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  • Attica Locke : Au Paradis Je Demeure / Il Est Long Le Chemin Du Retour. La noblesse dans le combat.

    attica locke,au paradis je demeure,il est long le chemin du retour,éditions liana leviImpliqués dans le Mouvement des droits civiques, ses parents lui ont donné le nom de la tristement célèbre prison de l'Etat de New-York qui fut le théâtre, en 1971, d'une mutinerie meurtrière à la suite de la mort d'un militant du Black Panther Party tué par les gardiens lors d'une tentative d'évasion. On se souvient encore de cette scène célèbre où Al Pacino haranguait la police et scandant ce nom, repris par la foule, dans Un Après-Midi De Chien, film réalisé par Sydney Lumet en 1975, ceci un an après la naissance d'Attica Locke. Originaire du Texas, Attica Locke vit désormais en Californie où elle exerce la profession de productrice et de scénariste pour les grands studios ayant pignon sur rue à Hollywood ainsi que pour des plateformes comme Netflix. On lui doit notamment la production de séries comme Empire en 2015 avec Terrence Howard ou Le Goût De Vivre en 2022 avec Zoé Saldana. Mais Attica Locke est davantage reconnue dans nos contrées francophones pour son travail de romancière avec la publication de trois ouvrages pour la Série Noire dont Marée Noire (Série Noire 2011) obtenant le prestigieux prix Edgard Allan Poe qu'elle reçoit une seconde fois à l'occasion de la parution de Bluebird, Bluebird (Liana Levi 2021), premier récit d'une trilogie mettant en scène le Texas Ranger afro-américain Darren Mathews. Publié peu après la première investiture de Donald Trump, le roman s'articule autour du thème de la discrimination raciale et de l'émergence de plus en plus prégnante des mouvements d'extrême-droite dans cet état du sud qui n'en a pas fini avec un passé peu reluisant en lien avec l'esclavagisme qui rejaillit d'ailleurs davantage dans le second livre de la trilogie Au Paradis Je Demeure, tandis qu'Il Est Long Le Chemin Du Retour revêt des connotations de désespoir social, en clôturant ainsi, sur une note plutôt pessimiste, le périlleux parcours de ce Texas Ranger qui affiche une désenchantement certain. Autant dire que durant sa présence au festival Quais Du Polar à Lyon, Attica Locke a été extrêmement sollicitée sur le thème de la politique américaine qui défraie l'actualité et qu'elle a évoqué avec beaucoup de pertinence, en compagnie de l'auteur sud-africain Déon Meyer, tout en soulignant, avec justesse, que ses romans n'ont pas pour vocation de s'inscrire dans une dimension politique. Il n'en demeure pas moins que l'on peut observer, à la lecture de cette série Darren Mathews, la violence de l'évolution sociale d'un pays en proie à une certaine forme de sidération où il importe davantage de savoir comment payer ses factures plutôt que de réfléchir à la politique qui bouleverse une nation divisée, comme elle le relève brillamment lors son entretien avec le journaliste Christophe Laurent qui a recueilli et retranscrit ses propos sur son blog The Killer Inside Me

     

    Au Paradis Je Demeure.

    A l'est du Texas, sur la frontière avec la Louisiane, s'étale l'immense lac Caddo, bordés de ces forêts de cyprès chauve enguirlandés de mousse espagnole, où l'on peut s'égarer facilement, le soir tombé, en naviguant sur l'entrelacs de ces bayous sinueux alimentés par une eau verdâtre, au risque de "passer une nuit au motel Caddo" comme les anciens le disent. C'est justement pour retrouver un enfant disparu sur le lac que le Texas Ranger Darren Mathews est dépêché à Hopetown, une petite bourgade reculée de la région où vit une communauté disparate d'indiens Caddos côtoyant Leroy Page, un vieux noir descendant d'un groupe d'esclaves affranchis qui a fait l'acquisition des terres environnantes. Mais quand le policier découvre dans le périmètre, la présence de caravanes délabrées et squattées par des blancs aussi pauvres que racistes, Darren Mathew sait que l'affaire sera sensible, ce d'autant plus que le gamin disparu n'est autre que le fils d'un haut membre du mouvement des suprémacistes purgeant une peine de prison pour un meurtre raciste et dont la mère est la plus grosse fortune du comté. Et puis il faut bien dire que tout accuse Leroy Page arpentant la région à cheval avec son fusil en bandoulière et qui semble être la dernière personne à avoir vu cet enfant que tout le monde recherche.

     

    Dans ce second volet, on prend la mesure de l'arche narrative alimentant les trois volumes de la série qu'il conviendra de lire dans l'ordre afin de saisir la teneur des enjeux complexes qui pèsent sur la trajectoire de Darren Mathews englué dans une procédure judiciaire après avoir protégé un de ses proches suite à un meurtre aux connotations raciales et dans lequel sa mère alcoolique joue un rôle prépondérant en détenant l'arme du crime qu'elle menace de remettre aux autorités si elle n'obtient pas un certaine somme d'argent. Autant dire que l'on perçoit l'opposition qui tenaille ce Texas Ranger partagé entre la probité liée à sa fonction et cette volonté de lutter contre ces crimes de haine qui entache cet état du sud meurtri par cette dimension historique rejaillissant en permanence avec les velléités de ces suprémacistes affichant leurs prétentions d'une manière aussi violente que décomplexée. Elevé par deux oncles aux opinions divergentes, on distingue également les nuances imprégnant la personnalité de ce policier afro américain qui a intégré ce corps légendaire de la police en suivant les traces de l'un d'entre eux tout en se questionnant sur le sens de l'équité de la justice dans un univers complexe et dangereux que le second remet en question en tant qu'éminent professeur juriste attaché aux droits de la défense. Tout cela rejaillit habilement dans le cours de cette seconde enquête où Darren Mathews fait un pacte avec un membre repenti de la Fraternité Aryenne du Texas, incarcéré pour meurtre de haine, qui le supplie de retrouver son fils disparu en échange de révélations permettant de mettre à jour des affaires en lien avec cette organisation criminelle. Et c'est dans le cadre somptueux de ces bayous situés à l'est du Texas que l'on découvre Hopetown nichée sur les berges du lac Caddo abritant les indiens natifs de la région cohabitant avec les descendants d'esclaves qui ont fait l'acquisition des terres sur la base du Southern Homestead Act de 1866 destiné à les aider à devenir propriétaire terrien. Au gré d'une intrigue assez habile, Attica Locke met en exergue la convoitise de ces terres par l'entremise de Marnie King, personnalité influente du comté et grand-mère de l'enfant disparu, affichant des convictions sans faille dignes de ces femmes blanches du sud des Etats-Unis qui ne s'encombrent pas du passé esclavagiste qu'elles balaient d'un revers de main et avec une autorité tranchante. Mais du côté de Hopetown, il y a Leroy Page, personnage au caractère farouche, bien décidé à protéger ce petit coin de paradis dont il est le propriétaire mais qui doit composer avec un groupe d'individus racistes qui s'est installé sur ses terres au gré d'un stratagème foncier qu'il ne maîtrise pas. Il émerge ainsi dans cette atmosphère poisseuse propre à cette région du Texas, une ambiance âpre, toute en tension que la romancière distille avec subtilité pour mettre à jour les fantômes du passé qui émergent d'ailleurs dans les couloirs de cet hôtel historique de la ville de Jefferson dans lequel Darren Mathews loge. C'est donc autour de la dichotomie entre ses deux personnalités que tout oppose qu'Attica Locke élabore une intrigue plus nuancée qu'il n'y paraît en s'inscrivant dans un réalisme sans accroc puisque certains aspects de l'enquête demeureront sans réponse, tandis que d'autres révèlent l'ambiguïté de Darren Mathews cherchant à s'extirper du bourbier judiciaire dans lequel il s'est fourré. Ainsi, sur fond de tensions raciales intangibles, Attica Locke met en évidence avec Au Paradis Je Demeure, les dissensions entre deux communautés qui s'inscrivent également dans une dimension sociale et historique alimentant les rancoeurs qui rejaillissent parfois dans un déferlement de violence meurtrière qu'aucune autorité n'est en mesure de contenir. 

     

    Il Est Long Le Chemin De Retour.
    Bell officie comme femme de ménage au sein de la prestigieuse résidence étudiante la plus élitiste de l'université du Texas composée majoritairement d'étudiantes blanches et fortunées à l'exception de Sara Fuller, une jeune femme noire aux origines modestes qui semble avoir disparue, mais dont personne ne se soucie. Mais lorsque Bell découvre les affaires de Sara jetée négligemment dans une poubelle, elle décide d'en faire part à son fils Darren Mathews qui est enquêteur au sein des Texas Rangers. Mais quelque peu désabusé par l'arrivée de Trump au sein de la présidence des Etats-Unis, le policier préfère renoncer à son insigne plutôt que de poursuivre sa lutte contre les mouvances extrémistes qui semblent agir désormais avec le blanc-seing de certains membres du gouvernement. Et puis, cela fait maintenant trois ans qu'il n'a plus parlé à sa mère en qui il n'a aucune confiance, elle qui l'a abandonné alors qu'il était un jeune enfant et qui l'a trahi encore tout récemment en livrant des éléments de preuve à un procureur qui le traque sans relâche. Mais en dépit de ses réticences, Darren Mathews va se lancer sur les traces de cette étudiante disparue avec l'aide de sa mère qu'il va enfin apprendre à connaître quitte à mettre à jour le secret de famille qui les hante depuis toujours. 

     

    A la lecture de cette trilogie d’Attica Locke, on appréciera cette superbe capacité d’évocation des paysages somptueux de cette région de l‘est du Texas qui nous rappelle parfois la prose flamboyante des textes de James Lee Burke ou de Joe R. Lansdale et qui émerge de manière encore plus prégnante dans Il Est Long Le Chemin Du Retour où l'on observe l'attachement de Darren Mathews pour cette ferme où il a grandit sous l'oeil bienveillant de ses oncles qui l'ont éloigné de sa mère alcoolique qui n'était plus en capacité de l'élever. Dans cet opus final, on devine que l'enquête n'est qu'un prétexte pour mettre à jour les secrets de famille qui entachent les relations entre un fils et une mère qui vont se rapprocher peu à peu, en dépit d'une méfiance réciproque, mais qui va s'estomper dans le cours de leur investigations communes afin de retrouver cette jeune femme afro-américaine disparue qui ne semblait pas trouver son bonheur au sein de cette sororité étudiante bien éloignée de son statut social. Et c'est de conditions sociales dont il est question dans ce nouveau récit où l'on découvre les revers de la médaille de cette ville-entreprise de Thornhill qui, sous une apparence bienveillante, exploite ses employés d'une manière effroyable. A partir de là, Attica Locke décortique les mécanismes du désespoir qui animent Joseph Fuller, ce père de famille prêt à tout pour faire en sorte d'assurer un avenir décent pour sa femme et ses enfants et qui semble dissimuler certains éléments en lien avec la disparition de sa fille, afin de satisfaire les exigences de la famille Thornhill à laquelle il est totalement assujetti. C'est donc tout l'intérêt de cette intrigue où l'on perçoit ce qui pousse certains individus délaissés à se tourner vers celles et ceux qui leur manifestent un intérêt calculé qui s'inscrit dans une exploitation outrancière rappelant, à certains égards, l'esclavagisme d'autrefois qui rejaillit dans un contexte libéral débridé qui bascule dans l'illégalité. Dans cet environnement inquiétant, bénéficiant de l'appui des autorités, Darren Mathews aura bien du mal à faire éclater la vérité d'autant plus qu'il doit également lutter contre l'alcoolisme dont il est victime tout en faisant face à un procès du Grand Jury pour entrave à l'action pénale et dans lequel sa mère risque bien de témoigner contre lui. C'est donc toute une succession d'intrigues traversant l'ensemble des deux précédents volumes de la trilogie qui vont prendre fin avec Il Est Long Le Chemin Du Retour se révélant d'une densité impressionnante pour mettre en évidence les affres d'un pays qui ne semble pas être en mesure d'émerger du long cauchemar dans lequel il est embourbé. 

     


    Attica Locke : Au Paradis Je Demeure (Heaven, My Home). Editions Liana Levi 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne Rabinovitch.


    Attica Locke : Il Est Long Le Chemin Du Retour (Guide Me Home). Editions Liana Levi 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nicolas Paul.


    A lire en écoutant : Save Your Love For Me  de Bettye Lavette. Album : Blackbirds. A Verve Records release; 2020 UMG Recording, Inc.

  • ED LACY : LA MORT DU TORERO. SERPENTS & CORRIDAS.


    ed lacy,la mort du toréro,éditions du canoëSi la démarche n’est pas nouvelle, on observe une résurgence de plus en plus importante des classiques de la littérature noire bénéficiant, pour bon nombre d’entre eux, d’une nouvelle traduction plus que salutaire, à l’image de La Dame Dans Le Lac (Série Noire 2023) dont le texte en français  de Nicolas Richard nous permet d’apprécier toute la quintessence de l’écriture de Raymond Chandler agrémentant la nouvelle collection Classique de la Série Noire. Dans un registre similaire, on avait été littéralement emballé par le travail de Roger Martin qui mettait en valeur, pour les éditions du Canoë, une enquête de Toussaint Marcus Moore, premier détective privé afro-américain que l’on rencontrait dans, Traquenoir (Canoë 2023), ou
    A Room To Swing pour la version originale, que Léonard "Len" S. Zinberg publiait en 1958 sous le pseudonyme d’Ed Lacy. Mais outre son activité de traducteur, Roger Martin s’est également  penché sur la parcours singulier de ce romancier américain aux origines juives, militant communiste affichant ses convictions pacifistes et qui fonde une famille avec une femme afro-américaine avec laquelle ils adopteront une petite fille noire. Autant dire que dans un environnement ségrégationniste propre aux Etat-Unis où sévit également la commission McCarthy dont il est victime, cet auteur, comptant plus de trente romans policiers à son actif, doit poursuivre son activité de facteur afin de subvenir à ses besoins. Roger Martin évoque d'ailleurs certains aspects de cette trajectoire peu commune, dans la préface de Traquenoir ainsi que dans une biographie qu'il lui a consacré, intitulée Dans La Peau d'Ed Lacy, Un Inconnu nommé Zinberg (Editions A plus d'un titre 2022). Si Traquenoir avait déjà été publié en France sous un autre titre à la fin des années cinquante, La Mort Du Toréro, mettant en scène une seconde et dernière fois le détective Toussaint Marcus Moore et qui était paru aux Etats-Unis en 1964, n'avait jamais été traduit en français jusqu'à ce jour. C’est une nouvelle fois Roger Martin qui est aux commandes de la traduction en nous offrant également une préface dans laquelle il évoque le travail d’écriture d’Ed Lacy et qu’il conviendra de lire au terme du roman car elle dévoile quelques éléments clés de l’intrigue. On y apprend notamment que comme ses illustres confrères Dashiel Hammet et Raymond Chandler, Ed Lacy recyclait également les nouvelles qu’il publiait dans les magazines pour mettre en place un texte avec davantage d’envergure lui permettant de développer tant l’intrigue que ses personnages comme c’est le cas pour La Mort Du Toréro nous donnant l'occasion de nous rendre au Mexique au gré d’un roman d’une impressionnante sagacité, ceci plus particulièrement pour tout ce qui a trait à l’univers de la tauromachie.

     

    A contrecoeur, Toussaint Marcus Moore, que tout le monde surnomme Touie, doit reprendre ses activités de détective privé car son salaire en tant que facteur ne suffit plus à subvenir aux besoins de la famille qu'il est en train de fonder avec sa compagne qui lui annonce être enceinte. Touie s'adresse donc à l'ancienne agence qui l'employait pour se voir confier une mission d'une quinzaine de jours à Mexico paraissant extrêmement simple et grassement payée. Mais en débarquant sur place, il comprend que sa jeune cliente Grace Lupe-Varon, lui demande de tirer au clair les circonstances de la mort de son mari journaliste en prouvant notamment que c'est bien El Indio, un matador célèbre, qui l'a assassiné à la suite d'articles peu élogieux à son sujet. Mais entre un lieutenant de police irascible qui lui intime de rentrer chez lui, un compatriote au comportement étrange ainsi qu’un ex petite amie du toréro abusant de l’alcool plus que de raison, Touie va devoir composer avec ce petit monde interlope en parcourant le pays de Mexico à Acapulco tout en déjouant les attaques d’un mystérieux tueur à la sarbacane. Est-ce d’ailleurs bien raisonnable de vouloir s’en prendre au matador le plus adulé du Mexique ?

     

    Comme pour l'ouvrage précédent, Ed Lacy écorne sérieusement l'image du détective privé à la fois dur à cuir et désinvolte avec un personnage afro-américain s'interrogeant sérieusement sur le devenir d'une société inquiétante qui l'entoure et qui va même jusqu'à éprouver une certaine anxiété pour l'avenir de son futur enfant en se demandant même s'il est judicieux d'en avoir un dans un monde où la discrimination est la règle. Malgré son physique imposant, on découvre donc un Toussaint Marcus Moore assez vulnérable qui aspire à davantage de tranquillité en effectuant son travail de facteur plutôt que de se lancer dans des enquêtes pouvant se révéler aussi sordides que périlleuses. En nous entraînant du côté du Mexique, l’auteur s'éloigne  résolument des clichés touristiques pour s’intéresser plus particulièrement à la discrimination « plus nuancée » qui s’opère au sein d’un pays où l’on catégorise les individus en fonction du degré de noirceur de la peau avec tout de même un rejet plus marqué vis à vis la communauté indienne dont on découvre les conditions de vie misérables non loin d’Acapulco. On constate même que que les autochtones considèrent avant tout Marcus Toussaint Moore comme un  « gringo » arrogant  tout comme ses compatriotes américains. L’autre aspect avant-gardiste du récit réside dans le regard qu’Ed Lacy porte sur la condition des femmes que ce soit aux Etat-Unis ou au Mexique. Oubliez donc la femme fatale ou autres déplorables figures féminines écervelées propre au genre de l’époque. Dans La Mort du Toréro on constate que la compagne de Toussaint Marcus Moore gagne davantage en tant que secrétaire dynamique et que Grace Lupe-Varon, loin d’être une veuve éplorée, s’emploie fermement à ce que justice soit rendue pour son mari tout en poursuivant ses travaux d’herpétologie pour le compte de l’université de Mexico où elle donne des cours. Mais La Mort Du Toréro, c’est également une intrigue policière habilement troussée nous permettant de découvrir l’univers de la tauromachie avec, encore une fois, cette vision toute en finesse où le romancier s’interroge sur le bien-être de l’animal à une époque où la question ne posait absolument pas. On notera d’ailleurs qu’Ed Lacy ne se lance jamais dans un pamphlet sur tous les sujets qu’il aborde avec beaucoup de finesse et de justesse et qu’il dépeint la violence, quelle qu’elle soit, avec une certaine mesure sans pour autant en édulcorer l’intensité. Il émane ainsi de l’ensemble d’une intrigue sans aucun temps mort, une sensation de modernité que la traduction impeccable de Roger Martin restitue avec un certain panache ce qui fait de La Mort Du Toréro un redoutable roman policier aux connotations sociales fortement marquées dont les constats d'autrefois nous renvoient à notre époque actuelle en nous permettant de mieux saisir les thèmes qui restent toujours d’actualité. 

     

    Ed Lacy : La Mort Du Toréro (Moment Of Untruth). Editions du Canoë 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) et préfacé par Roger Martin.

    A lire en écoutant : Los Mariachis de Charles Mingus. Album : Tijuana Moods. 2007 BMG Music. 

  • YVAN ROBIN : HERVE LE CORRE, MELANCOLIE REVOLUTIONNAIRE. LE CHAOS DU REEL.

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    Service de presse.

     

    Si les ouvrages dans le domaine n'ont jamais vraiment manqué, les dictionnaires, essais et entretiens en lien avec la littérature noire semblent prendre plus d'essor ces derniers mois, notamment avec la parution chez Playlist Society de DOA, Rétablir Le Chaos où l'on découvre l'œuvre de ce romancier énigmatique au gré d'un entretien tout en maîtrise conduit par la journaliste Elise Lepine qui passe au crible l'ensemble des ouvrages de l'auteur qui se dévoile quelque peu en évoquant notamment certains mécanismes de son écriture si particulière. Et puis tout récemment est paru aux éditions Presse Universitaire de France, Le Roman Noir : Une Histoire Française de Natacha Vallet qui se penche, avec un essai d'une incroyable richesse, sur l'histoire et le devenir de ce genre emblématique de la littérature qui reste encore méconnu. Essais et entretiens, les formats peuvent paraître arides pour certains, néanmoins il faut prendre en considération les propos de Benjamin Fogel, directeur passionné et passionnant de Playlist Society qui tient « à ne jamais prendre le lecteur de haut", ce qui transparaissait d'ailleurs en découvrant DOA, Rétablir Le Chaos, avec cette sensation de saisir aisément l'ensemble du contenu, ceci même pour les lecteurs qui ne se seraient jamais intéressés aux ouvrages du romancier, en ayant ainsi la possibilité de se faire une opinion de chaque livre, plutôt que de piocher au hasard. Au sein de cette collection essentiellement tournée vers la culture pop, vous trouverez des ouvrages consacrés aux séries comme The Leftovers ou Mad Men, aux musiciens comme Tricky et Kanye West, ainsi qu'aux réalisateurs à l'instar de Christopher Nolan, Lucas Belvaux et David Cronenberg quand ce sont pas des films emblématiques que l'on dissèque tels qu'Apocalypse Now ou Mad Max ou en s'intéressant également au travail d'Hideo Kojima, concepteur du fameux jeu vidéo Métal Gear Solid ou aux fondateurs du studio Ghibli. On s'arrêtera là avec cet inventaire à la Prévert qui n’a rien d’exhaustif puisque les éditions Playlist Society ont publié plus d’une quarantaine de livres. Mais pour revenir à la littérature noire, et plus particulièrement au roman noir, il convenait de s'intéresser à l'œuvre d'Hervé Le Corre l'une des figures marquantes du genre, ce d'autant plus qu'il se montre discret, même si l'on a pu découvrir certains aspects de son travail et de son parcours dans un documentaire datant de 2020, intitulé Hervé Le Corre, dans l'encre noire, de Laurent Tournebise et qui est entièrement consacré à ce romancier primé à maintes reprises, notamment pour Après La Guerre (Rivages/Noir 2014) récipiendaire de six récompenses majeures du monde du polar français. Pour en savoir davantage, les éditions Playlist Society ont donc réitéré l'exercice de l'entretien avec des propos recueillis par Yvan Robin, autre romancier bordelais, auteur d'Après Nous Le Déluge (in8 2021) et de La Fauve (Editions Lajoinie 2022) et qui nous offre avec Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire un regard d'une impressionnante acuité en examinant notamment, dans une chronologie parfaite, l'intégralité des romans d'Hervé Le Corre. 

     

    On devine que cela ne va pas être simple de se livrer pour un homme de nature pudique, qui d'entrée de jeu, annonce qu'il n'aime pas trop parler de lui dès qu'il s'agit d'aborder son enfance dans laquelle on trouve pourtant quelques éléments qui vont émerger dans ses récits comme cette Cité Lumineuse du quartier de Bacalan au nord de Bordeaux qui devient le décor de l'un de ses premiers romans Les Effarés (Le Point 2020). Pourtant, peu à peu, Hervé Le Corre se confie au cours d'un entretien qui n'a rien d'un long fleuve tranquille se révélant parfois vif lorsque l'on aborde par exemple la violence faites aux femmes qu'il dépeint d'une manière réaliste et qui pourrait passer pour de la complaisance, ce qu'il réfute en mettant en exergue la dureté et l'injustice sociale du monde qui nous entoure dans une veine naturaliste exacerbée s'inscrivant dans le prolongement des romans de Jean-Patrick Manchette, de Didier Daeninckx, de Jean-Bernard Pouy et de Thierry Jonquet. On apprécie d'ailleurs cette vivacité d'autant plus qu'elle se conjugue avec le regard affuté d'Yvan Robin connaissant parfaitement l'ensemble de l'œuvre de son interlocuteur dont il est capable de citer certains extraits pour alimenter la discussion et plus particulièrement l'immense travail d'écriture qu'Hervé Le Corre remet toujours en question avec un regard dépourvu de complaisance. Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire nous permet donc de passer en revue une impressionnante carrière d'écrivain se conjuguant avec une carrière de professeur de lettres au collège à laquelle il n'a d'ailleurs jamais renoncé tout en abordant ses engagements et convictions politiques, au sens large du terme, qu'il s'est bien gardé d'insérer dans ses récits. Tout cela se décline au gré de débuts fragiles où Hervé Le Corre raconte ses rapports parfois difficiles avec certains éditeurs et attachés de presse négligents ainsi que quelques belles rencontres décisives tandis qu'il publie, entre autres, l'étonnant et très politique Du Sable Dans La Bouche (Rivages/Noir 2016) ou Les Effarés avant de passer à un période de consécration avec L'Homme Aux Lèvres De Saphir (Rivages/Noir 2004) ainsi que Les Coeurs Déchiquetés (Rivages/Noir 2009) et Derniers Retranchements (Rivages/Noir 2011), un recueil de nouvelles où se cristallise tout le talent de l'auteur. Et puis il y a la notoriété survenant avec la publication de Après La Guerre (Rivages/Noir 2014) abordant, sur une trame historique, le climat de rancoeur et de suspicion régnant sur Bordeaux après la Libération et aux prémisses de la guerre d’Algérie. Ainsi, au gré de ses questions pertinentes, Yvan Robin parvient, de manière magistrale, à mettre en exergue l’inspiration d’Hervé Le Corre qui l’ont conduit à écrire des romans tels que Prendre Les Loups Pour Des Chiens (Rivages/Noir 2017) et Dans L’Ombre du Brasier (Rivages/Noir 2019) où l’on replonge dans l’époque de La Commune si chère au romancier avant de conclure avec la noirceur âpre de Traverser La Nuit (Rivages/Noir 2021) et l’impressionnante dystopie Qui Après Nous Vivrez (Rivages/Noir 2024) nous projetant dans l’obscurité d’un monde déchu. Au terme de cet entretien exceptionnel, on comprendra qu'Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire s’adresse autant aux aficionados de l’auteur découvrant sans nul doute certains aspects méconnus de son parcours dans la multitude d’anecdotes passionnantes tandis que les néophytes pourront appréhender son oeuvre et sa démarche d’écriture en toute connaissance de cause pour puiser parmi les ouvrages d'un auteur remarquable qu'Yvan Robin a su parfaitement mettre en valeur.

     

    Yvan Robin : Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire. Editions Playlist Society 2024.

    A lire en écoutant : A Toi de Léo Ferré. Album : Amour Anarchie (vol. 1). Barclay 1970.

  • Manu Larcenet / Cormac McCarthy : La Route. De cendre et d'os.

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    "Il n'y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes."

     

    Lors de l'un des rares entretiens télévisés qu'il accorde pour le Oprah Winfrey Show, au gré d'un échange extrêmement convenu et quelque peu décevant, Cormac McCarthy révélait la difficulté d'être père à l'âge de 73 ans en observant son fils endormi, ce qui aurait été pour lui la source de son inspiration dans l'écriture de La Route (l’Olivier 2008), son roman post-apocalyptique d'une noirceur absolue, récompensé par le prix Pulitzer en 2007. Mais à la lecture du long monologue final du shérif Ed Tom Bell dans No Country For The Old Man (l’Olivier 2007) où il évoque son rêve dans lequel il est à cheval en traversant un défilé enneigé, en pleine nuit, dans une atmosphère sombre et glaciale, alors que son père le dépasse en éclairant le chemin à l'aide d'une flamme se consumant dans une corne, ne trouve-t-on pas déjà quelques esquisses de ce périple crépusculaire qui va marquer les esprits ? Monument de la littérature nord-américaine, La Route est salué de par le monde comme l'œuvre emblématique de l'auteur, même si certains détracteurs lui reprochent son côté "commercial", ce d'autant plus qu'il s'est vendu à plusieurs millions d'exemplaires, ce qui serait manifestement un gage d'une qualité moindre ou d'une attitude suspecte d'un écrivain en a route,cormac mccarthy,manu larcenet,éditions dargaud,éditions points,éditions de l'olivierquête de reconnaissance. On mettra de côté ces assertions puériles, ce d'autant plus que la puissance de ce texte saisissant et épuré ne semble nullement être remis en cause par celles et ceux que le succès rebute. Il faut parler ici de saisissement, parce que, si la fureur ainsi que la sauvagerie ont toujours imprégné les récits intenses de Cormac McCarthy, La Route se distingue par la prégnance de son désespoir profond, au sein d'une humanité qui se dissout dans une violence aveugle, teintée d'une forme de mysticisme féroce. Pour celles et ceux qui l'ont lu, on connait tous le symbolisme de La Route, cette ligne de vie fragile sur laquelle chemine un père et son fils qui détiendrait un reliquat d'humanité que la figure paternelle s'emploie à entretenir tout en lui inculquant les règles impitoyables de la survie dans ce milieu hostile où les hommes s'entredévorent. Projeté brutalement dans cet univers de mort et de destruction dans lequel évolue quelques cohortes de sectes s'adonnant au cannibalisme, on suit pas à pas le parcours de ces deux individus dans leur quotidien dépourvu de perspective si ce n'est que de se rendre vers le sud en quête d'un surcroît de chaleur, promesse bien incertaine. L'une des forces du récit, réside dans le fait que l'on ignore complètement les raisons qui ont conduit le monde dans un tel précipice de cendre et de mort, ce que ne respecte pas l'adaptation cinématographique de John Hillcoat, avec Viggo a route,cormac mccarthy,manu larcenet,éditions dargaud,éditions points,éditions de l'olivierMortensen dans le rôle principal, qui se révèle quelque peu décevante pour un film trop bavard laissant planer quelques lueurs d'espoir dont le roman est totalement dépourvu mais qui répond aux canons hollywoodiens de la famille idéale américaine. A partir de là, on pouvait réellement avoir quelques craintes avec l'annonce d'une adaptation sous la forme d'une BD par Manu Larcenet, même si le dessinateur nous a régulièrement ébloui avec des œuvres originales telles que Blast (Dargaud 2009 – 2013) et Le Combat Ordinaire (Dargaud 2003 – 2008), ou une adaptation somptueuse comme Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel (Dargaud 2015 – 2016) ou les illustrations incroyables que l'on trouve dans Le Journal D'Un Corps de Daniel Pennac (Futuropolis 2013).

     

    Plus personne ne se souvient du monde d'autrefois et de ce qu'il s'est produit pour qu'il plonge dans le chaos. Désormais, il ne reste plus que des terres arides et des ruines calcinées qu'arpentent quelques sectes et hordes barbares suivies d'une troupe d'esclaves constituant leur garde-manger. Dans ce décor apocalyptique où le soleil disparait derrière un rideau de cendre, un père chemine sur la route, accompagné de son enfant en poussant un caddie contenant leurs maigres affaires. En quête de nourriture, ils fouillent dans les décombres avec à la clé quelques découvertes parfois macabres. Et puis il y a ce froid perpétuel qu'il faut affronter ce d'autant plus qu'il n'est pas toujours possible de faire un feu afin de ne pas attirer l'attention. Ils se rendent donc vers le sud avec cette hypothétique espoir d'y trouver une vie meilleure. Mais pour cela, il faut éviter ces maraudeurs cherchant à s'emparer de leurs modestes possessions et qu'ils repoussent avec cet antique revolver qui ne contient que deux balles qu'il ne faut pas gaspiller car nécessaire pour mettre fin à leurs jours si le besoin s'en fait sentir.

     


    a route,cormac mccarthy,manu larcenet,éditions dargaud,éditions points,éditions de l'olivierOn peut le dire, l'annonce de Manu Larcenet se lançant dans cette adaptation graphique de La Route a fait grand bruit sur les réseaux sociaux et constitue l'un des grands événements littéraires de cette année 2024 que l'on attendait avec une certaine fébrilité. D'ailleurs, à l'occasion de cette parution, les éditions Points ont réédité le roman dans une version collector reliée avec l'ajout d'un cordon marque-page noir tandis que le texte est agrémenté d'une vingtaine d'illustrations de Manu Larcenet. On aurait bien évidemment souhaité qu'il s'agisse d'illustrations originales plutôt qu'extraites de la bande dessinée et quitte à se montrer pénible jusqu'au bout, la couverture aurait mérité d'être toilée avec un aspect rugueux qui aurait mieux convenu. Mais quoiqu'il en soit, il faut lire ou relire le roman dans cette version pour s'approprier ainsi l'univers respectif de ces deux génies qui se rencontrent autour de ce texte imprégné de la noirceur du romancier se diluant dans celle de l'illustrateur avec cette impressionnante sensation de symbiose. Et puis il faut bien appréhender l'album en tant que tel qui se décline également sous la forme d'une édition limitée qu'il faut absolument acquérir si vousa route,cormac mccarthy,manu larcenet,éditions dargaud,éditions points,éditions de l'olivier êtes en fond. En noir et blanc, cette version contient un cahier où figure des croquis ainsi que quelques planches qui n'ont pas été retenues dans l'édition définitive. Toujours dans ce tirage limité, on appréciera les gros plans du profil du père et du fils figurant sur la couverture et sur le dos de cet ouvrage somptueux et dont la minutie dans chaque trait nous rappellent les gravures de Gustave Doré ou d'Albrecht Dürer auxquels Manu Larcenet fait d'ailleurs référence, même si l'on pense également, dans une certaine mesure, aux illustrations de Bernie Wrightson. On fera donc l'acquisition des deux albums, mais s'ił faut choisir, on adoptera la version en couleur avec cette spectaculaire nuance de gris absorbant les quelques lueurs rougeâtres ou jaunâtre parfois bleuâtres éclairant certaines planches en offrant ainsi plus de profondeur à l'ensemble du récit et plus d'intensité dramatique sur quelques scènes clés de l'intrigue comme cet instant où le père et son fils observent cette colonne de barbares défilant sur La Route. Comme une espèce de lever et de tomber de rideau ponctuant le début et la fin d'un spectacle aux accents dramatiques, il y a cette espèce d'abstraction fascinante dans la contemplation de ces nuages de cendre qui vont d'ailleurs nous accompagner tout au long de 156 planches composant l'album restituant avec une rigueur incroyable l'ensemble de la trame narrative du roman de Cormac McCarthy qui font que le monde de l'écrivain se confond avec l'univers de Manu Larcenet. Sans être expert dans le graphisme, à la contemplation de chacune des planches, de chacune des cases de La Route, on mesure la progression du dessinateur, dans sa veine réaliste depuis Blast, qui a abandonné l'encre et le papier en adoptant la palette graphique depuis quelques années, en voulant explorer a route,cormac mccarthy,manu larcenet,éditions dargaud,éditions points,éditions de l'olivierl'infinie richesse de cette technologie numérique, pour un rendu plus précis dans le trait tout en devinant le travail considérable et cette créativité sous jacente qui émane de son oeuvre. Ce qui ne change pas, c'est le désespoir, la douleur et les tourments dont le dessinateur ne fait pas mystère et qui imprègnent son travail au gré de cette adaptation où rien ne nous est épargné comme cette scène où le père apprend à son fils comment mettre fin à ses jours avec le revolver qu'ils détiennent ou ce festin macabre qu'ils découvrent dans un campement abandonné. On appréciera également le soin apporté aux dialogues qui se déclinent dans une proportion congrue, comme dans le roman d'ailleurs, en nous laissant de longues plages de silence où l'on contemple l'immensité terrible de la désolation des lieux qui absorbent les personnages. Et puis au milieu de cette noirceur, il y a quelques instants lumineux comme cette baignade au pied de la cascade où la maigreur des corps nous renvoie à une autre époque de barbarie des camps de concentration tandis que le festin que le fils et le père dégustent dans un bunker inutilisé, nous rappelle cet instant de grâce dans le film Soleil Vert où Charlton Eston et Edward G. Robinson se délectent de quelques aliments frais devenus introuvables. Tout cela s'inscrit dans cette volonté exigeante de transcender le récit de Cormac Mccarthy dans ce qu'il y a de plus désespérant pour nous plonger dans un nihilisme absolu en nous laissant sur le bord de La Route au terme d'une scène finale encore plus incertaine que celle du romancier et qui font de l'adaptation de Manu Larcenet une oeuvre aussi magistrale qu'éprouvante. C'est peut-être l'une des définitions du terme chef-d’oeuvre.

     

     

    Bd : Manu Larcenet / Cormac McCarthy : La Route. Editions Dargaud 2024.

    Bd édition limitée (4000 exemplaires). Manu Larcenet / Cormac McCarthy : La Route. Editions Dargaud 2024.

    Cormac McCarthy : La Route (The Road). Editions Points 2024. Traduction de l'anglais (Etats-Unis) par François Hirsch. Illusrations de Manu Larcenet.

    A lire en écoutant : Chant of the Paladin de Dead Can Dance. Album : The Serpent's Egg. 2007 4AD Lt

  • Richard Lange : Les Vagabonds. Passagers de la nuit.

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    Service de presse.

     

    Dans les récits de vampires, il y a toujours eu un côté sophistiqué émanant de ce personnage fantastique traversant les âges, à l'image du plus emblématique d'entre eux, le comte Dracula donnant son titre au légendaire roman épistolaire de Bram Stoker. Endossant un profil assez semblable, on a pu également apprécier le fameux Lestat de Lioncourt un des protagonistes principaux d'Entretien Avec Un Vampire d'Anne Rice qui devient le premier opus de la série Chronique des Vampires comptant 12 volumes. Outre le thème de la vie éternelle, on observe aussi cet aspect de l'amour impossible particulièrement prégnant dans une série telle que Twilight de Stephenie Meyer, œuvre incontournable de la littérature Young Adult. S'inscrivant dans un registre plus âpre mais faisant indéniablement partie des références, on lira Salem de Stephen King ou Laissez-Moi Entrer du suédois John Ajvide Lindqvist. Tout aussi âpre, en abordant pour la première fois le genre du fantastique, alors qu'il publiait des romans sombres mettant en scène des marginaux évoluant dans un contexte très réaliste, Richard Lange met à mal les clichés du romantisme gothique entourant la personnalité de ces vampires qu'il désigne comme Les Vagabonds, titre éponyme de son dernier roman intégrant la récente collection Rivages Imaginaire dont on espère qu'elle va prendre son essor.

     

    Leur vie n'est qu'une longue errance, de ville en ville, de motels miteux en logements sordides. Cela fait 70 ans que cela dure pour Jesse et son frère Edgar, un colosse souffrant de troubles mentaux. Ils vivent la nuit, à la marge du monde, en saignant leurs victimes afin de s'en nourrir, ce qui leur confère une vie éternelle et un pouvoir de régénérescence lorsqu'ils sont blessés. Ce sont des vagabonds craignant plus que tout le soleil destructeur. A la recherche de marginaux pour assouvir leur inextinguible soif de sang, ils arpentent les contrées désertiques de l'Arizona dans le courant l'été 1976. Du côté de Phoenix, Jesse tombe sous le charme de Johona, une barmaid qui va bousculer leurs habitudes au grand dam d'Edgar qui ne voit pas ce que viendrait faire cette femme dans leur existence. Et puis il leur faut faire face à cette bande de motards, Les Démons, des êtres nocturnes tout comme eux, à qui ils ont volé leur bien le plus précieux. S'ensuit une traque sans relâche, ponctuée d'affrontements sanguinaires qui vont les conduire à Las Vegas où l'on célèbre, comme partout ailleurs, le bicentenaire des Etats-Unis. Ils y croiseront la route de Sanders, un père dévasté, à la recherche du meurtrier de son fils que l'on a saigné à blanc, et qui a découvert l'existence de ces êtres surnaturels qu'il a juré de détruire jusqu'au dernier.

     

    Indéniablement, on appréciera avant tout l'originalité d'un roman tel que Les Vagabonds où l'auteur s'écarte de manière radicale, du genre extrêmement codifié du vampire dont il n'est d'ailleurs jamais fait mention dans l'ensemble d'un texte chargé d'énergie, mais aussi imprégné d'une forme de douleur omniprésente. Oubliez donc les teints livides et les crocs aiguisés pour suivre les parcours erratiques et incertains projetant l'ensemble de ces marginaux, qu'ils soient humains ou dotés de pouvoirs surnaturels, sur les grandes routes des Etats-Unis en évoluant dans une atmosphère extrêmement tourmentée et glauque. Dans une alternance de points de vue, on suivra donc l'errance de Jesse accompagné de son frère Edgar, un simple d'esprit se révélant plutôt encombrant, puis la chevauchée de cette bande de bikers aussi brutaux que démoniaques, et pour finir, la vaine recherche de ce père de famille voulant mettre à tout prix la main sur celui qui a assassiné son fils. C'est au détour d'une succession de confrontations d'une violence inouïe, que l'intrigue prend l'allure d'une course-poursuite dantesque où l'on règle ses comptes à coups de flingue, de poignard ou de scie à métaux pour décapiter ces individus surnaturels se désintégrant dans la poussière de ces contrées désertiques. Le tout est d'autant plus réjouissant que l'on évolue dans cette ambiance décadente et rock'n'roll propre à la période des seventies en conférant au récit un supplément d'explosivité outrancière nous rappelant à certains égards quelques scènes d'un film tel qu'Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez avec l'aspect burlesque en moins. Il faut admettre que Richard Lange n'a pas son pareil pour dépeindre la vulnérabilité de ses personnages de la marge, quelle que soit leur condition, avec cette sensation d'accablement émanant de bon nombre d'entre eux. Une sensation d'autant plus prégnante lorsque l'on prend en considération cette vie éternelle qui ne mène nulle part, même si certains de ces individus fantasmagoriques semblent vouloir tirer leur épingle du jeu comme tend à le démontrer un épilogue aux allures mélancoliques qui va nous apaiser quelque peu après cette vague de violence saisissante. Mais bien au-delà de ces scènes tonitruantes, Les Vagabonds devient un récit fantastique d'une toute autre envergure en intégrant les réflexions de Jesse sur son devenir d'homme voué à la vie éternelle dont il ne sait plus que faire et qui en arrive à l'inéluctable dénouement parachevant cette intrigue d'une force déroutante. Un roman brillant qui sort des sentiers battus.

     

    Richard Lange : Les Vagabonds (Rovers). Editions Rivages/Imaginaire 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par David Fauquemberg.

    A lire en écoutant : Riders On The Storm de The Doors. Album : L.A. Woman. 2021 Rhino Entertainment Company.