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  • LUCA BRUNONI : EN SURFACE. SORTIE DE ROUTE.

    luca brunoni,en surface,éditions finitudeIl est apparu sur la scène littéraire avec la voix française de Joseph Incardona qui a traduit de l'italien Les Silences publié par la maison d'éditions bordelaise Finitude intégrant donc au sein de son catalogue un second ressortissant suisse. Natif du Tessin, Luca Brunoni s'est essayé très jeune à l'écriture tant dans le domaine du scénario, des nouvelles et des romans tout en exerçant le métier d'enseignant à Neuchâtel où il vit après avoir effectué des études dans le domaine du droit et de la littérature. Second roman rédigé en Italien et donc repéré par Joseph Incardona qui nous en a livré la version en français, c'est peu dire que l'on avait été marqué par Les Silences, un texte à la beauté âpre où l'auteur se penchait sur le destin d'une fillette placée de force dans une ferme d'un village de haute montagne faisant ainsi écho à ce scandale d'état qui entache encore le pays qui a interné durant des décennies, un nombre encore à ce jour indéterminé d'enfants en les arrachant à leur famille que l'Etat jugeait inapte, ceci sans autre forme de procès. A certains égards, Luca Brunoni, dans cette économie du mot alimentant son texte qui sonne toujours juste, rappelle ces auteurs américains du Country noir qui s'inscrivent dans l'efficacité d'une histoire intense plutôt que dans les fioritures d'un style surchargé qui dilue l’intrigue. On retrouve d'ailleurs cette émotion sobre dans En Surface que le romancier a choisi de rédiger directement en français pour dépeindre la trajectoire de Leila, cette mère de famille qui décide de prendre de la distance avec les siens pour émerger d'une espèce de longue phase de sommeil tout en se questionnant sur les répercussions du drame qui touche l'un de ses proches.

     

    luca brunoni,en surface,éditions finitudeC'est au bord de ce lac traversant la vallée que Leila a trouvé refuge, où restent gravés dans sa mémoire quelques souvenirs de son séjour durant un été de son adolescence. Un endroit idéal pour poursuivre son travail de traduction d'un contrat et surtout se questionner au sujet de ce qu'elle doit faire au sujet de son fils Alex, responsable d'un accident de la route mortel. Mais Giorgio, son mari, ne l'entend pas de cette oreille et la harcèle de messages l'enjoignant fermement à revenir à la maison. Pourtant, Leila se doute bien que son mari, tout comme son fils, lui cachent des choses au sujet de cet accident dont certains aspects lui paraissent troublants. Et puis il y a cette sensation d'un cadre familial qui l'étouffe, qui la maintient dans un état second, comme asphyxiée peu à peu avant de s'éteindre. C'est donc lors de promenades qu'elle émerge à la surface de sa vie en sillonnant les chemins de cette station touristique en léthargie durant la basse saison et où elle croise cet homme à tout faire un peu rugueux qui s'en prend régulièrement à ce snowboarder à la gloire passée qui l'accompagne parfois dans ses travaux d'entretien. Et lorsqu'elle fait une pause au tee-room du coin, Leila fait également la connaissance de Surya qui y travaille comme serveuse en mettant de côté, depuis trop longtemps, la thèse qu'elle semble prête à abandonner. Des âmes un peu cabossées, comme elle, qui vont pourtant l'aider à y voir plus clair et qui lui permettront de savoir si son fils Alex mérite une seconde chance. Mais quelle sera le prix à payer pour y parvenir ?

     

    En Surface apparaît comme un récit chargé d'une mélancolie douce imprégnant cette atmosphère hors saison qui entoure cette localité fictive d'une Suisse qui n'en a d'ailleurs pas le nom mais dont on devine certains contours puisque Luca Brunoni évoque une nouvelle fois la douleur de ces enfants placés par l'entremise de ce texte Pourri Brûlé que Leila découvre et entreprend de traduire en allemand tant elle a été bouleversée par le récit romancé de cette mère célibataire à qui l'on a arraché son enfant. Il s'agit là d'une intrigue secondaire qui s'agrège à la trajectoire de cette mère de famille qui a pris la décision de s'extirper du carcan familial qui l'empêchait de respirer et dont elle prend conscience à la suite de cet accident de la route impliquant son fils dont elle s'est finalement éloignée sans qu'elle ne s'en rende compte, en lien avec l'attitude de son mari Giorgio. Sans doute s'agit-il d'un autre aspect d'une violence conjugale beaucoup plus larvée qui s'inscrit dans un autoritarisme permanent qui asservi le conjoint jusqu'à l'étouffement final lorsque les mains de Giorgio enserra la gorge de Leila l'espace de quelques secondes, lors d'une dispute au sujet de ce qu'il convient de faire au sujet de leur fils. Et c'est à partir de cet élément que démarre la démarche de Leila qui s'inscrit dans une phase de réflexion quant au sens de sa vie bien évidemment, mais également quant au dilemme qui lui échoit à mesure qu'elle découvre les circonstances entourant cet accident mortel qui implique Alex. Tout cela, Luca Brunoni le distille dans le rythme apaisant, mais parfois tendu, d'une narration solide où il prend le temps de creuser en profondeur la personnalité de chacun des protagonistes qui vont apparaître dans En Surface avec cette sensation d'émergence comme pour mieux respirer avant de reprendre en main le cours de leur existence dans une démarche d'entraide salutaire. Et puis, on ne peut manquer de percevoir le travail précis du texte où chaque mot est pesé afin de laisser la place aux nombreux thèmes abordés que sont la résilience, le dilemme et les secrets larvés qui s'insèrent parfaitement dans le déroulement d'un roman se révélant aussi concis que maîtrisé où la force de l'émotion se conjugue dans une pudeur chargée de nuance que l'on ne manquera pas d'apprécier. 

     

    Luca Brunoni : En Surface. Editions Finitude 2025.

    A lire en écoutant : Human Touch de Bruce Springsteen. Album : Human Touch. 1992 Bruce Springsteen.

  • Simone Buchholz : River Clyde. Le passage.

    simone buchholz,rive clyde,collection fusion,éditions de l'atalanteToutes les bonnes chose ont une fin mais on regrettera bien évidemment le fait que la série des investigations de la procureure Chastity Riley s'achève avec River Clyde ce dernier roman de Simone Buchholz qui semble donc avoir fait le tour de cette héroïne hors-norme dont elle a distillé   les récits en publiant dix ouvrages parmi lesquels cinq sont traduits en français par Claudine Layre pour la collection Fusion des éditions de l'Atalante, dirigée par Caroline de Benedetti et Emeric Cloche, bien connus dans le milieu de la littérature noire avec leur association Fondu Au Noir. Autant dire que l'on a été véritablement séduit par cet emploi vertigineux de l'ellipse, ainsi que ces dialogues  incisifs mettant en scène des individus attachants gravitant autour de la personnalité parfois éthérée de cette femme insaisissable où l'incertitude devient sa force de caractère tout en révélant certaines failles notamment pour ce qui a trait à ses origines. Issue d'un amour entre un soldat américain basé en Allemagne qui se suicidera alors qu'elle est adolescente et d'une mère allemande qui l'a abandonnée sans un mot, Chastity Riley incarne bon nombre de ces enfants  allemands partagés entre deux cultures que Simone Buchholz a côtoyé à l'école qui s'est donc penchée sur cette quête des origines qui rejaillit plus particulièrement dans River Clyde avec cette incursion en Ecosse, du côté de Glascow et de sa région, même si la ville de Hambourg apparaît encore une fois au gré d'une intrigue parallèle. Parce qu'il va de soi que la série de la procureure Chastity Riley met également en évidence cette ville portuaire de Hambourg avec cette ouverture au monde dont on a un échantillon en évoluant dans le secteur de Sankt Pauli, ce quartier populaire où l'on côtoie des communautés étrangères relativement pauvres ainsi que des individus venus faire la fête dans la multitude de bars et de salons où les prostituées travaillent dans une ambiance extrêmement animée. Bien loin des clichés qui pourraient émaner d'un tel environnement, Simone Buchholz a fait en sorte de nous livrer des récits imprégnés d'une certaine poésie tout en abordant des thème sociaux issus de l'actualité du moment que ce soit les problèmes de stupéfiants transitant par le port, la lutte inégale des classes ainsi que les difficultés en lien avec l'intégration des étrangers, ceci avec une pertinence totalement dénuée de naïveté. 

     

    Après l'explosion au dernier étage du bar de l'hôtel où ils célébraient un départ à la retraite, personne ne s'est vraiment remis des événements tragiques et notamment de la disparition de l'un des leurs qui a marqué à tout jamais les membres de l'équipe de la brigade criminelle et bien évidemment la procureure Chastity Riley qui est désormais en disponibilité. Et puis il y cette lettre d'un avocat de Glascow l'informant qu'elle est désormais l'héritière d'une maison au fin fond de l'Ecosse et qui appartenait à sa tante paternelle qu'elle n'a jamais connu. Alors voilà Chastity Riley qui se balade sur les bords de la Clyde River tandis que les fantômes du passé ressurgissent au gré d'une errance jalonnée de rencontres impromptues, parfois surnaturelles. Et du côté de Hambourg, Stepanovic et Calabretta, ainsi que le reste de l'équipe, reprennent du service en investiguant du côté de promoteurs immobiliers sans foi ni loi qui ont incendié un ensemble d'immeubles vétustes du quartier de Sankt Pauli. Mais pas certain que cela ne concerne vraiment Chastity Riley qui s'est lancée dans une enquête intime à la recherche de ses racines dans les méandres du loch recelant quelques secrets qui lui permettront peut-être de se reconstruire.

     

    simone buchholz,rive clyde,collection fusion,éditions de l'atalanteVéritable fil conducteur de la narration, le fleuve donnant son titre au roman River Clyde devient une espèce d'entité magique faisant office de passeur entre le monde invisible et l'univers chamboulé de Chastity Riley qui tente de se remettre des événements que l'on a découvert dans Hôtel Carthagène (Fusion 2024) qu'il est recommandé de lire avant, afin de saisir toutes les nuances des intrigues qui touchent son entourage. Si le thème de l’origine a toujours été présent dans les aspects de la personnalité de la procureure hambourgeoise, il s’inscrit dans une dimension beaucoup plus prégnante au cours de ce dernier opus prenant l’allure d’une véritable introspection, aux connotations parfois oniriques, ponctuée de très belles rencontres au gré de ses pérégrinations que ce soit du côté de Glascow, ville extrêmement bien incarnée, ou du côté de la région de Garelochhead, au milieu des landes et lochs écossais où se situe la maison que sa tante Eliza lui a légué, ce qui va lui permettre de se connecter avec l'histoire de sa famille, du côté paternel dont elle ignore pratiquement tout. Toujours dans la mesure, Simone Buchholz se garde bien de nous entrainer sur le registre des révélations fracassantes ou d'une pseudo enquête policière nous dévoilant les raisons du suicide de son père. Il en va d'ailleurs de même pour ce qui a trait aux investigations des incendies intentionnels des immeubles de Hambourg dont s'occupe les membres de la brigade criminelle qui, tout comme Chastity Riley, tentent de surmonter leur chagrin chacun à leur manière, et que la romancière met en scène au rythme d'une longue filature où les policiers deviennent davantage témoins qu'enquêteurs alors qu'une espèce de justice "naturelle" des choses se met en place, tout en s'attardant également du côté du Nuit Bleue (Fusion 2021) où Chastity Riley a passé tant de temps à écluser quelques verres de bière et de gin en compagnie des tenanciers de l'établissement dont elle est extrêmement proche. Comme à l'accoutumée, c'est la richesse et l'originalité de la mise en scène qui séduit le lecteur avec un texte intense où l'émotion se distille autour de ces échanges à la fois marquants et sobres qui caractérisent chacun des personnages d'une série qui prend fin dans le cadre d'une atmosphère envoûtante dont on s'extrait avec regret. On saluera néanmoins le fait que Simone Buchholz a préféré mettre fin à une série policière singulière plutôt que de prendre le risque de nous livrer l’ouvrage de trop comme c’est souvent trop le cas dans le domaine de la littérature noire. Et puis on notera, avec un certain plaisir, que Nuit Bleue premier roman des enquêtes de Chastity Riley intègre désormais la collection des éditions Rivages/Noir, en espérant qu’il en sera de même pour l’ensemble des ouvrages de Simone Buchholz.

     

     


    Simone Buchholz : River Clyde (River Clyde). Editions de l'Atalante/collection Fusion 2025. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.

    A lire en écoutant : Slow Like Honey de Fiona Apple. Album : Tidal. 1996 Epic Records.

  • Jean-Jacques Busino : Le Village. Clair-obscur.

    IMG_2398.jpegAussi talentueux que modeste, bien trop discret dans un univers où l’égocentrisme des écrivains devient une échelle de valeur, Jean-Jacques Busino, pionnier de la littérature noire helvétique, cultive cette discrétion comme un trésor pour se consacrer à l’écriture en se pliant bon gré mal gré à la corvée de la promotion. Ainsi, alors qu’il est paru au mois de juin, période plutôt propice aux pavés littéraires estivaux tandis que l’on fourbit déjà les stylos pour évoquer la déferlante de publications de la rentrée littéraire, il ne faudrait pas passer à côté de son dernier roman, Le Village, où il décline une nouvelle fois sa colère, ou plutôt son désarroi, en abordant cette fois-ci le thème de la migration et des exclusions qui en découlent au gré d’un récit vibrant, prenant pour cadre un petit village agonisant dans la chaleur implacable du soleil de la Sicile. Alors que son premier roman iconique, Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1994) se déroulait du côté de Naples, Jean-Jacques Busino opère donc un retour au source pour évoquer avec Le Village, l’Italie de Meloni et de Salvini ainsi que la manière dont on peut entrer en résistance face à ces politiques de rejet absurdes. Ainsi, pour celui qui cite régulièrement Jim Thompson parmi ses références littéraires, Jean-Jacques Busino surfe à la lisière des genres dont il se moque bien d'ailleurs, pour nous livrer un texte au connotations politiques, au sens large du terme, en nous interpellant, sous la forme d’une allégorie puissante, sur le devenir d’une Europe vieillissante prônant, pour de nombreuses formations politiques émergeantes, le repli sur soi, sans autre forme d’alternative. 

     

    À la suite d’un scandale touchant l’un de ses subordonnés entretenant une liaison avec une fille mineure, Eduardo Morinaro, chef du service social de Palerme, est muté à Orlitone, un petit village accroché au flanc d’une colline du centre de la Sicile. Avec une population de soixante habitants, dont la plus jeune est âgée de 73 ans, les journées s’étirent dans la langueur d’un lieu qui s'étiole peu à peu sous le feu d’un soleil impavide qui assèche tout, même les âmes. C’est dans ce contexte qu’intervient Gianmaria Salentino, bouillonnant syndic d’obédience communiste, en charge des affaires administratives du village qui, dans un élan aussi généreux qu’altruiste, décide d’attribuer les maisons vides à tout un groupe de réfugiés syriens. La décision fait grand bruit au sein de la localité s'agitant soudainement dans un climat de méfiance et d’appréhension où les anciens observent avec inquiétude l’arrivée de ces nouveaux habitants. Entre peur et racisme, comment ces deux communautés vont-elles parvenir à s’entendre  ?

     

    On s’attardera quelques instants sur la sublime illustration ornant la couverture provenant d’une toile du peintre genevois André Kasper dont une œuvre figurait déjà sur Le Ciel Se Couvre (BSN Press/OKAMA 2022), précédent ouvrage de Jean-Jacques Busino, en appréciant cet agencement des couleurs baignant dans un clair-obscur traduisant parfaitement l’atmosphère inquiétante des deux textes au point de se demander si elles n’ont pas été créées spécialement pour l’occasion, ce qui est peut-être le cas.  On notera également la dédicace de l’auteur s’adressant à Domenico Lucano, sympathisant communiste italien, ancien maire de la commune de Riace en Calabre qui s’est fait connaître en accueillant plusieurs centaines de réfugiés permettant de faire revivre cette région moribonde.  À partir de cette dédicace, on comprendra que Le Village n’a rien du conte utopiste issu de l’imaginaire fertile d’un écrivain bien-pensant mais s’inspire bien de faits réels autour d’une démarche aussi généreuse que bienveillante qui ne se déroule pas sans difficultés et oppositions émanant notamment d’un pouvoir institutionnel xénophobe. Autour de personnalités hautes en couleur, Jean-Jacques Busino met donc en scène les tumultes de ce village de vieillards qui voient tout d'abord d'un mauvais oeil l'arrivée de ces réfugiés syriens débarquant dans leur univers moribond. Témoin quelque peu dépassé par les événements Eduardo Morinaro qui aspirait à une certaine discrétion en vue de réintégrer son poste, doit, à son corps défendant, collaborer avec ce maire au caractère irascible qui n'hésite pas à balancer ses chaussures au visage des interlocuteurs qui auraient l'outrecuidance de le contrarier. Puis, peu à peu, on observe  cette union qui s'opère entre deux communautés qui s'apprivoisent, en dépit d'une certaine méfiance, au gré des différents projets qui redonnent un peu de vie à cette localité qui en avait bien besoin. Travaux de ferronnerie, installation d'une fromagerie, travaux de maçonnerie pour restaurer l’église, les réfugiés syriens vont faire leurs preuves sous l'impulsion de femmes aux caractères aussi forts que celles du village qui scellent définitivement une amitié naissante. En dépit de ces bonnes intentions, on perçoit les mouvements d'opposition que ce soit avec les protestations des groupuscules d'extrême-droite ou des tracas administratifs pour mettre à mal cette initiative politique clandestine qui prend pourtant de plus en plus d'ampleur jusqu'au débarquement des carabiniers dont les manoeuvres maladroites virent à la farce grotesque, à l'image de ces mouvements protestataires abjects. Tout cela, Jean-Jacques Busino le décline au rythme d'un humour assez corrosif et au gré de dialogues ciselés à la perfection pour nous offrir une narration aussi efficace qu'habile avec cette pointe de noirceur imprégnant en filigrane un récit dynamique et sans concession, s'achevant sur une note finale ambiguë nous laissant dans l'incertitude quant au devenir de personnages inoubliables. 
     

     

    Jean-Jacques Busino : Le Village. Éditions BSN Press/OKAMA. Collection Tenebris 2024.

    A lire en écoutant : Alle Prese Con Una Verde Milonga de Paolo Conte. Album : 50 years of Azzuro (Live in Caracalla). 2018 Platinum Srl.

  • OLIVIER BEETSCHEN : LA NUIT MONTRE LE CHEMIN. AU BOUT DE LA LEGENDE.

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    Avec La Dame Rousse (Editions l'Age d'Homme 2016), il entamait une trilogie prenant l'allure définitive d'un polar à la lecture du second opus, L'Oracle des Loups (Editions l'Age d'Homme 2019), où les légendes d'autrefois s'agrègent à l'intrigue policière de notre époque en prenant pour cadre la ville médiévale de Fribourg où Olivier Beetschen a étudié la littérature française et allemande sur les bancs de l'université. C'est peu dire que ce grand voyageur, amateur d'alpinisme a baigné dans l'écriture puisqu'il débuta sa carrière de romancier et de poète dans les années 1990 tout en enseignant la littérature française au collège à Genève où il vit désormais. On retrouve tous ces éléments dans La Nuit Montre Le Chemin, désormais publié par Bernard Campiche, éditeur emblématique de la scène littéraire romande qui a mis en avant, l'air de rien, toute une multitude de romans policiers à l'instar des récits de Daniel Abimi ou d'Anne Cunéo qui n'ont malheureusement pas franchi nos frontières helvétiques. Si le fait d'étudier et d'enseigner dans le domaine littéraire, ne fait pas de vous un romancier accompli, cela se saurait, on perçoit chez Olivier Beetschen cet amour de la langue et des beaux textes que l'on retrouve dans son écriture avec cette propension à intégrer, peut-être parfois avec excès, de nombreux aspects de son parcours de vie. La présence des loups dans nos contrées, une enquête inter cantonale sur la traitre des êtres humains, une quête de paternité dont l'ensemble s'articule autour de la légende de Guillaume Tell revisitée sur un mode nordique, La Nuit Montre Le Chemin aborde donc une multitude de thèmes que l'auteur décline avec une certaine maitrise autour d'une intrigue policière oscillant vers le fantastique tout en s'émancipant des codes du polar local pour tendre vers l'universalité.

     

    Dans la région montagneuse du Jaunpass, non loin de Fribourg, la population est en émoi lorsque l'on découvre le corps d'un homme mutilé qui semble avoir subi l'attaque d'une meute de loups. Mais la victime se révèle être un étudiant moldave qui a eu maille à partir avec la justice à la suite d'une affaire de détournement de mineurs. Que venait-il donc faire, en pleine nuit, dans cette contrée reculée du canton de Fribourg ? Peut-il s'agir d'un règlement de compte dont on a dissimulé l'apparence ? C'est à ces interrogations que va devoir répondre l'inspecteur René Sulić en charge de l'affaire qui va l'entraîner dans les méandres obscurs d'une organisation criminelle sanguinaire camouflant ses activités dans les tréfonds du darknet. Confronté à la cruauté de malfrats sans pitié, René Sulić va apprendre à ses dépends, au détour d'une légende lointaine, qu'il faut se montrer aussi féroce que ses adversaires. Une leçon qui risque de le marquer à tout jamais.

     

    Corps sauvagement mutilés, trafics abjects, on pourra dire qu'Olivier Beetschen ne lésine pas sur l'aspect sordide de l'affaire dans laquelle il va entraîner René Sulić, cet inspecteur massif à l'âme quelque peu tourmentée qui va s'appuyer sur d'autres membres de la police de Fribourg mais également sur deux inspecteurs de la police genevoise endossant l'identité de véritables enquêteurs qui ont fait partie de l'institution et à qui l'auteur rend rend un hommage appuyé. Autant dire que sans entrer dans le registre du manuel de police, on appréciera l'aspect très réaliste de cette intrigue policière se déroulant donc dans l'arrière pays montagneux du canton de Fribourg ainsi que sur les bords du Léman en faisant même une petite incursion en France. Et puis il y a la découverte de cette superbe région du val de Jaun sur laquelle pèse cette menace incertaine au sein d'un environnement sauvage à l'image de René Sulić qui y a trouvé refuge auprès de sa compagne qui exploite une ferme isolée de tout. Il émane ainsi une atmosphère saisissante, toute en tension, parfois agrémentée d'une dimension spirituelle, ceci plus particulièrement à la lecture de cette légende s'insérant dans le cours de l'intrigue, comme pour dicter le destin de René Sulić qui va en apprendre davantage sur ses origines. On retrouve ainsi dans un texte aux intonations parfois poétiques, cette quête de l'identité d'un individu partagé , voire même parfois un peu perdu, entre ses origines balkaniques et son attachement au pays qui transparait au gré d'un récit où apparaissent également tous les codes d'un excellent polar qu'Olivier Beestchen exploite sans jamais abuser des artifices pour nous livrer, une fois de plus, un roman singulier qui tient toutes ses promesses. 


    Olivier Beetschen : La Nuit Montre Le Chemin. Bernard Campiche Editeur 2024.


    A lire en écoutant :  Becuz de Sonic Youth. Album : Washing Machine. 2015 Geffen Records.

  • GWENAËL BULTEAU : MALHEUR AUX VAINCUS. AU TEMPS BENI DES COLONIES.

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    Il en est déjà à son troisième roman qui tous s'inscrivent dans un registre historique en adoptant les codes du roman policier pour nous livrer des intrigues sombres se déroulant durant la période du début du XXème siècle tout en mettant en exergue le contexte social de l'époque. Professeur des écoles où il enseigne dans une classe de CP en Vendée, Gwenaël Bulteau débute sa carrière de romancier en rédigeant des nouvelles avant de se lancer dans l'écriture d'un premier roman, La Républiques Des Faibles (La Manufacture de livres 2021) qui obtient le prix Landerneau Polar en 2021 récompensant ce récit prenant pour cadre la ville de Lyon en 1898 tandis que sur fond d'élections, les nationalistes donnent de la voix en affichant un antisémitisme décomplexé alors que l'affaire Dreyfus explose au même moment avec le fameux article "J'accuse" rédigé par Emile Zola et qui paraît dans L'Aurore. Le Grand Soir (La Manufacture de livres 2023), second roman de l'auteur, fait référence à cette grande manifestation historique du 1er mai 1906 à Paris, sur fond de révoltes ouvrières, tandis que les femmes aspirent à faire valoir leurs droits et que Lucie Desroselles arpente les rues de la capitale, à la recherche de sa cousine disparue. Si les deux premiers ouvrages se penchaient sur la lutte des classes de l'époque et dont les thèmes rejaillissent dans notre actualité récente, il en est encore question avec Malheur Aux Vaincus, nouveau roman de Gwenaël Bulteau qui s'intéresse plus particulièrement aux atrocités de la colonisation en Algérie.

     

    En 1900, l'émotion secoue la communauté d'Alger lorsque l'on découvre un massacre dans l’enceinte de la somptueuse propriété de la famille Wandell. On soupçonne immédiatement deux forçats, détachés du bagne pour effectuer des travaux dans le jardin, d'avoir perpétré ces six meurtres, dont les maîtres de maison, avant de prendre la fuite. Malgré le fait qu'il soit un officier de l'armée, c'est pourtant le lieutenant Julien Koestler qui est en charge de l'affaire en traquant les criminels dans les rues grouillantes d'Alger, tandis que les citoyens expriment avec de plus en plus de véhémence leurs positions antisémites qu'ils affichent ostensiblement, encouragés par quelques notables importants de la cité. La ville est d'autant plus sous pression, qu'une série d'employés de banque se font agresser violemment avant que l'on ne s'empare de la collecte des dettes impayées qu'ils transportent dans leur sacoche. Dans cet environnement sans pitié, au gré de ses investigations, le lieutenant Koestler va prendre connaissance de cette effroyable expédition en Afrique noire à laquelle la famille Wandell a pris part et qui pourrait bien avoir un lien avec ces meurtres sanglants sur lesquels il enquête. 

     

    Où il est question de vengeance trouvant ses fondements dans un passé que le lecteur va découvrir peu à peu, c'est sur une trame narrative extrêmement classique que s'articule cette intrigue policière solide nous permettant de prendre la mesure de l'horreur institutionnalisée, et le terme n'est pas galvaudé, régnant au sein du système d'exploitation colonial français que Gwenaël Bulteau entend dénoncer en se focalisant plus particulièrement sur la terrifiante et véridique expédition Voulet-Chanoine, dirigée par ces deux capitaines de l'armée française partant à la conquête du Tchad en semant le chaos au gré de tueries qui s'enchaînent à mesure qu'ils progressent dans le pays. S'affranchissant de toute autorité, le capitaine Voutet en vient même à tuer le lieutenant-colonel Klobb chargé de mettre fin aux exactions de cette cohorte infernale. Et l'on doit bien avouer que l'on est complètement tétanisé à la lecture captivante de cette mission cauchemardesque que l'auteur restitue au gré d'une écriture sobre ne faisant que renforcer ce sentiment d'horreur et d'abjection qui imprègne le texte, ce d'autant plus qu'au-delà de cette barbarie, on découvre l'amour qui unit l'un des sous-officiers de l'expédition avec une princesse autochtone que son père a cédée en signe d'allégeance à cette armée fantoche. Dans ce contexte de barbarie et de déshumanisation que l'auteur restitue avec une impressionnante intensité, on pensera au fameux roman de Joseph Conrad, Au Cœur Des Ténèbres  (Flammarion 1993) et dans une moindre mesure à Apocalypse Now, son adaptation cinématographique dantesque. Cette densité, on la retrouve également dès les premières pages du texte en suivant la trajectoire du jeune René Josse incorporé de force aux bataillons d'Afrique, suite à un délit mineur, avant d'être incarcérer dans les colonies pénitentiaires d'Afrique du Nord. Plus que le parcours criminel de ces bagnards, c'est l'exploitation de cette main-d'œuvre bon marché au profit de riches entrepreneurs que l'on découvre tout au long de l'intrigue en nous offrant une vision peu reluisante d'un système colonial qui broie les plus faibles qu'ils soient autochtones bien évidemment ou en provenance, parfois sous la contrainte, de la Métropole. On en prend d'ailleurs pleine conscience avec toute la partie du récit se déroulant à Alger où l'on suit les investigations du lieutenant Koestler tombant sous le charme de Catherine Hoffmann, cette commerçante dont le nom aux consonances juives vont lui valoir quelques ennuis au sein d'une communauté affichant ostensiblement son antisémitisme allant de pair avec l'affaire Dreyfus qui défraie l'actualité judiciaire du pays. Une hostilité d'autant plus prégnante que la jeune femme s'emploie à protéger quelques orphelins qui mendient dans le périmètre du port ce qui lui vaut quelques inimitiés de sa clientèle et de ses collègues. Tout cela, Gwenaël Bulteau le met en scène avec beaucoup de soin et d'habileté au rythme d'une intrigue chargée de tension tout en restituant cette ensorcelante atmosphère méditerranéenne si caractéristique que l'on découvre en côtoyant ce couple en devenir sans que leur relation ne sombre dans la romance mièvre. On arpentera ainsi en leur compagnie, les rues de cette fameuse ville blanche dont on perçoit les aspects sombres et pesants touchant plus particulièrement la population indigène sous le joug brutal d'une communauté de colons s'arrogeant tous les droits avec l'appui des autorités de la Métropole qui entend bien exploiter les richesses des territoires conquis. Et si l'on ne manquera pas d'apprécier la force de ce polar historique d'exception, Malheur Aux Vaincus nous révèle également cette mécanique insidieuse qui ronge l'homme peu à peu lorsqu'il se défait de toute règle et de toute norme pour atteindre le seuil de la barbarie qu'il finit par franchir sans jamais se retourner. Un ouvrage qui vous permettra de vous distancer à tout jamais de ces propos ineptes sur les "bienfaits" des colonies. Indispensable.

     

    Gwenaël Bulteau : Malheur Aux Vaincus. Editions La Manufacture de livres 2024.


    A lire en écoutant : Doubt de Ibrahim Maalouf. Album : Wind. 2012 Mi'ster.