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Auteurs V

  • Nicolas Verdan : La Récolte Des Enfants. Pédomazoma.

    Capture d’écran 2023-11-06 à 20.40.39.pngPartageant ses origines entre la Suisse où il est né, et la Grèce où il séjourne régulièrement, le journaliste Nicolas Verdan emprunte la plume du romancier pour poser, avec Le Mur Grec (Bernard Campiche 2015) les enjeux de la frontière et des drames qui en découlent en 2010, dans la région de l'Evros désormais bordée d'une clôture de fer et de barbelé, financée par l'Union européenne. Publié en 2015, bien avant que l'on ne s'alarme sur les conditions de réfugiés parqués dans des camps insalubres, et bien avant que l'on ne dénonce les dérives de l'agence Frontex, Le Mur Grec met en lumière, sous l'allure d'un roman policier, l'incurie d'un gouvernement dépassé par le flux migratoire qu'elle ne peut contrôler tandis que plane, en arrière-plan, les préludes d'un crise financière structurelle qui va ravager le pays. C'est dans ce contexte que l'on fait donc la connaissance d'Evangelos Moutzouris un enquêteur rattaché auprès du service des renseignements, proche de la retraite, mais bien plus opiniâtre qu'il n'y parait alors qu'il s'apprête à devenir grand-père. Salué unanimement par la critique romande, traduit en anglais et en italien, Le Mur Grec suscite un intérêt marqué en France en faisant l'objet d'une réédition au sein de la collection Fusion des éditions l'Atalante en 2022 puis d'un  retour, après huit ans de silence, d'Evangelos Moutzouris que l'on retrouve dans La Récolte Des Enfants, dernier roman de Nicolas Verdan. 

     

    C'est donc bien décidé, au terme des Fête de fin d'année, Andromède, la fille d'Evangelos Moutzouris, quitte Zürich pour retourner définitivement en Grèce avec son mari et sa fille Zoi, âgée de 15 ans. Une joie pour ce vieux flic retraité à qui l'on confie la voiture familiale de luxe afin de la rapatrier au pays. Mais alors qu'il fait un détour en Albanie et qu'il essaie de se frayer un chemin sur les routes sinueuses des monts Gramos balayés par une tempête de neige, Evangelos apprend que sa petite-fille a disparu à la sortie de l'école. Des Balkans où il croise la route de ceux qui veulent rejoindre le califat de Daech, à Zürich où il tente de retracer le parcours de Zoi avant qu'elle ne disparaisse, Evangelos va retrouver ses réflexes de policier pour affronter toute une gamme de prédateurs déterminés qui entraînent les enfants dans leur folie.

     

    On commençait à se languir de Nicolas Verdan qui n'avait plus donné de ses nouvelles depuis cinq ans, après la publication de La Coach qui obtenait le prix du polar romand en 2018. Et puis voilà qu'apparaît coup sur coup Cruel (BSN Press/Okama 2023), un roman noir féroce autour d'un rapt d'enfant et de bien d'autres crimes se déroulant en Suisse romande ainsi que La Récolte Des Enfants qui s'inscrit dans un registre similaire avec ce qui apparaît désormais comme une série mettant en scène l'attachant personnage d'Evangelos Moutzouris dont on découvre certains traits de sa personnalité au gré d'une intrigue policière prenant la forme d'un road-trip entre Zürich et Athènes en passant par l'Albanie et la région des monts Gramos, bastion communiste durant la Guerre civile grecque en 1949. Le lieu n'a rien d'anodin, puisque Nicolas Verdan va développer toute une thématique en lien avec l'enlèvement d'enfants dans le cadre des rafles d'autrefois en évoquant la dictature des colonels ainsi que cette fuite de plusieurs milliers d'enfants grecs qui ont émigré, plus ou moins contraints, dans les contrées du bloc de l’est avec ce système de Pédomazoma en grec ou Devshirme en turc pour désigner une pratique odieuse sévissant déjà au sein l'empire Ottoman. Autour de cette résurgence de l’histoire, Nicolas Verdan nous renvoie vers le présent où l’on croise, sur cette route des Balkans, une mère entrainant son jeune fils vers les territoires occupés par l’Etat islamique tout en abordant le thème de l’influence parfois néfaste des réseaux sociaux sur les jeunes pour finalement revenir vers le passé, mais cette fois-ci en Suisse, afin de parler des internements forcés de mineurs au sein d’institutions douteuses. On le voit, Nicolas Verdan dépeint ainsi un large panorama de la maltraitance des enfants, en évitant tous les aspects racoleurs propre à un tel sujet, au risque parfois de se perdre dans les méandres d'une intrigue foisonnante et riche en péripéties mais qu'il parvient pourtant à contenir en se concentrant sur les réflexions et le point de vue d'Evangelos ainsi que sur son rapport avec sa petite fille Zoi dont la disparition va devenir le fil conducteur d'un récit extrêmement dense révélant quelques aspects de la jeunesse de son personnage central comme son incorporation dans les rangs de la police militaire de la junte des colonels où il croise l'une des victimes de la fusillade de l'école de polytechnique à Athènes en 1973. On se laisse ainsi balloter sur cette route tumultueuse des Balkans au gré de ces rencontres impromptues ponctuant ce roman d'une atmosphère nostalgique indicible, émanation d'un périple méditerranéen au charme indéniable que l'auteur a sans nul doute parcouru à maintes reprises en croisant toute une population de migrants turcs, albanais et grecs en quête de retrouvailles dans leur pays d’origine. Ainsi, autour d'une intrigue policière savamment orchestrée, aux contours sociaux et historiques captivants, Nicolas Verdan signe son grand retour avec La Récolte Des Enfants en nous permettant de retrouver Evangelos Moutzouris, vieil enquêteur humaniste grec, dont les investigations s'inscrivent désormais dans le cadre d'une série prometteuse. 

     

    Nicolas Verdan : La Récolte Des Enfants. Editions L'Atalante/Collection Fusion 2023.

    A lire en écoutant : Kindertotenlieder interprétés par Lauren Newton. Album : Kindertotenlieder de Gustave Mahler - Henning Schmiedt - Wolfgang Schmiedt - feat. Jörg Luke - Ulrich Moritz. 2005 KangRäume.

  • NICOLAS VERDAN : LE MUR GREC. C'EST APRES LA MORT QU'IL N'Y A PLUS DE FRONTIERE.

    nicolas verlan, le mur grec, éditions l’atalante, collection fusion

    Service de presse

     

    "Cherchons la vérité, à défaut de faire régner la moindre justice."

     

    Il y a tout d'abord eu le travail de journaliste sur le terrain, puis l'intervention du romancier pour prendre le relais et tracer les aventures d'Agent Evangelos, un policier évoluant dans la Grèce des années 2010, ravagée par la crise économique dont Nicolas Verdan restitue le climat déliquescent avec Le Mur Grec, un roman paru en 2015 aux éditions Bernard Campiche avant de connaître une seconde vie avec une réédition pour la collection Fusion chez l'Atalante en lui offrant ainsi davantage de visibilité par le biais d'une diffusion sur l'ensemble des pays francophones. Une belle initiative que l'on doit à l'intervention d'Emeric Cloche et de Caroline Benedetti décidant de partager leur découverte d'un roman policier hors du commun, puisque l'enquête n'est qu'un prétexte pour explorer les aléas d'un pays européen qui doit gérer les flux migratoires en tenant compte des injonctions des autres pays de la communauté et plus particulièrement de l'Allemagne qui compte dicter ses conditions notamment dans le registre de l'élaboration d'une muraille de barbelés au bord de la rivière Evros dessinant la frontière avec la Turquie. 

     

    Agent Evangelos passerait davantage de temps au Batman pour écluser quelques verres en attendant la naissance de sa petite fille. Mais le vieux policier proche de la retraite doit rempiler pour le compte du service des renseignements qui lui confie une affaire délicate. A la frontière avec la Turquie, du côté de l'Evros, la police locale a découvert une tête sans corps ce qui n'a rien de banal. Certes les corps de migrants ce n'est malheureusement pas ce qui manque sur cette zone militarisée. Mais il n'a jamais été question de mutilations. L'enquête est d'autant plus sensible qu'elle se situe à l'endroit même où la Grèce doit construire un mur de barbelés pour contenir le flux migratoire, ceci en comptant sur le financement de Bruxelles. Pour couronner le tout, la tête a été retrouvée à proximité de l'Eros, un bordel fréquenté par les garde-frontières de l'agence Frontex.

     

    On avait évoqué le talent de Nicolas Verdan avec La Coach, son dernier roman noir récompensé en 2018 par le Prix du polar romand qui saluait un récit social dénonçant les dérives de grandes entreprises helvétiques. C'est dans le même registre qu'il faut aborder Le Mur Grec où Nicolas Verdan, ce vaudois aux origines grecs, s'emploie à mettre en lumière les affres d'une Grèce à l'économie exsangue qui doit composer avec ses partenaires européens. L'auteur évoque ainsi en toile de fond, les manifestations quotidiennes se déroulant dans les rues d'Athènes ainsi que le parcours tragique d'une prostituée russe officiant dans les hôtels de la capitale avant d'échouer dans un bordel glauque de la province grec que le personnel de l'agence Frontex fréquente de manière assidue. On assiste également à la fuite éperdue de Nikaulos Strom, cet entrepreneur audacieux qui comptait décrocher un contrat pour mettre en place ce mur de barbelés censé contenir l'afflux de migrants. Un ensemble de personnages très réalistes qui gravitent autour d'Agent Evangelos qui a pour mission d'enquêter sur cette tête sans corps en évitant le scandale ce qui équivaut à étouffer l'affaire en mettant en exergue la corruption de ces édiles politiques. Avec une écriture vertigineuse parfois poétique, parsemée d'envolées elliptiques saisissantes, Nicolas Verdan dresse ainsi un portrait sans concession mais extrêmement réaliste d'une Grèce en proie aux contradictions politiques entre ses propres aspirations et celles d'une communauté européenne qui compte dicter sa loi à coups de financements hasardeux, ceci à l'image d'une agence Frontex décriée et d'ailleurs remise en question lors des votations suisses de mai 2022. Mais au-delà de ces thèmes dramatiques, en suivant les pérégrinations d'Agent Evangelos, Nicolas Verdan décline avec beaucoup de douceur, le charme d'un pays où il fait bon vivre en dépit de tout. 

     

    Nicolas Verdan : Le Mur Grec. Editions L'Atalante, collection Fusion 2022.

    A lire en écoutant : La Frontière de Bernard Lavilliers. Album : Voleur De Feu. Barclay 1986.

  • Lucien Vuille : La Grande Maison. Ligne sinueuse.

    Lucien vuille, la grande maison, bsn pressAprès toutes ces années, j'ignore encore si La Grande Maison désigne les services de la Police Judiciaire stationnée à Carl-Vogt où si cette dénomination fait référence à l'ensemble de la police cantonale de Genève. Toujours est-il que La Grande Maison devient le titre du premier roman noir de Lucien Vuille qui a travaillé durant plusieurs années comme inspecteur au sein de cette institution et que j'ai eu d'ailleurs le plaisir de croiser, notamment dans les salles de classe du centre de formation de la police où il a débuté en tant qu'aspirant inspecteur de police. De cette formation et des années où il a intégré différentes brigades de la Police Judiciaire, Lucien Vuille rapporte ses souvenirs, sous une forme plus ou moins romancée, où la réalité est bien plus omniprésente que la fiction. Il ne faut donc pas s'attendre à une intrigue policière en bonne et due forme, mais plutôt appréhender la diversité de ces enquêtes que ce soit dans le domaine des stupéfiants, des vols, des agressions et de la filature qui sont le quotidien de ces femmes et de ces hommes travaillant exclusivement en civil. 

     

    Après avoir exercé les professions de fromager et d'instituteur, c'est un peu par hasard que Lucien est devenu policier au sein de la police cantonale de Genève et qu'il a suivi ainsi une formation d'une année pour intégrer La Grande Maison en effectuant trois ans de stages au service de la Police Judiciaire, tout d'abord à la brigade de criminalité générale puis à la brigade des stupéfiants où il côtoie les collaborateurs de la Task Force Drogue. Appréciant le travail de rue, il achève ses stages à la BAC, spécialisée dans tout ce qui a trait aux flagrants délits dans le domaine des agressions et des arrachages en espérant intégrer, par la suite, définitivement les stups. Mais Lucien se voit muter, contre sa volonté, au sein de la brigade dobservation, spécialisée dans tout ce qui a trait aux surveillances et aux filatures. Une épreuve difficile qui aura raison de sa motivation. Il se peut parfois que La Grande Maison devienne inhabitable.

     

    Document, fiction ou exutoire, La Grande Maison intègre sans aucun doute l'ensemble de ces éléments avec un texte qui prend l'allure d'un long rapport de police où l'énoncé des faits prend le pas sur les impressions, les sensations et l'atmosphère de l'institution policière. C'est peut-être là que réside la réussite de ce récit prenant qui se lit d'une traite avec l'impression de partager avec l'auteur tous les éléments, aussi troublants soient-ils, de ce rapport. Ce n'est d'ailleurs qu'au terme du récit, une fois qu'il a démissionné, que Lucien Vuille prend le temps d'observer les alentours et de les dépeindre, avec cette sensation de changement des perceptions. Lucien Vuille nous entraîne donc dans le sillage de son parcours professionnel en évoquant dans le détail tout ce qui a trait à la formation d'une année avant de dépeindre l'ensemble des enquêtes qu'il traite dans les différentes brigades où il effectue ses stages avec cette impression de prendre de plus en plus d'autonomie à mesure qu'il acquiert des compétences que ce soit dans le domaine des interrogatoires, mais également dans toute la particularité du monde des stupéfiants où il n'édulcore aucun faits aussi dérangeant soient-ils. Oui les esprits chagrins pourront dire que le récit terni parfois l'image de la profession en abordant avec sincérité les manquements, voire même les fautes lors de certaines interventions ou investigations. Mais La Grande Maison n'a pas pour vocation d'être un outil de promotion au bénéfice de la Police Judiciaire genevoise et Lucien Vuille relate donc ainsi les difficultés à intégrer cette institution policière particulière en abordant sous la lumière d'un réalisme saisissant l'ensemble des éléments qui constituent une enquête, ceci d'ailleurs avec une précision remarquable. S'il n'émet aucun jugement quant aux différents manquements évoqués, on ressent tout de même au cours du récit cette espèce de lassitude, voire même d'épuisement qui assaille Lucien tout en abordant également la thématique de l'éloignement de ses proches l'entraînant dans une spirale malsaine qui le ronge peu à peu avec au final ce processus d'harcèlement au sein de la brigade d'observation qui devient presque une planche de salut puisqu'il le pousse à démissionner lui permettant d'entrevoir d'autres perspectives beaucoup plus positives. Il y a bien évidemment un sentiment de gâchis qui émane du récit. Pour autant, La Grande Maison n'a rien d'un pamphlet, bien au contraire, car Lucien Vuille évoque avant tout le travail considérable qu'effectue au quotidien, une majorité des collaborateurs de la Police Judiciaire qui, au-delà des difficultés abordées, doivent prendre garde à ne pas franchir la ligne ce qui n'a rien d'une évidence. Un récit brillant, un peu amer, qui nous permet d'appréhender la réalité du travail policier avec une belle justesse. 

     

    Lucien Vuille : La Grande Maison. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour 85. 2018 Barclay.

  • Katherena Vermette : Les Femmes Du North End. No Man's Land.

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    Service de presse

     

    J'ai découvert la collection Terres d'Amérique aux éditions Albin Michel par le biais de Joseph Boyden et de son premier roman intitulé Le Chemin Des Âmes (Albin Michel 2002) qui fut pour moi l'une des révélations majeures des voix amérindiennes émergeant de la littérature nord-américaine et plus particulièrement du Canada. La particularité de cette prestigieuse collection auréolée de nombreux prix dont plusieurs Pulitzer et dirigée depuis sa création par Francis Geffard c'est de donner la place à de nombreux auteurs issus des minorités qu'elles soient afro-américaines ou amérindiennes afin de nous offrir une vision pluraliste de l'Amérique du Nord avec des textes remarquables intrinsèquement tournés vers l'humain et la place qu'il occupe dans une société minée par les discriminations. De discrimination, il est justement question dans Les Femmes Du North End, premier roman de Katherena Vermette qui s'est illustrée auparavant dans les domaines de la littérature pour la jeunesse ainsi que de la poésie dont on retrouve quelques résurgences dans un texte évoquant la vie au quotidien d'une famille amérindiennes vivant dans un quartier défavorisé du North End à Winnipeg et dont on perçoit la vision intergénérationnelle par l'entremise des femmes qui la compose.

     

    Alors qu'elle allaite son enfant en pleine nuit, Stella devient la témoin involontaire d'un viol qu'elle distingue depuis sa fenêtre. Bouleversée, la jeune mère appelle la police qui émet quelques doutes quant à la nature de l'agression ce d'autant plus que victime et agresseurs ont disparu avant l'arrivée de la patrouille. Il ne reste plus qu'une trace de sang écarlate sur la neige fraîche, unique indice de la violence d'un acte qui va ébranler les membres de la communauté amérindienne de North End, un secteur délabré de Winnipeg où sévissent les gangs. Pour retracer les événements conduisant à cette tragédie, il faudra entendre les voix de neuf femmes et d'un homme qui témoignent du mal de vivre de la population autochtone, de leurs échecs mais également de leurs espoirs au travers d'un dénouement à la fois poignant et lumineux.

     

    Le cadre du roman Les Femmes Du North End a la particularité de se dérouler en milieu urbain, tandis que les réserves sont évoquées comme un endroit où les hommes partent pour s'éloigner du fracas de la ville, retrouver la voie des traditions et s'immerger au sein de leur famille restée là-bas, à l'instar de Gabe, le compagnon de Louisa. Dans une atmosphère enneigée contribuant à cette sensation de mélancolie planant sur le quartier, Katherena Vermette dresse ainsi le portrait d'une famille amérindienne du Canada où seule les femmes donnent de leur voix au travers du drame qui frappe la jeune Emily. Pour bien appréhender ce roman, il importe de se familiariser avec le schéma généalogique de cette famille qui figure au début de l'ouvrage afin de s'y retrouver dans la complexité des patronymes et des liens qui unissent les différents protagonistes, ce d'autant plus que certains d'entre eux sont affublés de surnoms ou de diminutifs qui peuvent décontenancer le lecteur. Il faudra s'affranchir de cette difficulté pour apprécier ce texte à la fois sensible, délicat et d'une beauté confondante tant les portraits des personnages sont saisissants de vérité. Débutant autour de l'agression et du viol dont Emily est victime, Katherena Vermette nous renvoie vers les traumatismes et les drames qui ont touché les différentes générations de la famille de cette jeune victime, nous donnant ainsi l'occasion de prendre en considération les difficultés qui frappent de plein fouet ces femmes autochtones. C'est dans le quotidien, presque banal, de ces différents protagonistes que la romancière aborde, par petites touches habiles, des thèmes sociaux tels que la perte d'identité culturelle, la toxicomanie et autres addictions, la discrimination institutionnalisée, l'influence des gangs ainsi que la difficulté de maintenir son couple dans le marasme des problèmes qui frappent ces femmes apparaissant plus fortes qu'il n'y paraît. Seul portrait masculin, on découvre avec Tommy les difficultés inhérentes à son statut de métis au sein de la police où il doit faire face aux réflexions douteuses de son partenaire et au racisme ordinaire de son entourage professionnel. Au-delà de cette énumération douloureuse, Katherena Vermette puise dans la puissance tellurique de ses personnages pour instiller l'espoir, ceci plus particulièrement avec le personnage lumineux de Kookom, cette grand-mère imprégnée de traditions des anciens qui répand sa résilience et sa sagesse au sein des membres de sa famille qui lui sont profondément attachés. Ni pourfendeur, ni vindicatif, Les Femmes Du North End aborde, au gré d'un texte doté d'une force subtile et nuancée, les affres d'une discrimination du quotidien que ces femmes autochtones surmontent du mieux qu'elles le peuvent, avec cet état d'esprit solidaire qu'elles vont découvrir auprès de leurs proches au gré de retrouvailles émouvantes qui vont les rapprocher davantage.

     

     

    Katherena Vermette : Les Femmes Du North End (The Break). Editions Albin Michel/Collection Terres d'Amérique 2022. Traduit de l'anglais (Canada) par Hélène Fournier.

    A lire en écoutant : As The Day Goes By de Sound From The Ground & Tanya Tagaq. Album : Luminal. 2004 Waveform Records.

     

  • Valerio Varesi : La Main De Dieu. Miséricorde.

    la main de dieu, éditions agullo, valerio varesi, commissaire SoneriService de presse.

     

    L'une des grandes particularités du roman policier, ce sont bien évidemment les séries mettant en scène un enquêteur récurrent que l'on prend plaisir à retrouver régulièrement au gré d'investigations plus ou moins variées. Ses habitudes et petites manies, son entourage et bien évidemment l'environnement dans lequel il évolue font partie des plaisirs que l'on éprouve à la lecture de chaque opus. Certains esprits chagrins prétendront qu'il s'agit d'une mécanique narrative répétitive et simpliste portant préjudice à la qualité d'une intrigue qui s'essouffle dans la durée. Contredisant cette assertion les exemples sont pourtant nombreux à l'instar du commissaire Soneri, personnage central des enquêtes mises en scène par Valério Varesi, et que l'on découvrait en 2016 avec Le Fleuve Des Brumes (Agullo/Noir 2016)et dont on partage désormais six enquêtes se déroulant, pour la plupart d'entre elles, dans la région de Parme où les résurgences du passé, et plus particulièrement du fascisme, s'entremêlent aux aléas du présent et des meurtres que cet enquêteur au charme indéfinissable doit résoudre. La singularité du personnage de Soneri réside dans la densité de sa personnalité complexe où l'homme, bien au-delà de son statut de commissaire, s'interroge en permanence sur le monde qui l'entoure en s'attardant sur les périphéries du crime sur lequel il doit enquêter avec une dimension philosophique omniprésente, instillant parfois le doute dans le cours de ses investigations tout en l'interpellant sur le sens de sa carrière de policier. Malgré le vague à l'âme qui semble l'habiter en permanence, le commissaire Soneri est un personnage terrien, très attaché à sa région en partageant avec son entourage proche quelques repas mémorables au Milord, pour célébrer tous les bienfaits d'un terroir qu'il affectionne. Au gré des six enquêtes du commissaire Soneri, le lecteur s'est également attaché à toute une galerie de personnages récurrents tels que Juvara, adjoint fidèle et besogneux, le médecin légiste Nanetti et bien évidement Angela, compagne sensuelle du policier exerçant comme avocate et qui prend une place de plus en plus prépondérante dans le cours des intrigues comme c'est le cas pour La Main De Dieu, nouveau roman de la série qui nous entraîne dans les contreforts des massifs de l'Apennin septentrional.

     

    On découvre sous le plus vieux pont de Parme, le corps d'un homme partiellement immergé dans un cloaque de boue. Appelé sur les lieux, le commissaire Soneri constate très rapidement qu'il s'agit d'un meurtre et que le corps a probablement été jeté en amont du fleuve où l'on retrouve d'ailleurs une camionnette criblée de balles. Se fiant à son instinct et aux premiers éléments de l'enquête, le policier remonte le cours de l'eau qui l'amène au village de Monteripa, niché au cœur des Apennins, non loin d'un col venteux. C'est dans cet endroit reculé que son enquête prend racine alors qu'il se retrouve bloqué par les intempéries. Se heurtant à l'hostilité des habitants, le commissaire Soneri met à jour un conflit d'intérêt qui divise la localité sur l'avenir de ces montagnes majestueuses. Traquant la vérité envers et contre tout, le policier va tout de même parvenir à nouer quelques contacts étroits avec un garde-forestier engagé, un membre d'une étrange communauté vivant recluse dans les hauteurs et un prêtre que l'on a relégué dans ce lieu perdu en guise de punition. Dans cet environnement de brume et de forêts enneigées, émerge quelques éléments d'une enquête qui conduit Soneri dans le sillage de ces cols autrefois utilisés par les contrebandiers et qui servent désormais de lieu de passage pour les trafiquants de drogue. Mais est-ce bien dans ce milieu qu'il découvrira l'identité de l'assassin ?

     

    Avec La Main De Dieu, c'est dans un environnement grandiose que l’on évolue en compagnie du commissaire Soneri au gré d'une atmosphère de huis-clos pesante, contrebalancée par la magnificence des lieux qui nous offre un cadre d'investigation assez particulier. Dès lors, on assiste à une superbe dynamique de l'enquête avec cette remontée dans les hauteurs du massif des Apennins suivie d'une période d'isolement où le policier va devoir composer avec des habitants taciturnes qui se montrent, pour la plupart d'entre eux, réfractaire à une enquête pouvant mettre à jour quelques comportements inavouables. Malgré le silence, Soneri perçoit rapidement la discorde qui oppose les villageois, entre ceux qui souhaitent l'installation d'un domaine skiable et ceux qui veulent préserver l'étendue forestière dans son intégralité. C'est l'occasion pour Valerio Varesi d'aborder ainsi le thème de l'écologie qui devient l'un des vecteurs de l'enquête puisque la victime, homme fort de la région, mettait tout en oeuvre pour imposer le projet de construction de ce domaine skiable controversé. Ainsi, par l'entremise de Cavazzini, le garde forestier surnommé Afro, le lecteur prend la pleine mesure des enjeux animant le village sur le délicat sujet de l'environnement avec un personnage engagé qui permet à Soneri de découvrir la région et cette communauté particulière des Faunes qui lutte pour la préservation des lieux. L'autre personnage incontournable du village, c'est Don Pino, ce prêtre dont la foi subversive a suscité l'ire de sa hiérarchie ecclésiastique qui l’a relégué dans les contreforts de ce massif alpin oublié de tous. Une rencontre entre l'homme de loi et l'homme de foi permettant à Valerio Varesi de mettre une nouvelle fois en perspective les doutes qui animent le commissaire Soneri au gré de ces échanges intenses avec ce personnage trouble et isolé qui semble avoir tout perdu. C'est donc autour d'une succession de mobiles envisageables que l'auteur nous égare à dessein au gré d'une intrigue solide comme le roc qui compose le décor de ces montagnes majestueuses nous renvoyant à la petitesse de notre existence qui bascule parfois au détour d'un crime. Un roman âpre et saisissant comme Valerio Varesi sait les écrire. 

     


    Valerio Varesi : La Main De Dieu (La Mano Di Dio). Editions Agullo Noir 2022. Traduit de l'italien par Florence Rigolet.

    A lire en écoutant : St. Matthews Passion, BMW. 244: N° 1 Chorus I/II de Bach. Album : St. Matthew Passion (Highlights) Karl Richter & Munchener Bach-Orchester. 1994 Deutsche Grammophon GmbH.

  • Benoît Vitkine : Les Loups. Noyau de cerise.

    benoît vitkine,les loups,éditions équinos,éditions les arènesJournaliste et spécialiste des pays de l'Europe de l'Est pour le compte du journal Le Monde, Benoît Vitkine fut lauréat en 2019 du prix Albert-Londres pour une série de six articles faisant référence, pour certains d'entre eux, à l'emprise russe exercée sur l'Ukraine et plus particulièrement à la guerre civile sévissant dans l'est du pays et qui servit d'ailleurs de cadre pour son premier roman policier intitulé Donbass (Equinox/Les Arènes 2020), nom de cette région minée par les conflits entre armée ukrainienne et séparatistes pro-russes depuis 2014.  C'est cet enlisement d'une guerre civile que l'on observe par le prisme de cette enquête policière autour de meurtres d'enfants nous permettant de suivre le quotidien d'habitants ordinaires de la région s'efforçant de survivre dans un environnement hostile ponctué de tirs et de bombardements. On reste en Ukraine, mais on change drastiquement d'environnement social avec Les Loups, nouvel ouvrage de Benoît Vitkine qui emprunte pour l'occasion les codes du roman noir afin de nous entraîner dans les arcanes du pouvoir en passant en revue les accointances entre apparatchiks et oligarques de tous bords gravitant autour d'Olena Hapko qui s'apprête à prendre en main le destin du pays en tant que présidente nouvellement élue, ceci à un mois de son investiture. 

     

    Kiev, 31 mai 2012, Olena Vladimirovna Hapko prépare son investiture en tant que présidente de l'Ukraine qui marquera le début d'une nouvelle ère. L'aboutissement de toute une vie, ponctué par la violence, pour cette femme d'affaire impitoyable que l'on surnomme la "Chienne" et qui a bâti son empire industriel et financier avec une poigne de fer afin de se frayer un chemin au sein cet univers féroce d'un capitalisme sans foi ni loi. Rien n'a été simple durant toutes ces années où elle s'est battue pour conquérir le pouvoir, atteindre le sommet. Désormais, il ne lui reste plus que trente jours pour empoigner les rênes du pays et se forger un destin à la hauteur de ses ambitions afin de régner sur les grandes steppes de l'Ukraine. Mais en tant que voisin omniprésent, la Russie ne l'entend pas de cette oreille et compte tout faire pour conserver son influence au sein du pouvoir et dicter ses propres règles. Pour contrer cette nouvelle présidente, les services secrets russes manigancent en sous-main avec quelques oligarques locaux afin de compromettre cette élection. Il n'y a donc pas de répit pour Olena Hapko qui va, durant trente jours, lutter pour sa survie tout en effaçant les traces de compromissions qui ont émaillé sa carrière. 

     

    Au regard d'une actualité intense, il va de soi qu'un roman noir tel que Les Loups tombe au moment propice où tous les regards sont tournés vers l'Ukraine, dont Benoît Vitkine connaît parfaitement la situation géopolitique qu'il nous dépeint par le biais d'une élection fictive se déroulant en 2012, soit deux ans avant la révolution de Maïdan qui a conduit à la destitution du président en exercice refusant de signer l'accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne alors que le pays est gangréné par une corruption généralisée. Dans ce contexte délétère, on observe l'ascension d'Olena Hapko, extraordinaire personnage tout en nuance, dont on éprouve parfois une certaine empathie durant cette période de trente jours qui la sépare de l'accession au pouvoir, au gré d'un décompte qui rythme les chapitres d'un récit ponctué d'analepses nous permettant d'entrevoir certains aspects émouvants de sa jeunesse et certains éléments déplaisants de son parcours de magnat de l'industrie se calquant sur l'environnement dans lequel elle évolue. A certains égards on peut se référer à la construction narrative de Citizen Kane et ce fameux Rosebud qui, dans l'intrigue, prend la forme d'un noyau de cerise qui va déterminer toute l'orientation d'un roman habilement construit. Tout aussi nuancé, c'est également le personnage Semion Grandes-Mains qui retient notre attention en découvrant ce vieux gangster, autrefois homme de main de la future présidente avant de se retirer des affaires mais qui doit reprendre du service pour protéger celle dont il a toujours éprouvé une certaine affection. C'est avec cet individu sur le déclin que l'on découvre la petite ville de Gouliaï-Polie, lieu d'enfance de la future présidente qui fut le centre d'un mouvement révolutionnaire anarchiste au début du 20ème siècle mené par le personnage historique de Nestor Makhno servant de référence à une jeunesse incarnée par Marko et Katia qui sont en quête de changements au sein d'un pays gangréné par la corruption qui ne leur offre que très peu de perspectives d'avenir. C'est ainsi que Benoît Vitkine dresse le portrait social d'une Ukraine noyautée par une diaspora d'oligarques peu recommandables qui font passer leurs intérêts avec ceux du pays en favorisant parfois cette Russie voisine qui tient à conserver tout prix cette influence qu'elle exerce avec force par le biais d'échanges commerciaux plutôt biaisés.

     

    Compromissions et corruptions assorties parfois d'exécutions radicales, c'est tout un environnement brutal que Benoît Vitkine dépeint avec Les Loups, récit impitoyable d'un univers dévoyé prenant toutes les allures d'un roman noir politique, dont l'uchronie reflète une implacable réalité nous donnant une image plus éclairée de la tragédie que vit l'Ukraine actuellement. Un récit marquant et brillant.

     

    Benoît Vitkine : Les Loups. Editions Equinox/Les Arènes 2022.

    A lire en écoutant : When I Was Thirty Six de Dakh Daughters. Album : Make Up. 2021 Dakh Daughters.

  • VALERIO VARESI : LA MAISON DU COMMANDANT. REVOLUTION PERDUE.

    Capture.PNGL'air de rien on s'achemine déjà vers le sixième volume des enquêtes du commissaire Soneri débutant avec Le Fleuve Des Brumes, un roman à l'atmosphère envoûtante se déroulant sur les bords du Pô. Ce roman signait, il y a de cela cinq ans, les débuts de la maison d'éditions Agullo en devenant ainsi le fer de lance de cette collection noire avec une série policière emblématique rivalisant avec Andrea Camilleri et son commissaire Montalbano appréciant tout comme Soneri la bonne chère ou Maurizio De Giovanni et son commissaire Ricciardi partageant la même aversion pour le fascisme ordinaire qui sévit aussi bien à Naples que du côté de Parme, ceci en dépit des années qui séparent les deux séries. Mais du point de vue social et philosophique, c'est du côté de Giorgio Scerbanenco que l'on s'achemine en repensant à sa formidable série de quatre titres mettant en scène Duca Lamberti, médecin déchu qui se reconvertit en détective privé en ne cessant pas de s'interroger sur les motivations qui poussent certains individus à commettre l'irréparable. Mais pour en revenir au commissaire Soneri, on retrouvera avec La Maison Du Commandant cette ambiance embrumée de la région de la bassa, la basse plaine d'un Pô en crue qui va révéler quelques secrets remontant à la Seconde Guerre Mondiale pour nous rappeler, par certains aspects, les paysages qui nous charmaient dans Le Fleuve Des Brumes.

     

    Le commissaire Soneri est l'un des rares policiers à connaitre la bassa, cette plaine gorgée de brume et d'eau en subissant régulièrement les débordements du Pô en crue. Outre des braquages de banque qui deviennent de plus en plus fréquents dans la région, le commissaire Soneri à fort à faire ceci d'autant plus que l'on découvre, partiellement immergé au bord du fleuve, le corps sans vie d'un pêcheur d'origine hongrois, tué d'une balle dans la tête. Et puis non loin de là c'est également le cadavre décomposé d'un ancien partisan que l'on retrouve dans sa maison où il vivait reclus. Des affaires en apparence sans lien qui trouveront peut-être leur origine autour d'une sombre histoire de trésor de guerre ou dans l'affrontement entre les autochtones et les pêcheurs venus de l'est. Sur fond de surexploitation des richesses que peut offrir le fleuve qui subit les rejets d'industriels sans scrupule, Soneri mesure le désarroi d'une population qui a perdu toutes ses illusions.

     

    Ancien journaliste, mais également professeur en philosophie, on perçoit tout au long de l'oeuvre de Valerio Varesi ces échanges philosophiques qui émaillent les rencontres du commissaire Soneri avec les protagonistes qui croisent son chemin. On le distingue tout particulièrement avec La Maison Du Commandant qui permet au policier de débattre sur la légitimité d'actions délictueuses dans un environnement étatique particulièrement corrompu. Ainsi au gré de ses discussion avec Nocio figure locale de cette région de la bassa ou de Carega, professeur à la retraite, le policier perçoit la détresse des habitants face à une situation environnementale dégradée qui va de pair avec un tissu économique sur le déclin. C'est donc autour de ce constat social désastreux que va s'articuler une enquête aux entournures troubles et marécageuses à l'image de cette région embrumée où le Pô s'épanche au gré des crues et décrues qui livrent quelques indices venant à point nommé pour Soneri qui dirige la grande partie de ses investigations par le biais de conversations téléphoniques avec ses adjoints qu'il dirige ainsi à distance tout en se déambulant sur les digues du fleuve en compagnie de la belle Angela avec qui il partage quelques repas savoureux au Stendhal, suivis d'étreintes à la fois passionnées et furtives. L'autre thème du roman aborde cette montée du fascisme incarné par de jeunes individus qui ont perdu leurs illusions en se tournant vers le repli sur soi et l'exclusion pour s'en prendre, entre autre, à ces pêcheurs venus de l'est qui ne respectent pas les normes imposées. Une injustice qui suscite incompréhension et fureur quand ce n'est pas le désarroi qui prend le pas sur ces sentiments contrastés. C'est également l'occasion pour Valerio Varesi d'évoquer une certaine désillusion dans les rangs des partisans, à l'image du commandant Manotti que l'on retrouve mort depuis plusieurs jours alors qu'il vivait reclus, abandonné de tous, dans une vieille demeure qui va livrer quelques secrets. 

     

    Nouvelle enquête mélancolique du commissaire Soneri, La Maison Du Commandant ne fait que confirmer le talent d'un auteur qui nous fascine à grand coup d'atmosphère embrumée et d'enquêtes tortueuses, révélant le malaise social qui mine cette attachante région de l'Emilie-Romagne tandis que le Pô draine le désespoir d'habitants désemparés.

     

     

    Valerio Varesi : La Maison Du Commandant (La Casa Del Commandante). Editions Agullo/Noir 2021. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : The Man Who Owns The Place de Balthazar. Album : Rats. 2012 Play it Again Sam PIARS.

  • Valerio Varesi : Or, Encens Et Poussière. Providence ou déterminisme.

    valerio varesi,or encens et poussière,agullo éditionsService de presse

     

    Ainsi on peut opposer roman noir et roman policier comme on l’observe ces derniers temps à la lecture de certains articles où la critique sociale au travers du fait divers définirait le roman noir tandis que la remise à l’ordre sociale au terme d’une enquête caractériserait le roman policier. Derrière cette définition un peu simpliste des genres composant la littérature noire on remarque une certaine propension à vouloir anoblir le roman noir qui deviendrait ainsi l’unique moyen d’expression permettant de dénoncer les dérives de notre monde. On ne saurait énumérer l’ensemble des romans policiers contredisant cette assertion et en ces temps troublés, où un besoin impérieux de fondamentaux et de repères nous permettant de conserver un certain équilibre, on appréciera de retrouver au détour d’une série de romans policiers un personnage tel que le commissaire Soneri dont les enquêtes dans la région de Parme permettent à son auteur Valerio Varesi de mettre en exergue les carences d’un pays dont les troubles fascistes ne sont pas encore complètement relégués dans un lointain passé. Pour ce romancier, également journaliste à La Repubblica, le roman policier est bel et bien politique puisqu’il émerge en filigrane de chaque roman mettant en scène son commissaire fétiche des relents de « peste brune » qui émergent à la surface d’une agglomération engoncée dans une voile de brume semblant ne jamais vouloir disparaître. Le thème est bien présent dans Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016), premier roman de la série, traduit en français, ainsi que dans La Pension De La Via Saffi (Agullo 2017)et bien évidemment dans Montelupo (Agullo 2018) qui met en lumière la figure tutélaire du père de Soneri, ancien partisan luttant contre les factions fascistes. Mais on ne saurait réduire les enquêtes du commissaire Soneri à une lutte simpliste des courant politiques qui secouent l’Italie pour prendre en considération d’autres problèmes sociaux laminant le pays à l’instar de la mafia dont on découvre les implications dans les régions du Nord avec Les Mains Vides  (Agullo 2019), récit désespérant où les investigations du policier ne font que renforcer cette sensation de mal endémique que l’on ne pourrait résoudre au terme d’une simple enquête de police. C’est cette incertitude et ce désespoir qui habite cet enquêteur attachant dont les pérégrinations au détour des ruelles et avenues de la ville de Parme ne cessent de nous charmer et que l’on retrouve dans Or, Encens Et Poussière, nouveau roman d’une série qui n'a pas fini de nous surprendre.

     

    Le brouillard recouvre une nouvelle fois la région de Parme provoquant un immense carambolage sur l’autoroute. Incapables de se repérer dans la brume, les patrouilles de police doivent compter sur l’aide du commissaire Soneri pour se repérer dans cette région qu’il connaît bien. Alors qu’apparaissent, tels des ombres fantomatiques, des taureaux échappés de l’un des camions accidentés et tandis que l’on devine au loin les lueurs des phares des voitures encastrées, c’est un corps calciné découvert au pied d’un talus qui va retenir l’attention du commissaire, ceci d’autant plus que le cadavre n’a rien à voir avec le carambolage qui vient de se produire. La victime, une jeune femme séduisante d’origine roumaine, avait charmé toute une série d’amants issus des hautes sphères de la ville parmesane. Séductrice damnée ou jeune femme naïve, le commissaire Sonerie va devoir composer avec les multiples facettes de cette femme fascinante qui gravitait dans la communauté des roms dont elle était issue en tentant de s’extirper à tout prix de sa condition. Un prix bien trop élevé pour Soneri qui compte bien retrouver l’auteur de ce meurtre quitte à bousculer la bourgeoisie de cette bonne ville de Parme se croyant à l’abri d’une justice bien trop aveugle.

     

    La ville de Parme telle que décrite par Valerio Varesi n’est pas un personnage à part entière, mais une entité organique où l’on erre dans un dédale de ruelles, avenues et places qui sont autant de raccourcis, détours et voies sans issues, reflet des réflexions sinueuses d’un commissaire tourmenté, toujours en proie aux doutes et à l’incertitude quant à l’orientation de ses enquêtes et qui ne trouve l’apaisement que dans ces longues pérégrinations au coeur d’une cité embrumée ou dans les saveurs d’un bon repas chez Alceste, son ami aubergiste qui le gratifie de spécialités de la région. Or, Encens Et Poussière débute avec cette scène d’anthologie dans la campagne parmesane où l’on croise taureaux et vaches égarées dans la brume avant de découvrir un cadavre calciné à proximité d’un carambolage dantesque, non loin d’un campement de gitans. Il n’en faut pas plus pour le commissaire Soneri pour entamer une enquête chaotique où la victime opère encore de son charme sur ce policier rêveur en quête de vérité. Comme à l’accoutumée avec Valerio Varesi tout n’est que suggestion et rumeur avec cette thématique des gens du voyage qui apparaissent dans un trafic d’or commandité par quelques notables de la ville. Il n’y aura donc pas de propos pontifiants sur ces communautés avec un auteur qui préfère s’attarder sur les apparences d’une bourgeoisie dévoyée qui reste en quête de respectabilité. Dans ce registre on appréciera donc l’apparition de Sbarazza, ce noble déchu, un brin clochard qui devise avec le commissaire sur le déterminisme ou la providence nous rappelant ainsi que l’auteur a été étudiant en philosophie et que le hasard devient forcément l’un des moteurs essentiels des enquêtes de son personnage central.

     

    Avec cette belle humanité et cette sensibilité imprégnant l’ensemble de ses personnages, Valerio Varesi s’emploie une nouvelle fois à mettre en exergue les frasques des notables d’une ville au charme indéfinissable que l’on prend plaisir à retrouver en compagnie d’un commissaire emblématique qui devient l’icône du roman policier italien. Or, Encens et Poussière, un beau titre pour un bel ouvrage qui nous enchante.

     

     

    Valerio Varesi : Or, Encens Et Poussière (Oro, Incense E Polvere). Traduit de l’italien par Florence Rigolet. Agullo noir 2020.

     

    A lire en écoutant : Ultimo Amore de Vinicio Capossela. Album : L’Indispensabile. 2003 CDG East West Divisione Warner Music Italia S.R.L.

  • BENOIT VITKINE : DONBASS. GUERRE OUBLIEE.

     Capture d’écran 2020-05-17 à 16.41.26.pngJournaliste spécialisé dans le domaine des pays de l’ex-URSS, Benoît Vitkine est correspondant au journal Le Monde depuis de nombreuses années et a obtenu en 2019 le prix Albert Londres de la presse écrite pour toute une série d’articles dont quelques portraits de ces combattants du Donbass, une guerre méconnue, quasiment oubliée, qui sévit pourtant depuis 2014 dans l’est de l’Ukraine en opposant l’armée loyaliste ukrainienne aux séparatistes prorusses et dont le bilan fait état de pas moins de 13’000 morts. Parmi ces portraits de vétérans figure celui de Vladimir Vlasenko, un ancien de la guerre d’Afghanistan, qui pensait cultiver tranquillement son potager en Ukraine avant de reprendre les armes pour combattre les séparatistes. Après les reportages, c’est par le biais de la fiction que Benoît Vitkine a choisi de nous faire partager le quotidien d’une guerre qui s’embourbe dans les tréfonds de l’oubli tout en intégrant quelques caractéristiques des combattants qu’il a rencontré lors de ses entretiens dans les personnages qui animent son premier roman intitulé Donbass prenant l’allure d’un thriller sur fond de conflit armé.

     

    A Avdiïdka, dans la région du Donbass, les bombardements journaliers ne troublent plus les habitants qui se sont accoutumés aux affres d’une guerre qui dure depuis quatre ans et dont on en aurait presque oublier les causes. Une terrible routine que le colonel Henrik Kadavadze, chef de la police locale, prend à son compte avec un flegme déconcertant alors que ce conflit s’enlise dans une succession de combats meurtriers touchant aussi bien les soldats que les civils tentant de survivre tant bien que mal dans cet environnement délétère. Mais à la découverte d’un jeune garçon poignardé, tous les membres de la localité s’agitent ainsi que le colonel Kadavadze qui ne va pas se contenter de rester les bras croisés pour découvrir le meurtrier. Ceci d’autant plus que l’on retrouve d’autres petites victimes dont les corps sont disséminés dans les environs de la bourgade.

     

    Crimes en série et enquêteur désabusé, on doit bien admettre que si Donbass présente certains codes du thriller, Benoît Vitkine prend soin de ne pas s’égarer dans les facilités du genre que ce soit au niveau du texte mais également de l’intrigue. Il y a même quelque chose de rafraichissant à lire un tel récit où l’auteur prend bien soin de planter le décor aussi détonant soit-il sans en abuser. C’est d’ailleurs l’une des grandes qualité de ce roman qui s’attarde sur le quotidien de ces habitants laminés par une guerre qui s’éternise et il faut bien reconnaître que l’on perçoit toute la maîtrise d’un auteur qui connaît parfaitement son sujet. Plongée abrupte au coeur de cette région dévastée, le lecteur ne manquera pas de ressentir toute l’atmosphère de cet environnement parfaitement restitué notamment dans le cours du quotidien de ces femmes de tout âge tentant de survivre aux affres des combats et de protéger du mieux qu’elles le peuvent, leur progéniture. Entre résignation et découragement des différents protagonistes, on prend ainsi la mesure des difficultés des civils, mais également des soldats  de chaque faction pour survivre dans un tel cloaque où l’avenir se décline au jour le jour. Personnage central du roman, on suit les pérégrinations du colonel Kadavadze, chef de la police locale et vétéran de la guerre d'Afghanistan qui nous permet de découvrir toute les membres de cette communauté disparate en croisant des chefs mafieux qui tiennent les reliquats  d'une industrie déclinante, des babouchkas usées par les privations et la souffrance, quelques soldats égarés et bien évidemment des officiers de police plus ou moins corrompus. Autant de portraits réalistes dont on devine quelques aspects de leur parcours ou certains traits de caractères que l'auteur a emprunté aux personnes qu'il a croisé lors de ses reportages dans le Donbass. Ainsi l'enquête de Kadavadze devient un prétexte pour découvrir cette belle galerie de personnages évoluant dans cette ambiance si particulière d'une guerre qui s'enlise, même si l'on peut regretter le fait que l'intrigue tournant autour de la disparition des ces jeunes enfants prend parfois un aspect bien trop secondaire nous donnant une impression d'inachevé voire de moins grande maîtrise comme si le journaliste l'avait emporté sur le romancier.

     

    Premier roman de Benoît Vitkine, Donbass nous permet de saisir tous les aspects d'une guerre méconnue sévissant toujours dans cette région perdue à l'est de l'Ukraine tout en nous donnant l'occasion de découvrir, au détour d'une enquêtes somme toute assez classique, toute une série de personnages qu'il sera difficile d'oublier. Renversant.

     

     

    Benoît Vitkine : Donbass. Editions Les Arènes/Equinox 2020.

     

    A lire en écoutant : O, Panno Inno ! De Dakh Daughters. Album : Air. 2019 Dakh Daughters.

  • VALERIO VARESI : LES MAINS VIDES. RAZZIA SUR LA VILLE.

    valerio varesi, les mains vides, agullo éditionsEt l’on s’achemine ainsi vers le quatrième volume des enquêtes du commissaire Soneri dont les intrigues nous ont entraînés sur les rives du Pô avec Le Fleuve Des Brumes, dans le dédales des rues embrumées de Parme, du côté de La Pension De La Via Saffi puis sur les pentes abruptes des Apennins dans Les Ombres De Montelupo pour mettre en exergue quelques réminiscences du passé familial de cet enquêteur mélancolique. Souvent comparé à son homologue Jules Maigret, le commissaire Soneri présente davantage de similitude avec un individu tel que le dottore Duca Lamberti puisque les deux personnages sont étroitement associés à la ville dans laquelle ils évoluent, Parme pour le premier et Milan pour le second. Des cités qui n’ont rien de folkloriques puisque Valerio Varesi, tout comme Giorgio Scerbanenco d’ailleurs, intègre toujours, au gré de ses intrigues, une dimension politique, au sens étymologique du terme, afin de mieux dénoncer les changements sociétaux et les dysfonctionnements sociaux qui les accompagnent. Avec Les Mains Vides, Valerio Varesi ne déroge pas à ce principe, même s’il s’éloigne de la thématique du fascisme pour s’interroger sur la mutation d’une ville qui devient l’enjeu d’un antagonisme économique féroce derrière lequel plane l’ombre de la mafia dont la représentation symbolique de la pieuvre orne la couverture de l’ouvrage.

     

    Rixes, braquages et même un vol d’accordéon se succèdent dans une ville de Parme en ébullition qui étouffe dans la moiteur d’un mois d’août caniculaire. Pour couronner le tout, on découvre le cadavre d’un commerçant du centre-ville qui semble avoir été battu à mort. Chargé de l’enquête, le commissaire Soneri, écarte bien rapidement la possibilité d’un cambriolage ayant mal tourné pour s’intéresser à Gerlanda, un usurier sans pitié qui règne sur un petit empire financier constitué d’une part immobilière conséquente. Mais à force de s’immiscer dans les affaires de ce bailleur peu scrupuleux, le commissaire Soneri met à jour une guerre économique souterraine où les forces en jeu, dissimulées derrière un écran de respectabilité, tentent de s’emparer de cette économie criminelle locale afin de  blanchir leurs actifs issus d’activités mafieuses. Une pieuvre impitoyable qui broie les fondements d’une ville de Parme que nul ne saurait protéger, pas même les institutions policières plutôt désemparées face à un tel phénomène qui paraît inexorable.

     

    C’est toujours avec plaisir que l’on retrouve le commissaire Soneri, ceci d’autant plus que Valerio Varesi se dispense des schémas narratifs répétitifs et du confort des habitudes que l’on observe bien souvent dans le contenu des séries policières. Bien sûr Soneri se rend toujours Chez Alceste pour déguster quelques plats typiques de la région mais ces épisodes restent anecdotiques tandis que sa relation avec Angela évolue de manière conséquente puisque, de l’amante affriolante que l’on croisait dans Le Fleuve Des Brumes, nous découvrons une avocate d’affaire lucide qui va pouvoir intervenir de manière beaucoup plus active dans le déroulement d’une enquête nécessitant ses connaissances par rapport au monde complexe des affaires et des intrigues économiques.

     

    Les Mains Vides donne l’occasion à l’auteur d’aborder les thématiques en lien avec les mafias et autre organisations criminelles en s’intéressant plus particulièrement aux phénomènes de blanchiment d’argent et à ses impacts dans le tissu économique d’une ville du nord de l’Italie et des mutations qui s’opèrent en dévastant l’âme de la cité. Outre le meurtre d’un commerçant ne se souciant guère de la rentabilité de sa boutique de prêt-à-porter, les manifestations de ces ouvriers licenciés criant leur vaine révolte dans les rues de Parme ou ces assurances-vie bidons que l’on endosse pour le compte de quelques escrocs, on observe tout un pan d’une activité économique occulte gangrenant la totalité des quartiers de la ville au grand dam d’un commissaire Soneri désemparé ne sachant comment lutter contre un tel phénomène qui le dépasse. Entre colère et frustration le policier se rend compte qu’il ne se bat pas à armes égales contre de telles organisations mafieuses investissant en masse dans des projets immobiliers qui se mettent en place sur les décombres d’industries locales déclinantes. Licenciements, expropriations, malgré quelques sursauts de révolte, les changements paraissent immuables comme cette chaleur qui étouffe les habitants.

     

    Bien loin des images de criminels en col blanc ou de truand mafieux inquiétants, l’enquête du commissaire Soneri s’attarde sur le microcosme de personnages troubles, témoins dérisoires de ces montages financiers qui les dépassent à l’instar de Tudor, le migrant moldave, de Marieangela, la pulpeuse confectionneuse de pull et de Gerlanda, l’usurier arrogant qui devient la cible de toutes les convoitises en faisant face à des associés plus avides que lui, prêts à tout pour le court-circuiter afin de s’emparer de ses affaires. Mais comme toujours, Valerio Varesi s’emploie à intégrer un personnage hors du commun, figure emblématique du thème abordé, en imprégnant le récit d’une touche nostalgique emprunte de poésie. Ainsi, à plus d’un titre, Gondo, le musicien de rue dépouillé de son accordéon se retrouvant incapable de jouer de la musique avec le nouvel instrument que les habitants lui ont offert, devient l’incarnation du désarroi de ces individus incapable de faire face ou de s’adapter aux changements qui leur sont imposés. Et c’est un désarroi similaire que l’on décèle dans les démarches vaines qu’entreprend le commissaire Soneri pour mettre à mal les projets criminels qui impactent une ville de Parme qu’il ne reconnaît plus au terme d’une enquête qui va le laisser les mains vides. 

     

    Roman désenchanté nous entraînant au coeur d’un univers terrible auquel on ne peut adhérer, Les Mains Vides dépeint donc le triste constat de la déliquescence des règles d’un monde économique sans pitié qui écrase comme toujours les individus les plus démunis. Clairvoyant et pertinent c'est la marque de fabrique des récits de Valério Varesi mettant en scène son ineffable commissaire Soneri.

     

    Valerio Varesi : Les Mains Vides (A Mani Vuote). Editions Agullo/Noir 2019. Traduit de l’italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : Per Ricordarmi Di Te interprété par Fabrizio Bosso. Album : You’ve Changed. 2007 EMI Music Italy s.r.l.