Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04. Roman noir - Page 16

  • Jacky Schwartzmann : Shit ! La loi du plus faible.

    Jacky Schwartzmann, Shit !, cadre noir, éditions du seuilMême si l’ensemble de ses romans sont imprégnés d’un humour corsé, on aurait tort de considérer Jacky Schwartzmann comme le rigolo de service au sein de la littérature noire francophone. Bien au contraire, ses traits d’esprit au vitriol ne font que souligner, avec une belle justesse, les dysfonctionnements sociaux qu’il entend dénoncer autour d’intrigues d’une férocité sans faille à l’instar d’un ouvrage décapant comme Pension Complète  (Seuil/Cadre Noir 2019) ou de l’hilarant Kasso (Seuil/Cadre Noir 2021) dont l’action se déroulant à Besançon ne fait que mettre en exergue les difficultés quotidiennes des habitants d’une France dite périphérique, bien éloignée des considérations d’un pouvoir centralisé délaissant ces régions livrées à elles-mêmes avec des habitants qui se débrouillent comme ils le peuvent.  Avec Shit !, Jacky Schwartzmann décline un récit vachard de trafic de stupéfiants et de l'économie souterraine qui en découle, prenant ses aises dans une banlieue désenchantée de Besançon en intégrant tous les thèmes de la discrimination et des laissés-pour-compte qui se débrouillent comme ils le peuvent au sein d’un environnement délabré mais dans lequel se niche ce bel esprit de solidarité permettant de faire face aux aléas de la vie de tous les jours.

     

    Thibaud Morel est un jeune conseiller d'éducation au collège de Planoise, une banlieue de Besançon où il s'est installé afin de s'intégrer dans l'ensemble de la communauté. Une existence que l'on pourrait qualifier de banale. Néanmoins son allée sert de point de ralliement pour un trafic de stupéfiants florissant tenu par les frères Mehmeti qui ont même installé leur "four" dans l'appartement situé en face du sien. Personne ne moufte dans l'immeuble, car les trafiquants ont la particularité d'avoir la gifle facile. Mais lorsque ceux-ci se font descendre lors d'un règlement de compte plutôt radical, Thibaut et Myriam Samla, sa voisine comptable, découvrent un énorme stock de shit. Après quelques tergiversations et quelques considérations comptables sur le prix de la barrette qui donnent le vertige, ils prennent une décision qui va bousculer leur quotidien ainsi que la vie de nombreux habitants de Planoise. S'ensuit une véritable leçon de marché et d'économie teintée d'amateurisme et de pragmatisme pour survivre au sein d'un milieu plutôt impitoyable où l'on n'apprécie guère la concurrence. 

     

    Oui le bandeau ornant l'ouvrage n'est pas erroné. Il y a bien un petit quelque chose de Walter White chez Thibaud Morel, personnage central de Shit ! avec ce côté bien-pensant d'obédience de gauche, ceci même s'il conspue les trafiquants albanais et les initiatives véganes de sa collègue au comité de la cantine scolaire. Un gendre idéal que ce jeune homme s'investissant sans compter au sein de l'établissement scolaire où il officie en tant que conseiller et qui se voit soudainement projeté dans la gestion d'un trafic de haschich à son corps défendant. Le coup de génie de Jacky Schwartzmann, c'est de démontrer, avec cet humour mordant qui le caractérise, tout l'aspect de l'économie parallèle que génère un tel trafic dont les bénéfices vont financer des initiatives au profit des habitants de Planoise. Tel un Robin des Bois des stups, Thibaud Morel, accompagné de quelques complices, va donc basculer dans le crime avec un curieux sentiment d'ivresse qui l'anime en l'entraînant dans une succession de comportements de plus en plus ambivalents. C'est d'ailleurs là que réside toute l'intelligence d'un roman comme Shit ! où l'on observe cette perte de repère d'un individu estimant que la fin justifie les moyens avec toutes les conséquences qui en résultent au gré d'une intrigue des plus surprenantes. Avec Shit ! on appréciera également le portrait nuancé de cette banlieue de province s'éloignant radicalement de tous les clichés que l'on peut avoir sur un tel environnement, avec une galerie de personnages pittoresques qui s'investissent, parfois avec ingéniosité, dans le bon fonctionnement de cette cité à laquelle ils sont profondément attachés. Tout cela nous donne une succession de scènes désopilantes, parfois bien corsées, qui font de Shit ! un roman noir savoureux au caractère bien affirmé.

     

    Jacky Schwartzmann : Shit ! Editions du Seuil/Cadre Noir 2023.

    A lire en écoutant : That's My People de Suprême NTM. Album : Suprême NTM 1998.

  • WILLIAM BOYLE : ETEINDRE LA LUNE. LA COMEDIE HUMAINE.

    Capture d’écran 2023-03-19 à 19.05.50.pngC'est l'attachement au quartier et la tragédie frappant ses femmes et ses hommes de peu qui caractérisent l'oeuvre de William Boyle se déroulant à Gravesend, ce quartier du sud de Brooklyn qui donne d'ailleurs son nom à son premier roman portant le numéro 1000 de l'emblématique collection Rivages/Noir. Sur la couverture de Gravesend (Rivages/Noir 2016) s'affiche l'enseigne du Wrong Number, bar décati du quartier, servant de décor à bon nombre de récits de l'auteur dont La Cité Des Marges (Gallmeister 2021) où l'on décèle cette atmosphère de douce nostalgie qui imprègne les lieux, ceci quelles que soient les époques dans lesquelles se déroulent les intrigues oscillant entre les années 80 et le début des années 2000 comme c'est le cas pour Eteindre La Lune, dernier roman de l'auteur qui revient sur les thèmes de la vengeance et de la résilience avec une galaxie de personnages pittoresques dont les destins se percutent parfois brutalement au coeur de ce petit microcosme qui devient le théâtre de cette comédie humaine, portrait d'une Amérique désenchantée.

     

    Du haut de leurs quatorze ans, Bobby et Zeke se postent au-dessus de la Belt Parkway en balançant des projectiles sur les automobilistes. En enchainant les défis, Bobby atteint une conductrice qui perd la maîtrise de son véhicule pour trouver la mort dans l'accident qui s'ensuit. Les gamins prennent la fuite et jurent de garder le silence sur ce drame qui demeure impuni. Amelia avait dix-huit ans et faisait la fierté de son père Jack Cornacchia, une figure du quartier jouant les redresseurs de torts auprès des petites gens victimes des escrocs et autres truands de tous poils. Les années passant, Jack peine toujours à se remettre de son chagrin et s'inscrit à un atelier d'écriture avec la secrète volonté d'exorciser sa douleur en posant des mots sur son désespoir. Développant un certain talent, Jack noue une amitié quasi filiale avec Lilly, la jeune animatrice de l'atelier, une romancière en devenir qui n'est autre que l'ex belle-soeur de Bobby dont les frasques prennent de plus en plus dampleur avec toutes les conséquences dramatiques qui en découlent.

     

    On est toujours fasciné par cette congruence entre les personnages de William Boyle et le visage du quartier de Gravesend dans lequel ils se débattent, à l'image de cette maison de Jack Cornacchia tout aussi abimée que son propriétaire dont l'âme s'étiole dans une infinie tristesse au gré des souvenirs de sa fille disparue. Il en va de même pour l'ambiance qui émane de ces nombreux diner's un peu miteux, mais pourtant plein de charme, théâtre des rencontres douces amères entre toute cette galerie de protagonistes évoluant dans ce cadre imprégné d'une nostalgie aux accents poétiques comme cette inoubliable et lumineuse rencontre entre Bobby et Francesca dont la relation amoureuse se construit autour de leurs escapades sur l'île de Manhattan, une véritable bouffée d'oxygène qui va pourtant tourner court. Et comme toujours, il y a le drame qui s'inscrit en toile de fond autour d'individus aussi patibulaires que maladroits, parfois même paumés qui vont perturber le quotidien de ces habitants fragilisés par les aléas d'une vie qui ne leur fait pas de cadeau. Avec Eteindre La Lune, on découvrira donc le destin funeste de Bobby, bien évidemment, qui ne se remet pas du geste fatal qu'il a commis lorsqu'il était adolescent et qui va croiser la route de Charlie French, un truand impitoyable qui sévit de manière brutale dans le quartier. Mais l'enjeu principal du récit se construit autour du parcours de Jack Cornacchia, de la perte de sa fille et de ce qu'il va faire pour surmonter ce deuil avec cet atelier d'écriture lui permettant de coucher sur le papier toute sa colère mais également tout son désarroi qui rejaillissent au gré de textes inspirés qui vont fasciner la jeune Lilly Murphy, personnage éclatant qui va illuminer la vie de Jack au gré d'une relation père-fille de substitution que William Boyle dépeint avec toute la délicatesse d'une écriture inspirée. On prend ainsi la mesure de ces petits instants de la vie quotidienne, de ces éclats de violence abrupte et de cette succession de rencontres désarmantes de sincérité autour desquels William Boyle bâti une intrigue d'une fascinante beauté qui nous empoigne le cœur au gré d'un texte au charme indéniable.

     

    William Boyle : Eteindre La Lune (Shoot The Moonlight Out). Editions Gallmeister 2023. Traduit de l'américain par Simon Baril.

    A lire en écoutant : No Ordinary Love de Sade. Album : Love Deluxe. 1992 Sony Music Entertainment (UK) Ltd.

  • Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel. L'avenir est ailleurs.

    Capture d’écran 2023-03-11 à 20.07.23.pngLa violence semble être une des caractéristiques de la littérature noire sud-américaine où elle explosait dans un roman comme Entre Hommes, livre culte de l'argentin Germán Maggiori, publié par la défunte Dernière Goutte/Fonds Noirs ou plus particulièrement dans le cours des récits brutaux du brésilien Edyr Augusto qui nous avait marqué notamment avec Pssica (Asphalte 2017).  Un roman tel que Puerto Apache (Asphalte 2015) de l'argentin Juan Marini s'illustrait dans le même registre. Oubliez l'aspect esthétique que l'on retrouve dans certains ouvrages mettant en scène des tueurs en série d'une inventivité grotesque. Chez ces romanciers, la violence n'a rien de gratuite ni de racoleur et se décline dans des scènes d'une âpreté saisissante et troublante en traduisant le malaise de pays ravagés par des crises économiques sans précédent et d'injustices sociales brutales. Heurtés par la férocité du texte, bon nombre de lecteurs porteront sur ce type de récits un regard distancé voire même parfois amusé comme pour se départir de l'embarras qu'ils suscitent. Premier roman traduit en français de Nicolás Ferraro, notamment coordinateur des littératures policières à la Bibliothèque nationale argentine et passionné de polars, Notre Dernière Part Du Ciel s'inscrit dans le même registre de violence outrancière qui assomme le lecteur par la virulence d'un texte d'une dureté époustouflante qui reflète parfaitement la violence sociale d'une région reculée de l'Argentine.

     

    Les règlements de compte sont légions dans le domaine du trafic de stupéfiants. Néanmoins, ils se déroulent assez rarement à bord d'un Cessna survolant l'Argentine, quelque part à la frontière avec le Brésil et le Paraguay. Après s'être écrasés dans cette région reculée, Keegan et Lucero doivent retrouver une partie de la cargaison, éparpillée dans les environs, s'ils ne veulent pas que l'opération tourne au fiasco avec toutes les conséquences qui en découleraient. Mais pour ces habitants miséreux, ces "pains" de cocaïne tombés du ciel constituent une manne inespérée qu'ils ne sont pas prêt de restituer à l'instar du vieux Reiser, un ancien gangster qui s'est fait oublier ou des frères Vargas, deux ouvrier agricoles, qui souhaitent se rendre à Buenos Aires afin de tourner le dos à un avenir incertain. Mais outre Keegan et Lucero, il faudra affronter Zupay, un tueur impitoyable au service du cartel, qui va mettre la région à feu et à sang pour récupérer la marchandise. Dans ce monde sans foi ni loi, la part du ciel reviendra au plus fort.

     

    Voici une belle trouvaille des éditions Rivages/Noir nous proposant avec Notre Dernière Part Du Ciel de découvrir l'écriture racée de Nicolás Ferraro déclinant, sur ce récit aux allures de western, le désarroi des habitants d'une région perdue de l'Argentine qui font valoir leurs droits à coups de confrontations brutales reflétant ainsi le caractère brut et impitoyable d'une galerie de personnages déjantés, souvent paumés, courant résolument vers leur propre perte. Avec un vieillard irascible et taciturne comme Reiser on pense à Clint Eastwood dans ses interprétations mutiques tandis qu'avec un individu comme Zupay on songe à Javier Bardem dans son iconique rôle de tueur à gage alors que l'ensemble des fusillades qui jalonnent ce texte nous rappelle les scènes dantesques des films de Peckinpah. Mais c'est plus particulièrement avec Emiliano et Javier Vargas que l'on prend la pleine mesure du côté inéluctable d'une destinée qui s'inscrit forcément dans la violence. En quelques phrases, Nicolás Ferraro dresse avec une acuité impitoyable, le contexte social dans lequel évolue ces deux frères en nous faisant parfaitement comprendre qu'il ne peut en aller autrement dans cet environnement sans règle, où la police corrompue côtoie les truands de la région. Avec l'énergie du désespoir qui imprègne l'ensemble des protagonistes, l'auteur construit donc une intrigue dantesque et époustouflante jalonnées de seconds couteaux miteux au charme indéniable qui font parfois basculer l'intrigue de manière abrupte avec le sentiment que nul n'est à l'abri d'une destinée funeste. Et puis, au milieu de toute cette virilité, il y a quelques portraits de femmes également dépouillées de toute forme d'espoir dans cette atmosphère délétère à l'instar d'Irina s'efforçant d'entrainer son compagnon du côté de la capital du pays en quête d'un avenir meilleur. Mais dans ce tourbillon de férocité, nulle place pour l'espérance au terme d'un récit redoutable et implacable qui vous coupe le souffle.

     

     

    Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel (El Cielo Que Nos Queda). Editions Rivages/Noir 2023. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et Georges Tyras.

    A lire en écoutant : Me Gusta de Charles Ans. Album : Sui Generis. 2018 Charles ANS.

  • COLSON WHITEHEAD : HARLEM SHUFFLE. POUR UNE POIGNEE DE CAILLOUX.

    Capture.PNGPeu lui importe les genres, peu lui importe la posture du romancier reconnu, Colson Whitehead, après avoir obtenu coup sur coup deux Pulitzer pour Underground Railboard (Albin Michel 2017) et Nickel Boys (Albin Michel 2020), se lance dans le polar et plus précisément dans un récit assumé de roman noir au titre évocateur, Harlem Shuffle, prenant pour cadre la période trouble des années soixante de ce quartier mythique de Manhattan en rendant hommage aux intrigues de Chester Himes et de Donald Westlake. On appréciera ce rapport décomplexé aves les genres quels qu'ils soient, pour cet auteur qui nous avait déjà surpris avec Zone 1 (Gallimard 2014) en empruntant les codes du fantastique et de l'anticipation afin de nous entrainer dans une ville de New-York post-apocalyptique, infestée de zombies.  Mais bien au-delà des genres, Colson Whitehead ne cesse de nous interpeller avec ce thème lancinant consistant à savoir ce que l'on fait de notre vie et qui revient dans chacun de ses romans, ceci plus particulièrement dans Harlem Shuffle

     

    Ray Carney tient un magasin de meuble sur la 125ème rue, en plein cœur du quartier de Harlem. Marié et père de deux enfants, ce commerçant aspire à offrir tout le confort à sa famille en lorgnant notamment des appartements d'un plus haut standing que celui qu'il loue actuellement. Mais pour cela, il faut de l'argent et son cousin Freddie lui propose justement de braquer la salle des coffres du fameux hôtel Theresa, nec plus ultra des établissements du quartier. N'aspirant pas à devenir truand, Ray Carney se contentera d'écouler les bijoux de l'éventuel butin à venir. Il croisera ainsi sur son chemin, Pepper le vétéran de la Seconde Guerre Mondiale et Miami Joe gangster notoire tout de violet vêtu ainsi que toute une panoplie de flic véreux qui hantent le quartier de Harlem en réclamant leur enveloppe. Avec ces combines douteuses et l'essor de son négoce, Ray Carney va louvoyer entre les notables et la pègre du quartier en espérant ne pas faire de faux pas. Mais du côté de Harlem, rien n'est jamais simple.

     

    Harlem Shuffle s'inscrit dans une trilogie se déroulant au cœur de ce fameux quartier de New-York rassemblant une grande partie de la communauté afro-américaine et dont le second ouvrage, intitulé Crook Manifesto, va paraitre prochainement en anglais avec un récit reprenant l'ensemble des personnages du premier volume qui évoluent désormais durant la décennie des seventies. Mais pour en revenir à Harlem Shuffle, on se réjouit de cette intrigue tonitruante se divisant en trois parties pour nous entrainer successivement autour d'une histoire de braquage, d'un chantage et d'un vol au détriment d'une famille aisée, en nous permettant ainsi de survoler l'ensemble de la décennie des sixties. En restituant avec précision l'atmosphère électrique régnant dans ce quartier, Colson Whithead se focalise sur le quotidien de Ray Carney et de sa famille dont il est nécessaire de souligner l'importance avec une épouse officiant au sein d'une agence de voyage se substituant au fameux guide Green Book afin de permettre aux afro-américains d'éviter quelques déconvenues raciales lors de leurs périples dans les différents Etats d'un pays pratiquant la ségrégation. Une illustration parfaite du contexte de l'époque. Ray Carney incarne ainsi cette ambivalence et cette débrouillardise nécessaire pour un commerçant en quête de respectabilité qui doit pourtant marcher dans quelques combines de recel afin de pouvoir acquérir l'appartement de ses rêves, en mettant ainsi en exergue tout l'aspect social de la lutte des classes et ceci plus particulièrement lorsqu'il souhaite accéder à un club de notables dont son beau-père fait partie et qui lui en empêche l'accès au vu de sa condition, voire même de sa couleur de peau trop foncée, que l'on juge toutes deux inadéquates pour intégrer une telle association. En toile de fond de Harlem Shuffle, se dessine également le thème de la discrimination qui est omniprésente en évoquant notamment les six jours d'émeutes qui ont secoué le quartier en 1964 avec la mort d'un adolescent afro-américain abattu par un officier de police blanc en service. Triste constat d'une situation qui n'a guère évolué comme nous le rapporte les actualités qui rattrapent le passé. Mais en dépit de la gravité des thèmes évoqués, Colson Whitehead n'a rien d'un romancier moralisateur. Il nous livre ainsi un roman chargé d'énergies et de vibrations positives, parfois piqueté d'un humour acide, émanant d'un quartier en ébullition où évolue toute une galerie de personnages hauts en couleur à l'image de ces truands outranciers, de ces flics véreux et de toute cette population bigarrée qui composent cette agglomération à nulle autre pareil et que l'auteur dépeint avec ce texte étincelant aux dialogues savoureux qui ne peuvent que nous faire chavirer.

     

    Colson Whitehead : Harlem Shuffle. Editions Albin Michel/Terres d'Amérique 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé.

    A lire en écoutant : Harlem Shuffle de Bob & Earl. Single : Harlem Shuffle. 1963 Marc Records 104.

  • Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Gros lot pour un perdant.

    Capture d’écran 2023-01-30 à 19.13.09.pngIl étudie la BD à l'école supérieure des arts de Saint Luc en Belgique avant de se lancer dans une longue carrière de plusieurs décennies dans l'audiovisuel en occupant notamment les fonctions de photographe, d'accessoiriste et de storyboarder. Mais c'est à l'aube de la cinquantaine que Joris Mertens entame une carrière dans le 9ème art avec Béatrice (Rue de Sèvres 2020), un album sans parole laissant la place aux éclats somptueux d'une ville dégoulinante de pluie en empruntant l'architecture de Paris, d'Anvers et de Bruxelles et dans laquelle évolue une héroïne vêtue d'un manteau rouge comme pour s'extraire de ces nuances de gris, d'ocre et de noir qui enrobent le mouvement sophistiqué de cette longue perspective d'images envoutantes nous entrainant dans un récit faustien aux contours oniriques. Un exercice particulier que cette absence de texte qui nous laisse tout de même un peu sur notre faim. Il en va tout autrement pour Nettoyage A Sec, son nouvel album, où Joris Mertens nous invite dans la même atmosphère brouillée d'une cité pluvieuse des seventies avec un récit qui s'articule autour des codes du roman noir en nous rappelant le climat oppressant des grands films de Jean-Pierre Melville. 

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensFrançois est un vieux garçon à la vie bien rangée qui travaille comme chauffeur-livreur pour la teinturerie Bianca et qui écluse quelques bières au Monico où il a ses habitudes. Une vie de solitude avec quelques séances au cinéma et des rêves plein la tête en contemplant les voitures exposées dans les vitrines. Toutes les semaines, il joue les mêmes numéros pour tenter de gagner le gros lot au Lotto ce qui lui permet de converser avec Maryvonne qui tient le kiosque à journaux . C'est sûr qu'il a plus de chance de gagner au jeu plutôt que de compter sur une éventuelle augmentation de son employeur. Et puis il en ferait des choses s'il empochait le jackpot. Il pourrait payer une belle maison à Maryvonne et à sa fille Romy qui est asthmatique. Mais le destin va bousculer sa petite vie bien tranquille avec une opportunité à laquelle il ne peut résister en le projetant dans une cavalcade foireuse qui risque de mal tourner.

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensOn évoquera tout d'abord de la reliure cousue qui confère à l'ouvrage une certaine élégance avec son liseré en toile rouge ornant le dos de l'album. Outre l'aspect esthétique, ce type de reliure permet de déployer de manière plus adaptée les sublimes doubles pages qui ponctuent le récit en nous offrant la beauté des perspectives ahurissantes de cette ville fantasmée qui devient un personnage à part entière. Avec Joris Mertens, on parlera davantage de lumières que de couleurs qui s'affichent déjà sur la couverture avec cette conjugaison de pluie, d'éclairage public et de gigantesques panneaux publicitaire lumineux parcourant les élégantes façades tarabiscotées des immeubles de la ville pour nous offrir cette atmosphère trépidante d'un centre congestionné par la circulation au travers de laquelle le flux de piétons se faufilent avant d'arpenter les trottoirs humides. C'est dans cet environnement tumultueux qu'évolue François dont on découvre, dans une première partie, son parcours quotidien au coeur de ce lacis de rues et de boulevards qu'il parcourt d'un pas pressé, puis à la place passager de sa fourgonnette de livraison qu'Alain, le nouveau chauffeur qu'il doit former, conduit maladroitement. On devine la solitude du personnage qui aspire à une autre vie en misant les mêmes numéros à la loterie depuis plusieurs années ; on perçoit l'affection maladroite qu'il éprouve pour Maryvonne et sa fille Romy et puis cette succession de scènes urbaines qui soulignent son isolement au milieu du fracas de la ville. La seconde partie prend une tournure beaucoup plus sombre avec la découverte d'une scène de crime et d'un sac abandonné dont François s'empare pour l'entraîner dans une succession d'ennuis au coeur d'un environnement boisé plutôt sinistre. Oscillant entre la chronique sociale et le fait divers, ponctué d'un humour parfois grinçant, Joris Mertens nous offre au final une superbe fresque urbaine dans laquelle se débat cet homme solitaire tandis que le destin livre son dessein cruel dont on découvre l'ultime coups du sort dans la dernière case d'un album éblouissant.

     

    Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Editions Rue de Sèvres 2022. Traduit du flamand par Maurice Lomré.


    A lire en écoutant : Album Ascenseur pour l'échafaud de Miles Davis. 1958 Decca Records France.