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Auteurs I

  • Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule. La malédiction du sicario.

    IMG_2406.jpegUn mur n'y changerait rien et les histoires parfois violentes émergeant de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis continueront d'alimenter la richesse de deux cultures qui s'entremêlent et que l'on découvrait déjà dans de nombreux romans de Cormac McCarthy au gré de tragédies puissantes. C'est probablement dans cette continuité que s'inscrit Gabino Iglesias natif de Puerto Rico et résidant désormais à Austin au Texas où il exerce notamment les professions de journaliste et d'enseignant tout en pratiquant le culturisme et en entretenant la culture populaire de sa communauté qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes oscillant entre roman noir et fantastique et que l'on regroupe désormais sous l'appellation barrio noir illustrant parfaitement cette fusion détonante et violente rappelant, à certains égards, un film tel que Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez. On découvrait ce mélange au détour de Santa Muerte (Sonatine 2020), premier roman de l'auteur, combinant une intrigue sombre, sur fond de guerre des gangs, avec les rites magiques de la Santerìa en conférant à l'ensemble du récit une dimension tant sociale que surnaturelle illustrant cette culture populaire du barrio. On retrouve cette singularité dans Les Lamentations Du Coyote (Sonatine 2021) où la frontière prend une allure mystique autour des individus qui en arpentent les confins, ainsi que dans Le Diable Sur Mon Epaule, dernier roman en date de Gabino Iglesias nous entrainant vers l'univers inquiétant des tunnels creusés par les narcotrafiquants mexicains afin d'acheminer migrants et cargaisons de stupéfiants vers les Etats-Unis. 

     

    Les ennuis s'accumulent pour Mario qui doit faire face à la leucémie dont sa fille Anita est victime. Il sait bien que s'il lui arrive malheur son mariage n'y survivra pas. Avec sa femme Melisa, il fait régulièrement les trajets entre Austin et Houston où leur enfant est hospitalisée. Pour couronner le tout, son employeur le licencie tandis que les factures médicales, que l'assurance ne couvre pas, s'accumulent à son grand désespoir. Il ne lui reste pas d'autre choix que de contacter Brian, un ancien collègue qui s'est reconverti dans le trafic de stupéfiant et qui lui propose six mille dollars pour exécuter un concurrent. Sans l'ombre d'une hésitation, Mario s'acquitte du contrat avec une facilité déconcertante. Mais le sort semble s'acharner sur lui, ce qui le contraint à se montrer plus audacieux pour empocher davantage d'argent. Avec Brian, il va donc se ranger sous la coupe de Juanca, un narcotrafiquant leur promettant pas moins de deux cents mille dollars chacun pour s'attaquer à un gang rival, responsable de la mort de son frère. D'Austin à Juarez, les trois compères vont donc entamer un périple dantesque et périlleux, à la lisière d'une frontière où la mort et les créatures les plus étranges semblent s’être donnés rendez-vous. 

     

    Il faut bien avouer que l’on est totalement envoûté par cette intensité baroque, parfois déjantée, qui émane d’un récit où l’horreur prend une dimension à la fois fantastique et angoissante tout en se conjuguant avec la noirceur d’un parcours ponctué d’éclats d’une violence âpre. On côtoie ainsi des créatures inquiétantes arpentant l’obscurité de ces fameux tunnels clandestins et l’on découvre quelques rituels macabres permettant aux morts de revenir à la vie dans d’atroces conditions en invoquant des entités maléfiques. C’est autour de ces croyances et de ces maléfices que l’on va accompagner Mario, Brian et Juanca dans un périple hallucinant entre Austin et Juarez en rencontrant une cohorte d’individus tous plus sinistres les uns que les autres dans ce qui apparaît comme une mission à haut risque et dont l’enjeu narratif consiste à savoir qui va bien pouvoir s’extirper de ce bourbier sanglant. Mais s’il est question de sorcellerie et d’invocations païennes, Gabino Iglesias n’édulcore en rien la réalité du milieu des narcotrafiquants et de la guerre qui se joue entre les différents cartels avec ses stratégies faites d’alliances et de trahisons qui vont ponctuer un parcours se révélant d’une cruauté sans limite. Dans ce contexte tragique, l’auteur distille quelques scènes intenses à l’instar de cette traversée souterraine de la frontière ou de cette exécution atroce d’un comparse qui n’a pas répondu aux attentes du chef du cartel. Et puis de manière sous-jacente émerge les conditions de vie précaires des migrants latino-américains en quête d’une vie meilleure mais qui se heurtent notamment à cette discrimination latente comme en témoigne cette confrontation dans un diners où Juanca et Mario vont encaisser les affronts racistes dont ils font l’objet jusqu’à une certaine limite. Mélange glaçant d’une horreur surnaturelle s’intégrant parfaitement dans le réalisme de ce contexte explosif de guerre de cartels mexicains, Le Diable Sur Mon Épaule est un roman d’une redoutable sauvagerie nous entraînant dans un périple sans retour où la noirceur et le désespoir se déclinent  jusqu’à l’ultime ligne d’un texte saisissant et passionnant.

     

    Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule (The Devil Take Your Home). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Szczeciner.

    A lire en écoutant : Nueva Vida de Peso Pluma. Album : GENESIS. 2023 Double P Records.

  • Joseph Incardona : Stella Et L'Amérique. Get Up !

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    Même si ce n'est pas l'apanage des seuls auteurs américains, on observe dans le parcours de Joseph Incardona cette diversité dans les professions exercées, nous rappelant les trajectoires de vie tumultueuses de ces baroudeurs qui ont effectué une multitude de métiers avant de se lancer dans l'écriture avec cette sensation d'aventure, de soif de liberté et d'indépendance que l'on retrouve d'ailleurs dans leurs textes tout en portant un regard décalé sur la société qui les entoure à l'instar de John Fante, de Charles Bukowski ou de Harry Crews pour n'évoquer que quelques-uns de ces écrivains nourrissant son inspiration. Tout cela, on le retrouve dans l'ensemble de son œuvre, à commencer par la trilogie André Pastrella, son double de papier, dont les tribulations prennent l'allure d'une autofiction déroutante où l'on perçoit cette volonté prégnante du personnage de faire de l'écriture son métier au détour d'une vie plus ou moins instable et forcément riche en péripétie. Et puis il y a les romans bien évidemment, tous plus dévastateurs les uns que les autres, où l'absurde côtoie le cynisme nous rappelant, une fois encore, certains récits de ces écrivains américains qu'il aime citer. Cette influence américaine, parfois mêlée d'une certaine fascination, on la retrouve de manière assez évidente dans des textes tels que Lonely Betty (Finitude 2023) où Joseph Incardona rend hommage à un monument de la littérature de ce pays, alors que Misty (La Baleine 2013) fait référence à l'image du détective hardboiled d'une ville de Los Angeles forcément dévoyée. Il s'agit de brefs récits bousculant les clichés du rêve américain où l'auteur décline ce mal de vivre que l'on retrouve également dans Les Poings (Zoé poche 2024) où l'on rencontre Frankie Malone, boxeur désenchanté qui, des plaines hivernales du Midwest aux contrées ensoleillées de la Californie, entame son come-back afin de remonter sur le ring pour remporter le combat de sa vie. Et si l'on veut savoir ce qu'il est advenu de ce personnage déchu, on croisera Frankie Malone dans Stella Et L'Amérique, tout nouveau roman de Joseph Incardona nous entraînant dans le sillage d'une prostituée dotée d'un don de guérison miraculeux se produisant lors de ses étreintes tarifées avec ses clients.  

     

    Aux Etats-Unis, dans un bled paumé de la Georgie, il y a désormais toute une file d'éclopés en tout genre qui attendent devant le camping-car de Stella Thibodeaux, une jeune femme de 19 ans plutôt candide et plutôt jolie, exerçant le plus vieux métier du monde. Il faut dire que la nouvelle s'est rapidement répandue dans la région. Lors de ses séances tarifées, Stella guérit les malades et les paralysés en tout genre avec qui elle couche. L'un de ces miraculés se confie au père James Brown faisant remonter l'information à sa hiérarchie jusqu'à ce qu'elle parvienne aux plus hautes instances du Vatican. Entre dogme et sexe, le Saint-Père estime qu'il est plus approprié de faire de Stella une martyre dont on édulcorait le passé plutôt qu'une sainte encombrante. L'affaire est entendue et ce sont les jumeaux Bronski, tueurs dégénérés, qui vont se charger d'éliminer Stella en démontrant toute l'étendue de leurs compétences. Se rendant rapidement compte de son erreur, le père James Brown va prendre la jeune femme sous son aile et l'aider à fuir les tueurs lancés à ses trousses. Il faut dire que le prêtre, un ancien des Navy Seals, a de la ressource pour affronter tout ceux qui voudraient s'en prendre à sa protégée. Et pour contrer ses adversaires, le meilleur moyen de s’en sortir c’est de faire connaître le don de Stella au monde entier. Une histoire juteuse, un peu dingue, qui fleure bon le Pulitzer et que Luis Molian, journaliste pour le Savannah News, aimerait bien retranscrire en essayant de retrouver lui aussi les fuyards qui entament une course effrénée en traversant les contrées du sud du pays pour se rendre à Las Vegas, ville de tous les excès et de tous les pêchés. Les miracles n'ont pas de prix.

     

    Si La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) et Les Corps Solides (Finitude 2022), les deux précédents romans de Joseph Incardona, s'inscrivent dans un registre plus sombre et plus grave, Stella Et L'Amérique, avec son côté roman noir burlesque, nous rappelle davantage les tonalités déjantées que l'on trouvait dans Chaleur (Finitude 2018) avec ce concours improbable d'endurance dans un sana chauffé à 110 degrés. Cette noirceur qui nous fait grincer des dents, ce regard décalé sur le monde qui nous entoure, c'est ce que l'on apprécie chez l'auteur helvétique choisissant de nous entraîner dans les confins des état du sud d'une Amérique puritaine, dont il s'emploie à dynamiter les clichés qui en font sa légende. En croisant Santa Muerte la voyante et Tarzan le nonagénaire qui s'occupe des lions, ainsi que toute la galerie de freaks d'un cirque itinérant que Stella côtoie en sillonnant la région avec son camping-car lui permettant de travailler en toute indépendance, on pense bien évidemment à l'univers de Harry Crews pour rester dans le domaine littéraire, tandis que la violence émanant tant du père James Brown que des jumeaux Bronski nous rappelle, à certains égards, l'extravagance des films des frères Cohen. Autour d'un texte énergique aux ellipses vertigineuses, on apprécie cette marque de fabrique particulière de l'auteur interpellant directement le lecteur comme pour le secouer quelques instant avant de l'entraîner à nouveau dans le maelström de cette course-poursuite infernale. Et si l'action est omniprésente, Joseph Incardona prend le temps de la réflexion en abordant le thème de la foi et du dogme que l'on veut préserver à tout prix en l'opposant au désir et à la sexualité que l'on ne saurait concilier. On perçoit ainsi cette hypocrisie frappant les hautes instances religieuses préférant s'enfermer dans un déni meurtrier en s'autorisant à éliminer cette jeune prostituée encombrante faisant des miracles lors de l'exercice de son métier. Mais en jouant avec ces clichés imprégnés d'une dérision cinglante, Joseph Incardona évite l'écueil du pamphlet lourdingue en déclinant une atmosphère aux relents poisseux et âpres dans laquelle évolue ces personnages emblématiques du genre, mais dotés, pour certains d'entre eux, de caractéristiques dissonantes à l'image de ce prêtre James Brown, un nom pareil ça ne s'invente pas, incarnation de toutes nos contradictions. Cette opposition on la retrouve également dans les deux portraits de femmes qui traversent le récit avec tout d'abord Stella Thibodeaux, personnalité solaire se laissant porter par les événements, dont la générosité et la gentillesse se décline autour d'une certaine naïveté expliquant peut-être l'origine de ce don si encombrant dont elle est affublée, tandis que Brenda Moore, une inquiétante séductrice, manipule son entourage de tueurs et de commanditaires puissants pour parvenir à ses fins qui se révèlent peu honorables. Ainsi, au détour de cette tonitruante satyre sociale à la noirceur jubilatoire, Stella Et L’Amérique révèle, une fois encore, toute l’originalité d’un auteur talentueux qui ne cesse de se renouveler tout en nous bousculant dans nos certitudes.
     

     

    Joseph Incardona : Stella Et L'Amérique. Editions Finitude 2024.

    A lire en écoutant : Get Up I Feel Like Being A Sex Machine de James Brown. Album: Funk Power 1970: A Brand New Thang (feat. The Original J.B.s).1996 UMG Recordings, Inc.

  • JOSEPH INCARDONA & THOMAS OTT : LONELY BETTY. INSPIRATION.

    Capture d’écran 2023-05-29 à 20.49.17.pngDans l'univers du noir émerge la lumière et c'est cette particularité qui définit l'oeuvre sombre de ces deux artistes suisses que sont Joseph Incardona, auteur lausannois de romans se situant à la périphérie des genres et Thomas Ott, illustrateur zurichois se distinguant avec la technique de la carte à gratter où l'incision avec un cutter japonais laisse apparaître un dessin en noir sur blanc aux tonalités à la fois poétiques et inquiétantes. Evoluant sur des registres semblables de la littérature noire et de l'univers underground, il était donc logique que ces deux artistes helvétiques se rencontrent en travaillant autour d'un projet commun avec la réédition aux éditions Finitude de Lonely Betty, roman emblématique de Joseph Incardona désormais enrichi de sept illustrations de Thomas Ott soulignant l'atmosphère angoissante d'un texte aux contours fantastique rendant hommage à un grand romancier du genre.

     

    joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeA la veille de Noël, il neige sur Durham, cette petite ville du Maine où vit Betty Holmes et dont la communauté s'apprête à fêter ses 100 ans. Séjournant dans un home pour personnes âgées, cette ancienne institutrice s'est murée dans le silence depuis 54 ans, suite à la disparition tragique de trois de ses élèves. Un événement dont elle ne s'est jamais remise. Mais alors que l'on célèbre son anniversaire, la vieille femme surprend tout son entourage en vomissant sur son gâteau avant de faire entendre le son de sa voix en exigeant de voir immédiatement le lieutenant à la retraite John Markham. Elle a des révélations à faire au sujet de l'un de ses anciens élèves devenu célèbre. Mais après s'être confiée auprès du policier, Betty ne célèbrera pas Noël. Que peut-elle bien avoir raconté au vieil enquêteur chevronné ?

     

    On se réjouit de la mise au goût du jour de ce bref ouvrage d'une centaine de pages empruntant tous les codes du genre avec une convergence entre le roman policier et le roman fantastique s'articulant autour du caractère marqué d'une galerie de personnages sublimant un récit aux entournures malicieuses et au final fracassant, véritable déclaration d'amour à l'une des grandes figures de la littérature populaire. Sur la base de ce pastiche nuancé à l'ambiance inquiétante, joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeThomas Ott nous offre sept illustrations dont les cadrages élaborés soulignent la tension de l'intrigue en marquant les temps forts de chacune des parties du roman. On y distingue ainsi, l'infirmière pulpeuse, le vieux flic revenu de tout, la silhouette des trois élèves disparus s'enfonçant dans la forêt, Betty bien évidemment ainsi que son célèbre élève lui causant tant de tourments. Comme un fait exprès, Thomas Ott s'emploie à dissimuler une partie des traits des protagonistes que ce soit par le biais du cadrage ou de la lumière en jouant avec le contre-jour, afin d'accentuer la part de mystère et de singularité émanant d'une histoire aux allures de conte obscur sublimé d'illustrations aux détails envoûtants, lui conférant une envergure phénoménale et détonante. Symbiose de l'image et du texte, Lonely Betty incarne ainsi le choc d'une rencontre artistique d'envergure qu'il convient de saluer.

     

    Joseph Incardona & Thomas Ott : Lonely Betty. Editions Finitude 2023.


    A lire en écoutant : Lonely Betty de The Pollies. Album : Not Here. 2015 Single Lock Records.

  • Joseph Incardona : Les Corps Solides. Planche de salut.

    joseph incardona, éditions finitude, Les corps solidesLa question lancinante que l'on se pose depuis plusieurs années avec Joseph Incardona, c'est de savoir si le prochain livre sera encore meilleur que le précédent. C'est d'ailleurs avec une certaine appréhension que l'on découvre son dernier roman tant l'on avait été séduit par La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) qui se déroulait à Genève dans les années 80 avec un sublime récit qui mettait à mal le milieu de la finance à une époque où l'argent se transférait d'une frontière à l'autre en parapente quand aujourd'hui un simple "clic" suffit pour déplacer des sommes colossales. Fidèle à Finitude depuis 2005, une maison d'éditions bordelaise indépendante, Joseph Incardona a su assoir sa réputation avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) qui obtenait le Grand prix de la littérature policière en 2015 tandis que Chaleur (Finitude 2017) était récompensé par le jury du prix du Polar romand en 2017. Il ne faudrait pas oublier les nombreux ouvrages précédents que l'auteur a publié dans diverses maisons d'éditions comme 220 Volts (Fayard Noir 2011), Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) ainsi que le fameux Permis C édité chez BSN Press, récipiendaire du prix des Romans des Romands, qui évoquait l'enfance de l'auteur italo-suisse. Mais pour en terminer avec cette appréhension du dernier ouvrage, il faut admettre sans ambage que Les Corps Solides figurera sans nul doute parmi les grands romans de cette rentrée littéraire chargée et qu'il marquera durablement les esprits avec un récit à la fois sobre et intense en faisant honneur à la superbe bibliographie du romancier.

     

    Un simple accident peut faire basculer toute votre vie. Ce n'est pas Anna qui le contredira alors qu'elle part en embardée, en croisant le chemin d'un sanglier, et qu'elle détruit ainsi son camion-rôtissoire que l'assurance refuse de rembourser. Adieu la vente des poulets rôtis sur les marchés et bonjour l'angoisse des finances qui se tarissent brutalement. Anna vit pourtant modestement dans un mobile-home au bord de l'Atlantique avec son fils Léo passionné de surf. Un vie de liberté mise à mal par les ennuis et les dettes qui s'accumulent. Il y aurait pourtant un moyen simple de gagner 50 000 euros en sinscrivant à ce fameux "Jeu" dont tout le monde parle avec une règle simple qui consiste à toucher une voiture et à être le dernier des vingt concurrents à la lâcher. Malgré l'insistance de son fils qui voit là une porte de sortie afin de se mettre définitivement à l'abri de leurs soucis financiers, Anna refuse de vendre son âme au diable et de s'adonner à ce concours absurde. Mais a-t-on vraiment le choix dans un monde régit par la cupidité et le voyeurisme ?

     

    On pense bien évidemment à Horace McCoy et son concours absurde dans On Achève Bien Les Chevaux mais également à Car de Harry Crews avec cet homme qui s'est mis en tête de manger une voiture pièce par pièce. D'ailleurs dans Les Corps Solides, l'automobile est justement le point central du récit tant l'on se focalise autour de cet objet du désir qui fracture désormais la société avec ces groupuscules écologistes manifestant aux abords du "Jeu" tandis que les décideurs mettent justement en place ce concours inepte pour relancer une industrie qui périclite. Joseph Incardona place donc avec justesse les enjeux d'un monde en crise tout comme celui d'Horace McCoy où cette joute de l'absurde est certaine de rencontrer du succès puisque les organisateurs cyniques, qu'il dépeint avec maestria, savent pertinemment qu'ils peuvent faire beaucoup de chose avec le désespoir des gens. L'autre thématique du récit, c'est la dignité qu'incarne Anna qui cède peu à peu sous la contrainte de sa situation fragile pour se lancer dans cette aventure insensée qu'elle entame à son corps défendant. L'enjeu de l'intrigue réside donc sur la limite tant physique, mais également psychologique qui vous emprisonne dans la folie de ce "Jeu" qui prend une allure terrifiante à mesure que les heures, les jours et les nuits s'écoulent sous le regard d'un public conquis. Jusqu'ou ira-t-on dans l'ineptie ? Avec une mise en scène soignée comme il sait si bien le faire, Joseph Incardona nous donnera la réponse autour d'une scène finale époustouflante où la liberté qui s'incarne dans le surf où l'on se redresse se heurtera aux aléas du "Jeu" où l'on s'écroule. Le tout est de savoir qui l'emportera. Situations poignantes attendues, on apprécie dans Les Corps Solides toute la retenue de l'auteur qui décline une galerie de personnages incarnant cette population précaire à l'image bien sûr d'Anna et de Léo mais également de ce couple des jeunes agriculteurs qui tirent le diable par la queue ou bien évidemment des autres concurrents du fameux "Jeu" en déclinant ainsi toute la gamme du désespoir, de la convoitise et même de la quête de notoriété qui anime ces joueurs. Tout cela nous donne une chronique sociale étincelante à l'image de la couverture du livre qui prend l'allure d'une carrosserie rutilante, objet de tous les désirs. Bel équilibre d'émotions et de tensions, Les Corps Solides est un roman qui vous foudroie.

     

    Joseph Incardona : Les Corps Solides. Editions finitude 2022.

    A lire en écoutant : Cadillac Ranch de Bruce Springsteen. Album : The River. 1980 Bruce Springsteen.

  • VALENTINE IMHOF : LE BLUES DES PHALENES. DEFLAGRATION.

    Valentine Imhof, éditions du rouergue, le blues des phalènes

    La vie de chroniqueur n'est faite que de frustrations et de rendez-vous manqués avec des ouvrages qui défraient la chronique et que l'on n'a pourtant pas eu le temps de lire comme ce fut le cas avec Par Les Rafales (Rouergue/Noir 2018) de Valentine Imhof, un premier roman policier dont une partie de l'intrigue se situait à Nancy et qui avait bouleversé bon nombre de critiques. Second roman policier, Zippo (Rouergue/Noir 2019) prenait pour cadre Milwaukee aux Etats-Unis avec une parution beaucoup plus confidentielle mais qui suscitait le même enthousiasme auprès des amateurs. Entre Lorraine, terre d'origine de la romancière, et Etats-Unis où elle a séjourné à plusieurs reprises, Valentine Imhof enseigne désormais le français au lycée de l'île de Saint-Pierre, comme partagée entre deux territoires de prédilection qui s'inscrivent dans ses deux premiers romans. Détentrice d'une maîtrise en littérature et civilisation américaine, Valentine Imhof a également publié Henry Miller, La Rage D'écrire (Transboréal 2017) une biographie sur ce célèbre romancier, grand témoin critique de l'Amérique contemporaine qu'il décline tout au long d'une oeuvre jugée sulfureuse par une société puritaine qui ne lui fera aucune concession. Regard critique d'une Amérique qui la fascine, Valentine Imhof change de registre avec Le Blues Des Phalènes qui prend pour cadre une nouvelle fois les Etats-unis dans son ensemble avec un récit oscillant sur les registres de l'histoire, de l'aventure et du roman noir et qui se déroule durant la période sombre de la grande dépression des années 30 avec comme point d'orgue l'explosion de Halifax en 1917 qui fut la plus grande déflagration causée par l'homme avant les premiers essais atomiques au Nouveau Mexique. 

     

    Le 6 décembre 1917, une gigantesque explosion ravage la ville de Halifax en bouleversant le destin des rares survivants qui semblent poursuivis toute leur vie par le souffle de la déflagration balayant leur destinée. Comme marqués par cette malédiction, ils vont traverser une Amérique frappée par la Grande Dépression des années 30. Celle qui projète des millions d'affamés sur les routes en quête d'un avenir meilleur. Il y a Arthur, le vétéran de guerre qui ne se remet pas du souvenir des massacres dans les tranchées de la Somme et surtout du poids de crimes impardonnables qu'il a commis. Il y a Pekka qui change constamment de nom, qui endosse d'autres identités à chaque fois qu'elle débarque dans une nouvelle ville. Il y a Nathan, le fils de l'Explosion qui entame une vie de trimardeur, une vie d'errance en parcourant tout le pays à bord de trains de marchandises en essayant d'éviter les vigiles et leurs matraques. Et puis il y a Milton, le rejeton d'un famille richissime qui a renoncé à tout pour se retirer à Tip Top, une ville fantôme de l'Arizona. Du gigantisme de New-work à l'immensité des champs de la Californie et de ses travailleurs courbés, de l'exposition universelle de Chicago au barrage Hoover qui s'érige sur le sang des ouvriers, on suit ainsi le parcours de ces quatre âmes damnées qui se débattent dans le fracas d'un monde impitoyable. 

     

    Comme tout récit monumental, Le Blues Des Phalènes est un roman noir intense qui se mérite avec une structure narrative déconcertante qui ne manquera pas de bousculer le lecteur abreuvé de trames trop linéaires. A la manière d un compte à rebours, le récit se concentre sur chacun des personnages représentant une année de la Grande Dépression débutant en 1935 pour Milton puis se focalisant sur la période de 1933 pour Arthur avant de passer au déroulement de l'année 1931 pour Pekka et Nathan. Puis survient cette explosion de 1917 à Halifax qui rassemble l'ensemble des personnages avant d'être à nouveau projetés dans une temporalité qui s'inverse en retournant en 1932 pour suivre le parcours de Nathan, puis en 1933 en accompagnant Pekka du côté de Chicago suivi de 1934 pour s'attacher au destin d'Arthur découvrant les affres des travailleurs exploités en Californie avant de s'achever en 1935 dans la solitude du désert de l'Arizona dans lequel on retrouve Milton. La boucle est ainsi bouclée et l'on observe donc une espèce d'éclatement, d'explosion de cette arche narrative, symbole de la déflagration de Halifax, qui contribue au malaise d'une époque trouble où l'on croise une multitude d'individus déroutants qui s'inscrivent dans cette fresque historique à la fois méconnue et brutale de l'Amérique que Valentine Imhof dépeint au gré d'un texte incandescent et flamboyant. Outre l'aspect d'une narration singulière, il faut également souligner la beauté de cette écriture dense et extrêmement travaillée nous permettant de nous immerger dans un texte très fluide qui nous entraîne, sans crier gare, dans les méandres d'une intrigue où la réalité se conjugue constamment à la fiction sans que l'on y prenne vraiment conscience. Aux côtés de ses quatre personnages de fiction que sont Milton, Arthur, Pekka et Nathan, on côtoie des individus méconnus de l'histoire contemporaine des Etats-Unis que sont John Spivak, journaliste communiste qui s'attache à dépeindre les conditions de vie des ouvriers, Gutzon Borglum le sculpteur du Mont Rushmore affilié au Klan, Robert Allerton philanthrope issu d'une famille richissime de Chicago, Winnie Ruth Judd une meurtrière qui défraya la chronique judiciaire sensationnaliste de l'époque et Robert Ripley reporter et dessinateur qui organisa des expositions de freaks pour l'exposition universelle de Chicago. C'est l'occasion pour Valentine Imhof de dépeindre les contradictions d'un pays partagé entre deux idéologies que sont le communisme et le fascisme et des conflits qu'il ont engendré notamment au sein d'une classe ouvrière surexploitée avec des méthodes telles que le taylorisme et dont on prend la pleine mesure au gré de scènes parfois dantesques abondamment décrites tout comme le ressenti de ces personnages poignants qui évoluent dans cette période chaotique en supportant constamment le poids d'une culpabilité dramatique qui les détruit peu à peu. Tout cela nous donne une fresque foisonnante d'un pays ravagé par la misère qui semble se consumer de l'intérieur au gré de ses contradictions et de ses clivages que Valetine Imhof restitue avec la précision d'un texte ambitieux qui comblera les lecteurs les plus exigeants qui auront sans doute quelques réminiscences des romans de London, de Steinbeck et de Dos Passos. 

     

    A la fois âpre et majestueux, Le Blues Des Phalènes est une éblouissante reconstitution de cette époque trouble de la Grande Dépression que Valentine Imhof décline au gré d'un récit intense et engagé qui nous rappelle que l'Histoire est un éternel recommencement et que les erreurs du passé ne font que renforcer celles du présent.

     

    Valentine Imhof : Le Blues Des Phalènes. Editions du Rouegue/Noir 2022.

    A lire en écoutant : Georgia Lee de Tom Waits. Album : Mule Variation. 2017 Anti.