s'est ingénié à dénoncer les agissements de la mafia par le prisme de la fiction avec des récit de références tels que le crépusculaire Le Chevalier Et La Mort (Sillage 2023) faisant écho à son premier roman policier aux connotations politiques, Le Jour De La Chouette qui demeure, aujourd'hui encore, une référence dans le domaine, en bénéficiant d'une révision du texte en français de Mario Fusco qui a d'ailleurs rassemblé l'ensemble des textes de l’auteur dans un intégral en trois volumes publié aux éditions Fayard. Publié en 1961, Le Jour De La Chouette détonne dans le paysage littéraire italien de cette période, parce qu'il évoque, sans détour, tous les aspects du fonctionnement d'une organisation criminelle gangrénant l'ensemble de la structure sociale d'une localité sicilienne dont Leonardo Sciascia connaît tous les aspects, lui qui a officié durant des années comme instituteur au sein d'une bourgade similaire où il a pu observer tout à loisir l'ensemble des entrelacs sociaux de son environnement. Une démarche littéraire qui n'est pas anodine comme l'auteur l'exprime d'ailleurs dans sa note en fin de récit en soulignant dans l'extrait suivant, le contexte de l'époque : "On n'ignore pas qu'en Italie il ne faut pas jouer avec le feu: qu'on imagine ce qu'il en est quand on ne désire pas jouer, mais parler sérieusement. Les Etats-Unis peuvent présenter dans leurs récits et dans leurs films des généraux imbéciles, des juges corrompus et des policiers canailles. L'Angleterre aussi, la France aussi, la Suède aussi et ainsi de suite. L'Italie n'en a jamais présentés, n'en présente pas, n'en présentera jamais."  Si Roberto Saviano a pu le contredire sur le sujet, en publiant Gomorra en 2006, personne n'ignore les menaces de mort dont le journaliste/romancier a fait l'objet en nécessitant une protection policière conséquente, faisant ainsi écho à cette impressionnante lucidité de Leonardo Sciascia qui transparait d'ailleurs dans l'ensemble de ses ouvrages.

       

    En Sicile, sur la place du village de S. deux coups de feu résonnent au petit matin en fauchant ainsi Salvatore Colasberna, abattu de deux coups de chevrotine alors qu'il s'apprêtait à prendre son bus pour Palerme. En charge de l'enquête, le capitaine Bellodi découvre que la victime, responsable d'une petite entreprise de construction, refusait de composer avec la mafia locale dans le cadre d'adjudications de travaux publics plus que douteuses. Si le responsable de la compagnie des carabinieri avance sur certains aspects de son enquête, il se heurte rapidement à une espèce d'omerta qui touche tout d'abord les associés de l'entrepreneur mais également les témoins à l'instar de Paolo Nicolosi qui finit par disparaître tandis que sa femme se retrouve sur la sellette. En dépit de ces difficultés, le capitaine Bellodi progresse dans ses investigations en interrogeant certains suspects qui auraient procédé à l'exécution de la victime ainsi que le commanditaire, une figure locale bénéficiant d'une protection des autorités judiciaires et politiques de la région qui rendent des comptes aux hautes instances basées à Rome. Autant dire que l'affaire est loin d'être résolue et que les répercussions risquent d'être nombreuses et tragiques, ce d'autant plus lorsque l'on s'en prend aux mafieux de la région.  

     

    En préambule, il conviendra passer outre l'introduction de Claude Ambroise qui dévoile toute la structure du récit, afin de mettre en valeur la substantifique moelle d'un texte aussi engagé que pertinent et que vous ne manquerez pas de découvrir au terme de votre lecture pour en apprécier quelques aspects subtils du roman qui pourraient vous avoir échappé. Mais que l'on ne s'y trompe pas, si Le Jour De La Chouette emprunte bien tous les codes du roman policier, on n'y trouvera guère un suspense trépident quant à l'identité du ou des coupables, puisque l'intrigue prend davantage l'allure d'une critique sociale au gré d'une impitoyable radioscopie structurelle d'une localité de la Sicile, phagocytée par une organisation mafieuse que Leonardo Sciascia décline avec autant d'intelligence que de mordant que l'on perçoit notamment au détour des réflexions du capitaine Bellodi qui fait preuve d'un certain sens de l'ironie en décortiquant peu à peu tous les entrelacs d'une affaire dévoilant les accointances entre malfrats, autorités politiques et judiciaires. Et c'est bien dans la pertinence de ses propos que réside le talent de Leonardo Sciascia qui parvient à mettre en lumière, avec une impressionnante clairvoyance, tous les soubassements d'une organisation criminelle qui s'incarne notamment dans la confrontation entre le capitaine Bellodi et don Mariano lors d'un interrogatoire où il est question de finance, ceci bien avant que les notions de blanchiment d'argent ne fassent véritablement surface pour mettre à mal les systèmes mafieux. Si l'on dit du roman policier qu'il se définit par un apaisement de la société au terme d'une enquête où le crime est résolu, Le Jour De La Chouette n'entre absolument pas dans ce cadre, bien au contraire, puisque l'on observe toute la mise en œuvre des mesures en vue de contrer les investigations d'un enquêteur que l'on sacrifiera sur l'autel des intérêts supérieurs d'un état dévoyé que l'on retrouvera d'ailleurs dans plusieurs romans de Leonardo Sciascia consacré à la mafia. L'intérêt du récit réside donc également dans le comportement de toute une galerie de criminels cherchant à se soustraire aux enquêteurs en employant tous les moyens tels que l'intimidation, le faux-témoignage et bien évidement l'élimination des individus pouvant apporter un éclairage sur les circonstances du crime commis. Il émane ainsi une notion de peur qui se conjugue parfois avec un certain fatalisme qui touche toute les strates d'une population qui ploie sous le joug de ces structures mafieuses impitoyables. Tout cela se met en place au gré d'une certaine forme de théâtralité que l'auteur emploie avec une efficacité redoutable lui permettant d'aller à l'essentiel avec un texte d'une impressionnante sobriété qui font que Le Jour De La Chouette demeure un roman de référence qui reste toujours d'actualité.

     

    Leonardo Sciascia : Le Jour De La Chouette (Il Giorgio Della Civetta). Editions Flammarion 2024. Traduit de l'italien par Juliette Bertrand et revue par Mario Fusco pour la présente édition. Introduction, chronologie et bibliographie par Claude Ambroise.

    A lire en écoutant : Omerta d'Ennio Morricone. Album : Il Prefetto Di Ferro. 2024 Beat Records.

  • SEVERINE CHEVALIER : THEORIE DE LA DISPARITION. QUE SE PASSE-T-IL ?

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    Service de presse.
     
     
    Puisque l'on semble découvrir son talent tout récemment, il paraît important de souligner que cela fait plus de dix ans qu'elle endosse le rôle de romancière auquel elle ne croit guère, avec cette impression de faire l'objet d'une imposture quant à l'intérêt que l'on peut porter à son remarquable travail d'écriture s'inscrivant dans la précision de chaque mot pesé pour dépeindre, avec cette virtuosité d'une narration décalée, celles et ceux qui évoluent à la marge de leur environnement. De cette marginalité, Séverine Chevalier distille une émotion à fleur de peau qui marque les esprits dès son premier roman d'ailleurs où l'on côtoie, avec Recluses (La Table Ronde 2018), Zora, Zia et Suzanne trois femmes aux destins foudroyés lors d'un attentat suicide au sein d'un hypermarché de la banlieue lyonnaise. Et puis il y a l'immense Clouer L'Ouest (La Manufacture de livres 2019) où l'on suit le périple de Karl qui revient au sein du giron familial accompagné de sa petite fille en espérant que son père sera en mesure d'éponger ses dettes de jeux tandis qu'une bête rôde dans les environs d'une forêt sombre et enneigée que la romancière met en scène au gré de la force poétique d'une intrigue ciselée avec la précision d'une orfèvre en matière d'écriture. Même si ce n'est pas le thème principal, il y a cette notion de dureté rurale qui émerge des récits de Séverine Chevalier et peut-être de manière plus particulière avec Les Mauvaises (La Manufacture de livres 2018) prenant pour cadre cette région du Massif Central où l'on suit le parcours de deux jeunes filles d'une quinzaine d'années et d'un petit garçon évoluant dans le cadre désenchanté d'une ville marquée par le démantèlement des industries et le déboisement intensif des forêts. De l'environnement, il en est encore question avec Jeannette Et Le Crocodile (La Manufacture de livres 2022) où les rêves brisés d'une petite fille l'amène, de faux-semblant en désillusion, vers un implacable et bouleversant destin tragique qui vous laisse chancelant. Puis tout disparaît dans un habile mélange du sens propre et figuré avec En Campagne (Ours Editions 2024) bref récit que vous pourrez commander chez Ours Editions. Cette campagne qui disparaît on la retrouve pourtant dans Théorie De La Disparition qui concentre toute la maestria de Séverine Chevalier parvenant une nouvelle fois à nous interpeller sur ce registre d'un quotidien banal qui bascule soudainement avec cette volonté de disparaître pour peut-être mieux renaître. 

     

    Elle s’efface pour mieux se mettre au service de son mari Mallaury, romancier en vue dans le milieu du polar, qu’elle accompagne silencieusement dans les différents festivals dédiés au genre. Quel autre rôle pourrait-elle jouer que celui de femme au foyer qu’elle endosse avec une certaine acceptation s’illustrant notamment dans l’aspect méticuleux des tâches qu’elle effectue afin de tenir son ménage aussi consciencieusement que lorsqu’elle était employée de la municipalité de la ville de Saint-Etienne au sein d’un service du contrôle de l’habitat ? Mylène fait donc en sorte que tout se passe bien pour son mari, qu’il n’y ait pas le moindre accroc et qu’il puisse se consacrer pleinement à son travail d’écriture et de représentation qui en découle à la parution de ses romans. Mais c’est à l’occasion d’un repas entre écrivains se déroulant à Toulouse, que l’existence de Mylène prend une toute autre tournure lors d’une rencontre dans les toilettes du restaurant. Marquée par cette rencontre, elle prend la décision étrange de disparaître et d’échapper ainsi durant quelques jours à son mari alors qu’ils séjournent dans une résidence d’écrivains située dans une commune de Normandie. De ces instants d’échappatoire émergent des souvenirs de son passé que Mylène décide d’évoquer par le biais de l’écriture. La femme de l’écrivain sort de son silence et se met donc à écrire. 
     
    Pour l'épigraphe, il y aura Simenon et l'un de ses romans durs, La Chambre Bleue, qui nous ramène sur le comportement trouble de Mylène au gré d'un récit faisant également référence, d'entrée de jeu, à Perec avec la disparition de la lettre E de son clavier d'ordinateur. Ainsi débute Théorie De La Disparition dans ce qui apparaît comme une redoutable mise en abime du travail d'écriture, de ses doutes et de ses incertitudes quant à l'émergence d'un texte qui ne cesse de nous interpeller dans la banalité d'un quotidien où pointe quelques drames du fait divers se rapportant aussi bien à Mylène qu'à son mari Mallaury. Mais au-delà de Perec et de Simenon, il y a surtout le style Séverine Chevalier avec sa propension à faire en sorte qu'une part de nous rejaillisse de cette trame narrative d'une impressionnante densité alors que l'orfèvrerie savamment orchestrée de chaque mot ne sert pas qu'à magnifier le texte, bien loin de là, mais à lui donner un sens vertigineux que chacun pourra interpréter à sa manière. De l’écriture, il est ainsi question avec tout ce qui découle de cet univers littéraire que la romancière égratigne consciencieusement, que ce soit l'égocentrisme de Mallaury ou l'attitude revêche d'un écrivain s'en prenant à son attachée de presse dont il estime qu'elle n'en fait pas assez pour lui afin d'assoir sa renommée. Ainsi, derrière la fiction se dessine, à certains instant, cette part de réalité se déclinant notamment durant ce festival du polar se déroulant réellement à Toulouse tandis que la centrale nucléaire de Paluel, "nichée entre deux falaises" a véritablement défrayé la chronique avec un employé resté enfermé sur le site durant quatre jours. L’image même de l’ours blanc, ornant la couverture, s’agrège dans le cours de cette fiction. Mais apparait bien évidemment le thème de la disparition, de l’effacement ou de l’invisibilité sociale de Mylène qui nous ramène vers ce rapport ordinaire du couple qu’elle forme avec Mallaury et du contrat tacite qui s’y rapporte dans un quotidien normé. C’est peut-être en cela que Mylène diffère un peu des autres héroïnes que l’on a pu croiser dans les récits de Séverine Chevalier, où il n’est pas question de marginalité mais d’une normalité imposée dérivant vers le tragique dans ce qu’il y a de plus ordinaire et finalement de plus absolu apparaissant de manière définitive sur une pierre tombale au terme de cette bouleversante Théorie De La Disparition qui ne s’effacera pas de notre mémoire. Que se passe-t-il ? Et qui disparaît en définitive ?
     
     
    Séverine Chevalier : Théorie De La Disparition. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : Fifteen Floors de Balthazar. Album : Applause. 2010 Maarten Devoldere / Jinte Deprez.

  • LEONARDO SCIASCIA : LE CHEVALIER ET LA MORT. LA DISSOLUTION DE LA DOULEUR.

    leonardo sciascia,le chevalier et la mort,éditions sillage"La sécurité du pouvoir se fonde sur l'insécurité du citoyen."

     

    Aussi étonnant que cela puisse paraître, bon nombre des romans de Leonardo Sciascia ont eu pour objet de dénoncer le fonctionnement de la Mafia à une époque où l'existence même de l'organisation criminelle était sujette à caution voire fortement contestée. Originaire de Sicile, ce romancier et homme politique érudit, également poète et scénariste à ses heures, se penchait plus particulièrement sur les accointances des réseaux mafieux avec les industriels puissants, le pouvoir politique corrompu ainsi qu'avec le pouvoir judiciaire dévoyé, et dont il décortiquait les mécanismes au gré de mises en scène  s’articulant autour d'enquêteurs quelque peu dépassés et très fréquemment sacrifiés sur l'autel de la raison d'Etat mettant un terme parfois extrêmement brutal aux investigations en cours, ceci dans le contexte délétère de la stratégie de la tension qui avait cours en Italie durant la période des "années de plomb ». C'est peu dire que les romans policiers aux connotations politiques de Leonardo Sciascia firent l'objet de violentes polémiques, ce d'autant plus que certains d'entre eux comme Le Contexte et Le Jour De La Chouette furent adaptés au cinéma à l'instar de Cadavres Exquis de Francesco Rosi avec Lino Ventura dans le rôle principal ou de La Mafia Fait La Loi de Damiano Damiani mettant en scène Claudia Cardinal, conférant à son auteur une notoriété grandissante. S'inscrivant très souvent dans le registre d'allégories aussi puissantes que subtiles, il émerge de l'œuvre de Sciascia ce sentiment de désarroi face à la corruption endémique qui gangrène le pays et dont il ne cesse de faire état, devenant de plus en plus prégnant au terme de sa carrière, comme en atteste Le Chevalier Et La Mort, son avant-dernier roman qu'il publia alors qu'il était atteint d'une longue maladie incurable et douloureuse. 

     

    A cet Adjoint du chef de la police, il ne reste que le plaisir de fumer en contemplant Le Chevalier, La Mort et Le Diable, une gravure d'Albrecht Dürer qu'il a acquise chèrement et qui trône désormais dans son bureau sans que personne n'y prête vraiment attention. Et malgré la maladie qui le ronge, il se voit confier l'enquête de l'assassinat de Me Sandoz alors que les soupçons tendent à laisser penser que le commanditaire ne soit autre que Le Président, un inquiétant et influent dirigeant industriel qui règne sur le pays. Mais rapidement les investigations font état d'un mystérieux groupe révolutionnaire radical, Les Enfants de 89 qui semblait vouloir s'en prendre à l'avocat. A moins qu'il ne s'agisse d'un subterfuge pour détourner l'attention. Et tandis qu'il tente de démêler cet entrelacs de faux-semblant et de subterfuges dangereux, l'Adjoint du chef de la police sent bien que tout se dérobe autour de lui et qu'il importe plus de dissimuler les faits plutôt que de payer le prix d'une vérité bien trop dérangeante. 

     

    leonardo sciascia,le chevalier et la mort,éditions sillageAvec Le Chevalier Et La Mort on parlera sans nul doute d'un texte crépusculaire, voire testamentaire, émanant d'un romancier dont il sait que la fin est proche en s'ingéniant, une dernière fois, à mettre en lumière les mécanismes de collusions entre la mafia et les pouvoirs en place ainsi que les tentatives de contre-feux destinées à dissimuler ces rapports occultes. Ce qui caractérise l'œuvre de Leonardo Sciascia, c'est sa clairvoyance et sa concision que l'on retrouve dans ce très bref roman qui prend l'allure d'une sotie, ces farces satyriques du Moyen-Âge destinées à mettre en lumière les travers de la société. Une critique sociale grinçante donc, chargée de symbolismes à l'image de la gravure d'Albrecht Dürer où l'on voit ce preux Chevalier chevauchant sa monture, accompagné de la Mort et du Diable qui rôdent et que l'on ne peut manquer de comparer à la trajectoire de cet Adjoint désabusé qui tente malgré tout de démêler le faux du vrai en dépit des dangers qui l'entourent tandis qu'il évolue dans les arcanes des salons feutrés d’une bourgeoisie immorale. On appréciera également, sans que cela ne soit jamais pesant, le côté érudit d'un récit chargé de notes poétiques qui nous ramène également au parcours de son auteur qui a fait également office de lanceur d'alerte quant aux dangers en rapport avec la manipulation des groupuscules terroristes faisant parfois office de fusibles pour masquer d'autres exactions servant à dissimuler des arrangements contre nature avec les autorités, les réseaux mafieux et d'autres entités extrémistes. On retrouve donc tout cela dans Le Chevalier Et La Mort, au gré d'une enquête vacillante tout comme son personnage central au regard lucide qui sait parfaitement de quoi il en retourne sans qu'il ne lui soit possible d'en rendre compte à qui que ce soit sans mettre son entourage en péril. Mais en dépit du danger, il émane du roman cette notion de courage et cette volonté de traduire la vérité coûte que coûte qui font que Le Chevalier Et La Mort s'inscrit dans ce qui apparaît comme une vision éclatante des travers d'une société italienne laminée par les dérèglements sociaux la conduisant vers une logique de violence implacable que Leonardo Sciascia a su dépeindre avec un discernement magistral que l'on retrouve dans l'ensemble de son oeuvre. 

     

     

    Leonardo Sciascia : Le Chevalier Et La Mort. Editions Sillage 2021. Traduit de l'italien par Michel Orcel et Mario Fusco.

    Saint-Saëns: Danse Macabre, Op. 40 . Album : Danse Macabre. Kyng-Wha Chung, Charles Dutoit, Philarmonia Orchestra. 1981 Decca Music Group Limited.

  • TIMOTHEE DEMEILLERS : LE TUMULTE ET L'OUBLI. LE MOUVEMENT DES MASSES.

    timothée demeillers,le tumulte et l’oubli,éditions asphalteCela fait déjà quatorze ans qu'Estelle Durand et Claire Duvivier sont à la tête de la maison d'éditions Asphalte qui cultive son indépendance avec des textes à fortes connotations sociales, versant parfois dans le registre du roman noir à l'instar de la collection Asphalte Noir permettant la découverte d'une ville par le biais de recueils de nouvelles noires inédites des auteurs locaux de la cité mise en avant et dont on apprécie également l'identité graphique bien marquée qui orne la première de couverture de chacun des ouvrages. Dans la collection fiction, on découvre des auteurs d'un incomparable talent à l'instar du brésilien Edyr Augusto nous entrainant dans les méandres de Belém, sa ville natale, du chilien Boris Quercia dont on se remémore encore les aventures déjantées de son inspecteur Santiago Quiñones ou du barcelonais Carlos Zanón qui nous avait ébloui avec son roman culte J'ai Eté Johnny Thunders (Asphalte 2016). Il ne s'agit là que d'un échantillon des nombreux écrivains et romancières figurant dans un catalogue nous embarquant dans des régions méconnues d'un monde que l'on se plait découvrir par le prisme de textes engagés et marquants à l'image de leurs éditrices. Justement, dans le domaine du récit engagé et marquant, on se remémore également Jusqu'à  La Bête (Asphalte 2017) de Timothée Demeillers qui nous immergeait littéralement dans les entrailles d'un abattoir en France au gré du parcours d'un de ses ouvriers qui sombre peu à peu dans une espèce de déshumanisation le conduisant à commettre l'irréparable. Egalement journaliste, en se focalisant notamment sur l'Europe de l'Est, Timothée Demeillers a rédigé des articles et réalisé deux reportages prenant pour cadre cette région qui lui a également donné l'inspiration pour son premier roman Prague, Faubourg Est (Asphalte 2014) tandis que Demain La Brume (Asphalte 2020), ouvrage plus récent, se déroule dans les Balkans. Mais à l'occasion de la sortie de son nouveau roman, c'est d'une autre partie de l'Europe de l'Est dont il va être question avec Le Tumulte Et L'Oubli prenant l'allure d'une fresque d'une grande ampleur ancrée dans l'histoire de la région des Sudètes en Tchéquie dont les grands-parents de l'auteur sont originaires. 

     

    En 1938, après un discours enflammé ne laissant que peu de doute quant à ses intentions, Hitler parvient à annexer les Sudètes, cette région de la Tchéquoslovaquie dont la population est principalement composée d'une importante communauté germanophone. C'est ainsi que Jedlov, petite ville de la Bohème, prend le nom de Tannberg pour la plus grande joie de Sieglinde et de sa famille. Mais sept ans plus tard, au terme de la seconde guerre mondiale, il faut déchanter et composer avec les vainqueurs pétris de haine et de vengeance et qui vont persécuter Sieglinde et sa mère, contraintes de prendre la fuite pour trouver refuge en Allemagne comme la plupart de leurs congénères. Mais avec l’influence de l’appareil politique communiste, c'est l'occasion pour Ivetka, jeune fille mariée à quatorze ans, de s'émanciper et de devenir la première tsigane à entamer des études et à endosser des responsabilités administratives de haute importance au sein de la communauté. Et puis survient le printemps de Prague, puis plus tard, la révolution de Velours et la chute du Mur laissant place à une économie de marché impitoyable qui broie les plus faibles comme Tereza qui, en dépit de sa beauté, fait l'objet d'une discrimination institutionnalisée à l'égard des Roms dont elle fait partie, en ne lui laissant pas d'autre choix que de s'évader par tous les moyens qui vont l'entraîner vers une déchéance sans fin.

     

    Avec Le Tumulte Et L'Oubli on parlera vraiment d'une fresque contemporaine ambitieuse s'étalant sur près de 80 ans pour dépeindre les bouleversements dont la région méconnue des Sudètes a fait l'objet au gré des événements qui ont jalonné cette période entre le début de la Seconde guerre mondiale et le terme de l'année 2017 où la Tchèquie a définitivement intégré depuis plus de dix ans le giron de l'Union européenne tandis que la Tchécoslovaquie demeure un lointain souvenir que Timothée Demeillers ravive par le prisme d'une trame romanesque prenant pour cadre la ville fictive de Tannberg/Jedlov, en Bohême, non loin de la frontière allemande. C’est donc dans cet environnement qu’évolue une impressionnante galerie de personnages composant les trois communautés tchèque, germanophone et rom qui se côtoient au sein de cette cité faisant l’objet de plusieurs vagues de migrations contraintes et forcées que l’on va observer à la hauteur de ces femmes et de ces hommes se heurtant au fracas du tumulte et dont une partie de leur descendance se désagrège dans la déliquescence de l’oubli, malgré les tentatives pour certains d’entre eux de conserver un trace de cette histoire ordinaire à l’instar de Mirko, ce jeune tchèque projetant le moindre de ses souvenirs dans une kyrielle de carnets qu’il entasse au fil des années et des regrets, celui notamment d’avoir rejeté Sieglinde, cette jeune femme aux origines allemandes dont il était fou amoureux. Si l’on perçoit les principaux événements historiques marquant la ville de Tannberg/Jedlow, que ce soit les affres de la seconde guerre mondiale, suivi de l’instauration du bloc soviétique pour s’achever sur l’ouverture à une économie de marché débridée, Timothée Demeillers ne s’attarde que très peu sur leurs déroulements en tant que tels pour davantage s’intéresser aux répercussions qui frappent l’ensemble de citoyens de la ville avec une dimension sociale extrêmement intense, ceci d’autant plus que l’auteur adopte plusieurs formes d’écriture empruntant parfois une consistance poétique émaillant d’ailleurs le début du récit alors que l’on assiste à cette ferveur s’emparant de la communauté germanophone de Jedlov/Tannberg à l’issue du discours de Hitler prônant l’intégration des Sudètes au sein du Reich en devenir. A partir de là, si l’on distingue l’antagonisme entre la communauté allemande et la communauté tchèque en lien avec la volonté de redéfinir la frontière, c’est davantage la discrimination institutionnalisée vis à vis des Roms qui émerge d’une roman riche en péripétie et tout en maîtrise, en dépit de la multitude de personnages traversant l’enchevêtrement d’intrigues multiples dont on parvient à saisir les différents aspects au gré d’une lecture attentive. Si Le Tumulte Et L’Oubli n’a rien d’un récit féministe et si les portraits des hommes ne sont pas en reste, ce sont les personnalités de Sieglinde la jeune femme aux origines allemandes ainsi que Ivetka et Tereza, deux filles tsiganes aux profils et aux destins différents qui prennent le dessus avec ce sentiment de regret et parfois même de gâchis imprégnant l’ensemble des parcours de chacun des individu de cette ville de Jedlov d’où émane cette atmosphère désenchantée, encore plus particulièrement prégnante au terme d’un récit qui ne tombe jamais dans le registre de la diatribe larmoyante. D'ailleurs le tableau d'Egon Schiele ornant la première de couverture de l'ouvrage rend parfaitement compte de cette ambiance propre à cette ville de Jedlov prenant une dimension quasi organique au gré de son évolution urbaine au fil des années et plus particulièrement de la cité Mír 14 autrefois dédiée aux ouvriers de la République tchèque et qui prend peu à peu l'allure d'un ghetto où l'on parque les Roms. Ainsi, au rythme des différentes histoires qui s’agrègent les unes aux autres avec une densité dramatique remarquablement bien mise en scène, Le Tumulte Et L’Oubli met en lumière les aléas de cette région des Sudètes bousculée par les velléités des nations à redessiner les frontières nous rappelant, à certains égards, quelques aspects du conflit qui défraie l’actualité en Europe. Un roman d’envergure qui tient toutes ses promesses.

     

     

    Timothée Demeillers : Le Tumulte Et L'Oubli. Editions Asphalte 2024.

    A lire en écoutant : Me And The Devil interprété par Soap&Skin. Album : Sugarbread - Single. 2013 Solo.