Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

éditions gallimard

  • JOACHIM B. SCHMIDT : KALMANN ET LA MONTAGNE ENDORMIE. KORREKTOMUNDO !

    joachim b. schmidt,kalmann et la montagne endormie,éditions gallimard,collection la noireIl faut bien admettre qu’il y avait une petite part de chauvinisme helvétique qui rejaillissait quant à la surprenante et réjouissante découverte de Kalmann (La Noire 2023) du grisonnais Joachim Beat Schmidt intégrant, avec son premier roman traduit en français, la prestigieuse collection La Noire de la maison d’éditions Gallimard. Mais au-delà de cette interférence patriotique exacerbée, il convient de souligner tout le plaisir que l’on a eu en s'imprégnant du mode de pensée décalé du « shérif » auto proclamé de la localité islandaise de Raufarhöfn, atteint de troubles de l’autisme, et que le romancier suisse a su retranscrire avec une verve poétique et humoristique sans pareil, au détour d’une intrigue policière prenant pour cadre cette île nordique superbe, où il réside désormais, en faisant en sorte d’en restituer l’atmosphère si particulière, par le prisme d’une écriture épurée, mais aussi grandiose que ces paysages nordiques. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le roman n'emprunte d'aucune manière le style caractéristique du polar nordique pour prendre plutôt l'allure d'une intrigue policière un peu loufoque du fait de la personnalité peu commune de Kalmann, de son appréhension à la fois naïve et pragmatique du monde qui l'entoure et bien évidemment de ses échanges sans filtre avec ses interlocuteurs en suscitant, à bien des égards, une certaine hilarité véritablement salutaire. Et puis au-delà de l'intrigue policière, prétexte à toutes les péripéties les plus incroyables, que ce soit une confrontation avec un ours polaire, des virées en mer pour chasser le requin afin de concocter le hárkarl, spécialité locale fermentée au goût prononcé et à l'odeur particulière, ainsi que ces parties de chasse dans ces contrées désolées et majestueuses, il émerge cette chaleureuse humanité attendrissante qui imprègne le texte en rejaillissant sur l'entourage de Kalmann et plus particulièrement dans les rapports qu’il entretient avec son grand-père qu'il affectionne tant. A partir de là, on ne peut que se réjouir de retrouver ce personnage si atypique qui revient dans Kalmann Et La Montagne Endormie, second opus auquel on ne s'attendait pas et qui constitue une des excellentes surprises de ce début d'année. 

     

    Le shérif d'honneur de Raufarhöfn, petit bourg portuaire situé au nord de l'Islande, ne sera pas présent à l'occasion du feu d'artifice du Nouvel An. En effet, Kalmann Oòinsson a décidé de répondre à l'invitation de son père biologique pour se rendre aux Etats-Unis afin de rencontrer les membres de sa famille du côté paternel qu'il ne connaît pas du tout. C'est l'occasion de chasser en manipulant des armes dont son père ainsi que son oncle sont généreusement dotés et qu'ils prétendent vouloir conserver à tout prix pour défendre leurs droits qu'ils estiment menacés par les autorités du pays. Ainsi, Kalmann, esprit candide, va accompagner ses nouveaux amis à Washington en participant à une étrange manifestation dont il ne connaît pas tous les tenants et aboutissants et qui va soudainement dégénérer. Désormais abandonné par les siens, il se retrouve dans une salle d'interrogatoire du FBI à devoir raconter son parcours avant qu'on ne lui demande fermement de rentrer chez lui. Mais de retour au pays, alors qu'il est accueilli par sa mère, il découvre que son grand-père, communiste convaincu, s'intéressait aux intérêts américains en Islande. Et pour couronner le tout, il se pourrait bien que le décès de son aïeul ne soit pas dû à des causes naturelles en lien avec son grand âge.

     

    Si l'effet surprenant du premier ouvrage n'est évidemment plus de mise avec Kalmann Et La Montagne Endormie, on apprécie toujours autant ce dynamisme décalé qui imprègne la personnalité de ce personnage auquel on s'attache de bout en bout en savourant plus particulièrement ses répliques stupéfiantes se révélant aussi amusantes qu'émouvantes tandis que l''intrigue se décline, une nouvelle fois, sur un registre un peu barré, en partie dû à la manière dont Kalmman Oòinsson conduit ses investigations en vue de découvrir celui qui aurait pu s'en prendre à son grand-père. A partir de là, le récit se divise en deux parties où l'on découvre, tout d'abord, au gré de sa déposition, les raisons pour lesquelles notre héros se retrouve dans une salle d'interrogatoire du FBI. C'est peu dire que l'on est saisi par les surprenantes révélations de Kalmann prenant part, durant son séjour aux Etats-Unis et à son corps défendant, a un événement marquant qui n'est d'ailleurs pas sans lien avec l'actualité de ce 20 janvier 2025 où un nouveau président vient de prêter serment. Mais l'Islande n'est pas en reste et ceci de manière plus importante dans la seconde partie du récit où le thème de l'influence américaine devient le moteur central de la narration en lien avec une mystérieuse base de l'armée US, désormais abandonnée mais recelant encore quelques secrets. Autour de ce thème, Joachim B. Schmidt met encore une fois en exergue l'aspect environnemental de l'île et plus spécifiquement l'impact négatif de ces infrastructures vétustes dont certains éléments imprègnent durablement les terres et les cours d'eau de la région. On le voit, en dépit d'une certaine drôlerie, Kalmann Et La Montagne Endormie n'est pas dépourvu d'une note de réalisme que le romancier décline autour d'une intrigue policière prenant l'allure, en toute fin de récit, d'un thriller saisissant matiné de quelques codes propre aux romans d'espionnage révélant certains aspects de la personnalité du grand-père de Kalmann au détour d'événements explosifs, c'est le moins que l'on puisse dire. Bien loin de l'image caricaturale qui entoure souvent les personnages atteints de troubles autistiques, Kalmann se révèle dans sa formidable humanité à la fois drôle et touchante qui ne manquera pas de saisir les lecteurs qui en redemanderont. 

     

    Joachim B. Schmidt : Kalmann Et La Montagne Endormie. Editions Gallimard/Collection La Noire 2025. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine.

    A lire en écoutant : Thème from Rawhide interprété par The Blues Brothers. Album : The Blues Brothers (Original Soundtrack Recording). 1980 Atlanta Recording Corporation.

  • Sébastien Gendron : Chevreuil. Tableau de chasse.

    sébastien gendron,éditions gallimard,collections la noire,chevreuilA force de nous faire rire, on les prendrait presque pour les comiques de service que l'on invite d'ailleurs régulièrement aux festivals de littérature noire afin de participer aux sempiternelles tables rondes sur le thème de la place de l'humour dans le contexte du polar. Lors de ces rencontres, vous pourrez croiser des romanciers qui se distinguent dans le genre avec des récits corrosifs rencontrant de plus en plus de succès à l'instar de Shit ! (Seuil/Cadre Noir 2023) de Jacky Schwartzmann obtenant le prix Le Point du polar européen ou de Mamie Luger (Les Arènes/Equinox 2022) de Benoît Philippon qui sera présent au festival Quais du Polar à Lyon et que l'on pourra écouter notamment à l'occasion d'une discussion en compagnie de Sébastien Gendron, autre grande figure de la littérature noire, pour évoquer "L'art du polar poilant". Si à n'en pas douter, les rencontres de ce calibre peuvent se révéler plaisantes et amusantes, on espère que ces auteurs seront conviés pour aborder d'autres thèmes que le simple ressort humoristique auquel on les associe. Avec Sébastien Gendron, si l'on peut rire au détour de certaines scènes plutôt détonantes, on évoquera davantage l'aspect déjanté et grinçants de ses récits que l'on peut difficilement classer dans une catégorie comme c'est le cas pour Fin De Siècle où l'on découvre un monde dont les océans sont infestés de Mégalodons, ces requins d'un autre âge, qui ne se révéleront peut-être pas aussi féroces que ces investisseurs milliardaires sacrifiant la sécurité sur l'autel du profit tandis qu'avec Chez Paradis l'intrigue se décline autour d'un braquage, d'une vengeance et d'un règlement de compte aux allures de western sur fond d'une atmosphère rurale qu'il décape à l'acide de batterie. Ainsi, au détour d'une vingtaine d'ouvrages, Sébastien Gendron a développé un style qui lui est propre en déclinant l'absurdité d'un monde dévoyé qu'il dépeint sur un registre outrancier où l'absurde côtoie la bêtise, et qui font qu'après avoir été publié dans la fameuse Série Noire, il intègre la collection La Noire chez Gallimard avec Chevreuil où les animaux prennent une nouvelle fois toute leur place afin de mettre en exergue les dérives de l'homme tout en abordant les thèmes du racisme et de l'exclusion au sein d'un petit village de France qui en prend pour son grade.

     

    Connor Digby est un citoyen britannique qui a élu domicile à Saint-Piéjac, petit village de France où l'on vote majoritairement pour l'extrême-droite. Auteur rencontrant le succès avec des romans destinés à la jeunesse, il fait également l'intermédiaire dans le cadre de la vente de voitures américaines de collection en encaissant une marge substantielle quand son commanditaire veut bien s'acquitter des frais de transport. Et puis c'est Marceline qui débarque dans sa vie, au détour d'une crevaison et de parties de jambe en l'air endiablées que Connor apprécie à sa juste valeur. Mais au détour d'une promenade en voiture, le couple mets délibérément à mal le dispositif d'une bande de chasseurs ce qui suscite l'ire de quelques citoyens émérites du village qui vont le faire savoir à leur manière. S'ensuit une succession d'incidents qui vont prendre une ampleur peu commune au point que Connor et Marceline vont entamer une guerre s'apparentant à celle qui a duré Cent Ans en se révélant bien plus saignante que le cuissot de ce chevreuil insaisissable arpentant effrontément les forêts de la région.

     

    En guise de préambule, il y a tout d'abord cette inauguration d'un zoo improbable virant à la catastrophe en nous donnant ainsi une idée de l'envergure du talent de Sébastien Gendron pour mettre en scène des situations dantesques qui tournent au carnage en règle dans une sorte d'exutoire soulageant la colère qui sourde tout au long de l’intrigue. Parce que c’est de cela qu’il s’agit avec Chevreuil où l’auteur décline ces instants de la vie nous mettant en colère à l’instar de ces affiche Zemmour qui fleurissent dans les rues d’un village, de ces scènes cruelles de chasse, de ces verrues architecturales que l'on bâtit sans permis de construire, de ces réflexions de racisme ordinaire qui deviennent la norme ou de celles d'un sensitive reader donnant son appréciation au sujet du contenu d'un livre pour enfants. Tout cela, Sébastien Gendron le décline au détour de la personnalité de Connor Digby autour duquel gravite toute une constellation de personnages plus antipathiques les uns que les autres à l'exception de la pulpeuse Marceline dont on apprécie le caractère affirmé et désinhibé, véritable bombe à retardement au sein de cette communauté d'individus empêtrés dans leurs considérations patriarcales. On se doute bien que tout cela va mal finir, mais l'enjeu du récit réside dans l'inventivité d'une succession d'événements burlesques qui vont se télescoper dans un finale explosif aussi surprenant, pour ne pas dire complètement dingue, que réjouissant tout en ayant le bon goût de ne pas virer au pamphlet, bien au contraire. Et puis au-delà de la gravité des thèmes abordés, de l'énergie d'un texte imprégné d'un humour féroce, Chevreuil recèle une foultitude réjouissante de références qu'elles soient musicales, cinématographiques et littéraires à l'instar de cet hommage appuyé à Louis Sanders, auteur de polars bien connu qui mettait déjà en scène un romancier britannique aux prises avec des villageois irascibles d'une localité française. Roman délirant, comme toujours avec Sébastien Gendron, Chevreuil se décline comme un véritable jeu de massacre jubilatoire qui ravira le lecteur jusqu'à la dernière page concluant ce récit avec une maestria saisissante.

     

    Sébastien Gendron : Chevreuil. Editions Gallimard/Collection La Noire 2024.

    A lire en écoutant : Tableau de chasse de Claire Diterzi. Album : Tableau de chasse. 2007 JE GARDE LE CHIEN.

  • PIERRE PELOT : LOIN EN AMONT DU CIEL. DU SANG ET DE LA BOUE.

    loin en amont du ciel, pierre pelot, éditions gallimard, collection la noireA la fin des années 60, Sergio Leone règne en maître dans le domaine du western avec des films emblématiques et légendaires comme Le Bon, La Brute Et Le Truand ou Il Etait Une Fois Dans L'Ouest qui marqueront d'une manière indélébile l'histoire du cinéma. La BD francophone n'est pas en reste puisque l'on assiste à l'émergence du Lieutenant Blueberry scénarisé par Charlier et dessiné par Giraud tandis qu'au début des années 70, Hermann se lance, avec Greg au scénario, dans la série Comanche et que Michel Blanc-Dumont et Laurence Harlé mettent en scène les aventures de Jonathan Cartland et puis qu'apparait le personnage de Buddy Longway créé par Derib. A la même époque, s’inscrivant dans cette effervescence du genre, il faut également compter sur Pierre Pelot débutant sa carrière de romancier avec une série mettant en scène Dylan Stark un métis moitié cherokee, moitié français qui, au terme de la guerre de sécession, se jette à corps perdu dans une longue quête de vengeance après avoir découvert, en revenant au pays, que toute sa famille a été massacrée. Au gré des 22 ouvrages publiés, on remarquera que certains d'entre eux sont illustrés par Hermann tandis que dans d'autres publications on trouvera les dessins de Michel Blanc-Dumont ou de Michel Auclair, autre auteur de BD, qui se distinguera avec les aventures de Simon Du Fleuve, dans un genre post-apocalyptique aux allures de western. On notera que l'ensemble de la série Dylan Stark n'est malheureusement plus disponible mais que l'on peut les retrouver sur le marché de l’occasion, en constatant d'ailleurs que le 17ème volume, Le Tombeau De Satan (Marabout 1969), est préfacé par Hergé. Après cette incursion notable dans le western, il sera difficile de résumer la suite de la carrière littéraire de Pierre Pelot s'étalant sur plus de cinq décennies en publiant pas moins de deux cents ouvrages pour s'aventurer sur des registres variés tels que la science-fiction, le polar, le roman noir mais également du côté de la littérature blanche avec ces phrases redoutables, presque sans fin qui envoûtent le lecteur en l’entrainant dans la splendeur d'un récit tel que Braves Gens Du Purgatoire (Héloïse d’Ormesson 2019) dont on retrouvera les caractéristiques dans Loin En Amont Du Ciel, dernier ouvrage de l'auteur qui renoue avec le western aux accents crépusculaires où apparaît, de manière lointaine, la silhouette de Dylan Stark dont la trajectoire s’insinue dans celle de trois sœurs se lançant à la poursuite de la bande de renégats qui ont pillé leur ferme et assassiné leurs proches.

     

    Si la guerre de Sécession a pris fin et que le pays se reconstruit peu à peu, on voit apparaître des anciens combattants qui se sont reconvertis dans le meurtre et le pillage en formant des bandes de hors-la-loi sans foi ni loi. L'une d'entre elles est commandée par Captain Sangre de Cristo qui peut notamment compter sur l'appui d'une sorcière sanguinaire que ses comparses surnomment Mother. Déferlant désormais dans la vallée des Orzak, cette horde de pillards sèment terreur et désolations en s'en prenant plus particulièrement aux fermes isolées, dont celle appartenant à la famille McEwen après avoir massacré les parents ainsi que la cadette des filles sous le regard impuissant des trois sœurs survivantes. Bien décidées à se venger, Enéa McEwen ainsi que les deux jumelles Aïleen et Erin vont traquer sans relâche chaque membre de cette bande de renégats qui poursuivent leurs exactions dans tous les recoins des états du Sud. Ainsi, au fil de leur périple, les sœurs McEwen croisent d'autres femmes, également victimes de cette horde sauvage, qui se joignent à leur croisade vengeresse où le fracas des armes rugira pour solde de tout compte.

     

    Dans la collection La Noire on trouve notamment Méridien De Sang (Gallimard/La Noire 1992) de Cormac McCarthy et Deadwood (Gallimard/La Noire 1994) de Peter Dexter, représentatifs de ce fameux courant western gothique caractérisant ces deux romans légendaires. Il y a donc une cohérence certaine à ce que Pierre Pelot intègre cette collection mythique avec ce western aux accents âpres et crépusculaires dont il décline l'atmosphère à la fois lourde et violente au détour d'un texte tempétueux et d'une saisissante intensité s'articulant autour de la destinée des trois soeurs McEwen bien décidées à faire payer le prix fort à tous ceux qui ont massacré leur famille. Et puis, comme une mise en abime vertigineuse, on observe également le parcours d'Anton Deavers, journaliste pour The True Republican New Chronicle et qui a déjà rédigé les aventures du lieutenant Dylan Stark pour s'intéresser désormais au devenir de ces trois femmes qui ont pris les armes pour former une milice comptant de nombreuses comparses qui s'abattent sur leurs adversaires avec une farouche détermination. Et comme pour donner davantage d'assise et de réalisme au récit, Pierre Pelot convoque la personnalité historique de William Quantrill qui dirigea une horde déchaînée de hors-la-loi sévissant dans le Missouri et le Kansas et dont certains membres formèrent par la suite le redoutable gang James-Younger. Avec un tel personnage, l'auteur s'inspire de cette sauvagerie, propre à l'époque, pour mettre en scène les exactions de Captain Sangre De Cristo, ancien membre de la bande Quantrill, et de Mother, une furie sanguinaire qui éprouve une certaine prédilection à éventrer tous les individus qu'elle croise, en lançant quelques imprécations furieuses pour invoquer tous les démons de l'enfer. Tout cet ensemble s'embrase au détour d'un texte aux longues phrases tumultueuses que l'auteur façonne avec cette passion sans égale du mot juste dont il reprend parfois à son compte la signification pour l'insérer parfaitement dans la scène qu'il dépeint, que ce soit ces paysages majestueux, ces recoins sordides et bien évidemment ces éclats d'une violence flamboyante et outrancière comme en témoigne le pillage de la ferme McEwen ou le règlement de compte entre Enéa et Mother prenant une allure dantesque au cour d'un affrontement déchainé entre bandes rivales s'affrontant au sein d'un saloon ravagé par la multitude de coups de feu qui éclatent de toute part. Ainsi, Pierre Pelot, en pleine maitrise de la langue et du récit, vous entraine dans la sauvagerie de cette période tumultueuse au gré d'une succession d'événements d'une envergure peu commune vous coupant le souffle et vous laissant sans voix au milieu de ces éclats de boue et de sang qui semblent toujours vous coller à la peau même une fois l'ouvrage terminé.

     

    Pierre Pelot : Loin En Amont Du Ciel. Editions Gallimard/Collection La Noire 2023.

    A lire en écoutant : You Will Be My Ain True Love de Alison Krauss. Album : A Hundred Miles Or More: A Collection. 2007 Rounder Records.

  • Marin Ledun : Free Queens. Produit d’appel.

    free queens,éditions gallimard,série noire,marin ledunOn entame déjà la rentrée littéraire qui emporte tout sur son passage avec une déferlante d’ouvrages alléchants nous incitant à oublier toutes les nouveautés publiées depuis le début de l’année. Il en va ainsi de la littérature avec une offre foisonnante, quelque peu restreinte cette fois-ci avec la crise du papier, seul élément positif que l’on trouvera dans cette hausse prohibitive des prix touchant l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre. Mais avant d’aborder cette nouvelle période littéraire, il importe de revenir sur certains ouvrages marquant de l’année à l’instar de Free Queens de Marin Ledun qui a d’ailleurs fait l’objet d’une kyrielle de retours élogieux pour ce roman noir abordant le thème de l’exploitation des femmes au sein d’une grand groupe brassicole international qui s’en servent comme d’un outil promotionnel pour écouler leurs produits. Auteur d’une vingtaine de récits,  Marin Ledun s’est intéressé aux dérives entrepreneuriales, après en avoir fait les frais au sein de France Telecom, dont il a évoqué les agissements et plus particulièrement les mécanismes de cette souffrance au travail, conduisant parfois au suicide, dans Les Visages Écrasés (Seuil 2011) où une médecin du travail d’une plate-forme téléphonique mettait à jour la stratégie malsaine d’une hiérarchie cherchant à évincer ses employés au gré d’injonctions paradoxales meurtrières. Dans un registre similaire, ce sont les pratiques amorales des fabricants de cigarettes que Marin Ledun a décortiqué dans le vertigineux Leur Âme Au Diable (Série Noire 2020) dénonçant un lobbyisme acharné aux allures mafieuses. S’inscrivant dans ce que l’on pourrait désormais considérer un triptyque des déliquescences du monde des grandes entreprises, Free Queens fait référence, sans d'ailleurs jamais la nommer, à la controverse qui a agité la multinationale Heineken ayant formé des milliers de prostituées afin de booster ses ventes au Nigeria et que le journaliste Olivier Van Beemen a mis en évidence dans son ouvrage Heineken en Afrique (Rue de l'échiquier 2019).

     

    Journaliste au quotidien Le Monde, Serena Monnier est témoin des agissements violents de souteneurs s'en prenant à une jeune jeune prostituée nigériane dont elle recueille le témoignage avant de se rendre à Lagos pour enquêter sur la traite des femmes. Au sein de cette ville tentaculaire, elle est guidée par les militantes de Free Queens, une association luttant pour le droit des femmes. Elle va ainsi prendre conscience de l'ampleur des agissements criminels de réseaux prospérant grâce à la prostitution permettant notamment à des multinationales sans scrupule d'utiliser cette main-d'oeuvre à des fin commerciales.
    A Kaduna, dans le nord du Nigeria, le sergent Oni Goje, affecté à la Fédéral Road Safety, sait bien que les autorités ne feront pas grand chose pour élucider le meurtre de deux jeunes femmes qu'il a découvert dans une décharge. Aussi reprend-il l'enquête à son compte pour tenter de rendre justice à deux victimes dont personne ne se soucie. 
    Deux enquêtes parallèles qui vont mener le policier et la journaliste dans le sillage de Peter Dicksen, directeur général marketing de MB Nigeria Inc, s’ingéniant à mettre en avant la bière First en pouvant notamment compter sur l'appui des flics corrompus de la Special Anti-Robbery Squad encadrant toute une cohorte d'hôtesses portant les couleurs rouge et or de la marque.    

     

    Serena Monnier, Favour Egbe, Jasmine Doom, Esther Lekwot, Treasure Jones sont indéniablement les reines de ce récit s'employant à dénoncer les affres de la prostitution au Nigéria ainsi que les ramification qui en découlent sous le regard "bienveillant" des autorités couvrant les activités des entreprises implantées dans le pays, profitant ainsi de ces femmes vulnérables qu'il exploitent afin de mettre en avant leurs produits et plus particulièrement la bière objet de grande consommation en Afrique. On salue ainsi le travail minutieux de Marin Ledun mettant en avant le travail de ces ONG à l'instar de Free Queens luttant pour défendre les droits des femmes au sein d'une contrée où l'on accepte que le mari puisse frapper son épouse tandis que la charge de la preuve repose sur la victime en cas de viol. Ce n'est ni plus ni moins que l'exploitation, la privatisation des corps pour un dessein purement commercial que l'auteur met en scène au travers du témoignage de ces militantes, mais également des victimes que son personnage central de journaliste compile afin de dénoncer une dérive insoutenable et d'une ampleur sans égal. Sans jamais avoir à la supporter, on devine l'impressionnante documentation que Marin Ledun a digéré pour restituer le foisonnement de détails nous permettant de nous immerger dans l'atmosphère âpre des villes de Lagos et de Kadura, tandis que le COVID s'abat sur ce pays déjà frappé par les épidémies du SIDA et du choléra. Il en résulte un climat oppressant ponctué des exactions de Peter Dicksen et de ses comparses de la Spécial Anti-Robbery Squad dont on découvre les agissements au travers de l'enquête du sergent Oni Goje mettant en exergue la violence institutionnalisée de cette unité policière qui a vraiment existé avant d'être démantelée suite au soulèvement d'une partie de la population nigérienne dénonçant ses exactions sous l'emblème #EndSARS. On le voit l'intrigue oscille brillamment entre réalisme et fiction en mettant en avant le courage de ces femmes unies prêtent à risquer leur vie pour défendre les droits et les intérêts des plus démunies d'entre elles. Et même si l'espoir est palpable, Marin Ledun nous ramène à la réalité cruelle des choses avec un épilogue sans ambiguïté où l'on retrouve les héroïnes de Free Queens rejoignant une manifestation #EndSARSnow au péage de Lekki, autre fait réel d'une fiction imprégnée en permanence d'un réalisme sans fard.

     

    Marin Ledun : Free Queens. Éditions Gallimard/Série Noire 2023.

    A lire en écoutant : Look and Laugh de Fela Kuti. Album : Teacher Don't Teach Me Nonsense. 2009 FAK Ltd under license tou Kalakuta Sunrise / Knitting Factory Records.

  • Joachim Beat Schmidt : Kalmann. Diversité et nature.

    Joachim beat Schmidt, kalmann, éditions gallimard, collection la noireOn regrette avant tout cette barrière des langues entravant l'essor de la littérature noire helvétique restant figée dans un développement régional soulignant l'absence d'audace et de curiosité à l'exception de la regrettée édition des Sauvages qui avait publié quelques romans de Sunil Mann et de Plaisir de Lire nous proposant, il y a de cela plusieurs années, les textes d'un auteur tessinois et d'une romancière grisonnaise. Des initiatives isolées qui restent malheureusement sans lendemain. Pourtant, depuis peu, on observe en France un frémissement de l'intérêt pour l'ensemble des régions linguistiques de la Suisse avec la publication chez Finitude du premier roman du tessinois Lucas Brunoni intitulé Les Silences tandis que chez Gallimard, pour la collection La Noire, on publie Kalmann, un roman noir se déroulant en Islande, terre d'adoption du grisonnais Joachim Beat Schmidt récipiendaire du Crime Cologne Award et du troisième Prix  Polar Suisse à Granges, unique festival de littérature noire accueillant l'ensemble des auteurs du pays, quelle que soit leur langue ou leur canton d'origine.

     

    Kalmann Oòinsson c'est le shérif de Raufarhöfn, petit port de pêche islandais se situant non loin du cercle polaire arctique. On le reconnaît tout de suite avec son chapeau de cow-boy, son étoile et son mauser qu'il porte à la ceinture et qui lui a été légué par un père américain qu'il n'a jamais rencontré. Il déambule ainsi dans les rues de cette localité déclinante depuis que les quotas de pêche ont été imposés. Plus rien n'est comme avant, mais Kalmann s'en moque un peu puisqu'il continue à pêcher le requin comme le faisait son grand père vivant désormais dans un home pour personnes âgées et à qui il rend visite régulièrement. Esprit simple que rien ne déroute jamais, il chasse également le renard. Et c'est lors de l'un de ses périples qu'il découvre une grande tâche d'hémoglobine que les flocons recouvrent déjà. Se pourrait-il qu'il s'agisse du sang de Robert McKenzie, l'homme fort de la bourgade qui a disparu depuis quelques jours ? En témoin principal de ce qui pourrait apparaître comme une scène de crime, Kalmann va devoir répondre aux questions de la police. Pas certain que ses réponses déroutantes puissent satisfaire les enquêteurs qui ne sont pas là pour rigoler, ceci dautant plus que tout laisse à penser qu'il en sait davantage qu'il ne veut bien le dire.

     

    Suisse allemand d'origine ayant choisi d'émigrer en Islande en se faisant naturaliser, il fallait sans doute un parcours tel que celui de Joachim Beat Schmidt pour évoquer cette contrée d'adoption mythique en sortant des registres du polar nordique. A certains égards, Kalmann nous rappelle les ouvrages de la fameuse série Martin Beck de Maj Sjöwall et Per Wahlöö publiés bien avant cette saturation de littérature noire venue du nord, en délaissant le récit d'atmosphère pour se concentrer sur le thème social. Au-delà de l'intrigue policière, Joachim Beat Schmidt distille son amour de cette terre d'Islande en abordant, en toile de fond, le sujet de l'écologie et de cette faune à la fois sauvage et fragile qu'il faut sauvegarder avec toutes les conséquences qui en découlent telles que les quotas de pêche mettant en péril l'économie de ces petits ports qui périclitent à l'instar de Raufarhöfn abritant l'Artic Henge, impressionnant monument de pierre destiné à attirer les touristes et qui devient l'une des scènes de crime du roman. Il n'y a rien de grandiloquent ou de pompeux dans le sujet abordé car Joaquim Beat Schmidt a eu le coup de génie d'articuler son récit autour du point de vue de Kalmann qui apparait comme l'idiot du village mais dont la sagesse brut et le regard pragmatique imprégné de naïveté ne cesse de nous interpeller tout en nous amusant parfois au gré d'échanges d'une absurdité hilarante. Autour de ce personnage lumineux, gravite toute une galerie d'individus charismatiques animant ce village nordique au charme indéniable mais qui nous extrait pourtant de tous les clichés nordiques émanant d'un tel environnement. Et puis il faut souligner les qualités narratives de cette enquête policière sortant des sentiers battus en nous permettant d'appréhender le cadre social de cette localité à bout de souffle souffrant notamment de la déshérence des institutions étatiques, ersatz des affres de la crise économique qui a balayé le pays. Au gré d'investigation quelque peu maladroites, Kalmann croise donc les membres de cette petite communauté portant sur lui un regard amusé, parfois narquois à l'exception de sa mère bien évidemment, mais également de son grand-père où l'on décèle l'émotion se dégageant d'une relation très forte qui unis les deux hommes en dépit de la mémoire défaillante du vieil homme appréciant toujours autant le requin fermenté que lui prépare son petit fils. D'une originalité réjouissante, qu'une scène finale époustouflante ne démentira pas, Kalmann nous permet d'appréhender, avec un bel équilibre entre l'intrigue policière décalée, le marasme du contexte économique dans lequel évolue les personnages ainsi que le cadre sublime où la faune sauvage y joue un rôle prépondérant, toute la fragilité d'une région reculée de l'Islande oscillant entre les intérêts de l'entrepreneuriat et la préservation des espèces sur le déclin que Joachim Beat Schmidt met sur le devant de la scène au gré d'un plaidoyer sensible et nuancé. Au final, Kalmann se révèle être un roman exceptionnel qui ne manquera pas de réconcilier certains lecteurs avec le polar nordique dont ils n'attendaient plus grand chose.

     


    Joachim Beat Schmidt : Kalmann (Kalmann). Editions Gallimard/Collection La Noire 2023. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine. 

    A lire en écoutant : The Anchor Song de Björk. Album : Debut. 1993 Bapsi Ltd. /One Little Independent Records.