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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 11

  • TIFFANY MCDANIEL : DU COTE SAUVAGE. HEROINES.

    tiffany mcdaniel,editions gallmeister,du côté sauvageDans le style que l'on apprécie, il est souvent question d'équilibre pour faire en sorte que le texte sorte de l'ordinaire et chacun se déterminera sur l'imbrication des différents éléments qui le composent et de l'audace parfois qui en découle, en impressionnant ou rebutant le lecteur selon ses prorpres critères. Tiffany McDaniel fait assurément partie de ces romancières qui ne laissent pas indifférent et l'on avait été particulièrement marqué par Betty (Gallmeister 2020) où la noirceur de cette chronique familiale laissant entrevoir les fêlures et les violences faites aux femmes se conjugue dans la luminosité d'un texte imprégné de poésie. A la suite de ce succès notable, les éditions Gallmeister propose la traduction du premier roman de Tiffany McDaniel, L'Eté Où Tout A Fondu (Gallmeister 2021) traitant des affres de la discrimination au gré d'une allégorie manquant singulièrement de subtilité autour de la lutte du bien contre le mal prenant l'allure d'un conte social tragique. Une question d'équilibre et de perception qui interpellera chaque lecteur découvrant les prémisses d'un style éblouissant que l'on retrouvera à la lecture Du Côté Sauvage, son troisième roman se révélant encore plus âpre que les précédents et s'inspirant des Disparues de Chillicothe dans l'Ohio, un fait divers qui a défrayé la chronique avec l’assassinat de six femmes et dont certains corps ont été retrouvés flottant sur la rivière. S'intéressant plus particulièrement au profil des victimes que du tueur, l'intrigue de Tiffany McDaniel nous rappelle Sambre (Jean-Claude Lattès 2023), ce fameux récit de la journaliste Alice Géraud ainsi que Ces Femmes-là (Globe 2023), singulier roman d'Ivy Pochada. 

     

    Les jumelles Arc et Daffy tout le monde les connait du côté de Chillicothe dans l'Ohio, avec leur chevelure rousse et les yeux vairons. Dotées d'une imagination sans limite, les deux soeurs inséparables échappent à leur vie sordide en s'abreuvant des histoires de Mamie Milkweed qui les a recueillies pour les élever tant bien que mal tout en les tenant éloignées d'un père et d'une mère qui s'enfoncent dans leur dépendance à l'héroïne faisant des ravages dans une région sans avenir. Mais le monde imaginaire qu'elles ont bâti s'étiole au détour d'un drame les ramenant dans le quotidien de la réalité implacable d'une famille destructrice. Une fois adulte, Darc se rend compte qu'il n'est pas aisé de se soustraire au mal et à la douleur qui imprègnent ses souvenirs tout en se répercutant dans les méandres d'une existence qui s'effondre dans les cloaques du milieu de la drogue et de la prostitution. Et puis, il y a ce corps d'une femme de son entourage que l'on retrouve dérivant dans le courant de la rivière sans que cela ne suscite la moindre intérêt au sein de la communauté. Et même si ses amies disparaissent et que les cadavres s'accumulent dans l'indifférence générale, Arc comprend rapidement qu'il lui faudra faire preuve d'une abnégation sans limite pour protéger sa soeur de ceux qui veulent les entraîner toutes les deux du côté sauvage.

     

    Même si le résumé ne laisse que peu de place à la confusion, Du Côté Sauvage n'a rien du récit romancé où l'on se concentre sur le déroulement de l'enquête, ni du thriller glaçant nous entraînant sur les traces d'un tueur en série aussi grotesque qu'impitoyable. Au gré des 700 pages, il faudra également faire son deuil d'une intrigue au rythme frénétique et effréné à une époque où tout va beaucoup trop vite, même en littérature où l'on engloutit les ouvrages plutôt qu'on ne les lit. D'entrée de jeu, on comprend que Tiffany McDaniel se lance dans un hommage aux six victimes de Chillicothes auxquelles elle dédie ce roman en transposant son histoire à une autre époque, dans les années 80 et 90, comme pour renoncer totalement à restituer le déroulement de cette succession de faits divers sordides qui n'ont jamais été résolus. A partir de là, la romancière construit son récit autour des parcours d'Arc et de Daffy, ces jumelles que la vie n'épargne à aucun instant et qui s'agrègent autour de leur mère et de leur tante qui se prostituent à domicile afin de subvenir à leur consommation d'héroïne, véritable fléau au sein d'une région dévastée économiquement où la puanteur d'une monstrueuse usine de papier devient l'unique voie de sortie pour l'ensemble de la communauté. D'une époque à l'autre, sur une alternance d'analepse introduisant le déroulement de leur vie d'adulte, l'intrigue s'articule sur cette succession de meurtres de jeunes femmes faisant partie de l'entourage de Darc et Daffy qui s'adonnent elles aussi à la prostitution leur permettant de se fournir en came pour échapper à un quotidien peu reluisant. Et rien ne nous sera épargné pour illustrer la noirceur d'un milieu que l'aspect poétique, parfois même onirique, n'édulcore à aucun instant à l'instar de ces rapports d'autopsie où la froide description des lésions s'imbrique dans la chaleur d'une poésie servant à définir la personnalité d'une victime qui ne laisse plus indifférent. Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec Du Côté Sauvage où l'on s'attache donc au profil de ces femmes évoluant dans un milieu sans pitié et extrêmement violent comme en témoigne des scènes d'une dureté parfois extrême sans jamais pour autant verser dans la complaisance. C'est l'occasion pour Tiffany McDaniel de dresser une galerie de portrait d'hommes dont certains sont pourvus d'une personnalité terrifiante à l'exemple du tatoueur Highway Man ou plus ambivalente comme celle de West l'employé du motel où Arc et Daffy se prostituent et celle de ce violoniste, alcoolique repenti, travaillant désormais au centre de désintoxication où les deux jeunes femmes tentent de se sevrer. Ceci sans parler de cet officier de police dévoyé, incarnation de l'indifférence des autorités estimant, de manière sous-jacente, que ces femmes n'ont finalement obtenu que ce qu'elles méritaient. Ainsi, dans la somme de cet entourage inquiétant s'esquisse donc la personnalité mystérieuse d'un meurtrier insaisissable au détour d’une intrigue chargée de tensions qui va nous emporter vers une révélation surprenante en toute fin d’un récit d’une puissance et d’une intensité peu commune . Et puis dans toute cette laideur, il y a la beauté de cette écriture lyrique qui vient contrebalancer, avec un bel équilibre, la laideur d'un environnement social sans fard, un portrait brutal de cette autre Amérique basculant dans le rêve sans avenir des opiacés, plus précisément Du Côté Sauvage

     


    Tiffany McDaniel : Du Côté Sauvage. Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais par François Happe.

    A lire en écoutant : Little Girl Blue interprété par Janis Joplin. Album : I Goa Del Ol' Kozmic Blues Again Mama ! 1969 Sony Music Entertainment.

  • Eugenia Almeida : La Casse. Le cercle vertueux.

    C22F21A6-C81D-4F0C-91F8-144B05CA550F.jpegLes auteurs emblématiques de la littérature noire argentine, sont sans nul doute Carlos Salem dont les romans traduits en français sont publiés chez Actes Sud tandis qu'Ernesto Mallo intègre la collection Rivage/Noir. Dans une moindre mesure, on pourrait également citer Jorge Luis Borges qui inséra de nombreux codes du genre policier tout au long de son oeuvre prolifique. Mais pour en revenir au genre spécifique du roman noir argentin, on a été particulièrement secoué par le caractère âpre et brutal de récits tels qu'Entre Hommes (La Dernière Goutte 2016) de German Maggiori ou que Notre Part Du Ciel (Rivages/Noir 2023) de Nicolás Ferraro, prenant l'allure d'un western explosif. Dans un registre plus mélancolique, on peut évoquer la singularité de Ricardo Romero publiant Je Suis L'Hiver (Asphalte 2020), un polar décalé aux intonations poétiques, ainsi que Gustavo Malajovich qui avait marqué les esprits avec Le Jardin De Bronze (Actes Noir 2014) et dont on est malheureusement sans nouvelle. Tout aussi marquant, on appréciera également Puerto Apache (Asphalte 2015) de Juan Martini nous entrainant dans les ruelles sombres et étroites d'un bidonville de Buenos Aires. Si la liste des romanciers de cette littérature noire en provenance d'Argentine, n'a rien d'exhaustive, elle n'en demeure pas moins très peu étoffée, ce qui est regrettable tant les trop rares publications se révèlent généralement enthousiasmantes. Ainsi, on se réjouit d'ajouter à cette énumération un peu trop masculine, le nom d'Eugenia Almeida qui débarque dans la collection noire des éditions Métailié avec La Casse, un surprenant récit aussi tonitruant que fracassant se déroulant dans une ville de province du nord de l'Argentine, dont on ignore le nom. Si La Casse apparaît, sans aucune contestation possible, comme l'un des belles découvertes de l'année 2024, il faut prendre en considération le fait qu'Eugenia Almeida n'a rien d'une novice dans le domaine de l'écriture puisque cette enseignante et journaliste s'essayant également à la poésie, a publié de nombreux romans dont L'Autobus (Métailié 2007) et L'Echange (Métalilié 2016) traduits en français et s'inscrivant à la lisière du genre noir.  

     

    Le monde est bien rangé dans cette province du nord de l'Argentine. Durruti verse pots de vin  et commissions au chef de la police Lanbro qui les redistribue aux instances supérieures, ministres compris. C'est comme ça que cela fonctionne afin de poursuivre ses activités illicites qui rapportent à tout le monde, sans jamais faire de vague. Aussi n'apprécie-t-il que modérément l'initiative d'un de ses hommes qui a exécuté deux gamins qui venaient de voler une voiture en butant leurs occupants. Il va falloir faire profil bas sans être certain qu'il puisse s'en tirer comme ça.  Les flic sont plutôt nerveux dans les environs. Il s'agit donc pour son petit frère Nene, à qui il a confié les rênes de la casse, d'y aller mollo avec le trafic de pièces volées. Mais le moindre petit grain de sable dans les rouages de la machine peut tout faire voler en éclat, comme cette Fiat 1600, coupé sport de collection que l'on a volé à Saravia, un enseignant sans histoire mais dont le couple bat de l'aile depuis qu'il reçoit des messages anonymes l'informant qu'il est cocu. A partir de là, tout se disloque et la ville devient le théâtre d'une succession d'exécutions et de règlements de compte brutaux et sanglants. Et pour que tout rentre dans l'ordre, il y aura des dommages collatéraux jusqu'au plus haut niveau du pays. 

     

    Avec à peine 200 pages, autant dire que La Casse ne s'embarrasse pas de fioriture au détour d'un texte dépouillé à l'extrême qui, d'entrée de jeu, nécessite l'attention et l'intelligence du lecteur pour capter sur près de cinq chapitres aussi courts que denses les premières interactions brutales entre des truands qui tentent de rattraper la bavure de l'un d'entre eux. Mais rien n'y fait et Eugenia Almeida décline ce qui s'apparente à une chute infernale de dominos à mesure que les ennuis se succèdent dans un déchainement d'une violence âpre et très épurée ce qui confère à l'ensemble de l'intrigue un aspect rythmé et saisissant. Au gré de ces enchainements cruels où chacun tente de tirer son épingle du jeu dans ce qui apparait comme une débandade désorganisée, Eugenia Almeida passe en revue les accointances fragiles entre la pègre, la police et les instances politiques qui s'étiolent dans une logique de confrontations plus sanglantes les unes que les autres, ce d'autant plus que des individus de la classe moyenne interfèrent dans cet équilibre occulte qui s'écroule, à l'instar de la maîtresse de cette personnalité politique déchue qui va retrouver la misère de sa vie d'autrefois, ou de Saravia ce professeur désemparé, victime d'un corbeau lui annonçant que sa femme le trompe. On y croise également cette diseuse de bonne aventure qui va se trouver partie prenante dans ce gigantesque capharnaüm habilement mis en scène. Autant dire que l'atmosphère d'une noirceur absolue se révèle pesante à mesure que l'on prend en compte les victimes collatérales de cette débâcle institutionnelle sans pitié. On en prend la pleine mesure avec le parcours de Durruti, de son rapport assez émouvant avec son petit frère Nene en découvrant les éléments du drame sordide dont il a été témoin en le propulsant, presque contre son gré, à la tête de cette organisation de malfaiteurs désormais placée sous l'égide d'arcanes étatiques aussi dévoyées qu'inquiétantes. Tout cela est mis en scène d'une manière efficace, presque diabolique, avec une conjonction de hasards qui tient parfaitement la route en faisant de La Casse un roman au style nerveux, voire délicieusement frénétique, qui vous secoue jusqu'à la dernière ligne en ayant la certitude que rien ne va jamais vraiment changer dans un système où les individus sont interchangeables. On en redemande.

     

    Eugenia Almeida : La Casse (Desarmadero). Editions Métailié/Noir 2024. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Lise Belperron.

    A lire en écoutant : Sola de Gotan Project. Album : Gitan Project Live. 2008 Ya Basta records.

  • OLIVIER BEETSCHEN : LA NUIT MONTRE LE CHEMIN. AU BOUT DE LA LEGENDE.

    olivier beetschen,bernard campiche éditeur,la nuit montre le cheminService de presse.

     

    Avec La Dame Rousse (Editions l'Age d'Homme 2016), il entamait une trilogie prenant l'allure définitive d'un polar à la lecture du second opus, L'Oracle des Loups (Editions l'Age d'Homme 2019), où les légendes d'autrefois s'agrègent à l'intrigue policière de notre époque en prenant pour cadre la ville médiévale de Fribourg où Olivier Beetschen a étudié la littérature française et allemande sur les bancs de l'université. C'est peu dire que ce grand voyageur, amateur d'alpinisme a baigné dans l'écriture puisqu'il débuta sa carrière de romancier et de poète dans les années 1990 tout en enseignant la littérature française au collège à Genève où il vit désormais. On retrouve tous ces éléments dans La Nuit Montre Le Chemin, désormais publié par Bernard Campiche, éditeur emblématique de la scène littéraire romande qui a mis en avant, l'air de rien, toute une multitude de romans policiers à l'instar des récits de Daniel Abimi ou d'Anne Cunéo qui n'ont malheureusement pas franchi nos frontières helvétiques. Si le fait d'étudier et d'enseigner dans le domaine littéraire, ne fait pas de vous un romancier accompli, cela se saurait, on perçoit chez Olivier Beetschen cet amour de la langue et des beaux textes que l'on retrouve dans son écriture avec cette propension à intégrer, peut-être parfois avec excès, de nombreux aspects de son parcours de vie. La présence des loups dans nos contrées, une enquête inter cantonale sur la traitre des êtres humains, une quête de paternité dont l'ensemble s'articule autour de la légende de Guillaume Tell revisitée sur un mode nordique, La Nuit Montre Le Chemin aborde donc une multitude de thèmes que l'auteur décline avec une certaine maitrise autour d'une intrigue policière oscillant vers le fantastique tout en s'émancipant des codes du polar local pour tendre vers l'universalité.

     

    Dans la région montagneuse du Jaunpass, non loin de Fribourg, la population est en émoi lorsque l'on découvre le corps d'un homme mutilé qui semble avoir subi l'attaque d'une meute de loups. Mais la victime se révèle être un étudiant moldave qui a eu maille à partir avec la justice à la suite d'une affaire de détournement de mineurs. Que venait-il donc faire, en pleine nuit, dans cette contrée reculée du canton de Fribourg ? Peut-il s'agir d'un règlement de compte dont on a dissimulé l'apparence ? C'est à ces interrogations que va devoir répondre l'inspecteur René Sulić en charge de l'affaire qui va l'entraîner dans les méandres obscurs d'une organisation criminelle sanguinaire camouflant ses activités dans les tréfonds du darknet. Confronté à la cruauté de malfrats sans pitié, René Sulić va apprendre à ses dépends, au détour d'une légende lointaine, qu'il faut se montrer aussi féroce que ses adversaires. Une leçon qui risque de le marquer à tout jamais.

     

    Corps sauvagement mutilés, trafics abjects, on pourra dire qu'Olivier Beetschen ne lésine pas sur l'aspect sordide de l'affaire dans laquelle il va entraîner René Sulić, cet inspecteur massif à l'âme quelque peu tourmentée qui va s'appuyer sur d'autres membres de la police de Fribourg mais également sur deux inspecteurs de la police genevoise endossant l'identité de véritables enquêteurs qui ont fait partie de l'institution et à qui l'auteur rend rend un hommage appuyé. Autant dire que sans entrer dans le registre du manuel de police, on appréciera l'aspect très réaliste de cette intrigue policière se déroulant donc dans l'arrière pays montagneux du canton de Fribourg ainsi que sur les bords du Léman en faisant même une petite incursion en France. Et puis il y a la découverte de cette superbe région du val de Jaun sur laquelle pèse cette menace incertaine au sein d'un environnement sauvage à l'image de René Sulić qui y a trouvé refuge auprès de sa compagne qui exploite une ferme isolée de tout. Il émane ainsi une atmosphère saisissante, toute en tension, parfois agrémentée d'une dimension spirituelle, ceci plus particulièrement à la lecture de cette légende s'insérant dans le cours de l'intrigue, comme pour dicter le destin de René Sulić qui va en apprendre davantage sur ses origines. On retrouve ainsi dans un texte aux intonations parfois poétiques, cette quête de l'identité d'un individu partagé , voire même parfois un peu perdu, entre ses origines balkaniques et son attachement au pays qui transparait au gré d'un récit où apparaissent également tous les codes d'un excellent polar qu'Olivier Beestchen exploite sans jamais abuser des artifices pour nous livrer, une fois de plus, un roman singulier qui tient toutes ses promesses. 


    Olivier Beetschen : La Nuit Montre Le Chemin. Bernard Campiche Editeur 2024.


    A lire en écoutant :  Becuz de Sonic Youth. Album : Washing Machine. 2015 Geffen Records.

  • Abir Mukherjee : Les Ombres De Bombay. Infiltration.

    abir mukherjee,éditions liana levi,les ombres de bombayAu rythme d'une parution annuelle, on a fini par rattraper les lecteurs anglophones, ce d'autant plus qu'Abir Mukherjee marque une pause dans l'écriture de la série des enquêtes du capitaine Wyndham et du sergent Banerjee qui a fait sa renommée, en proposant, tout récemment, un thriller intitulé Hunter se déroulant à notre époque dans des contrées bien éloignées de l'Inde du Raj et de la période historique de la décolonisation devenant l'arche narrative à l'ensemble des récits déjà parus. Pour ce romancier britannique, natif de Londres qui a grandi en Ecosse, il importait d'évoquer ses origines indiennes et plus particulièrement la ville de Calcutta, en se lançant dans un projet ambitieux puisqu'il s'est mis en tête de décliner, pour chacune des années de cette époque mouvementée, une intrigue policière s'imbriquant dans les interstices de l'Histoire. Quand on sait que L'Attaque Du Calcutta-Darjeeling (Liana Levi 2019), premier opus de la série, débute en 1919 et que l'indépendance de l'Inde a été proclamée en 1947, on mesure l'ampleur de l'œuvre à venir en s'interrogeant sur la manière dont Abir Mukherjee va y parvenir en tenant compte du fait, comme il le souligne non sans humour, que l'espérance de vie du côté de Glascow où il vit désormais n'est guère élevée. Quoiqu’il en soit, le succès de la série réside dans le fait qu'Abir Mukherjee parvient à se renouveler continuellement en nous permettant de partir à la découverte d’une multitude de régions composant le pays à l'instar de ce royaume d'un maharadjah que l'on explore dans Les Princes De Sambalpur (Liana Levi 2020) au gré d'un whodunit intriguant, genre qu'il reprendra dans Le Soleil Rouge de l'Assam (Liana Levi 2023), alors qu'Avec La Permission De Gandhi (Liana Levi 2022) se décline sur un registre empruntant quelques codes du thriller nous permettant de parcourir les rues de Calcutta. À la lecture des quatre volumes qu’il est recommandé de lire dans l’ordre, on comprend que le capitaine Sam Wyndham et le sergent Satyenda Banerjee sont l’incarnation des deux facettes composant la culture d’Abir Mukherjee avec cette dualité entre l’Angleterre et l’Inde alors que l’on observe une évolution des rapports qu’entretiennent ces deux personnages centraux à mesure que le rejet du colonialisme britannique prend de l’ampleur. Ainsi, dans Les Ombres De Bombay on appréhende une nouvelle forme de narration avec une alternance des points de vue entre les deux enquêteurs ce qui donne encore davantage d’importance à la personnalité du sergent Satyenda Banerjee qui n’a plus rien du faire-valoir que pourrait lui conférer son rôle d’adjoint.

     

    A Calcutta, en 1923, les communautés religieuses sont à couteau tiré tandis que Gandhi croupi dans les cachots d'une prison. Et la tension est à son comble à l'annonce de la mort d'un célèbre homme de lettre hindou qui s'est fait assassiner lors d'une rencontre dans le quartier musulman. Pour la police, il faut tout faire pour dissimuler les circonstances de ce meurtre, ce d'autant plus que le sergent Banerjee, rapidement présent sur les lieux, devient le principal suspect. Mais la rumeur enfle et soudainement, la ville devient la proie de violentes et sanglantes émeutes tandis que le policier indien se lance à la poursuite du meurtrier qu'il a vu prendre la fuite. En voyant son adjoint en si mauvaise posture, le capitaine Wyndham va tout faire pour l'innocenter en entamant lui aussi une course-poursuite qui vont finalement conduire les deux enquêteurs du côté de  Bombay où va se tenir sur le parvis de la mosquée de la ville un grand meeting rassemblant les fidèles musulmans de tout bord alors que le climat politique prend l'allure une véritable poudrière.  

     

    Pour ce cinquième opus, on ne change pas de registre au gré d'une enquête policière prenant davantage l'allure d'un thriller avec son aspect trépident pour osciller parfois dans le domaine du récit d'aventure épique où nos deux héros empruntent tous les modes de transport imaginables de l'époque pour parcourir les rues de Calcutta en ébullition ou se rendre à Bombay en utilisant notamment l'avion, ce qui n'a rien d'une évidence dans les années 20, en faisant ainsi l'objet d'une scène mémorable imprégnée de cet humour "so british", si particulier qui caractérise le style d'Abir Mukherjee. Avec Les Ombres De Bombay, on notera la prépondérance du rôle du sergent Satyendra Banerjee tout au long d'une intrigue mouvementée tandis que son supérieur et ami, le capitaine Sam Wyndham figure presque en retrait, ce qui nous permet d'appréhender le tiraillement de ce natif de Calcutta dont allégeance à l'occupant britannique, dans le cadre de sa fonction de policier, lui vaut l'inimitié de sa famille et plus particulièrement de son père qui voit dans son engagement une forme de trahison vis-à-vis du peuple indien oppressé. Si le récit se décline sur un rythme assez effréné d'actions et de rebondissements tout en nous permettant d'apprécier l'atmosphère électrique de Calcutta et de Bombay que l'on découvre pour la première fois en fréquentant notamment le fameux Taj Mahal Palace, la mosquée de Haji Ali Dargah ou le monument de la Porte de l'Inde en cours de construction, il faudra se montrer particulièrement attentif aux enjeux de cette quête de l'indépendance qu'Abir Mukherjee insère en filigrane et de manière assez subtile, pour en faire le thème central du roman. De cette manière, on observe, au-delà de la figure fédératrice de Gandhi, les discordances parfois meurtrières entre les communautés musulmanes et indoues qu'alimentent les autorités britanniques soucieuses de conserver le contrôle du pays en divisant la population autochtone pour mieux régner. On distingue ainsi les accointances et les trahisons entre les différents mouvements et plus spécifiquement au sein des courants politiques hindous où les partisans d'actions plus radicales et plus musclées s'opposent à ceux qui prônent la voie de la non-violence. C'est donc autour de ses dissensions historiques qu'Abir Mukherjee bâtit un trame narrative passionnante, comme toujours, ce d'autant plus que les personnages évoluent constamment en fonction de la tournure des événements dont ils sont les témoins, dans le contexte de cette Inde coloniale en déclin, comme le démontre cet ultime chapitre où l'on devine que l'existence de l'un d'entre eux va être passablement bouleversée ce qui fait que l'on attend le prochaine ouvrage des aventures de Wyndham et Banerjee avec une certaine fébrilité. 


    Abir Mukherjee : Les Ombres De Bombay (The Shadow Of Men). Editions Liana Levi 2024. Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson.

    A lire en écoutant : Chakkar de John Mayer's Indo - Jazz Fusions. Album : Asian Airs. Fusion 1996.

  • ADRIAN MCKINTY : DES PROMESSES SOUS LES BALLES. GUN STREET GIRL

    sean duffy,des promesses sous les balles,éditions fayardIl y a tout d'abord eu deux opus Une Terres Si Froide et Dehors J'entends Les Sirènes parus dans la collection Cosmopolite Noir chez Stock puis un silence de près de 7 ans avant que la maison d'éditions Actes Sud ne publie Ne Me Cherche Pas Demain, troisième roman de la série Sean Duffy qui est finalement reprise par Fayard Noir nous proposant Des Promesses Sous Les Balles pour retrouver cet inspecteur catholique évoluant dans la structure du RUC (Royal Ulster Constabulary) à majorité protestante ce qui n'a rien d'une évidence durant la période des Troubles dans les années 80 en Irlande du Nord. Avec quatre volumes pour autant de traducteurs, on peut dire que son auteur Adrian McKinty connaît un parcours plutôt chaotique dans nos contrées francophones avec une reconnaissance tardive par le biais de La Chaîne, un thriller qui a connu un certain retentissement. Mais pour en revenir à Sean Duffy, même si le succès escompté ne semble pas être au rendez-vous, il faut bien admettre que la série compte sa cohorte de fans assidus espérant que l'ensemble des sept volumes soient traduits en français. Qu'on se le dise essayer Sean Duffy c'est l'adopter avec cet équilibre qui émane de textes aux énigmes extrêmement bien ficelées s'inscrivant dans un registre historique aussi passionnant que surprenant, agrémentés d'une tonalité ironique aussi impertinente que rafraichissante. Et puis il y a cette atmosphère si particulière de l'Irlande du Nord des années 80 et plus spécifiquement de Carrickfergus, non loin de Belfast, où a grandi Adrian McKinty restituant certains de ses propres souvenirs en ajoutant ainsi une dimension pittoresque à l'ensemble d'une série d'envergure dont les titres, dans leur version originale, font référence à des chansons de Tom Waits. C’est pourquoi on regrettera la version peu inspirée du titre français de ce quatrième épisode des enquêtes de Sean Duffy, Des Promesses Sous Les Balles, alors que le titre original, Gun Street Girl, souligne  un instant clé du récit. On déplorera également cette couverture assez laide, il faut en convenir, ne rendant pas justice à ce polar d'excellente facture qui comblera les attentes des aficionados de Sean Duffy.

     

    En 1985, pour lutter contre un trafic d’armes alimentant des groupuscules de l’IRA, l’inspecteur Sean Duffy assiste à une collaboration entre ses services du RUC et ceux du MI5, du FBI et d'Interpol qui tourne au fiasco sur une plage d’Irlande du Nord. Et tandis que l’interpellation vire à la fusillade, Sean Duffy préfère rentrer chez lui à Carrickfergus en distillant son désappointement avec une pinte de Vodka gimlet tout en farfouillant dans sa collection de vinyls. Mais en cette période électrique des Troubles, l'accalmie sera de courte de durée, puisque son adjoint lui téléphone au milieu de la nuit afin de solliciter son appui sur un drame familial dont la juridiction reste incertaine. Après avoir envoyé paître les service de la police du comté voisin empiétant sur ses plates-bandes, Sean Duffy va tout de même s'intéresser à cette affaire en se demandant si c'est bien le jeune Michael Kelly qui a tué ses parents avant de se jeter du haut d'une falaise. Il faut dire que la scène de crime fait davantage penser au travail d'un professionnel qu'à l'oeuvre d'un jeune homme désemparé. Et puis en fouillant dans les activités du père défunt, Sean Duffy va mettre à jour des accointances avec une entreprise d'armement du pays annonçant avoir égaré du matériel sensible. L'enquête prend donc une tournure délicate qui pourrait bien le mener une nouvelle fois à sa perte.


    Comme à l'accoutumée, même si l'on peut parfaitement saisir les éléments de l'intrigue de ce dernier ouvrage sans avoir lu les précédents, il apparaît plus pertinent de découvrir, dans l'ordre, l'ensemble de la série Sean Duffy pour appréhender la personnalité complexe ainsi que la trajectoire chaotique de cet enquêteur opiniâtre, en perpétuelle opposition avec sa hiérarchie, ce qui lui vaut bien des déboires. L'autre intérêt de la série, réside dans la perception et l'évolution de cette guerre civile d'Irlande dont Adrian McKinty parvient à cerner de manière assez synthétique les principaux enjeux sans que le lecteur ne se perde dans des détails inutiles tout en distinguant certains événements historiques singuliers qui ont marqué cette période, à l'instar du scandale qui entacha la mythique entreprise DeLorean Motor Compagny installée à Belfast ainsi que l'attentat de Brighton visant la Première ministre Margaret Thatcher. Ainsi, Sous La Promesse Des Balles s'inscrit parfaitement dans ce registre du polar historique en mettant en avant un autre scandale industriel pouvant avoir un impact sur le déroulement de cette guerre civile alors que Sean Duffy, arrivant à une impasse au niveau de sa carrière, se voit proposer un échappatoire étonnant. S’il est toujours aussi solitaire, ce dernier roman nous permet de découvrir davantage d’éléments concernant son équipe dans laquelle figure son adjoint, le sergent McCrabe avec qui il entretient une certaine amitié ainsi que deux jeunes recrues qu’il tente de former tant bien que mal. Tout cela se décline au gré d'un texte intense où l'enquête policière solide révèle tout un lot de péripéties surprenantes tandis que l'on suit également l'enquêteur dans son quotidien mouvementé et plus particulièrement dans les lotissements de Coronation road où il doit composer avec quelques voisins étranges ainsi que des groupes paramilitaires protestants virulents tout en inspectant régulièrement le châssis de son véhicule afin détecter un éventuel engin explosif. A bien des égards, Sean Duffy, amateur éclairé de musique, nous rappelle certains aspects de la personnalité de John Rebus dont ce penchant pour l'alcool qui semble le seul échappatoire au sein de cet environnement chargé de tensions. Mais ce qui émerge de l’ensemble des enquêtes de Sean Duffy c’est cette tonalité piquante qui imprègne notamment des dialogues savoureux donnant du rythme à une intrigue qui n’est pas dénuée d’une certaine émotion se conjuguant avec les parcours de l’entourage de ce policier désinvolte se révélant bien plus sensible qu’il n’y paraît comme le démontre Des Promesses Sous Les Balles qui nous surprend une nouvelle fois dans les dernières lignes d’un roman bouleversant dont on attend impatiemment la suite. Drôle, percutante et passionnante découvrez sans tarder la série Sean Duffy. Vous ne le regretterez pas.

     


    Adrian McKinty : Des Promesses Sous Les Balles (Gun Street Girl). Editions Fayard Noir 2024. Traduit de l'anglais (Irlande du Nord) par Pierre Reignier.

    A lire en écoutant : Gun Street Girl de Tom Waits. Album : Rain Dogs. An Island Records release; 1985 UMG Recordings, Inc.