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Auteurs I

  • Joseph Incardona : Stella Et L'Amérique. Get Up !

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    Même si ce n'est pas l'apanage des seuls auteurs américains, on observe dans le parcours de Joseph Incardona cette diversité dans les professions exercées, nous rappelant les trajectoires de vie tumultueuses de ces baroudeurs qui ont effectué une multitude de métiers avant de se lancer dans l'écriture avec cette sensation d'aventure, de soif de liberté et d'indépendance que l'on retrouve d'ailleurs dans leurs textes tout en portant un regard décalé sur la société qui les entoure à l'instar de John Fante, de Charles Bukowski ou de Harry Crews pour n'évoquer que quelques-uns de ces écrivains nourrissant son inspiration. Tout cela, on le retrouve dans l'ensemble de son œuvre, à commencer par la trilogie André Pastrella, son double de papier, dont les tribulations prennent l'allure d'une autofiction déroutante où l'on perçoit cette volonté prégnante du personnage de faire de l'écriture son métier au détour d'une vie plus ou moins instable et forcément riche en péripétie. Et puis il y a les romans bien évidemment, tous plus dévastateurs les uns que les autres, où l'absurde côtoie le cynisme nous rappelant, une fois encore, certains récits de ces écrivains américains qu'il aime citer. Cette influence américaine, parfois mêlée d'une certaine fascination, on la retrouve de manière assez évidente dans des textes tels que Lonely Betty (Finitude 2023) où Joseph Incardona rend hommage à un monument de la littérature de ce pays, alors que Misty (La Baleine 2013) fait référence à l'image du détective hardboiled d'une ville de Los Angeles forcément dévoyée. Il s'agit de brefs récits bousculant les clichés du rêve américain où l'auteur décline ce mal de vivre que l'on retrouve également dans Les Poings (Zoé poche 2024) où l'on rencontre Frankie Malone, boxeur désenchanté qui, des plaines hivernales du Midwest aux contrées ensoleillées de la Californie, entame son come-back afin de remonter sur le ring pour remporter le combat de sa vie. Et si l'on veut savoir ce qu'il est advenu de ce personnage déchu, on croisera Frankie Malone dans Stella Et L'Amérique, tout nouveau roman de Joseph Incardona nous entraînant dans le sillage d'une prostituée dotée d'un don de guérison miraculeux se produisant lors de ses étreintes tarifées avec ses clients.  

     

    Aux Etats-Unis, dans un bled paumé de la Georgie, il y a désormais toute une file d'éclopés en tout genre qui attendent devant le camping-car de Stella Thibodeaux, une jeune femme de 19 ans plutôt candide et plutôt jolie, exerçant le plus vieux métier du monde. Il faut dire que la nouvelle s'est rapidement répandue dans la région. Lors de ses séances tarifées, Stella guérit les malades et les paralysés en tout genre avec qui elle couche. L'un de ces miraculés se confie au père James Brown faisant remonter l'information à sa hiérarchie jusqu'à ce qu'elle parvienne aux plus hautes instances du Vatican. Entre dogme et sexe, le Saint-Père estime qu'il est plus approprié de faire de Stella une martyre dont on édulcorait le passé plutôt qu'une sainte encombrante. L'affaire est entendue et ce sont les jumeaux Bronski, tueurs dégénérés, qui vont se charger d'éliminer Stella en démontrant toute l'étendue de leurs compétences. Se rendant rapidement compte de son erreur, le père James Brown va prendre la jeune femme sous son aile et l'aider à fuir les tueurs lancés à ses trousses. Il faut dire que le prêtre, un ancien des Navy Seals, a de la ressource pour affronter tout ceux qui voudraient s'en prendre à sa protégée. Et pour contrer ses adversaires, le meilleur moyen de s’en sortir c’est de faire connaître le don de Stella au monde entier. Une histoire juteuse, un peu dingue, qui fleure bon le Pulitzer et que Luis Molian, journaliste pour le Savannah News, aimerait bien retranscrire en essayant de retrouver lui aussi les fuyards qui entament une course effrénée en traversant les contrées du sud du pays pour se rendre à Las Vegas, ville de tous les excès et de tous les pêchés. Les miracles n'ont pas de prix.

     

    Si La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) et Les Corps Solides (Finitude 2022), les deux précédents romans de Joseph Incardona, s'inscrivent dans un registre plus sombre et plus grave, Stella Et L'Amérique, avec son côté roman noir burlesque, nous rappelle davantage les tonalités déjantées que l'on trouvait dans Chaleur (Finitude 2018) avec ce concours improbable d'endurance dans un sana chauffé à 110 degrés. Cette noirceur qui nous fait grincer des dents, ce regard décalé sur le monde qui nous entoure, c'est ce que l'on apprécie chez l'auteur helvétique choisissant de nous entraîner dans les confins des état du sud d'une Amérique puritaine, dont il s'emploie à dynamiter les clichés qui en font sa légende. En croisant Santa Muerte la voyante et Tarzan le nonagénaire qui s'occupe des lions, ainsi que toute la galerie de freaks d'un cirque itinérant que Stella côtoie en sillonnant la région avec son camping-car lui permettant de travailler en toute indépendance, on pense bien évidemment à l'univers de Harry Crews pour rester dans le domaine littéraire, tandis que la violence émanant tant du père James Brown que des jumeaux Bronski nous rappelle, à certains égards, l'extravagance des films des frères Cohen. Autour d'un texte énergique aux ellipses vertigineuses, on apprécie cette marque de fabrique particulière de l'auteur interpellant directement le lecteur comme pour le secouer quelques instant avant de l'entraîner à nouveau dans le maelström de cette course-poursuite infernale. Et si l'action est omniprésente, Joseph Incardona prend le temps de la réflexion en abordant le thème de la foi et du dogme que l'on veut préserver à tout prix en l'opposant au désir et à la sexualité que l'on ne saurait concilier. On perçoit ainsi cette hypocrisie frappant les hautes instances religieuses préférant s'enfermer dans un déni meurtrier en s'autorisant à éliminer cette jeune prostituée encombrante faisant des miracles lors de l'exercice de son métier. Mais en jouant avec ces clichés imprégnés d'une dérision cinglante, Joseph Incardona évite l'écueil du pamphlet lourdingue en déclinant une atmosphère aux relents poisseux et âpres dans laquelle évolue ces personnages emblématiques du genre, mais dotés, pour certains d'entre eux, de caractéristiques dissonantes à l'image de ce prêtre James Brown, un nom pareil ça ne s'invente pas, incarnation de toutes nos contradictions. Cette opposition on la retrouve également dans les deux portraits de femmes qui traversent le récit avec tout d'abord Stella Thibodeaux, personnalité solaire se laissant porter par les événements, dont la générosité et la gentillesse se décline autour d'une certaine naïveté expliquant peut-être l'origine de ce don si encombrant dont elle est affublée, tandis que Brenda Moore, une inquiétante séductrice, manipule son entourage de tueurs et de commanditaires puissants pour parvenir à ses fins qui se révèlent peu honorables. Ainsi, au détour de cette tonitruante satyre sociale à la noirceur jubilatoire, Stella Et L’Amérique révèle, une fois encore, toute l’originalité d’un auteur talentueux qui ne cesse de se renouveler tout en nous bousculant dans nos certitudes.
     

     

    Joseph Incardona : Stella Et L'Amérique. Editions Finitude 2024.

    A lire en écoutant : Get Up I Feel Like Being A Sex Machine de James Brown. Album: Funk Power 1970: A Brand New Thang (feat. The Original J.B.s).1996 UMG Recordings, Inc.

  • JOSEPH INCARDONA & THOMAS OTT : LONELY BETTY. INSPIRATION.

    Capture d’écran 2023-05-29 à 20.49.17.pngDans l'univers du noir émerge la lumière et c'est cette particularité qui définit l'oeuvre sombre de ces deux artistes suisses que sont Joseph Incardona, auteur lausannois de romans se situant à la périphérie des genres et Thomas Ott, illustrateur zurichois se distinguant avec la technique de la carte à gratter où l'incision avec un cutter japonais laisse apparaître un dessin en noir sur blanc aux tonalités à la fois poétiques et inquiétantes. Evoluant sur des registres semblables de la littérature noire et de l'univers underground, il était donc logique que ces deux artistes helvétiques se rencontrent en travaillant autour d'un projet commun avec la réédition aux éditions Finitude de Lonely Betty, roman emblématique de Joseph Incardona désormais enrichi de sept illustrations de Thomas Ott soulignant l'atmosphère angoissante d'un texte aux contours fantastique rendant hommage à un grand romancier du genre.

     

    joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeA la veille de Noël, il neige sur Durham, cette petite ville du Maine où vit Betty Holmes et dont la communauté s'apprête à fêter ses 100 ans. Séjournant dans un home pour personnes âgées, cette ancienne institutrice s'est murée dans le silence depuis 54 ans, suite à la disparition tragique de trois de ses élèves. Un événement dont elle ne s'est jamais remise. Mais alors que l'on célèbre son anniversaire, la vieille femme surprend tout son entourage en vomissant sur son gâteau avant de faire entendre le son de sa voix en exigeant de voir immédiatement le lieutenant à la retraite John Markham. Elle a des révélations à faire au sujet de l'un de ses anciens élèves devenu célèbre. Mais après s'être confiée auprès du policier, Betty ne célèbrera pas Noël. Que peut-elle bien avoir raconté au vieil enquêteur chevronné ?

     

    On se réjouit de la mise au goût du jour de ce bref ouvrage d'une centaine de pages empruntant tous les codes du genre avec une convergence entre le roman policier et le roman fantastique s'articulant autour du caractère marqué d'une galerie de personnages sublimant un récit aux entournures malicieuses et au final fracassant, véritable déclaration d'amour à l'une des grandes figures de la littérature populaire. Sur la base de ce pastiche nuancé à l'ambiance inquiétante, joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeThomas Ott nous offre sept illustrations dont les cadrages élaborés soulignent la tension de l'intrigue en marquant les temps forts de chacune des parties du roman. On y distingue ainsi, l'infirmière pulpeuse, le vieux flic revenu de tout, la silhouette des trois élèves disparus s'enfonçant dans la forêt, Betty bien évidemment ainsi que son célèbre élève lui causant tant de tourments. Comme un fait exprès, Thomas Ott s'emploie à dissimuler une partie des traits des protagonistes que ce soit par le biais du cadrage ou de la lumière en jouant avec le contre-jour, afin d'accentuer la part de mystère et de singularité émanant d'une histoire aux allures de conte obscur sublimé d'illustrations aux détails envoûtants, lui conférant une envergure phénoménale et détonante. Symbiose de l'image et du texte, Lonely Betty incarne ainsi le choc d'une rencontre artistique d'envergure qu'il convient de saluer.

     

    Joseph Incardona & Thomas Ott : Lonely Betty. Editions Finitude 2023.


    A lire en écoutant : Lonely Betty de The Pollies. Album : Not Here. 2015 Single Lock Records.

  • Joseph Incardona : Les Corps Solides. Planche de salut.

    joseph incardona, éditions finitude, Les corps solidesLa question lancinante que l'on se pose depuis plusieurs années avec Joseph Incardona, c'est de savoir si le prochain livre sera encore meilleur que le précédent. C'est d'ailleurs avec une certaine appréhension que l'on découvre son dernier roman tant l'on avait été séduit par La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) qui se déroulait à Genève dans les années 80 avec un sublime récit qui mettait à mal le milieu de la finance à une époque où l'argent se transférait d'une frontière à l'autre en parapente quand aujourd'hui un simple "clic" suffit pour déplacer des sommes colossales. Fidèle à Finitude depuis 2005, une maison d'éditions bordelaise indépendante, Joseph Incardona a su assoir sa réputation avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) qui obtenait le Grand prix de la littérature policière en 2015 tandis que Chaleur (Finitude 2017) était récompensé par le jury du prix du Polar romand en 2017. Il ne faudrait pas oublier les nombreux ouvrages précédents que l'auteur a publié dans diverses maisons d'éditions comme 220 Volts (Fayard Noir 2011), Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) ainsi que le fameux Permis C édité chez BSN Press, récipiendaire du prix des Romans des Romands, qui évoquait l'enfance de l'auteur italo-suisse. Mais pour en terminer avec cette appréhension du dernier ouvrage, il faut admettre sans ambage que Les Corps Solides figurera sans nul doute parmi les grands romans de cette rentrée littéraire chargée et qu'il marquera durablement les esprits avec un récit à la fois sobre et intense en faisant honneur à la superbe bibliographie du romancier.

     

    Un simple accident peut faire basculer toute votre vie. Ce n'est pas Anna qui le contredira alors qu'elle part en embardée, en croisant le chemin d'un sanglier, et qu'elle détruit ainsi son camion-rôtissoire que l'assurance refuse de rembourser. Adieu la vente des poulets rôtis sur les marchés et bonjour l'angoisse des finances qui se tarissent brutalement. Anna vit pourtant modestement dans un mobile-home au bord de l'Atlantique avec son fils Léo passionné de surf. Un vie de liberté mise à mal par les ennuis et les dettes qui s'accumulent. Il y aurait pourtant un moyen simple de gagner 50 000 euros en sinscrivant à ce fameux "Jeu" dont tout le monde parle avec une règle simple qui consiste à toucher une voiture et à être le dernier des vingt concurrents à la lâcher. Malgré l'insistance de son fils qui voit là une porte de sortie afin de se mettre définitivement à l'abri de leurs soucis financiers, Anna refuse de vendre son âme au diable et de s'adonner à ce concours absurde. Mais a-t-on vraiment le choix dans un monde régit par la cupidité et le voyeurisme ?

     

    On pense bien évidemment à Horace McCoy et son concours absurde dans On Achève Bien Les Chevaux mais également à Car de Harry Crews avec cet homme qui s'est mis en tête de manger une voiture pièce par pièce. D'ailleurs dans Les Corps Solides, l'automobile est justement le point central du récit tant l'on se focalise autour de cet objet du désir qui fracture désormais la société avec ces groupuscules écologistes manifestant aux abords du "Jeu" tandis que les décideurs mettent justement en place ce concours inepte pour relancer une industrie qui périclite. Joseph Incardona place donc avec justesse les enjeux d'un monde en crise tout comme celui d'Horace McCoy où cette joute de l'absurde est certaine de rencontrer du succès puisque les organisateurs cyniques, qu'il dépeint avec maestria, savent pertinemment qu'ils peuvent faire beaucoup de chose avec le désespoir des gens. L'autre thématique du récit, c'est la dignité qu'incarne Anna qui cède peu à peu sous la contrainte de sa situation fragile pour se lancer dans cette aventure insensée qu'elle entame à son corps défendant. L'enjeu de l'intrigue réside donc sur la limite tant physique, mais également psychologique qui vous emprisonne dans la folie de ce "Jeu" qui prend une allure terrifiante à mesure que les heures, les jours et les nuits s'écoulent sous le regard d'un public conquis. Jusqu'ou ira-t-on dans l'ineptie ? Avec une mise en scène soignée comme il sait si bien le faire, Joseph Incardona nous donnera la réponse autour d'une scène finale époustouflante où la liberté qui s'incarne dans le surf où l'on se redresse se heurtera aux aléas du "Jeu" où l'on s'écroule. Le tout est de savoir qui l'emportera. Situations poignantes attendues, on apprécie dans Les Corps Solides toute la retenue de l'auteur qui décline une galerie de personnages incarnant cette population précaire à l'image bien sûr d'Anna et de Léo mais également de ce couple des jeunes agriculteurs qui tirent le diable par la queue ou bien évidemment des autres concurrents du fameux "Jeu" en déclinant ainsi toute la gamme du désespoir, de la convoitise et même de la quête de notoriété qui anime ces joueurs. Tout cela nous donne une chronique sociale étincelante à l'image de la couverture du livre qui prend l'allure d'une carrosserie rutilante, objet de tous les désirs. Bel équilibre d'émotions et de tensions, Les Corps Solides est un roman qui vous foudroie.

     

    Joseph Incardona : Les Corps Solides. Editions finitude 2022.

    A lire en écoutant : Cadillac Ranch de Bruce Springsteen. Album : The River. 1980 Bruce Springsteen.

  • VALENTINE IMHOF : LE BLUES DES PHALENES. DEFLAGRATION.

    Valentine Imhof, éditions du rouergue, le blues des phalènes

    La vie de chroniqueur n'est faite que de frustrations et de rendez-vous manqués avec des ouvrages qui défraient la chronique et que l'on n'a pourtant pas eu le temps de lire comme ce fut le cas avec Par Les Rafales (Rouergue/Noir 2018) de Valentine Imhof, un premier roman policier dont une partie de l'intrigue se situait à Nancy et qui avait bouleversé bon nombre de critiques. Second roman policier, Zippo (Rouergue/Noir 2019) prenait pour cadre Milwaukee aux Etats-Unis avec une parution beaucoup plus confidentielle mais qui suscitait le même enthousiasme auprès des amateurs. Entre Lorraine, terre d'origine de la romancière, et Etats-Unis où elle a séjourné à plusieurs reprises, Valentine Imhof enseigne désormais le français au lycée de l'île de Saint-Pierre, comme partagée entre deux territoires de prédilection qui s'inscrivent dans ses deux premiers romans. Détentrice d'une maîtrise en littérature et civilisation américaine, Valentine Imhof a également publié Henry Miller, La Rage D'écrire (Transboréal 2017) une biographie sur ce célèbre romancier, grand témoin critique de l'Amérique contemporaine qu'il décline tout au long d'une oeuvre jugée sulfureuse par une société puritaine qui ne lui fera aucune concession. Regard critique d'une Amérique qui la fascine, Valentine Imhof change de registre avec Le Blues Des Phalènes qui prend pour cadre une nouvelle fois les Etats-unis dans son ensemble avec un récit oscillant sur les registres de l'histoire, de l'aventure et du roman noir et qui se déroule durant la période sombre de la grande dépression des années 30 avec comme point d'orgue l'explosion de Halifax en 1917 qui fut la plus grande déflagration causée par l'homme avant les premiers essais atomiques au Nouveau Mexique. 

     

    Le 6 décembre 1917, une gigantesque explosion ravage la ville de Halifax en bouleversant le destin des rares survivants qui semblent poursuivis toute leur vie par le souffle de la déflagration balayant leur destinée. Comme marqués par cette malédiction, ils vont traverser une Amérique frappée par la Grande Dépression des années 30. Celle qui projète des millions d'affamés sur les routes en quête d'un avenir meilleur. Il y a Arthur, le vétéran de guerre qui ne se remet pas du souvenir des massacres dans les tranchées de la Somme et surtout du poids de crimes impardonnables qu'il a commis. Il y a Pekka qui change constamment de nom, qui endosse d'autres identités à chaque fois qu'elle débarque dans une nouvelle ville. Il y a Nathan, le fils de l'Explosion qui entame une vie de trimardeur, une vie d'errance en parcourant tout le pays à bord de trains de marchandises en essayant d'éviter les vigiles et leurs matraques. Et puis il y a Milton, le rejeton d'un famille richissime qui a renoncé à tout pour se retirer à Tip Top, une ville fantôme de l'Arizona. Du gigantisme de New-work à l'immensité des champs de la Californie et de ses travailleurs courbés, de l'exposition universelle de Chicago au barrage Hoover qui s'érige sur le sang des ouvriers, on suit ainsi le parcours de ces quatre âmes damnées qui se débattent dans le fracas d'un monde impitoyable. 

     

    Comme tout récit monumental, Le Blues Des Phalènes est un roman noir intense qui se mérite avec une structure narrative déconcertante qui ne manquera pas de bousculer le lecteur abreuvé de trames trop linéaires. A la manière d un compte à rebours, le récit se concentre sur chacun des personnages représentant une année de la Grande Dépression débutant en 1935 pour Milton puis se focalisant sur la période de 1933 pour Arthur avant de passer au déroulement de l'année 1931 pour Pekka et Nathan. Puis survient cette explosion de 1917 à Halifax qui rassemble l'ensemble des personnages avant d'être à nouveau projetés dans une temporalité qui s'inverse en retournant en 1932 pour suivre le parcours de Nathan, puis en 1933 en accompagnant Pekka du côté de Chicago suivi de 1934 pour s'attacher au destin d'Arthur découvrant les affres des travailleurs exploités en Californie avant de s'achever en 1935 dans la solitude du désert de l'Arizona dans lequel on retrouve Milton. La boucle est ainsi bouclée et l'on observe donc une espèce d'éclatement, d'explosion de cette arche narrative, symbole de la déflagration de Halifax, qui contribue au malaise d'une époque trouble où l'on croise une multitude d'individus déroutants qui s'inscrivent dans cette fresque historique à la fois méconnue et brutale de l'Amérique que Valentine Imhof dépeint au gré d'un texte incandescent et flamboyant. Outre l'aspect d'une narration singulière, il faut également souligner la beauté de cette écriture dense et extrêmement travaillée nous permettant de nous immerger dans un texte très fluide qui nous entraîne, sans crier gare, dans les méandres d'une intrigue où la réalité se conjugue constamment à la fiction sans que l'on y prenne vraiment conscience. Aux côtés de ses quatre personnages de fiction que sont Milton, Arthur, Pekka et Nathan, on côtoie des individus méconnus de l'histoire contemporaine des Etats-Unis que sont John Spivak, journaliste communiste qui s'attache à dépeindre les conditions de vie des ouvriers, Gutzon Borglum le sculpteur du Mont Rushmore affilié au Klan, Robert Allerton philanthrope issu d'une famille richissime de Chicago, Winnie Ruth Judd une meurtrière qui défraya la chronique judiciaire sensationnaliste de l'époque et Robert Ripley reporter et dessinateur qui organisa des expositions de freaks pour l'exposition universelle de Chicago. C'est l'occasion pour Valentine Imhof de dépeindre les contradictions d'un pays partagé entre deux idéologies que sont le communisme et le fascisme et des conflits qu'il ont engendré notamment au sein d'une classe ouvrière surexploitée avec des méthodes telles que le taylorisme et dont on prend la pleine mesure au gré de scènes parfois dantesques abondamment décrites tout comme le ressenti de ces personnages poignants qui évoluent dans cette période chaotique en supportant constamment le poids d'une culpabilité dramatique qui les détruit peu à peu. Tout cela nous donne une fresque foisonnante d'un pays ravagé par la misère qui semble se consumer de l'intérieur au gré de ses contradictions et de ses clivages que Valetine Imhof restitue avec la précision d'un texte ambitieux qui comblera les lecteurs les plus exigeants qui auront sans doute quelques réminiscences des romans de London, de Steinbeck et de Dos Passos. 

     

    A la fois âpre et majestueux, Le Blues Des Phalènes est une éblouissante reconstitution de cette époque trouble de la Grande Dépression que Valentine Imhof décline au gré d'un récit intense et engagé qui nous rappelle que l'Histoire est un éternel recommencement et que les erreurs du passé ne font que renforcer celles du présent.

     

    Valentine Imhof : Le Blues Des Phalènes. Editions du Rouegue/Noir 2022.

    A lire en écoutant : Georgia Lee de Tom Waits. Album : Mule Variation. 2017 Anti.

  • Joseph Incardona : La Soustraction Des Possibles. Le fric c’est chic.

    joseph incarna, la soustraction des possibles, éditions finitudeEn examinant l’ensemble de l’œuvre de Joseph Incardona on observe tout d’abord le parcours de son alter ego de papier, André Pastrella dont on découvrait les aventures dans un premier roman intitulé Le Cul Entre Deux Chaises (BSN Press 2014) suivi de Banana Spleen (BSN Press 2018) pour s’achever avec Permis C(BSN Press 2016) prequel à la fois tragique et émouvant évoquant l’enfance de l’auteur. Un ensemble de personnages cabossés, vivant à la marge, qui nous rappelle l’univers désenchanté de John Fante ou même de Harry Crews au détour de péripéties déjantées prenant pour cadre la ville de Genève. Oscillant entre la tragédie et la critique sociale, les autres ouvrages de Joseph Incardona ont la particularité de s’aventurer sur le registre du roman noir tout en se déroulant bien loin de nos régions helvétiques. 220 Volts (Fayard Noir 2011) nous entraînait du côté des Alpes françaises tandis que Lonely Betty (Finitude 2010) et Les Poings (BSN Press 2016) nous présentait des coins reculés des USA. On échouait dans une station-service d’une autoroute du sud de la France avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) alors que l’on séjournait sur une île perdue du Pacifique dans Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) et que l’on suffoquait dans la touffeur d’un sauna surchauffé en suivant une compétition finlandaise déjantée dans Chaleur (Finitude 2018). Conjonction des lieux, conjonction des genres avec une intrigue se déroulant dans la Genève des eighties à une époque où l’évasion fiscale est considérée comme un art de vivre, Joseph Incardona revient sur le devant de l’actualité littéraire avec La Soustraction Des Possibles en nous proposant un roman à la fois complexe et ambitieux où il est question bien évidemment d’argent, mais également d’amour sur fond de magouilles financières qui vont forcément virer au tragique au détour d’un récit prenant la forme d’une comédie humaine à la fois sombre et féroce.

     

    Aldo Bianchi officie comme moniteur de tennis au luxueux club du parc des Eaux-Vives à Genève. Séduisant, vaguement gigolo, il trouve dans ce magnifique écrin, quelques bourgeoises esseulées en quête d’aventures extraconjugales comme la séduisante Odile Langlois. Au-delà de leur relation, Odile propose à son amant de convoyer entre la France et la Suisse quelques valises pour le compte d’un banquier, relation d’affaire de son mari. Hautes sphères financières sur fond d’évasions fiscales, Aldo côtoie ainsi toute une diaspora de privilégiés et rencontre Sveltlana Novák, une jeune et belle financière ambitieuse dont il tombe follement amoureux. Une passion dévorante conjuguée à cette envie d’obtenir toujours plus, le couple met au point un stratagème pour écrémer une partie de ces fortunes qui transitent dans les coffres de la banque où travaille Sveltana. Mais ils vont découvrir qu’il y a plus vorace qu’eux. Une histoire d’amour, une histoire de fric, une histoire de trahison, les composantes implacables de l’équation de la tragédie.

     

    L’une des caractéristiques du style Incardona ce sont ces fulgurantes digressions qui fusent avant d'éclater comme des feux d'artifice pour retomber sur le fil de l'histoire en définissant deux éléments essentiels de l’intrigue que sont le contexte social et le territoire. Avec La Soustraction Des Possibles c’est donc l’occasion de découvrir Genève, au terme des années 80 alors que la cité calviniste baigne paradoxalement dans un océan d’argent provenant d’une évasion fiscale outrancière qui, sous le couvert du secret bancaire inscrit dans la Constitution helvétique, se présente sous la forme d’une optimisation financière décomplexée. Et à l’aune d’une ère informatique encore balbutiante, on transfère les fonds d’un pays à l’autre dans des valises bourrées d’espèce, que l’on confie à des individus comme Aldo Bianchi qui se chargent du transport contre rémunération. Transactions financières douteuses, blanchiment d’argent, on découvre derrière les façades d’une ville austère toute une série de lieux emblématiques de Genève où se côtoient banquiers avides et entrepreneurs fortunés autour desquels gravitent toute une kyrielle d’individus souhaitant obtenir leur part du gâteau. Que ce soit le quartier des banques, les bars et autres endroits de villégiature d’une diaspora fortunée, les luxueuses résidences du bord du lac ou une périphérie plus modeste se situant en France voisine, Joseph Incardona restitue avec une redoutable précision tout un environnement vicié par l’argent, le pouvoir et une avidité sans fin. Dès lors, on ressent une certaine forme d’amour haine pour cette agglomération où l’on croise quelques personnalités comme Griselidis Réal, Mary Shelley quand ce n’est pas l’auteur lui-même qui interpelle le lecteur tout au long d’un récit rythmé qui ne cesse de bousculer nos convictions quant à l’image de cet univers de la finance s’apprêtant à basculer dans un monde globalisé où les algorithmes et les investissements dans les OGM n’en sont alors qu’à leurs balbutiements. Outre le fait de dépeindre, avec un regard éclairé, une période impitoyable où tout bascule en décrivant au vitriol tout un environnement financier complètement dévoyé, Joseph Incardona n’a pas décidé au hasard de situer son roman à la fin des années 80, puisque cela coïncide également avec le fameux casse de l’UBS, un fait divers qui a défrayé la chronique judiciaire genevoise en 1990 et dont l’auteur a choisi de s’inspirer librement en évoquant l’ombre de la mafia corse commanditaire de ce braquage rapportant un butin de 31 millions francs suisses qui n’a jamais été retrouvé.

     

    Cette mafia corse il en est justement question avec Mimi Leone, un des personnages saisissants de La Soustraction Des Possibles qui découvre l’œuvre de Ramuz et de Hodler ce qui l’incite à parcourir le pays pour retrouver dans les paysages helvétiques cette émotion qui inspira ces deux artistes, tout en profitant de son séjour pour faire fructifier sa fortune. C’est l’autre particularité du style Incardona qui insuffle à chacun de ses personnages cette part d’humanité qui transparaît même chez les individus les plus abjects en leur conférant une vulnérabilité qui se décline sur toute une palette d’émotions qui ne les rends d’ailleurs pas plus sympathiques à l’instar du banquier Horst Ridle, atteint d’un cancer et de Christian Noir comblant sa solitude à coup de lignes de coke et de partenaires tarifiées. Mais le dénominateur commun qui lie l’ensemble des acteurs de La Soustraction Des Possibles c’est bien évidemment cette voracité qui va alimenter une intrigue prenant la forme d’une tragédie impitoyable. Et que ce soit dans les rapports à l’argent, à l’amour et même, de manière plus triviale, au sexe, on retrouve bien cette notion de voracité au cœur de ce triangle relationnel que forme Aldo Bianchi, gigolo pathétique, Odile Langlois, bourgeoise désœuvrés et Sveltana Novák, employée bancaire arriviste, personnages centraux d’un roman s’articulant autour de cette volonté d’en vouloir toujours plus en les conduisant ainsi à leur perte au détour d’une mécanique précise où les destins se dessinent autour de l’âpreté au gain et du crime qui en découle. Ainsi derrière l’opulence du milieu qu’il décrit, des paysages somptueux qu’il dépeint et de l’étude de caractère des personnages qu’il crée, Joseph Incardona nous offre une remarquable et ambitieuse fresque humaine qui flirte avec les codes du roman noir dont il cite un des maître du genre avec un extrait de Fatale (Gallimard 1977) l’un des derniers opus de Jean-Patrick Manchette qui s’intègre parfaitement à un récit nous offrant une multitude de références que les lecteurs, et plus particulièrement ceux ayant séjourné en Suisse et notamment à Genève, se plairont à déceler.

     

    Symbole d’un intrigue parfaite avec cette fine mécanique ornant une couverture dorée tel un lingot clinquant, La Soustraction Des Possibles souligne incontestablement la somme de travail colossal d’un écrivain talentueux nous offrant un roman cinglant d’une rare intensité dont l’impact nous fait encore vaciller une fois l’intrigue digérée. Joseph Incardona est un auteur saisissant.

     

    Joseph Incardona : La Soustraction Des Possibles. Editions Finitude 2020.

    A lire en écoutant : Ordinary People de John Legend. Album : Get Lifted. 2004 Getting Out Our Dreams and Sony Music Entertainment Inc.

  • Akimitsu Takagi : Irezumi. A fleur de peau.

    Capture d’écran 2017-07-23 à 19.31.35.pngQu’elles soient littéraires, culinaires, cinématographiques ou télévisuelles, les incursions au Japon demeurent des démarches à la fois fascinantes et déroutantes permettant de lever un coin de voile d’une culture à la fois dense et mystérieuse. D’une complexité et d’une étrangeté sans égale pour le regard de l’occidental néophyte que je suis, la société nippone suscite toujours un profond intérêt qui débuta il y a bien des années de cela avec la découverte du film Yakuza de Sidney Pollack qui nous entraînait dans les arcanes de ces gangsters japonais régis par un code d’honneur rigoureux et dont la peau de certains membres étaient ornée de tatouages traditionnels que l’on désigne sous la dénomination de Irezumi qui donne justement son titre à la version française d’un curieux roman de Akimitsu Takagi, parut en 1948 à une période où le Japon était encore occupé par l’armée américaine.

     

    Aussi belle et fascinante soit-elle, Kinué Nomura est destinée à un fin tragique, puisque cette fille d’un illustre tatoueur déplore déjà la disparition de sa sœur jumelle. Il faut dire que les jumelles ainsi que leur frère possèdent la particularité d’être porteur d’Irezumi fabuleux esquissés par leur géniteur et dont l’ensemble évoque une légende aux entournures maudites. De fait, le corps démembré de Kinué est retrouvé dans une salle de bains dont la porte est verrouillée de l’intérieur. Et l’on constate rapidement que le buste est manquant. Les autorités se perdent en conjecture. S’agirait-il de l’œuvre d’un admirateur sadique désireux de posséder le précieux tatouage ? Mais la tournure des événements laisse peu de place à la réflexion, puisque c’est le frère de la victime qui est retrouvé mort dans des circonstances similaires. La police dépassée va devoir accepter l’aide de Kyôsuge Kamisu, jeune surdoué qui parviendra peut-être à déjouer les sombres desseins de ce psychopathe sanguinaire.

     

    Basé sur l'archétype narratif du crime commis dans une pièce close de l'intérieur et résolu par un enquêteur surdoué, Irezumi, à plus d'un titre, sort résolument de l'ordinaire, tant par le cadre historique dans lequel se déroule l'intrigue que par le milieu méconnu du tatouage dans lequel évolue l'ensemble des personnages. Bien évidemment, l'un des enjeux majeurs du roman consistera à découvrir le modus opérandi d’un assassin particulièrement habile et il faut bien admettre que l'auteur fait preuve d'une brillante ingéniosité qu'il restitue par l'entremise de la logique implacable de Kyôsuke Kamisu, sorte de jeune et malicieux Rouletabille qui manque peut-être un peu d'envergure. Il s'agit là de la seule faiblesse du roman par rapport à ce protagoniste captivant qui, paradoxalement, arrive bien trop tardivement dans le fil d’une intrigue tout en maîtrise. Néanmoins Irezumi n’est que le premier roman d’une série qui compte dix-sept volumes, mettant en scène ce détective amateur atypique, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une traduction en français.

     

    Si l’on ressent clairement l’influence occidentale du point de vue de l’intrigue policière, Irezumi oscille rapidement vers un univers à la fois dissolu et sensuel propre au Japon en suivant la destinée de cette femme, Kinué, dont l’épiderme recouvert d’une fresque éblouissante, suscite toutes les convoitises. On découvre un entourage étrange dans lequel la jeune femme évolue en dégageant une espèce de sensualité trouble, presque malsaine. Ainsi de l’amoureux transi au collectionneur avide, il gravite autour de la belle naïade toute une panoplie de personnages torturés dont la concupiscence génère un climat de tensions et de perversions. L’auteur bâtit donc son intrigue en intégrant tous les aspects liés à l’art du tatouage traditionnel que ce soit la douloureuse phase de conception qui peut durer plusieurs années, la marginalisation de ces artisans contraint d’effectuer leurs activités dans une semi clandestinité ainsi que le regard réprobateur que porte la société nippone sur les individus affublés de ces estampes indélébiles. Bien plus qu’une série de clichés d’un univers exotique et méconnu, tous ces éléments deviennent les ressorts nécessaires aux motivations et mobiles des différents crimes qui sont perpétrés en générant un climat licencieux et sulfureux.

     

    L’ouvrage publié en 1948 permet également d’appréhender, avec un texte aux tonalités étrangement contemporaines, tout le contexte historique de cette ville de Tokyo occupée qui se remet peu à peu des affres de la guerre tandis que la population évolue dans les décombres d’une cité laminée par les bombardements. C’est au travers du quotidien des différents intervenants que l’on perçoit les aléas d’une vie laborieuse faite de marché noir, de transports chaotiques, de suicides en pleine représentation théâtrale et de filatures dans des quartiers en ruine.

     

    Portant un regard éclairé sur la société nippone de l’après-guerre, Irezumi devient ainsi bien plus qu’un whodunhit classique et aiguisé pour nous entraîner dans le sillage d’un univers délicieusement déliquescent que l’on discerne au détour d’une intrigue fort bien construite.

     

    Akimitsu Takagi : Irezumi (Shisei Satsujin Jiken). Editions Denoël/Collection Sueurs Froides 2016. Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon.

     

    A lire en écoutant : The City Is Crying de The Dave Brubeck Quartet. Album : Jazz Impression Of Japan. Sony Music Entertainment 1964.

     

     

  • JOSEPH INCARDONA : CHALEUR. DANS LA FOURNAISE.

    chaleur, joseph incardona, éditions finitudeL’une des particularités de Joseph Incardona est de convoquer le lecteur pour des rendez-vous qui sortent toujours de l’ordinaire, que ce soit pour un huis clos à la montagne tout en tension avec 220 Volts (Fayard 2011) ou pour un séjour étrange sur une île mystérieuse avec un Aller Simple pour Nomads Island (Seuil 2014), et tout dernièrerement dans l’univers confiné d’une portion d’autoroute avec Derrière les Panneaux il y a des Hommes (Finitude 2015) qui a obtenu le Grand Prix de la Littérature Policière – Français – 2015. Chaleur, dernier opus de l’auteur, ne déroge pas à la règle en nous conviant au Championnat du Monde de Sauna qui a lieu chaque année à Heinola en Finlande.

     

    La Finlande en été. Durant quatre jours le championnat du monde de Sauna se tient à Heinola. Parmi tous les concurrents il y a le tenant du titre, triple champion du monde. Niko Tanner, star du porno finlandais, colosse blond, incarnation de tous les excès et de toutes les dérives. Une légende acclamée.

     

    Face à lui, Igor Azarov, son challenger, un ancien militaire russe qui s’est préparé avec toute la rigueur qui s’impose afin de détrôner son éternel rival. Il compte bien lui ravir le titre. D’ailleurs il n’a plus le choix, le temps est compté.

     

    Dans l’arène, un sauna où la température s’élève à 110° Celsius, les concurrents s’affrontent. A celui qui tiendra le plus longtemps dans cette chaleur suffocante. Le public acclame, les juges observent. Tout est prêt, la farce peut commencer, la tragédie se met inexorablement en place.

     

    A partir d’un fait divers évoquant la mort d’un concurrent durant ce championnat de l’absurde, Joseph Incardona construit une tragédie sur le ton d’une farce féroce permettant de mettre en scène l’opposition entre deux personnages hors norme. On découvre tout d’abord cet ancien sous-marinier russe qui débarque en Finlande avec le besoin impérieux de remporter le tournoi. Du haut de son mètre cinquante-huit, Igor Azarov trimbale son amertume et ses regrets. Les résurgences d’un passé douloureux sont contenues dans le cadre d’un entraînement rigoureux qui ressemble furieusement à un châtiment qu’il s’infligerait au quotidien. Face à ce personnage ascétique, il y a Niko Tanner, icône moderne et outrancière qui brûle la vie par les deux bouts sans se soucier du lendemain. Une fuite en avant aussi aveugle que détachée où les références vont de la star du porno au souvenir d’une peluche Ikea conférant à ce colosse immature une part de cette enfance insouciante qui semble pourtant si lointaine. Une espèce de Peter Pan égaré dans le monde de la pornographie. Des portraits à la fois poignants et grinçants au travers desquels Joseph Incardona diffuse tous les malaises d’une société qui s’obstine à tromper son ennui tout en tentant de faire abstraction de cette crainte diffuse de la perte d’une opulence menacée par la crise économique qui ronge un pays en récession.

     

    Comparé à Chuck Palahniuk pour un récit évoluant dans le milieu du porno ou Harry Crew pour les physiques atypiques des personnages Chaleur évoque davantage la dynamique d’un ouvrage comme On Achève Bien les Chevaux de Horace McCoy avec des chapitres courts et sobres qui s’égrènent en fonction des différents niveaux de qualifications du championnat tandis qu’en toile de fond, le drame programmé s’installe peu à peu sans que l’on ne puisse vraiment imaginer le dénouement du récit. Consciente ou inconsciente on perçoit également dans la vicissitude de cette joute extravagante, la volonté morbide de s’infliger des sévices qui vont bien au-delà du raisonnable. Soif de reconnaissance ou velléité de suicide, l’auteur interroge en permanence les déterminations des différents protagonistes qui s’affrontent pour l’obtention d’un titre de gloire saugrenu, sous l’œil complaisant d’un public tonitruant en quête de sensations.

     

    Avec cette écriture aussi intense qu’incisive Joseph Incardona nous livre un récit morbide, parfois burlesque, emprunt de solitude et de désillusion que ces gladiateurs de l’absurde vont dissoudre dans la Chaleur. Une fusion entre le roman noir et la satire. Incandescent.

     

    Joseph Incardona : Chaleur. Editions Finitude 2017.

    A lire en écoutant : Rocking Horse interprété par The Dead Weather. Album : Horehound. Third Man Records 2009.

     

  • JOSEPH INCARDONA : DERRIERE LES PANNEAUX IL Y A DES HOMMES. SOUS LE BITUME, L'ENFER.

    Service de presse.

     

    joseph incardona,derrière les panneaux il y a des hommes,éditions finitudeDepuis que j’anime ce blog, je me permets de n’accepter que très rarement des services de presse pour des maisons d’éditions, ce qui réduit quelque peu la possibilité de m’infliger des lectures insipides, voir même désagréables. Mais il y a parfois derrière cette démarche une véritable volonté de défendre un auteur et de faire en sorte que l’ouvrage publié bénéficie d’un écho plus conséquent. Une démarche d’autant plus louable pour des petites maisons d’éditions qui prennent de véritables risques en publiant des écrivains qui ne bénéficient pas toujours de la visibilité qu’ils seraient pourtant en droit de mériter. L’un des avantages du service de presse c’est de découvrir des romans que l’on n'aurait, à priori, pas sélectionner en musardant dans les librairies. Je pense que cela aurait été le cas avec le dernier ouvrage de Joseph Incardona, Derrière les Panneaux il y a des Hommes. Et ça aurait été bien dommage.

     

    Sur les aires de repos des autoroutes on croise des serveurs, des cuistos, des caissiers et des cantonniers. On y aperçoit également des gendarmes, des gérants, des routiers et des prostituées. Tout un univers clos, un peu mystérieux que l’on côtoie sans trop y faire attention lorsque l’on emprunte cette longue bande d’asphalte qui nous aspire avant de nous recracher le plus rapidement possible vers notre destination. Un univers fonctionnel où le mouvement et la vitesse sont de mise. Sur ces aires d’autoroutes, il y a parfois un père en bout de course qui traîne sa triste carcasse au cœur de ce microcosme. Il a tout abandonné et campe dans sa voiture en s’obstinant à rechercher celui qui a enlevé sa petite fille. Six mois déjà qu’il erre, patiente et observe tout ce petit monde afin de retrouver ce prédateur. Un homme en déshérence qui se prend à espérer à nouveau lorsqu’il apprend qu’une autre fillette vient de disparaître. Finalement il n’y a peut-être rien de plus vrai lorsque l’on dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres.

     

    D’emblée, il faut dire que Derrière les Panneaux il y a des Hommes est un thriller pas tout à fait comme les autres. Bien sûr qu’il y a du rythme, des phrases courtes affutées comme des lames de rasoir, du suspense. C’est une histoire d’enlèvement, de traque et de tueur qui peut sembler de prime abord extrêmement convenue. On aurait tord de rester sur ces apparences car Joseph Incardona possède suffisamment de talent pour emmener le lecteur vers d’autres horizons que ceux auxquels il peut s’attendre. Le style elliptique et extrêmement visuel n’est pas au service du suspense, loin s’en faut car c’est par le prisme de ces longues énoncées de détails, d’anecdotes et de faits de société que l’on perçoit les perspectives de chacun des personnages. Tout au long du récit, l’auteur dresse le portrait sans fard de protagonistes vulnérables qui évoluent dans un univers complètement déshumanisé qui les renvoie ainsi à leur propre humanité. Seul un tueur froid et amoral peut s’y complaire. C’est peut-être pour cette raison d’ailleurs que l’auteur ne s’attarde pas trop sur les aspects sordides de l’intrigue. Il nous épargne ainsi tout un pan aussi convenu que fastidieux propre aux thrillers mettant en scène des tueurs en série pour se concentrer principalement sur les personnages secondaires qui hantent cet univers si particulier des autoroutes. Il n’y a pas de père ou de mère courage dans ce roman. Il n’y a pas de super flic ou de tueur machiavélique, mais des hommes et des femmes ordinaires, parfois un peu trop caricaturaux, qui se débattent dans un univers de bitume surchauffé dont ils ne peuvent pas s’extraire. Une vision de l’enfer ordinaire finalement.

     

    C’est paradoxalement en installant une chronique ordinaire autour d’un événement extraordinaire que Joseph Incardona nous livre un récit oppressant où la sensation de malaise est permanente. Thriller atypique doublé d’une satyre sociale sans concession, Derrière les Panneaux il y a des Hommes saura séduire les lecteurs exigeants.

     

    Joseph Incardona : Derrière les Panneaux il y a des Hommes. Editions Finitude 2015. 

    A lire en écoutant : Without You I Am Nothing interprété par David Bowie & Placebo. Single. Elevator Music 1999.

     

  • JOSEPH INCARDONA : ALLER SIMPLE POUR NOMAD ISLAND. LE GRAND VOYAGE.

    Capture d’écran 2014-11-12 à 23.15.06.png

    Service de presse.

    Après 220 Volts, Joseph Incardona continue son exploration dans la veine littéraire du thriller avec son dernier ouvrage Aller Simple Pour Nomad Island qui vient de paraître aux éditions du Seuil. Il s’agit d’une obstination courageuse car l’on sait pertinemment que le genre est, depuis de nombreuses années, complètement dévoyé par des auteurs en mal de surenchères qui confinent parfois à l’absurde et au ridicule.

     

    Quoi de mieux pour ressouder un couple qui bat de l’aile que de se ressourcer en vacances sur une île paradisiaque. C’est sur cette impulsion qu’Iris, épouse de banquier suisse et mère de deux enfants décide d’emmener toute sa petite famille sur l’île de Nomad Island. Pourtant, dès leur arrivée à l’aérodrome, les Jensen sont confrontés à toutes sortes de dysfonctionnements inquiétants. Des indigènes aux résidents du resort en passant par le personnel, tous adoptent un comportement étrange qui ne fait qu’accentuer le sentiment de paranoïa gagnant certains membres de la famille qui tentent désespérément de conserver un brin de lucidité. Mais en séjournant sur une île qui n’est répertiorée sur aucune carte est-il encore possible de rester lucide.

     

    Une intrigue simple et un style concis, voici les deux éléments que Joseph Incardona maîtrise parfaitement, permettant ainsi aux lecteurs exigeants de se réconcilier avec le thriller. Cette simplicité et cette concision sont les principes tout à la fois subversifs et salutaires débarquant à point nommé au cœur d’un courant littéraire où les auteurs s’obstinent à prendre les lecteurs pour des imbéciles en leur faisant croire que leurs élucubrations aussi complexes que grotesques sont extraites de faits historiques réels, de faits scientifiques avérés ou de procédures policières réalistes.

     

    Aller Simple Pour Nomad Island peut se lire sur deux registres car, tout en adoptant une cadence soutenue propre aux codes narratifs du thriller, l’auteur dépeint, sur fond de satyre social, les affres du carcan d’une famille en déliquescence qui peine à communiquer et à trouver un sens à leur vie commune. C’est donc par petites touches subtiles que Joseph Incardona aborde certaines grandes carences de notre société sans pour autant tomber dans les travers d'un ton moralisateur. Bien évidemment, les personnages qui composent la famille Jensen sont totalement stéréotypés permettant à l’auteur de mettre rapidement en exergue les problèmes de communication des principaux protagonistes du roman. De cette manière l’auteur privilégie une intrigue serrée qui ne manque pas de rythme et de suspense.

     

    Capture d’écran 2014-11-12 à 23.31.15.pngL'île sur laquelle séjourne la famille devient au fil du récit une entité mystérieuse et monstrueuse qui n'est pas sans rappeler la série L'Ile Fantastique où les deux personnages principaux, bien que pleins de bienveillances n'en demeuraient pas moins inquiétants à l'instar des habitants de Nomad Island.

     

    Avec un épilogue abrupt qui ne donne pas toutes les réponses, Joseph Incardona fait le choix de laisser aux lecteurs une liberté d’interprétation qui pourra dérouter certains d’entre eux mais qui séduira le plus grand nombre en offrant la possibilité d’une seconde lecture avec de nouvelles perspectives au niveau de la trame narrative.

     

    Il faut saluer Joseph Incardona qui devient avec Aller Simple Pour Nomad Island  une des nouvelles références incontournables du thriller.

     

      

     

    Joseph Incardona : Aller Simple Pour Nomad Island. Editions du Seuil 2014.

     

    A lire en écoutant : Est-Ce Ainsi Que Les Hommes Vivent (Aragon/Ferré) interprété par Bernard Lavillier. Album : O Gringo. Barclay 1980.

  • Joseph Incardona : 220 Volts. Terreur dans la montagne.

    joseph incardona, 220 Volts, Lonely betty, ramuz, edition fayard, edition finitudeAvant même que le mot ne définisse le genre, Ramuz s’empara des codes du thriller pour raconter une histoire terrifiante qui se déroulait dans la montagne. Publié en six épisodes durant l’été 1925, La Grande Peur dans la Montagne reste aujourd’hui encore l’un des grands succès de l’auteur. Né à Lausanne, tout comme Ramuz, Joseph Incardona, a repris les thématiques de la montagne et de l’isolement pour nous pondre un thriller aussi fulgurant qu’une décharge électrique, intitulé 220 volts.

     

    L’angoisse de la page blanche c’est ce que semble subir Ramon Hill, écrivain à la notoriété grandissante qui ne parvient pas à achever son dernier roman. Mais Margot, sa superbe épouse avec qui il a eu deux beaux enfants, lui propose de partir une quinzaine de jours dans le chalet isolé de ses parents pour ressouder leur couple et retrouver l’inspiration manquante. Dubitatif, Ramon se laisse convaincre étant persuadé qu’un petit séjour à la montagne ne peut pas leur faire de mal. Mais l’isolement mêlé à des sentiments de paranoïa et de doute ne font jamais fait bon ménage et Ramon Hill va l’apprendre à ses dépens.

     

    La quintessence du thriller voilà comment l’on pourrait qualifier 220 Volts de Joseph Incardona. En moins de 200 pages l’auteur nous concocte une histoire somme toute assez classique mais qui va à l’essentiel. Et c’est ici que réside tout le talent de l’auteur qui, dans un style tout à la fois sardonique et acéré, nous entraine dans les affres de l’auteur en panne d’inspiration. Il faut savourer chacune des lignes de ce conte de fée qui vire à la tragédie pour s’achever dans un final totalement immoral pour se demander au détour de chacune de pages comment l’histoire va évoluer. Car si l’histoire est classique, l’enjeu du roman ne consiste pas à se demander ce qu’il va se passer, mais comment cela va-t-il se dérouler et c’est au détour de cette question essentielle que le lecteur prendra plaisir à découvrir les subtils rebondissements de ce superbe thriller.

     

    joseph incardona, 220 Volts, Lonely betty, ramuz, edition fayard, edition finitudeS’il ne pensait pas à Ramuz, Joseph Incardona avait probablement en tête l’œuvre d’un autre romancier lorsqu’il a écrit ce thriller. Un écrivain en panne d’inspiration, isolé dans la montagne avec femme et enfant, ça ne vous rappelle rien ? Si vous ne trouvez pas, vous découvrirez la réponse dans Lonely Betty, autre roman de Joseph Incardona qui se déroule dans le Maine le soir de Noël et qui narre le dernier jour de Betty, une institutrice retraitée et centenaire. Soixante ans après la disparition de trois enfants, Betty s’apprête à faire des révélations surprenantes qui concernent un de ses anciens élèves devenu célèbre. Un magnifique hommage qui se lit d’une traite.

     

     

    Joseph Incardona : 220 Volts. Edition Fayard Noir 2011.

    Lonely Betty. Edition Finitude 2010.

    A lire en écoutant : Main Title Theme of Shining de Wendy Carlos et Rachel Elkind.  (Songe d’une Nuit de Sabbat de Berlioz/Symphonie Fantastique).