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Italie

  • MICHELE PEDINIELLI / VALERIO VARESI : CONTREBANDIERS. POUR UNE POIGNEE DE CIGARETTES.

    michèle pedinielli,valério varesi,contrebandiers,éditions pointsIl est paru au début de l'année, à l'occasion du festival des Quais du Polar à Lyon où les organisateurs, en collaboration avec les éditions Points, mettent en place, depuis plusieurs années, des projets d'écriture à quatre mains entre deux auteurs de deux pays différents afin de mettre en exergue les différences culturelles dont on découvre certains aspects dans une alternance de chapitres qui s'inscrivent dans un genre policier bien évidemment. Pour les éditions précédentes on s'aventurait entre Lyon et Manchester avec Le Steve McQuenn (Points 2024) de Tim Willocks et Cary Ferey, entre la France et l'Allemagne avec Terminus Leipzig (Points 2022) de Jérôme Leroy et Max Annas,  entre la Roumanie et la France avec Le Coffre (Points 2019) de Jacky Schwartmann et Luician-Dragos Bogdan et pour finir entre Barcelone et Lyon avec L'Inconnue Du Port (Points 2023) d'Olivier Truc et Rosa Montero. Pour cette année, ce sont deux grandes figures de la littérature noire, à savoir Michèle Pedinielli et Valério Varesi qui nous ont concocté avec Contrebandiers, une intrigue prenant pour cadre cette région frontalière des Alpes entre la France et l’Italie. La nouvelle est d’autant plus réjouissante qu’à la lecture de leurs œuvres respectives que ce soit la série Boccanera Pour Michèle Pedinielli ou la série Soneri pour Valério Varesi, on perçoit une affinité évidente entre ces deux écrivains engagés, rejaillissant dans cette admiration réciproque qui était manifeste durant le festival Toulouse Polar du Sud où ils étaient tous deux présents en tant que marraine et le parrain de cette édition 2025.

     

    michèle pedinielli,valério varesi,contrebandiers,éditions pointsC'est un peu l'effervescence sur le versant italien des Alpes, avec la découverte du corps sans vie d'un individu que la police identifie rapidement comme étant le nommé Léonardo Morandi, malgré le fait qu'il a été sauvagement défiguré. On signale également dans plusieurs bergeries des environs, des stocks importants de cigarettes de contrebande. Au même moment, du côté français, Suzanne Valadon, une accompagnatrice de montagne chevronnée, retrouve un jeune ressortissant du Burkina Faso complètement frigorifié qui tentait étrangement de retourner en Italie. Tant bien que mal, elle parvient à porter sur son dos le jeune réfugié, à moitié inconscient, pour se rendre au refuge tenu par Fabien. Le garçon aurait-il quelque chose à voir avec le meurtre qui vient de se produire ? De part et d'autre de la frontière, chacun s'évertue à faire la lumière sur ces événements le plus rapidement possible car les premières neiges s'abattent sur la montagne ce qui rend les investigations bien plus périlleuses dans un environnement où les contrebandiers croisent la route des réfugiés ce qui suscite bien des tensions.

     

    Que ce soit dans La Main De Dieu (Agullo 2022) de Valério Varesi ou Après Les Chiens  (Aube noire 2021) de Michèle Pedinielli, il était déjà question de cet environnement montagnard que l'on retrouve donc dans Contrebandiers où apparaissent les thèmes sociaux de la migration ainsi que les aspects peu reluisant de la contrebande, bien éloignée de l'image folklorique que l'on a pu s'en faire avec un personnage comme Farinet que Ramuz a mis en scène dans son roman éponyme. Ce qu'il émane donc d'un récit comme Contrebandiers c'est cette avidité du gain illicite permettant d'améliorer l'ordinaire de certains montagnards d'une région où l'on perçoit quelques aspects du désarroi économique, plus particulièrement en ce qui les exploitations agricoles qui deviennent le paravent d'un trafic international, mondialisation oblige. Et puis il est également question de ces migrants contraints, avec le verrouillage des postes de la frontière, de franchir les cols escarpés de ces montagnes hostiles en affrontant les intempéries pour y laisser parfois la vie tant ils ne sont pas équipés pour y faire face. Là également, on distingue le comportement odieux des passeurs qui n'hésitent pas à exploiter cette détresse humaine pour optimiser le passage périlleux de la marchandise illicite qu'ils font également transiter dans le même temps. Tout cela se décline donc sur cette alternance de chapitres entre deux auteurs que l'on sent véritablement inspirés au gré de cette brève intrigue ponctuée de nombreux personnages qui gravitent dans cette contrée alpestre et d'où émerge des personnalités attachantes comme Suzanne Valadon, une femme de caractère nous rappelant des traits de caractère de Ghjulia Boccanera avec cette humour mordant qui imprègne le texte tandis qu'avec l’adjudant Rapetti et le tenancier du refuge Remo Brusotti on retrouve cette mélancolie propre au commissaire Soneri. Ainsi, si l’enjeu de l’identification du meurtrier demeure primordial avec une enquête compacte et riche en rebondissements, Contrebandiers nous laisse à voir ce caractère engagé de deux romanciers qui s’emploient à mettre en lumière l’âpreté de cet environnement alpin d’où émerge pourtant quelques notes d’espoir et de solidarité au gré d’un texte cohérent et d’excellente facture. 

    Michèle Pedinielli/Valério Varesi : Contrebandiers. Editions Points 2025. Traduit pour la partie italienne par Serge Quadrupanni.

    A lire en écoutant : Torn Inside de Gary Moore. Album : The Power of the Blues. 2004 Orionstar Ltd.

  • Valerio Varesi : L'Autre Loi. La bombe humaine.

    IMG_0834.jpegService de presse.

     

    A raison d'un roman par année, paraissant avec le retour des beaux jours, comme pour saluer cette émergence de la nature se conjuguant avec cette effervescence des idées et des thèmes abordés, voilà que l'on entame déjà la dixième enquête du commissaire Franco Soneri officiant au sein de la ville de Parme et de sa région de l'Emilie Romagne, si chère à son auteur Valerio Varesi, journaliste engagé aux convictions aussi profondes qu'assumées qui rejaillissent dans l'ensemble de son oeuvre. A la parution de chaque ouvrage, on évoque désormais le dernier ou le nouveau Soneri à l'instar de son homologue Andrea Camilleri et de son fameux commissaire Montalbo partageant avec son collègue parmesan le goût de la bonne chère ainsi qu'une certaine notoriété plus que méritée et dont on se réjouit, une fois encore, de partager les investigations toujours imprégnées de connotations sociales et philosophiques extrêmement prégnantes au fil des textes qui se renouvellent constamment, ce qui n'est de loin pas une évidence. En effet, on a vu tant de séries policières s'étioler dans une espèce de routine délétère comblant l'absence d'intrigue vigoureuse pour se réfugier dans la facilité d'une structure narrative récurrente comme on a pu le constater avec l'inspecteur Charlie Resnick de John Harvey ainsi qu’avec le détective Dave Robicheaux de James Lee Burke qui comptent tous deux quelques ouvrages de trop, malgré le fait que l'on ait pu apprécier bon nombre de leurs livres. Il n'en sera rien avec les romans de Valerio Varesi, dont on se demande seulement s'il sera capable de faire aussi bien que l'ouvrage précédent dont chacune des intrigues servent finalement de prétexte pour développer des sujets de société qui ont marqué son auteur s'employant à en disséquer les éléments tant du point de vue social que philosophique sans pour autant alourdir son texte qui demeure toujours aussi fluide et limpide et surtout extrêmement abordable tout en nous enrichissant des réflexions d'un commissaire Soneri apparaissant toujours sur les registres du doute et de l'incertitude caractérisant certains aspects de sa personnalité et dont on ne connaît finalement pas grand chose, hormis le fait qu'il a été marié, qu'il a perdu un enfant en bas âge et qu'il partage sa vie avec l'avocate Angela Cornelio. On apprend également que son père a intégré le mouvement des partisans durant la seconde guerre mondiale et que cet engagement rejaillit dans les convictions d'un policier se révélant peu conventionnel tout comme son ami Nanetti, responsable de la section scientifique de la police, avec qui il partage quelques repas au Milord, où ils ont leurs habitudes. Mais hormis ces quelques éléments récurrents dont il n'abuse jamais, Valerio Varesi a pris soin de ne pas installer d'arche narrative entre les différents volumes, ce qui fait que l'on peut les aborder sans nécessairement devoir respecter l'ordre chronologique des parutions et apprécier chacun d'entre eux s'inscrivant dans la différence des thèmes abordés qui vous éclaireront sur l'évolution de la société italienne notamment pour tout ce qui trait à la montée du populisme apparaissant notamment dans L'Autre Loi, nouveau roman en date, publié dans sa version originale en 2017, bien avant l'émergence du gouvernement de Giorgia Meloni, figure emblématique de l'extrême-droite italienne. 

     

    Alors qu'ils raccompagnent Gilberto Forlai, un vieil aveugle errant sur les voies de chemin de fer de la gare de Parme, les agents découvrent à son domicile le corps sans vie d'un jeune migrant prénommé Hamed qui logeait chez lui en échange d'une aide pour les tâches domestiques. De permanence, l'enquête est confiée au commissaire Soneri qui va investiguer auprès de la communauté musulmane implantée à San Leonardo, une modeste banlieue de Parme où la tension entre immigrés et locaux devient de plus en plus prégnante avec des affrontements violents faisant de nombreux blessés suite à des agressions au couteau. Mais au-delà de l'extrémisme religieux couplé au trafic de stupéfiants ravageant le quartier, le commissaire Soneri comprend bien que l'on atteint un point de non-retour avec une haine viscérale qui imprègne l'ensemble des belligérants aveuglés par leurs propres certitudes. Dans ce contexte bouillonnant, il faudra faire preuve de lucidité et de clairvoyance pour démêler le vrai du faux où le repli sur soi et le rejet de l'autre deviennent la norme au sein d’un environnement que le policier peine à cerner.

     

    Capture.PNGTémoin de son espace et de son environnement, on observera, en découvrant l'œuvre de Valerio Varesi, cette évolution de la société italienne durant les 14 années qui séparent, dans sa version originale, la parution du Fleuve Des Brumes (Agullo noir 2016) de celle de L'Autre Loi (Agullo 2024) et plus particulièrement de ce qui a trait au fascisme apparaissant comme une résurgence lointaine du passé, nourrie de rancœurs,  pour laisser place à cette montée du populisme imprégnée de colère qui émerge au gré de cette nouvelle intrigue policière mettant en scène un commissaire Soneri apparaissant plus que décontenancé par l'ampleur de ce phénomène social. A partir de là, Valerio Varesi s'emploie à décortiquer les mécanismes de cette haine larvée de ressortissants italiens bien décidés à s'en prendre aux migrants qui peuplent les quartiers sensibles de la ville de Parme, en leur imputant la responsabilité de tous leurs maux. Il va de soi que c'est plus particulièrement la communauté musulmane qui en fait les frais avec une impressionnante montée de violence s'articulant autour d'un véritable rejet de part et d'autre que l'auteur met en scène avec une redoutable acuité dépourvue de tout parti pris et qui se décline autour de la personnalité d'individus engoncés dans leur haine et leur certitudes, que ce soit l'imam Brahimi ou le politicien Pellacini qui, au-delà des idéologies qui les opposent, ont en commun cette volonté de s’engager vers un extrémisme radical. Mais si ces leaders apparaissent en second plan, au gré des conversations aux entournures philosophiques que le commissaire Soneri peut avoir avec eux malgré son aversion, l'intrigue s'articule autour de celles et ceux qui en sont les victimes collatérales, et plus particulièrement du meurtre du jeune migrant Hamed Kalimi que l'on a retrouvé au domicile de Gilberto Forlai, un vieil aveugle démuni, au comportement ambivalent dont Valerio Varesi dresse un portrait absolument bouleversant. C'est d'ailleurs dans l'élaboration de ces individus pétris d'humanité, avec toutes les failles que cela comporte, que réside le talent du romancier à dresser une intrigue toute en nuance où l'on découvre, au rythme de l'avancement d'une enquête incertaine, les atermoiements de protagonistes refusant d'intégrer ce processus de violence radicale, en dépit de la peur qui les étreint. Ainsi, le commissaire Soneri parcourt les rues de la ville de Parme en croisant des patrouilles citoyennes prêtent à en découdre pour rendre justice à leur manière vis-à-vis de migrants qu'ils abhorrent, ceci plus particulièrement du côté du quartier de San Leonardo qui n'a rien de touristique. Il n'en demeure pas moins que l'agglomération est toujours mise en valeur avec notamment une incursion dans la célèbre et sublime bibliothèque Palatine de Parme et de ses environs dont le magnifique Palazzo della Pilotta, situé non loin du bâtiment de la questure où le commissaire Soneri travaille avec son équipe, quand il ne s'égare pas du côté des contreforts du massif des Apennins dont on appréciera les paysages hivernaux, parfois brumeux, ainsi que les spécialités culinaires concoctées par l'aubergiste du village que le policier s'empresse de déguster en dépit des problèmes de santé qui le contraignent à suivre un régime que sa compagne Angela s'évertue à lui faire respecter. Sans jamais abuser du procédé, on retrouve une certaine récurrence salutaire dans le déroulement de l'intrigue que ce soit les échanges parfois incisifs avec son collègue et ami Nanetti, les repas gourmands au Milord ainsi que les rapports avec sa compagne Angela prenant davantage de place dans le cours de l'intrigue tandis que Franco Soneri, parfois en plein désarroi, exprime ses sentiments vis-à-vis d'elle, avec plus de ferveur que de coutume. Témoignage et analyse d'une société basculant vers un populisme prégnant se conjuguant avec l'extrémisme radical islamiste qui marquent le pas au sein de la ville de Parme, mais également du pays, L'Autre Loi apparaît comme un roman policier extrêmement brillant qui met à jour les clivages entre les différentes communautés bien décidées à s'imposer coûte que coûte dans une spirale de violence que la police seule, n'est pas en mesure d'endiguer comme en témoigne l'épilogue où le commissaire Soneri fait en sorte de rester à la place qui est la sienne sans jamais outrepasser le cadre de ses fonctions en conférant ainsi davantage de réalisme à une intrigue aussi grandiose que la couverture.


    Valerio Varesi : L'Autre Loi (Il Commissario Soneri E La Legge Del Corano). Editions Agullo/Noir 2025. Traduit de l'italien par Gérard Lecas.

    A lire en écoutant : Blue Rondo A La Turk de Dave Brubeck. Album : Time Out. 1959, Columbia Records. 

  • LEONARDO SCIASCIA : LE JOUR DE LA CHOUETTE. CHIENS DE LA LOI.

    leonardo sciascia,le jour de la chouette,éditions flammarionDepuis toujours, la littérature noire italienne tient une place de choix au sein de nos contrées francophones avec quelques auteurs emblématiques comme Georgio Scerbanenco et son emblématique enquêteur milanais Duca Lamberti ou le légendaire commissaire Montalbano, stationné en Sicile, que le regretté Andrea Camilleri a mis en scène dans plus d'une trentaine d'ouvrages, ceci sans oublier son homologue parmesan, Franco Soneri, que l'on retrouve chaque année depuis bientôt dix ans au gré des publications de Valerio Varesi qui poursuit l'aventure en nous immergeant dans les contrées brumeuses de cette région méconnue de l'Emilie-Romagne. Mais comme pour ce qui a eu trait aux polars nordiques, ou plus récemment pour ce qui concerne les romans noirs ruraux en provenance des Appalaches et autres contrées reculées des Etats-Unis, on observe un regain d'intérêt pour le "Giallo", terme désignant le mauvais genre en Italie en faisant référence aux fameuses couvertures jaunes habillant la collection mythique de polars de l'éditeur Mondadori. C'est sans doute sur la base de ce constat que la revue des littératures policières 813 a publié tout dernièrement un dossier sur "les beaux jours du Giallo" avec notamment l'intervention de traducteurs français comme Serge Quadruppani, Laurent Lombart, Gérard Lecas et Anatole Pons-Remaux et de spécialistes à l'instar de Claude Combet, Emilio Sciarrino et Fred Prilleux qui mettent en lumière toute une galaxie d'auteurs plus ou moins connus de la littérature noire italienne dans laquelle on peut puiser à satiété sans prendre trop de risques quant à une quelconque déconvenue. En parcourant la dizaine d'articles nous donnant un aperçu complet de la richesse de cette littérature noire transalpine, rares sont ceux qui ne mentionnent pas le romancier sicilien Leonardo Sciascia qui, au détour d'une œuvre littéraire très variée, s'est ingénié à dénoncer les agissements de la mafia par le prisme de la fiction avec des récit de références tels que le crépusculaire Le Chevalier Et La Mort (Sillage 2023) faisant écho à son premier roman policier aux connotations politiques, Le Jour De La Chouette qui demeure, aujourd'hui encore, une référence dans le domaine, en bénéficiant d'une révision du texte en français de Mario Fusco qui a d'ailleurs rassemblé l'ensemble des textes de l’auteur dans un intégral en trois volumes publié aux éditions Fayard. Publié en 1961, Le Jour De La Chouette détonne dans le paysage littéraire italien de cette période, parce qu'il évoque, sans détour, tous les aspects du fonctionnement d'une organisation criminelle gangrénant l'ensemble de la structure sociale d'une localité sicilienne dont Leonardo Sciascia connaît tous les aspects, lui qui a officié durant des années comme instituteur au sein d'une bourgade similaire où il a pu observer tout à loisir l'ensemble des entrelacs sociaux de son environnement. Une démarche littéraire qui n'est pas anodine comme l'auteur l'exprime d'ailleurs dans sa note en fin de récit en soulignant dans l'extrait suivant, le contexte de l'époque : "On n'ignore pas qu'en Italie il ne faut pas jouer avec le feu: qu'on imagine ce qu'il en est quand on ne désire pas jouer, mais parler sérieusement. Les Etats-Unis peuvent présenter dans leurs récits et dans leurs films des généraux imbéciles, des juges corrompus et des policiers canailles. L'Angleterre aussi, la France aussi, la Suède aussi et ainsi de suite. L'Italie n'en a jamais présentés, n'en présente pas, n'en présentera jamais."  Si Roberto Saviano a pu le contredire sur le sujet, en publiant Gomorra en 2006, personne n'ignore les menaces de mort dont le journaliste/romancier a fait l'objet en nécessitant une protection policière conséquente, faisant ainsi écho à cette impressionnante lucidité de Leonardo Sciascia qui transparait d'ailleurs dans l'ensemble de ses ouvrages.

       

    En Sicile, sur la place du village de S. deux coups de feu résonnent au petit matin en fauchant ainsi Salvatore Colasberna, abattu de deux coups de chevrotine alors qu'il s'apprêtait à prendre son bus pour Palerme. En charge de l'enquête, le capitaine Bellodi découvre que la victime, responsable d'une petite entreprise de construction, refusait de composer avec la mafia locale dans le cadre d'adjudications de travaux publics plus que douteuses. Si le responsable de la compagnie des carabinieri avance sur certains aspects de son enquête, il se heurte rapidement à une espèce d'omerta qui touche tout d'abord les associés de l'entrepreneur mais également les témoins à l'instar de Paolo Nicolosi qui finit par disparaître tandis que sa femme se retrouve sur la sellette. En dépit de ces difficultés, le capitaine Bellodi progresse dans ses investigations en interrogeant certains suspects qui auraient procédé à l'exécution de la victime ainsi que le commanditaire, une figure locale bénéficiant d'une protection des autorités judiciaires et politiques de la région qui rendent des comptes aux hautes instances basées à Rome. Autant dire que l'affaire est loin d'être résolue et que les répercussions risquent d'être nombreuses et tragiques, ce d'autant plus lorsque l'on s'en prend aux mafieux de la région.  

     

    En préambule, il conviendra passer outre l'introduction de Claude Ambroise qui dévoile toute la structure du récit, afin de mettre en valeur la substantifique moelle d'un texte aussi engagé que pertinent et que vous ne manquerez pas de découvrir au terme de votre lecture pour en apprécier quelques aspects subtils du roman qui pourraient vous avoir échappé. Mais que l'on ne s'y trompe pas, si Le Jour De La Chouette emprunte bien tous les codes du roman policier, on n'y trouvera guère un suspense trépident quant à l'identité du ou des coupables, puisque l'intrigue prend davantage l'allure d'une critique sociale au gré d'une impitoyable radioscopie structurelle d'une localité de la Sicile, phagocytée par une organisation mafieuse que Leonardo Sciascia décline avec autant d'intelligence que de mordant que l'on perçoit notamment au détour des réflexions du capitaine Bellodi qui fait preuve d'un certain sens de l'ironie en décortiquant peu à peu tous les entrelacs d'une affaire dévoilant les accointances entre malfrats, autorités politiques et judiciaires. Et c'est bien dans la pertinence de ses propos que réside le talent de Leonardo Sciascia qui parvient à mettre en lumière, avec une impressionnante clairvoyance, tous les soubassements d'une organisation criminelle qui s'incarne notamment dans la confrontation entre le capitaine Bellodi et don Mariano lors d'un interrogatoire où il est question de finance, ceci bien avant que les notions de blanchiment d'argent ne fassent véritablement surface pour mettre à mal les systèmes mafieux. Si l'on dit du roman policier qu'il se définit par un apaisement de la société au terme d'une enquête où le crime est résolu, Le Jour De La Chouette n'entre absolument pas dans ce cadre, bien au contraire, puisque l'on observe toute la mise en œuvre des mesures en vue de contrer les investigations d'un enquêteur que l'on sacrifiera sur l'autel des intérêts supérieurs d'un état dévoyé que l'on retrouvera d'ailleurs dans plusieurs romans de Leonardo Sciascia consacré à la mafia. L'intérêt du récit réside donc également dans le comportement de toute une galerie de criminels cherchant à se soustraire aux enquêteurs en employant tous les moyens tels que l'intimidation, le faux-témoignage et bien évidement l'élimination des individus pouvant apporter un éclairage sur les circonstances du crime commis. Il émane ainsi une notion de peur qui se conjugue parfois avec un certain fatalisme qui touche toute les strates d'une population qui ploie sous le joug de ces structures mafieuses impitoyables. Tout cela se met en place au gré d'une certaine forme de théâtralité que l'auteur emploie avec une efficacité redoutable lui permettant d'aller à l'essentiel avec un texte d'une impressionnante sobriété qui font que Le Jour De La Chouette demeure un roman de référence qui reste toujours d'actualité.

     

    Leonardo Sciascia : Le Jour De La Chouette (Il Giorgio Della Civetta). Editions Flammarion 2024. Traduit de l'italien par Juliette Bertrand et revue par Mario Fusco pour la présente édition. Introduction, chronologie et bibliographie par Claude Ambroise.

    A lire en écoutant : Omerta d'Ennio Morricone. Album : Il Prefetto Di Ferro. 2024 Beat Records.

  • LEONARDO SCIASCIA : LE CHEVALIER ET LA MORT. LA DISSOLUTION DE LA DOULEUR.

    leonardo sciascia,le chevalier et la mort,éditions sillage"La sécurité du pouvoir se fonde sur l'insécurité du citoyen."

     

    Aussi étonnant que cela puisse paraître, bon nombre des romans de Leonardo Sciascia ont eu pour objet de dénoncer le fonctionnement de la Mafia à une époque où l'existence même de l'organisation criminelle était sujette à caution voire fortement contestée. Originaire de Sicile, ce romancier et homme politique érudit, également poète et scénariste à ses heures, se penchait plus particulièrement sur les accointances des réseaux mafieux avec les industriels puissants, le pouvoir politique corrompu ainsi qu'avec le pouvoir judiciaire dévoyé, et dont il décortiquait les mécanismes au gré de mises en scène  s’articulant autour d'enquêteurs quelque peu dépassés et très fréquemment sacrifiés sur l'autel de la raison d'Etat mettant un terme parfois extrêmement brutal aux investigations en cours, ceci dans le contexte délétère de la stratégie de la tension qui avait cours en Italie durant la période des "années de plomb ». C'est peu dire que les romans policiers aux connotations politiques de Leonardo Sciascia firent l'objet de violentes polémiques, ce d'autant plus que certains d'entre eux comme Le Contexte et Le Jour De La Chouette furent adaptés au cinéma à l'instar de Cadavres Exquis de Francesco Rosi avec Lino Ventura dans le rôle principal ou de La Mafia Fait La Loi de Damiano Damiani mettant en scène Claudia Cardinal, conférant à son auteur une notoriété grandissante. S'inscrivant très souvent dans le registre d'allégories aussi puissantes que subtiles, il émerge de l'œuvre de Sciascia ce sentiment de désarroi face à la corruption endémique qui gangrène le pays et dont il ne cesse de faire état, devenant de plus en plus prégnant au terme de sa carrière, comme en atteste Le Chevalier Et La Mort, son avant-dernier roman qu'il publia alors qu'il était atteint d'une longue maladie incurable et douloureuse. 

     

    A cet Adjoint du chef de la police, il ne reste que le plaisir de fumer en contemplant Le Chevalier, La Mort et Le Diable, une gravure d'Albrecht Dürer qu'il a acquise chèrement et qui trône désormais dans son bureau sans que personne n'y prête vraiment attention. Et malgré la maladie qui le ronge, il se voit confier l'enquête de l'assassinat de Me Sandoz alors que les soupçons tendent à laisser penser que le commanditaire ne soit autre que Le Président, un inquiétant et influent dirigeant industriel qui règne sur le pays. Mais rapidement les investigations font état d'un mystérieux groupe révolutionnaire radical, Les Enfants de 89 qui semblait vouloir s'en prendre à l'avocat. A moins qu'il ne s'agisse d'un subterfuge pour détourner l'attention. Et tandis qu'il tente de démêler cet entrelacs de faux-semblant et de subterfuges dangereux, l'Adjoint du chef de la police sent bien que tout se dérobe autour de lui et qu'il importe plus de dissimuler les faits plutôt que de payer le prix d'une vérité bien trop dérangeante. 

     

    leonardo sciascia,le chevalier et la mort,éditions sillageAvec Le Chevalier Et La Mort on parlera sans nul doute d'un texte crépusculaire, voire testamentaire, émanant d'un romancier dont il sait que la fin est proche en s'ingéniant, une dernière fois, à mettre en lumière les mécanismes de collusions entre la mafia et les pouvoirs en place ainsi que les tentatives de contre-feux destinées à dissimuler ces rapports occultes. Ce qui caractérise l'œuvre de Leonardo Sciascia, c'est sa clairvoyance et sa concision que l'on retrouve dans ce très bref roman qui prend l'allure d'une sotie, ces farces satyriques du Moyen-Âge destinées à mettre en lumière les travers de la société. Une critique sociale grinçante donc, chargée de symbolismes à l'image de la gravure d'Albrecht Dürer où l'on voit ce preux Chevalier chevauchant sa monture, accompagné de la Mort et du Diable qui rôdent et que l'on ne peut manquer de comparer à la trajectoire de cet Adjoint désabusé qui tente malgré tout de démêler le faux du vrai en dépit des dangers qui l'entourent tandis qu'il évolue dans les arcanes des salons feutrés d’une bourgeoisie immorale. On appréciera également, sans que cela ne soit jamais pesant, le côté érudit d'un récit chargé de notes poétiques qui nous ramène également au parcours de son auteur qui a fait également office de lanceur d'alerte quant aux dangers en rapport avec la manipulation des groupuscules terroristes faisant parfois office de fusibles pour masquer d'autres exactions servant à dissimuler des arrangements contre nature avec les autorités, les réseaux mafieux et d'autres entités extrémistes. On retrouve donc tout cela dans Le Chevalier Et La Mort, au gré d'une enquête vacillante tout comme son personnage central au regard lucide qui sait parfaitement de quoi il en retourne sans qu'il ne lui soit possible d'en rendre compte à qui que ce soit sans mettre son entourage en péril. Mais en dépit du danger, il émane du roman cette notion de courage et cette volonté de traduire la vérité coûte que coûte qui font que Le Chevalier Et La Mort s'inscrit dans ce qui apparaît comme une vision éclatante des travers d'une société italienne laminée par les dérèglements sociaux la conduisant vers une logique de violence implacable que Leonardo Sciascia a su dépeindre avec un discernement magistral que l'on retrouve dans l'ensemble de son oeuvre. 

     

     

    Leonardo Sciascia : Le Chevalier Et La Mort. Editions Sillage 2021. Traduit de l'italien par Michel Orcel et Mario Fusco.

    Saint-Saëns: Danse Macabre, Op. 40 . Album : Danse Macabre. Kyng-Wha Chung, Charles Dutoit, Philarmonia Orchestra. 1981 Decca Music Group Limited.

  • Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Le centre de gravité.

    Gabriella Zalapi, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, édtiions ZoéElle va célébrer ses cinquante ans d'existence l'année prochaine en prenant de plus en plus d'essors dans les contrées francophones avoisinantes et plus particulièrement en France où ses ouvrages rencontrent une notoriété grandissante en mettant en avant la littérature helvétique, même si les auteurs de la maison d'éditions Zoé dépassent le simple cadre de la région Romande à l'instar de Richard Wagamese, amérindien de la nation Ojibwé en endossant la nationalité canadienne. On pourrait en citer d'autres, parmi l'immensité du catalogue proposé d'où émerge des romancières et des écrivains comme Nicolas Bouvier, Friedrich Glauser et Ella Maillart avec cette notion de voyages qui imprègnent la collection fondée et dirigée par Marlyse Pietri avant d'être reprise depuis plus de dix ans par Caroline Couteau. On dira de la maison d'éditions Zoé qu'elle favorise des textes contemporains aux styles à la fois subtils et affirmés, sans ostentation, comme ceux d'Elisa Shua Dusapin ou de Blaise Hoffmann qui ont rencontré leur public comme en témoigne Hiver à Sokcho (Zoé 2016) pour l'une et Faire Paysan (Zoé 2023) pour l’autre. Vers 2015, à une époque où bon nombre d'éditeurs de la Suisse romande s'intéressaient à la littérature noire, on trouve, au sein du catalogue de Zoé, la trilogie de Sébastien Meier qui prend ouvertement l'allure de polars avec une maquette dédiée au genre noire qui ne perdurera malheureusement pas. Mais de manière peut-être plus nuancée, on pourra s'intéresser aux ouvrages d'Yves Patrick Delachaux se penchant sur le quotidien de la pratique du métier de policier. Dans un registre bien différent, mais endossant un style que bon nombre d’amateur de romans noirs ne renieraient pas, il faut absolument découvrir Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance troisième roman de la plasticienne et romancière Gabriella Zalapi aux origines suisse, italienne et anglaise vivant à Paris et qui dépeint dans ce nouveau récit, le point de vue d'une petite fille de huit ans enlevée par son père l'entrainant sur les routes de l'Italie des années 80.

     

    A Genève, en mais 1980, la petite Ilaria sort de l'école et attend sagement que sa grande soeur Ana vienne la chercher pour rentrer ensemble à la maison. Pourtant c'est son père Fulvio qui débarque en lui expliquant que le programme a changé et qu'il l'emmène au restaurant à Yvoire où ils se retrouveront tous. Mais les chose prennent une autre tournure lorsque son père lui indique que le repas est annulé et qu'ils passeront un long week-end tous les deux ensemble à Turin. Mais les jours passent, puis les semaines et puis les mois où d'hôtels douteux en aires d'autoroute elle parcourt le nord de l'Italie au gré des errances de son père. Redoutant ses colère, elle prend sur elle en évitant de pleurer en réclamant sa mère dont elle est sans nouvelle. Ilaria apprend à conduire et à mentir en s'appropriant, sous la férule de son père, des valises trouvées dans les gares qui ne leur appartiennent pas et dont ils revendront le contenu afin de financer leur périple chaotique. Ainsi la petite fille va séjourner au bord de la mer Adriatique à San Benedetto, puis c'est l'internat à Rome avant d'adopter un mode de vie rural en Sicile. Et tout au long de ce parcours, il y a les tubes du moment à la radio que l'on chante à tue-tête, les jeux qui permettent de faire passer le temps ainsi que les rencontre avec Claudia, Isabella et Vito qui atténuent les affres de cet enlèvement qui apparaît presque comme un moment d'une enfance normale. Mais Ilaria voit tout et comprend énormément de chose en percevant notamment la tension émanant de son père qui boit trop et dont les colères imprévisibles peuvent se révéler effrayantes.

     

    Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance se révèle être un brève histoire d'à peine 175 pages aux marges généreuses lui conférant l'allure d'une nouvelle ou d'une novella comme on désigne désormais les romans courts. Et c'est bien cette brièveté qui suscite indéniablement un certain engouement dans l'effervescence foisonnante de cette rentrée littéraire parce qu'en dépit du thème abordé, dont on devine certains aspects émanant de sa propre enfance, Gabriella Zalapi s'est employée à rester sur un registre extrêmement dépouillé où la pudeur se conjugue en permanence avec l'émotion, au gré d'un texte qui se concentre sur l'essentiel sans jamais surjouer sur les ressentis de cette petite fille au regard affuté. Il en résulte un récit d'une saisissante justesse en adoptant le point de vue d'Ilaria qui doit composer avec le caractère fantasque d'un père dont on perçoit bien évidemment le désarroi mais également les aspects plus sombres de la colère et de la manipulation le conduisant aux mensonges à l'égard d'une enfant qui n'est pas totalement dupe de tout ce qui se passe autour d’elle, résultant d’une perception à la fois naïve et acérée sur le monde qui l'entoure. Et ce monde, Gabriella Zalapì le restitue par petite touche très fugaces nous permettant de saisir l'atmosphère de cette Italie des années 80 où l'on distingue, par le biais de la radio dans la voiture, les affres des années de plombs, à l'instar de l'attentat de la gare de Bologne, contrebalancés par l'insouciance des tubes de l'époque dont certains délivrent pourtant quelques messages engagés. Cette ambivalence, on la retrouve bien évidemment dans ce parcours de vie, entre parenthèse, d'Ilaria et des rapports complexes qu'elle entretient avec son père où l'on saisit de nombreux instants de bonheur, mais également cette  tension faite de non-dits ainsi que cette douleur enfouie notamment liée à l'absence d'une mère dont on ne lui donne pratiquement aucune nouvelle, hormis quelques mensonges cruels qui entrent dans ce conflit sous-jacent que l'on perçoit, par l'entremise de cette petite fille, entre un homme et une femme dont le couple s'est complètement disloqué. Mais au cours de cet enlèvement Ilaria va acquérir une certaine autonomie ou plutôt une espèce de défiance vis-vis de la figure paternelle cabossée que Fulvio projette sur elle et qui va se traduire par une désobéissance  faisant office d'apprentissage de vie laborieux qui n'est pas exempt de certains traumas dont on distingue quelques reflets en toute fin d'un récit d'une intensité incroyable.

     

    Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Editions Zoé 2024.

    A lire en écoutant : L'Appuntamento d'Ornella Vanoni. Album : Appuntamento Con Ornella Vanoni. 1999 SONY BMG Music Entertainment (Italy) S.p.A.