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04. Roman noir - Page 14

  • Eric Burnand & Matthieu Berthod : Berne, Nid D'Espions. Fusible.

    Berne nid d’espions, éditions antipodes, Eric burnand, Matthieu berthod

    Avec un titre pareil, on pourrait croire qu'il s'agit d'un roman d'Eric Ambler, mais Eric Burnand au scénario et Matthieu Berthod au dessin ont puisé notamment dans les archives fédérales suisses pour exhumer, avec Berne, Nid D'Espions, les méandres de l'affaire Dubois qui avait défrayé la chronique en 1957 en mettant à mal la neutralité de la Suisse alors que le procureur général de la Confédération, premier magistrat du pays, était accusé d'espionnage. C'est plus particulièrement sur le registre politique de cette neutralité malmenée que le récit s'inscrit dans l'actualité avec le numéro d'équilibriste que les instances politiques doivent entretenir entre la Russie et l'Ukraine dans le cadre du conflit qui les oppose alors que l'exportation d'armement et la confiscation des avoirs russes suscitent bien des débats au sein des hémicycles. Mais en 1957, c'est la guerre d'Algérie qui alimente l'actualité de l'époque et plus particulièrement la Suisse qui devient la base arrière des indépendantistes trouvant notamment un appui au sein de l'ambassade d'Egypte de la capitale helvétique.

     

    Berne, 1957. C'est peu dire qu'on l'attend au tournant, ce socialiste placé à la tête d'une des plus hautes institutions de l'Etat Fédéral au sein d'un gouvernement conservateur. Nommé comme Procureur Général de la Confédération, René Dubois se retrouve donc garant des lois helvétiques mais devient également responsable de la Police Fédéral et plus particulièrement du service de renseignement civil, concurrent direct de celui de l'armée dirigé par des officiers qui n'apprécient guère ses investigations dans le cadre d'une vente d'arme sujette à cautions. Sur fond de contre-espionnage, il croise la route de ce barbouze français sans vergogne, de cette attachée de presse de l'ambassade de France au comportement ambivalent et de ce policier fédéral récalcitrant qui interprète les directives à sa manière. Et puis il y a cette ambassade d'Égypte sur écoute et dont les retranscriptions suscitent toutes les convoitises avec des documents qui fuitent à l'étranger. Evoluant dans ce panier de crabe et naviguant en eau trouble, René Dubois va se retrouver impliqué au cœur d'un scandale retentissant qui va le faire chuter de son piédestal avec toutes les conséquences tragiques qui en découlent. 

     

    Au sein de la littérature noire de Suisse romande, Berne, Nid D'Espions prend, avec assurance, l'allure d'une superproduction d'envergure mettant en lumière les aspects sombres d'un pan méconnu de l'histoire helvétique durant la période trouble de la guerre froide. Il y a tout d'abord cette documentation imposante qu'Eric Burnand, journaliste chevronné ayant travaillé durant de nombreuses années à la RTS, a absorbé et restitué efficacement dans le cadre d'une intrigue savamment travaillée, oscillant entre le roman d'espionnage et le récit historique où la rigueur est de mise. Cette rigueur s'illustre notamment avec les fiches de présentation des différents protagonistes intervenants au cours de ce récit riche en péripétie ainsi qu'avec le reportage faisant office d'épilogue, agrémenté de photos de l'époque, nous permettant de prendre la pleine mesure des enjeux contradictoires animant l'ensemble des acteurs qui ont eu un rôle, de près ou de loin, dans la dramatique trajectoire du Procureur Général René Dubois. Il faut ensuite relever l'admirable travail de Matthieu Berthod qui reconstitue l'atmosphère oppressante de l'époque au gré d'une mise en scène toute en nuance que souligne d'ailleurs ses splendides illustrations à l'encre de Chine. On se faufile ainsi dans les rues tortueuses de la vieille ville de Berne ou dans les bureaux feutrés des services de la Confédération, en appréciant le souci du moindre détail faisant ressortir, dans chacune des cases, l'ambiance propre aux années cinquante. Et puis, au-delà du récit d'espionnage et de la fresque historique, on découvre, sur un fond noir renforçant l'intensité du drame à venir, l'intimité des derniers instants d'un homme acculé qui se morfond dans la solitude de son grenier en se remémorant tous les rouages d'une mécanique infernale qui l'ont poussé dans ses derniers retranchements. Sur l'enchevêtrement subtil de ces différents registres, Berne, Nid D'Espions retranscrit ainsi, avec une redoutable efficacité, l'ambivalence d'une fonction qui a brisé René Dubois pour en faire un martyr sacrifié sur l'autel des intérêts de l'Etat et de ses officines qui se sont empressés d'enterrer cette affaire embarrassante qu'Eric Burnand et Matthieu Berthod ont reconstitué avec un indéniable talent. 

     


    Eric Burnand & Matthieu Berthod : Berne, Nid D'Espions. Editions Antipodes 2023.

    Pavane (Based On A Theme By Gabriel Faure) Bill Evans Trio. Album : Bill Evans Trio with Symphony Orchestra. 1990 The Verve Music Group, a Division of UMG Recording, Inc.

  • Luca Brunoni : Les Silences. Rendez-vous manqué.

    Capture d’écran 2023-05-07 à 21.36.06.pngC'est au début des années 2000 que la voix d'anciens enfants placés se fait entendre en levant la chape de silence qui prévalait en Suisse sur ce qui apparaît comme l'un des plus grands scandales sociaux du pays. Aujourd'hui encore, on ignore le nombre de ces orphelins, enfants de mères célibataires, de parents pauvres ou dans la détresse se retrouvant placés de force, entre 1870 et 1980, dans des institutions aux allures carcérales ou dans des domaines agricoles et artisanaux qui trouvaient là une main-d'oeuvre gratuite sous l'appellation de familles d'accueil. On parle de sévices, de malnutritions, d'abus sexuels, d'expérimentations médicamenteuses et même d'homicides. Si l'on trouve quelques récits et ouvrages d'histoire traitant le sujet, rares sont les romans abordant ces drames humains qui ont marqué toute une population précaire. Publié initialement en italien, puis traduit en français par Joseph Incardona pour les éditions Finitude, Les Silences, premier roman du tessinois Luca Brunoni, évoque ce thème délicat autour du dur quotidien d'une jeune enfant que l'on intègre de force au sein d'un couple de paysans vivant dans un village de montagne du canton de Berne, durant la périodes des années 1950.

     

    Elevée seule par sa mère qui vient de trouver la mort dans un accident de vélo, Ida Bühler, âgée de treize ans, est désormais placée à la ferme de la famille Hauser qui n'a jamais eu d'enfant. Entre une femme qui la déteste et un homme qui pose sur elle un regard lubrique, elle doit assumer le pénible labeur qu'on lui impose au quotidien tout en faisant face aux remords qui la ronge tandis que les habitants de cette agglomération alpine observe son arrivée d'un oeil circonspect. Une lueur d'espoir se dessine avec Noah, jeune fils du maire, qui aspire à une autre vie bien éloignée de ces montagnes qui l'étouffent. Au gré de cette amitié qui se construit dans la clandestinité, Noah parvient à convaincre Ida de l'accompagner dans son projet de départ. Mais au sein de ce village miné par les secrets et les non-dits, les malheurs et les tourments vont s'enchaîner en bouleversant leur destin respectif jusqu'au drame inéluctable.

     

    Il faut avant tout souligner le caractère sobre, voire même épuré, d'une écriture un brin austère se concentrant sur l'essentiel en évitant ainsi l'écueil de la surenchère qui nous plongerait immanquablement dans un registre larmoyant, ou pire, dans les contours d'une violence exacerbée qui flirterait avec un voyeurisme malsain. Il n'en est rien avec Les Silences dont il faut relever, avant tout, le bel équilibre qui met en lumière, avec une rigueur salutaire, toute la situation dramatique que vit Ida Bühler dans son quotidien de jeune fille placée auprès d'une famille de paysans de montagne faisant preuve d'une sévérité extrême. Il y a les coups et les brimades bien sûr, mais également la privation de nourriture si le travail n'a pas été correctement accompli et même les œillades salaces lorsque la jeune fille procède à ses ablutions, ceci dans une déclinaison de scènes prégnantes que l'on découvre dans une première partie adoptant le point de vue d'Ida Bühler, dès son arrivée au village. Au-delà de leur caractère odieux, sans pour autant les exonérer, Luca Brunoni dresse un portrait nuancé de Greta et d'Arthur Hauser, les bourreaux d'Ida, dont on perçoit toute la misère et les difficultés auxquelles ils doivent faire face, au gré de conversations lourdes de sens. Bien évidemment, il se dégage de l'ensemble une ambiance pesante, parfois sombre qui confère au récit des allures de roman noir en abordant des tabous sociaux tels que l'homosexualité, le malaise des jeunes et la crainte du regard des autres au sein d'un village où tout le monde s'observe. Mais Les Silences ce sont également des instants lumineux comme ces escapades poétiques avec Noah, aux alentours d'un lac de montagne reflétant les lueurs de la voute étoilée, en permettant à Ida d'échapper à ses tourments et de conserver quelques espoirs quant à son avenir. Pourtant le drame se construit de manière insidieuse dans une seconde partie où l'on revient sur l'arrivée d'Ida en adoptant, cette fois-ci, le point de vue des villageois afin de découvrir la face cachée de certain de ses habitants. Dès lors, l'intrigue prend l'allure d'une étude de moeurs aux contours sombres et incertains tant les relations se révèlent bien plus complexes qu'il n'y paraît, pour révéler les manigances des uns et des autres. Autour de cette ingénieuse construction narrative, Luca Brunoni met en lumière les non-dits, les rancoeurs et les regrets de ces femmes et de ces hommes dont l'agrégat constitue Les Silences qui entourent Ida jusqu'au terme d'un épilogue déchirant mettant en perspective le secret du drame qui s'est joué, tout en se conjuguant aux désillusions de cette jeune fille incarnant le destin tragique de ces milliers d'enfants placés sans aucune autre perspective qu'une vie brisée à tout jamais. Un premier roman qui vous sidère jusque dans sa justesse de ton.

     

     

    Luca Brunoni : Les Silences (Silenzi). Editions Finitude 2023. Traduit de l'italien (Suisse) par Joseph Incardona.

    A lire en écoutant : J't'emmène au vent de Louise Attaque. Album : Louise Attaque. 2002 Barclay.

  • ANTOINE CHAINAS : BOIS-AUX-RENARDS. CONTES, LEGENDES ET MYTHES.

    Antoine chainas, série noire, bois-aux-renardsAvant de lire son oeuvre, j'avais croisé la route littéraire d'Antoine Chainas par le biais de son travail de traducteur alors qu'il nous proposait la version en français de Donnybrook (Série Noire 2014), récit à la fois brut et hallucinant de Frank Bill nous entrainant dans le monde âpre d'un tournoi de combats clandestins se situant au coeur de l'Indiana. Pour ce qui concerne son travail de romancier, on ne va pas se mentir, on parlera d'un rendez-vous manqué avec un auteur singulier de la littérature noire française jusqu'à ce que je ne découvre que très récemment le fameux Empire Des Chimères (Série Noire 2019) dont il faudra prendre le temps d'évoquer le contenu un jour, même si tout semble avoir été déjà dit au sujet de ce roman emblématique faisant l'objet d'un flot considérable d'éloges enthousiastes pour un récit s'articulant autour d'un empire du divertissement se diluant dans une étourdissante succession d'univers parallèles s'imbriquant au gré d'une construction narrative maîtrisée de bout en bout. Alors qu'il a toujours publié ses romans au sein de la mythique collection Série Noire, Antoine Chainas reste chez Gallimard en intégrant désormais la non moins mythique collection La Noire, reflétant parfaitement la singularité de l'univers de l'auteur se situant à la marge de la littérature noire, en nous proposant ainsi Bois-Aux-Renards, intrigue aux allures de thriller qui bascule subtilement dans le monde chimérique des mythes, contes et légendes d'une forêt perdue où réside une étrange communauté.
      

    Traversant cette région perdue, c'est un soir de l'an 1951 que la voiture sort de la route et que ses occupants trouvent la mort, hormis Chloé, une fillette désormais orpheline et estropiée. En marge de la société, les sauveteurs prennent en charge la gamine et dissimulent toute trace de l'accident. En 1986, comme chaque année durant la période estivale, Yves et Bernadette profitent de leur congé en sillonnant la région avec leur camping-car Transporter T3, en quête d'auto-stoppeuses qu'ils exécutent froidement. Anna, une jeune fille vivant avec sa mère dans une caravane, est la témoin malencontreuse du premier meurtre de leur saison criminelle. Parvenant à s'enfuir, avec Yves à ses trousses, Anna trouve refuge auprès d'une étrange femme boiteuse vivant au coeur d'un bois peuplé de renards. Traquant la fillette sans relâche, le couple de tueurs en série vont croiser le chemin d'une communauté énigmatique qui s'est éloignée du monde moderne pour vivre selon des rites ancestraux que ses femmes et ses hommes au caractère farouche comptent préserver quoi qu'il en coûte.

     

    Les romans noirs se sont-ils substitués aux contes d'autrefois ? Les tueurs en série succèdent-ils aux ogres du passé ? C'est autour de ces interrogations qu'Antoine Chainas nous invite à côtoyer deux dimensions parallèles que sont les légendes cruelles circulant au sein de ce Bois-Aux-Renards envoûtant et qu'entretiennent une communauté recluse, lorsque débarque ce couple de tueur incarnant la cruauté brut d'un monde contemporain qui bascule dans l'ère numérique en se détournant ainsi des rites et traditions surannés. Une déflagration brutale et d'une noirceur absolue qui gravite autour de l'univers meurtrier de Bernadette et de Yves se confrontant aux rituels énigmatiques des habitants d'un hameau perdu, ceci sous la redoutable férule d'Admète et d'Hermione, deux aînés au comportement effrayant. Le monde d'Anna, cette jeune fille souffrant d'une légère déficience mentale, se révèle tout aussi inquiétant alors que sa mère la transbahute de camping en camping pour fuir deux individus malintentionnés circulant à bord d'une Mercedes noire. Témoins des exactions de Yves et de Bernadette, elle trouve refuge auprès de Chloé, gardienne des légendes d'autrefois qui vit isolée au sein de cette forêt énigmatique, entourée d'une cohorte de renards au comportement singulier et qu'elle a étudié toute sa vie durant en compulsant grimoires et ouvrages scientifiques. Au gré d'un texte au vocabulaire érudit, parfois un brin sophistiqué, qui s'inscrit parfaitement dans le registre d'une légende perdue, Antoine Chainas oscille, dans un indéfinissable chaos ingénieusement agencé, entre le récit noir et le conte obscur dans lequel se désagrège la personnalité des protagonistes paraissant comme ensorcelés, à leur corps défendant, par l'atmosphère à la fois envoutante et poétique qui se dégage du Bois-Aux-Renards. Incarnant la jonction des antagonismes entre un monde perdu et la société d’aujourd'hui, la rencontre entre ces différents personnages s'inscrit ainsi dans une succession de confrontations au caractère féroce qui font de Bois-Aux-Renards un roman fantasmagorique au charme indéfinissable et à nul autre pareil. 


    Antoine Chainas : Bois-aux-Renards. Editions Gallimard/Collection La Noire 2023.

    A lire en écoutant : Gaspard de la nuit : Le Gibet interprété par Ivo Pogorelich. Album : Ravel: Gaspar de la Nuit - Prokofiev: Piano Sonata No. 6. 1984 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • Jean-Christophe Tixier : La Ligne. Ceux d'ici et ceux d'ailleurs.

    Capture.PNGIl est assurément un passionné de littérature noire au point d'avoir fondé, il y a de cela plus de quinze ans, une association dédiée au "mauvais genre" qui s'est lancée dans l'aventure d'un festival de littérature noire et policière. Jean-Christophe Tixier préside ainsi une équipe de bénévoles enthousiastes qui célèbrent le polar chaque année, au début mois d'octobre du côté de Pau avec Un Aller-Retour Dans Le Noir qui fait la part belle au polar de qualité sans rien concéder à l'esprit populaire du genre. On notera que certaines rencontres avec les auteurs se déroulent dans un funiculaire, le temps d'un aller-retour qui donne son nom au festival. Il faut également souligner une programmation riche et variée avec des auteurs reconnus, mais également des romanciers émergeants s'inscrivant dans une dimension internationale ce qui n'est pas si fréquent parmi la multitude de festivals existants en France. On ne saurait donc  trop recommander cette manifestation qui défend une littérature noire similaire à celle qui est mise en avant dans ce blog. Mais Jean-Christophe Tixier se distingue également comme écrivain avec une œuvre foisonnante comprenant notamment de nombreux polars pour la jeunesse avec la fameuse série 10 minutes (éditions Syros) couronnée d'une multitude de prix et qui rencontre un grand succès. On retiendra également ses deux romans noirs se déroulant dans les régions reculées de la campagne française que ce soit dans les Cévennes avec Les Mal-Aimés (Albin-Michel 2019) ou dans l'Aveyron avec Effacer Les Hommes (Albin Michel 2021). Avec La Ligne, nouveau roman de l'auteur, on reste dans le contexte du milieu rural, tandis que la localisation devient incertaine comme pour mieux transposer cette universalité villageoise dont cette étrange ligne blanche, qui donne son titre au roman, devient le marqueur commun divisant les communautés au gré d'un récit dystopique qui vire au cauchemar.

     

    Au petit matin, encadré de deux militaires, il trace cette ligne au sol qui sépare le village en deux. Un geste dicté par les institutions étatiques qui ont décrété cette partition dans tout le pays. Puis ce sont des coups de feu qui résonnent sans pour autant réveiller les habitants qui découvrent ce marquage déconcertant. Mais pour eux la ligne n'aura aucun impact puisqu'ils ont toujours vécu en harmonie et qu'elle ne saurait donc diviser une communauté soudée. Pourtant cet événement devient le sujet de toutes les conversations et suscite l'inquiétude dans un climat qui devient de plus en plus délétère ce d'autant plus avec l'arrivée d'un représentant du gouvernement chargé de la bonne application des directives. Plus qu'une simple division du territoire, la ligne devient un sujet clivant avec des discussions qui dégénèrent rapidement en empoignades musclées. S'ensuit une disparition, puis un mort. L'observation implacable d'une société basculant peu à peu dans une logique de haine.

     

    La Ligne apparait dans un bref prologue où l'on découvre ce traceur effectuant son labeur aux premières lueurs de l'aube, sous l'escorte de deux soldats incarnations d'un gouvernement autoritaire qui a décrété cette division sur l'ensemble du territoire. On n'en saura guère plus sur l'origine de cette partition étatique qui frappe le pays, parce que Jean-Christophe Tixier ne s'attarde absolument pas sur les aspects du processus amenant le pouvoir politique à prendre une telle décision en évitant ainsi toute lourdeur en terme d'explications. Ainsi, cette dématérialisation de l'autorité ne fait que renforcer l'impact saisissant de cette marque de séparation qui va affecter l'ensemble de la collectivité locale dont Jean-Christophe Tixier va décortiquer les rouages relationnels au gré d'une intrigue dramatique brillamment construite permettant de mettre en scène toute une galerie de personnages aux caractères fort bien étudiés.  Avec des chapitres prenant le nom des principaux protagonistes, on perçoit les rivalités entre la famille Wesner qui fait figure d'autochtone du village et le clan Polora s'apparentant à des étrangers qui se sont péniblement intégrés au sein de la communauté. On observe ainsi les ressentiments et les rancœurs, mais également les aspirations des différents personnages qui vont se heurter à la réalité que La Ligne leur impose de manière brutale. C'est donc autour de cette déclinaison de personnalités que l'auteur bâtit, de manière adroite et subtile, le drame qui va forcément survenir autour de cette fragmentation des positions entre les adhérents au principe de sécession et les opposants à ce clivage odieux. De cette manière, La Ligne incarne tous les désaccords sous-jacents qui apparaissent peu à peu au fil des jours qui passent en alimentant des conflits prenant une tournure de plus en plus dramatique. Tout cela nous permet d’appréhender, sous la forme d’une allégorie sidérante, les thèmes de l’exclusion et de la dissension que Jean-Christophe Tixier empoigne avec une belle conviction au gré d’un texte d’une puissante noirceur qui nous interpelle jusqu’à l’ultime phrase d’un récit au style à la fois sobre et éclatant de maîtrise.

      

    Jean-Christophe Tixier : La Ligne. Editions Albin Michel 2023.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour '85. 1994 Barclay.

  • Jacky Schwartzmann : Shit ! La loi du plus faible.

    Jacky Schwartzmann, Shit !, cadre noir, éditions du seuilMême si l’ensemble de ses romans sont imprégnés d’un humour corsé, on aurait tort de considérer Jacky Schwartzmann comme le rigolo de service au sein de la littérature noire francophone. Bien au contraire, ses traits d’esprit au vitriol ne font que souligner, avec une belle justesse, les dysfonctionnements sociaux qu’il entend dénoncer autour d’intrigues d’une férocité sans faille à l’instar d’un ouvrage décapant comme Pension Complète  (Seuil/Cadre Noir 2019) ou de l’hilarant Kasso (Seuil/Cadre Noir 2021) dont l’action se déroulant à Besançon ne fait que mettre en exergue les difficultés quotidiennes des habitants d’une France dite périphérique, bien éloignée des considérations d’un pouvoir centralisé délaissant ces régions livrées à elles-mêmes avec des habitants qui se débrouillent comme ils le peuvent.  Avec Shit !, Jacky Schwartzmann décline un récit vachard de trafic de stupéfiants et de l'économie souterraine qui en découle, prenant ses aises dans une banlieue désenchantée de Besançon en intégrant tous les thèmes de la discrimination et des laissés-pour-compte qui se débrouillent comme ils le peuvent au sein d’un environnement délabré mais dans lequel se niche ce bel esprit de solidarité permettant de faire face aux aléas de la vie de tous les jours.

     

    Thibaud Morel est un jeune conseiller d'éducation au collège de Planoise, une banlieue de Besançon où il s'est installé afin de s'intégrer dans l'ensemble de la communauté. Une existence que l'on pourrait qualifier de banale. Néanmoins son allée sert de point de ralliement pour un trafic de stupéfiants florissant tenu par les frères Mehmeti qui ont même installé leur "four" dans l'appartement situé en face du sien. Personne ne moufte dans l'immeuble, car les trafiquants ont la particularité d'avoir la gifle facile. Mais lorsque ceux-ci se font descendre lors d'un règlement de compte plutôt radical, Thibaut et Myriam Samla, sa voisine comptable, découvrent un énorme stock de shit. Après quelques tergiversations et quelques considérations comptables sur le prix de la barrette qui donnent le vertige, ils prennent une décision qui va bousculer leur quotidien ainsi que la vie de nombreux habitants de Planoise. S'ensuit une véritable leçon de marché et d'économie teintée d'amateurisme et de pragmatisme pour survivre au sein d'un milieu plutôt impitoyable où l'on n'apprécie guère la concurrence. 

     

    Oui le bandeau ornant l'ouvrage n'est pas erroné. Il y a bien un petit quelque chose de Walter White chez Thibaud Morel, personnage central de Shit ! avec ce côté bien-pensant d'obédience de gauche, ceci même s'il conspue les trafiquants albanais et les initiatives véganes de sa collègue au comité de la cantine scolaire. Un gendre idéal que ce jeune homme s'investissant sans compter au sein de l'établissement scolaire où il officie en tant que conseiller et qui se voit soudainement projeté dans la gestion d'un trafic de haschich à son corps défendant. Le coup de génie de Jacky Schwartzmann, c'est de démontrer, avec cet humour mordant qui le caractérise, tout l'aspect de l'économie parallèle que génère un tel trafic dont les bénéfices vont financer des initiatives au profit des habitants de Planoise. Tel un Robin des Bois des stups, Thibaud Morel, accompagné de quelques complices, va donc basculer dans le crime avec un curieux sentiment d'ivresse qui l'anime en l'entraînant dans une succession de comportements de plus en plus ambivalents. C'est d'ailleurs là que réside toute l'intelligence d'un roman comme Shit ! où l'on observe cette perte de repère d'un individu estimant que la fin justifie les moyens avec toutes les conséquences qui en résultent au gré d'une intrigue des plus surprenantes. Avec Shit ! on appréciera également le portrait nuancé de cette banlieue de province s'éloignant radicalement de tous les clichés que l'on peut avoir sur un tel environnement, avec une galerie de personnages pittoresques qui s'investissent, parfois avec ingéniosité, dans le bon fonctionnement de cette cité à laquelle ils sont profondément attachés. Tout cela nous donne une succession de scènes désopilantes, parfois bien corsées, qui font de Shit ! un roman noir savoureux au caractère bien affirmé.

     

    Jacky Schwartzmann : Shit ! Editions du Seuil/Cadre Noir 2023.

    A lire en écoutant : That's My People de Suprême NTM. Album : Suprême NTM 1998.