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  • DAVID JOY : LES DEUX VISAGES DU MONDE. LES FRUITS DE LA COLERE.

    david joy,les deux visages du monde,éditions sonatineOn pourra bien parler de Ron Rash, de Daniel Woodrell, de Larry Brown aussi, et énumérer ainsi toute une cohorte de romanciers prestigieux pouvant avoir influencé son œuvre pour se dire que finalement, au bout de cinq ouvrages d'une impressionnante sagacité, David Joy est devenu un auteur essentiel, à nul autre pareil, évoquant les travers sociaux de son pays au gré de récits sombres se déroulant dans le comté de Jackson, niché au cœur du massif des Appalaches, où il vit depuis l'âge de dix-huit ans. C'est cet ancrage à la région, ainsi que ces voix résonnant sur les contreforts de ces montagnes qu'il affectionne tant, qui caractérisent chacun de ses romans où, depuis ce petit lopin de terre, émerge certains des affres touchant l'ensemble des Etats-Unis. Il y est particulièrement question d'opioïde et des trafics sordides qui en découlent que ce soit avec Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2016), son premier roman, ainsi que Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) où il est également fait mention de la difficulté de se réinsérer pour un vétéran de la guerre d'Afghanistan, tandis qu'avec Nos Vies En Flamme (Sonatine 2022) émerge les thèmes en lien avec le réchauffement climatique se traduisant, dans la région, par ces immenses incendies ravageant la forêt. Et même s'il s'éloigne de tout ce qui a trait à la consommation de stupéfiants et à la marginalité qui résulte, Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2020) se concentre une nouvelle fois sur les petites gens du comté de Jackson et de ce qui les unit dans la difficulté, mais également des rapports violents qui peuvent parfois diviser les membres d'une communauté préférant régler leurs comptes sans faire appel aux autorités pour lesquelles ils ont une confiance toute relative. Mais c'est sur un tout autre registre que David Joy revient sur le devant de la scène littéraire avec Les Deux Visages Du Monde où il aborde, avec une acuité incroyable, les délicats sujets du racisme et de la discrimination institutionnalisée qui secouent les régions les plus reculées du pays où l'on peine à voir la réalité en face.

     

    Toya Gardner a quitté Atlanta pour s'installer chez sa grand-mère, Vess Jones qui vit depuis toujours dans les montagnes de Caroline du Nord, non loin de Sylva chef-lieu du comté de Jackson. Désireuse d'achever son cursus universitaire dans le domaine artistique, cette jeune afro-américaine entend également dénoncer l'histoire de l'esclavagisme qui a marqué la région en effectuant quelques coups d'éclats déclenchant la colère de certains habitants et en provoquant ainsi une division au sein de la communauté ainsi que la résurgence d'éléments du passé que l'on voudrait continuer à oublier ou à enjoliver. C'est à ce moment qu'Ernie Allison, adjoint du shérif du comté, interpelle un individu inquiétant qui semble affilier aux suprémacistes blancs et qui possède un étrange carnet où figure les noms des personnalités importantes de la région. Désireux d'en savoir plus, Ernie se voit opposer une fin de non-recevoir de sa hiérarchie décidant de classer l'affaire. Mais quelques semaines plus tard, les événements prennent une autre tournure, lorsque deux crimes vont être commis dans ce coin perdu du massif des Appalaches désormais sujet à toutes les tensions. 

     

    D'entrée de jeu, on saluera avec Les Deux Visages Du Monde, la maturité de la mise en scène narrative d'une intrigue où l'enchainement des événements va se révéler extrêmement surprenant au gré de quelques scènes saisissante que les lecteurs les plus avisés seront bien en peine de voir venir. Et c'est peut-être là que réside le talent de David Joy de se situer à l'endroit où l'on ne l'attend pas, ce d'autant plus lorsqu'il aborde le thème du racisme au sein de la région où il vit en exposant les enjeux des uns et des autres au gré de confrontation d'un réalisme troublant qui s'éloigne résolument des clichés propre à ses régions du sud des Etats-Unis. A l'instar de William Dean Cawthorn, ce marginal affilié aux suprémacistes blancs, le personnage se révèle bien plus complexe qu'il n'y parait, même s'il apparaît extrêmement menaçant au gré de ses convictions odieuses et de ses accointances avec des notables affiliés au Ku Klux Klan. Exit donc l'individu redneck bas du plafond ou le psychopathe sanguinaire. Le racisme que David Joy évoque durant tout le récit, parait beaucoup plus insidieux comme ancré dans une certitude biaisée où l'on s'emploie à réécrire ou à atténuer un passé trouble à l'image de ce drapeau confédéré sujet des conflits entre le shérif John Coggins et Toya Gardner cette jeune afro-américain qui ne supporte plus ces relents, ou plutôt ces incarnations d'une société qui s'est bâtie sur les fondements de l'esclavagisme et de la discrimination. A partir de là, David Joy met en scène deux communautés qui ne se comprennent pas et, de fait, qui ne dialoguent plus mais qui s'interrogent parfois en tentant de se remettre en question et de trouver du sens dans ce conflit qui les oppose. C'est peut-être ce que l'on perçoit au gré des rapports entre John Coggins et Vess Jones, la grand-mère de Toya qui ne s'exprime pas avec autant de véhémence que sa petite fille mais n'en pense pas moins. Se targuant d'être l'ami d'enfance du mari défunt de Vess, le shérif Coggins ne peut admettre que l'on puisse le considérer comme quelqu'un de raciste. Mais le diable réside dans le détails, ou plutôt dans le quotidien de chacun que David Joy révèle au détour d'anecdotes extrêmement parlantes sur l'état d'esprit d'un certains nombres de concitoyens apparaissant, de prime abord, tout ce qu'il y a de plus respectables. Tout cela prend forme au sein de cet environnement sauvage que l'auteur dépeint avec cette force d évocation prégnante à l'exemple de ces instants où Vess Jones se ressource dans son potager ou de ces moments où l'adjoint du shérif Ernie Allison nourrit les truites du ruisseau bordant l'ancienne ferme de ses grands-parents où il vit et qui n'aime rien tant que de parcourir la forêt pour chasser ou cueillir des champignons. Ainsi,  au-delà du racisme qui divise, c'est probablement là que s'incarne Les Deux Visages Du Monde, autour de cette nature luxuriante et foisonnante indifférente à cette colère de femmes et d'hommes qui ne se comprennent plus en sombrant dans une violence qui tourne forcément au drame que l'on doit surmonter dans la douleur et qu'il faut surmonter au gré d'un processus de résilience que David Joy exprime avec une intensité émotionnelle peu commune. 

     

    David Joy : Les Deux Visages Du Monde (Those We Thought We Knew). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Cotté.

    A lire en écoutant : Like Some Old Sad Song de David Childers. Album : Melancholy Angel. 2023 Ramseur Records.

  • Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule. La malédiction du sicario.

    IMG_2406.jpegUn mur n'y changerait rien et les histoires parfois violentes émergeant de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis continueront d'alimenter la richesse de deux cultures qui s'entremêlent et que l'on découvrait déjà dans de nombreux romans de Cormac McCarthy au gré de tragédies puissantes. C'est probablement dans cette continuité que s'inscrit Gabino Iglesias natif de Puerto Rico et résidant désormais à Austin au Texas où il exerce notamment les professions de journaliste et d'enseignant tout en pratiquant le culturisme et en entretenant la culture populaire de sa communauté qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes oscillant entre roman noir et fantastique et que l'on regroupe désormais sous l'appellation barrio noir illustrant parfaitement cette fusion détonante et violente rappelant, à certains égards, un film tel que Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez. On découvrait ce mélange au détour de Santa Muerte (Sonatine 2020), premier roman de l'auteur, combinant une intrigue sombre, sur fond de guerre des gangs, avec les rites magiques de la Santerìa en conférant à l'ensemble du récit une dimension tant sociale que surnaturelle illustrant cette culture populaire du barrio. On retrouve cette singularité dans Les Lamentations Du Coyote (Sonatine 2021) où la frontière prend une allure mystique autour des individus qui en arpentent les confins, ainsi que dans Le Diable Sur Mon Epaule, dernier roman en date de Gabino Iglesias nous entrainant vers l'univers inquiétant des tunnels creusés par les narcotrafiquants mexicains afin d'acheminer migrants et cargaisons de stupéfiants vers les Etats-Unis. 

     

    Les ennuis s'accumulent pour Mario qui doit faire face à la leucémie dont sa fille Anita est victime. Il sait bien que s'il lui arrive malheur son mariage n'y survivra pas. Avec sa femme Melisa, il fait régulièrement les trajets entre Austin et Houston où leur enfant est hospitalisée. Pour couronner le tout, son employeur le licencie tandis que les factures médicales, que l'assurance ne couvre pas, s'accumulent à son grand désespoir. Il ne lui reste pas d'autre choix que de contacter Brian, un ancien collègue qui s'est reconverti dans le trafic de stupéfiant et qui lui propose six mille dollars pour exécuter un concurrent. Sans l'ombre d'une hésitation, Mario s'acquitte du contrat avec une facilité déconcertante. Mais le sort semble s'acharner sur lui, ce qui le contraint à se montrer plus audacieux pour empocher davantage d'argent. Avec Brian, il va donc se ranger sous la coupe de Juanca, un narcotrafiquant leur promettant pas moins de deux cents mille dollars chacun pour s'attaquer à un gang rival, responsable de la mort de son frère. D'Austin à Juarez, les trois compères vont donc entamer un périple dantesque et périlleux, à la lisière d'une frontière où la mort et les créatures les plus étranges semblent s’être donnés rendez-vous. 

     

    Il faut bien avouer que l’on est totalement envoûté par cette intensité baroque, parfois déjantée, qui émane d’un récit où l’horreur prend une dimension à la fois fantastique et angoissante tout en se conjuguant avec la noirceur d’un parcours ponctué d’éclats d’une violence âpre. On côtoie ainsi des créatures inquiétantes arpentant l’obscurité de ces fameux tunnels clandestins et l’on découvre quelques rituels macabres permettant aux morts de revenir à la vie dans d’atroces conditions en invoquant des entités maléfiques. C’est autour de ces croyances et de ces maléfices que l’on va accompagner Mario, Brian et Juanca dans un périple hallucinant entre Austin et Juarez en rencontrant une cohorte d’individus tous plus sinistres les uns que les autres dans ce qui apparaît comme une mission à haut risque et dont l’enjeu narratif consiste à savoir qui va bien pouvoir s’extirper de ce bourbier sanglant. Mais s’il est question de sorcellerie et d’invocations païennes, Gabino Iglesias n’édulcore en rien la réalité du milieu des narcotrafiquants et de la guerre qui se joue entre les différents cartels avec ses stratégies faites d’alliances et de trahisons qui vont ponctuer un parcours se révélant d’une cruauté sans limite. Dans ce contexte tragique, l’auteur distille quelques scènes intenses à l’instar de cette traversée souterraine de la frontière ou de cette exécution atroce d’un comparse qui n’a pas répondu aux attentes du chef du cartel. Et puis de manière sous-jacente émerge les conditions de vie précaires des migrants latino-américains en quête d’une vie meilleure mais qui se heurtent notamment à cette discrimination latente comme en témoigne cette confrontation dans un diners où Juanca et Mario vont encaisser les affronts racistes dont ils font l’objet jusqu’à une certaine limite. Mélange glaçant d’une horreur surnaturelle s’intégrant parfaitement dans le réalisme de ce contexte explosif de guerre de cartels mexicains, Le Diable Sur Mon Épaule est un roman d’une redoutable sauvagerie nous entraînant dans un périple sans retour où la noirceur et le désespoir se déclinent  jusqu’à l’ultime ligne d’un texte saisissant et passionnant.

     

    Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule (The Devil Take Your Home). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Szczeciner.

    A lire en écoutant : Nueva Vida de Peso Pluma. Album : GENESIS. 2023 Double P Records.

  • TIFFANY QUAY TYSON : UN PROFOND SOMMEIL. ENTRE TERRE ET EAU.

    Capture d’écran 2022-12-03 à 18.25.36.pngDans les intrigues se concentrant sur le thème des enlèvements d'enfants, le narrateur se focalise davantage sur les méandres de l'investigation et la personnalité des enquêteurs chargés de l'affaire en faisant passer au second plan tout l'aspect des membres d'une famille plus ou moins meurtrie par la survenue d'un tel événement. Il en va tout autrement d'un roman comme Un Profond Sommeil de Tiffany Quay Tyson dont il s'agit du premier récit traduit en français mettant en scène les aléas de la famille Watkins dont la petite fille Pantsy a disparu sans laisser aucune trace. Native du sud des Etats-Unis, plus précisément de Jackson dans le Mississippi, Tiffany Quay Tyson a également exercé la profession de journaliste au coeur de cet Etat, avant de se lancer dans l'écriture en choisissant le cadre si particulier de cette région où elle a vécu, pour ensuite nous immerger, et le terme n'est pas galvaudé, dans les méandres des Everglades en Floride, entre terre et eau au gré d'un récit à l'ambiance à la fois sombre et âpre rappelant les romans de Faulkner et dont le titre original, The Past Is Never, fait référence à une citation de cet auteur emblématique.

     

    En 1978 à White Forest dans le Mississippi, les enfants Watkins n'ont plus de nouvelles de leur père depuis trois semaines. Il faut dire qu'en exerçant l'activité de faux-monnayeur, ce dernier à la fâcheuse tendance à disparaître pour échapper à la police. La mère, quelque peu dépassée, fait ce qu'elle peut pour tenir le foyer même si c'est Roberta, que tout le monde surnomme Bert, la fille aînée qui assume la plupart des corvées, tandis que son frère aîné Willet et sa petite soeur Pansy se contentent de jouer. Par un chaud après-midi estival, les trois enfants bravent tous les interdits et toutes les superstitions qui entourent la carrière désaffectée pour aller se baigner. Mais après s'être éloignés pour aller chercher des baies, Roberta et Willet constatent que leur petite soeur a disparu. Toutes les recherches restent vaines, mais malgré les années qui passent Roberta et Willet ne renoncent pas. D'ailleurs, même si l'indice est mince, ils n'hésitent pas à s'installer dans le sud de la Floride. C'est probablement dans la profondeur des Everglades qu'ils espèrent trouver des réponses à leurs questions. 

     

    Il va de soi que l'enjeu d'un récit comme Un Profond Sommeil consiste à savoir ce qu'il est advenu de la petite Pansy en nous donnant l'occasion de passer en revue les membres de la famille Watkins et plus particulièrement les dysfonctionnements des parents avec un père délinquant aux abonnés absents tandis que la mère sombre peu à peu dans le marasme de la dépression. On observe ainsi les rapports entre Bert, officiant comme narratrice de l'intrigue, et son frère Willet qui va abandonner rapidement ses études pour travailler comme itinérant sur des chantiers afin de consacrer la majeure partie de son temps libre à la recherche d'éventuelles traces de sa petite sœur disparue. Deux jeunes personnes qui vont se soutenir mutuellement en portant sur leurs épaules le poids de la culpabilité avec cette sensation étrange émanant des lieux de l'enlèvement et plus particulièrement cette impression de Bert qui semble avoir distingué une ombre maléfique pouvant être responsable de la disparition de sa sœur. C'est ainsi que Tiffany Quay Tyson distille avec justesse cette atmosphère chimérique qui plane sur la petite localité de White Forest avec juste ce qu'il faut de superstition pour instiller le doute quant au devenir de la petite Pansy. L'autre aspect du récit tourne autour du parcours de mamie Clem, la grand-mère de Bert qui officie à la fois comme sage-femme et guérisseuse tout en pratiquant de manière clandestine l'avortement pour une multitude de femmes se trouvant dans des situations délicates. En confiant son savoir à la jeune Bert, Tiffany Quay Tyson aborde ainsi toute la thématique de la transmission au sein de la famille tout en évoquant le sujet délicat du droit à l'avortement au coeur d'un état qui vient de le bannir. Mais au-delà des liens qui se nouent entre mamie Clem et la jeune Bert, on distingue également tous les non-dits et les secrets de famille qui font peu à peu surface à mesure que l'on découvre le parcours sinueux de la vieille femme sur fond de discrimination et de ségrégation déclencheurs d'atroces événements qui vont avoir un impact néfaste sur l'ensemble de la famille Watkins et plus particulièrement du père de Bert, ce personnage mystérieux, dont l'ombre plane dans le lointain comme une menace plus ou moins diffuse. Cherchant la vérité à tout prix, on suivra Bert dans sa quête qui la conduira sur la côte morcelée de l'est de la Floride dans la région des Ten Thousand Islands abritant une communauté composée d'une minorité ethnique plutôt farouche à l'image du paysage qui l'entoure et que la romancière dépeint avec une certaine maestria pour nous entrainer dans cette ultime recherche, chargée de tensions et d'émotions, tandis que l'on s'enfonce dans ce labyrinthe de terre et d'eau et au bout duquel Bert aboutira pour découvrir ce qu'il a pu advenir de sa sœur disparue en lui permettant peut-être de trouver un certain apaisement imprégné d’incertitudes.

     

    Ponctué de drames et de chagrins, Un Profond Sommeil est un roman brillant qui fait la part belle aux personnages de femmes fortes et engagées surmontant les affres des secrets de famille tout en faisant face aux idées préconçues d’une société à la fois  bien-pensante et hypocrite qui s’incarne dans les valeurs désuètes de certains états du sud que Tiffany Quaid Tyson s’emploie à dénoncer avec une redoutable clairvoyance. 

     

    Tiffany Quay Tyson : Un Profond Sommeil (The Past Is Never). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Eloïse Esquié.

    A lire en écoutant : Ships On The Ocean de Junior Wells' Chicago Blues Band. Album : Hoodoo Man Blues. 1991 Delmark Records.

  • CHRIS WHITAKER : DUCHESS. LA HORS-LA-LOI.

    chris whitaker, duchess, éditions sonatineOn a beau consulter les rubriques des publications à paraître des maisons d'éditions et programmer avec une certaine impatience un grand nombre de romans à découvrir, il y aura toujours quelques ouvrages qui nous attendent en embuscade au détour du rayonnage ou de l'étal d'une librairie. C'est ce qui fait la magie d'une libraire et de la littérature en général, ceci quel que soit le genre d'ailleurs, avec ces romans qui vous surprennent et qui vous saisissent brutalement sans que l'on ne s'y attende vraiment. Duchess de Chris Whitaker fera incontestablement partie de ces surprises pour l'année 2022 avec un roman qui surfent sur l'émotion et sur la tragédie en découvrant le parcours de vie de Duchess Radley, une jeune fille plutôt farouche, et de son petit frère Robin dont elle s'occupe tant bien que mal en tentant de combler les déficiences d'une mère dysfonctionnelle. Premier roman traduit en français d'un auteur britannique qui en a déjà publié quatre dans sa langue d'origine, on salue une nouvelle fois les éditions Sonatine qui nous avait déjà magistralement stupéfié en 2021 avec L'Accident De Chasse (Sonatine 2021) de David L. Carlson et mis en image par Landis Blair.

     

    A Cape Haven, petite ville côtière de la Californie, Duchess Radley, jeune fille de 13 ans, ne se laisse pas marcher sur les pieds et gare à ceux qui voudraient s'en prendre à son petit frère Robin. Il faut dire qu'avec un père absent et une mère à la dérive, elle a intérêt à avoir un caractère bien forgé pour faire face à cette vie qui ne lui fait pas de cadeau. Du caractère il en faudra pour affronter Vincent King, l'homme qui a détruit la vie de sa mère et qui vient de sortir de prison. Un retour qui ne passe pas inaperçu au sein de cette petite communauté de Cap Haven qui n'a pas oublié les événements tragiques du passé. Et lorsque le drame survient, Duchess doit relever la tête et faire face au monde sans pitié des adultes pour protéger Robin qu'elle aime par-dessus tout, quitte à commettre les pires folies.

     

    Bien que vivant en Grande-Bretagne, Chris Whitaker est parvenu à resituer l'ambiance d'une petite ville côtière de la Californie sans tomber dans les clichés inhérents à la région tout comme la partie du récit se déroulant dans le Montana dépourvue de lieux communs. Avec un sujet délicat mettant en scène des enfants malmenés, on peut rapidement tomber sur un texte imprégné d'une charge émotionnelle larmoyante et mièvre qui vire au pathos. Il n'en sera rien avec Duchess dont le succès de l'intrigue réside dans l'équilibre permanent d'une galerie de personnages attachants et bien campés à l'instar de cette jeune Duchess Radley, protagoniste centrale du roman, au caractère à la fois farouche et impétueux qui lui cause parfois du tort en provoquant notamment quelques erreurs de jugement dues à sa méfiance vis-à-vis du monde adulte. Une grande partie du récit se concentre donc sur la relation entre Duchess et son jeune frère Robin, traumatisé par la mort de leur mère dont il semble avoir été le témoin. Protectrice à l'extrême, on apprécie le sens du dialogue de cette jeune fille déterminée qui nous livre quelques échanges savoureux, notamment avec son grand-père qui les a recueillis dans son ranch du Montana. Mais l'autre aspect intéressant du récit tourne autour de Walk, chef de la police de Cape Haven et de la relation qu'il entretien avec Star, la mère de Duchess et Robin, et son ami d'enfance Vincent King qui vient de purger une peine de prison de 20 ans. L'un des enjeux de l'intrigue consiste donc à comprendre ce qu'il s'est vraiment produit au domicile de Star que l'on a retrouvée morte avec Vincent King à ses côtés qui devient le coupable tout désigné. C'est donc autour de l'enquête de Walk que l'on va découvrir les liens qui unissent ces trois individus que le destin n'a pas épargné durant leur jeunesse. Tout cela nous donne un roman extrêmement bien construit qui dégage son lot de suspense et de rebondissements qui se révèleront bien plus surprenants qu'il n'y paraît au terme d'un récit qui n'est pas dénué d'une émotion salutaire et d'un épilogue en demi-teinte, bien loin des happy end sirupeux auxquels on pourrait parfois s'attendre. On se retrouve donc au final avec un roman plaisant et détonant dont l'adaptation annoncée par Disney peut nous laisser craindre le pire.

     

    Chris Whitaker : Duchess (We Begin At The End). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais par Julie Sibony.

    A lire en écoutant : Welcome To The Cruel World de Ben Harper. Album : Welcome To The Cruel World. 1994 Virgin.

  • AMY JO BURNS : LES FEMMES N'ONT PAS D'HISTOIRE. MOONSHINE.

    Capture d’écran 2021-07-11 à 21.57.12.pngMême si l'ensemble du pays n'est pas en reste, c'est dans la région des Appalaches que l'on trouvera cette Amérique de la marge que dépeint de nombreux auteurs issus de la dizaine d'Etats qu'englobe cette immense chaîne montagneuse. La plupart de ces romanciers ont la particularité d'emprunter les codes du roman noir afin d'évoquer les ravages de la drogue et de l'alcool qui pèsent sur ces étendues sauvages où la population subit les affres d'une déshérence économique  sans fin tandis que les quelques industries lourdes restantes achèvent de polluer les sols et cours d'eau de la région. Du côté de la Georgie, on découvrira avec Bull Mountain (Actes Sud 2016) de Brian Panowich, la confrontation entre deux frères, l'un shérif et l'autre trafiquant de drogue, que tout oppose. En Caroline du Sud, c'est Ron Rash qui dresse un portrait social sans fard évoluant dans un environnement somptueux qu'il dépeint à la perfection tout comme David Joy qui nous entraîne dans sa région de la Caroline du Nord avec des récits conjuguant noirceur et verve poétique dans un époustouflant mélange des genres. Il en va de même pour Chris Offutt qui nous invite à découvrir le Kentucky au détour de romans où la tragédie s'inscrit dans le cadre d'une nature indomptée à couper le souffle. Des récits âpres, imprégnés d'une violence sourde qui éclate soudainement en vous empoignant le coeur et les tripes avec, à la clé, ces terribles confrontations entre des hommes rudes que la vie n'a pas épargné. Toujours dans les Appalaches, native de Pennsylvanie, c'est pourtant dans l'état voisin de la Virginie-Occidentale qu'Amy Jo Burns choisit de planter le décor de son premier roman traduit en français, Les Femmes N'ont Pas D'histoire, titre que le récit va démentir, en mettant en scène, sur fond d'alcool de contrebande et de religion, des femmes admirables évoluant dans un environnement brutal où les hommes déchus règnent en maitre au sein de cette région désolée de la Rust Belt.

     

    Du côté de Trap, en Virginie-Occidentale, Wren a entendu beaucoup d'histoires au sujet de son père, Briar Bird, un manipulateur de serpents prêchant la parole de Dieu dans une station-service désaffectée. Elle en sait beaucoup moins sur sa mère Ruby dont l'histoire s'est effacée derrière celle de son mari charismatique. Mais à la suite d'un drame qui touche Ivy, la meilleure amie de Ruby, la jeune fille va découvrir ce qui se cache derrière les légendes de la région et entendre la voix de ces femmes qui se sont tues depuis trop longtemps. En quête d'émancipation, Wren va mettre ainsi à jour les secrets qui lient Ruby à Ivy et découvrir les dissensions qui opposent Briar Bird à Flynn Sherrod le fabriquant de moonshine, ce whisky de contrebande qu'il distille dans la montagne. Dans cette région reculée des Appalaches, il est difficile de tracer son propre destin, surtout lorsque l'on est une femme qui veut s'affirmer au sein de cette communauté d'hommes déchus. 

     

    Les Femmes N'ont Pas D'histoire nous donne  l'occasion de découvrir la voix des femmes au sein de ces régions désolées des Appalaches. Ravages de la drogue et de l'alcool, chômage endémique, mines de charbon désaffectées dont les rejets imprègnent les terres et les rivières, Amy Jo Burn dépeint avec une grande justesse les difficultés auxquelles Ruby et Ivy doivent faire face en tentant d'élever leurs enfants tant bien que mal. Au cours de la lecture de ce texte, on saluera l'équilibre qui rejaillit de l'ensemble d'un récit ne cédant jamais à la caricature ou au pamphlet pour laisser place à une intrigue où la beauté sauvage de la région se conjugue avec les aléas de la vie de personnages simples mais extrêmement attachants à l'instar de Flynn Sherrod, ce moonshiner taiseux dont Wren va découvrir l'histoire en lien avec sa famille. Débutant avec le témoignage de cette jeune fille en quête d'émancipation, qui dépeint les contours de sa famille vivant dans une cabane vétuste soigneusement éloignée de la ville, comme si son père voulait entretenir dans cet éloignement l'aura de sa légende qui fascine encore ses fidèles. Pour compléter le tableau, on adoptera le point de vue de Ruby et d'Ivy, de leur serment de jeunesse qui n'aboutira pas et de leurs mariages respectifs qui sonnent le glas du renoncement. Il faudra adopter également le point de vue de Flynn Sherrod qui va achever de lever les contours de la légende de Briar Bird s'estompant peu à peu pour laisser place à un homme profondément attaché à sa femme Ruby qui devient, avec ses serpents, son unique possession que nul autre que lui ne devrait approcher pas même sa fille Wren.

     

    Derrière cette somme de secrets et de non-dits, au-delà de cette volonté d'émancipation pour échapper à cet environnement brutal, Amy Jo Burns décline la rudesse d'une vie simple oscillant entre attachement des lieux et crainte de cette absence d'avenir au gré d'un texte abouti et sensible qui nous permet d'entrevoir la dure réalité de la condition des femmes à l'exemple de ce droit de cuissage qu'avait les cadres des entreprises minières sur les épouses ou les filles des mineurs lorsque ceux-ci ne pouvaient pas travailler suite à un accident, en échange de provisions pour nourrir la famille. Le paradoxe réside dans la forte personnalité qu'incarne Ruby qui, malgré les aléas d'une vie ne faisant pas de cadeaux, s'attache à faire en sorte que sa fille Wren devienne autre chose que "la fille du prêcheur et manipulateur de serpents". 

     

    Entre trafic d'alcool et profession de foi aux contours inquiétants, on navigue avec Les Femmes N'ont Pas D'histoire dans un monde obscur qu'Ami Jo Burns éclaire avec un texte éclatant de sincérité et de sobriété qui nous entraine dans les méandres d'une belle histoire de femmes. 

     


    Amy Jo Burns : Les Femmes N'ont Pas D'histoire (Shiner). Editions Sonatine 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié.

    A lire en écoutant : Tennessee Whisky de Chris Stapleton. Album : Traveller. 2015 Mercury Records.

  • DAVID L. CARLSON & LANDIS BLAIR : L'ACCIDENT DE CHASSE. REDEMPTION.

    l'accident de chasse, editions sonatine, David L. Carlson, Landis BlairA ma connaissance les éditions Sonatine n'ont jamais publié de bandes dessinées, la maison étant davantage connue pour ses ouvrages ayant trait aux thrillers et aux romans noirs à l'instar de David Joy que je vous recommande. Pourtant on peut bien imaginer qu'à la découverte d'un album somptueux tel que L'Accident De Chasse dans sa version originale les éditeurs n'aient pas longtemps hésité à se lancer dans la traduction et la publication de la version française de ce qui apparaît comme l'un des plus beau roman graphique qui clôturera cette année 2020. Roman graphique ? Le mot a souvent été galvaudé pour enrober quelques bandes dessinées d'une certaine élégance marketing ou quelques adaptations de romans classiques. En ce qui concerne L'Accident de Chasse on entre pourtant bien dans le cadre de la définition de ce que peut être un roman graphique où le texte conséquent se marie parfaitement à la grâce du dessin de Landis Blair qui anime cette intrigue tirée d'une histoire vraie que Charlie Rizzo, personnage central de l'intrigue, a raconté à son ami, le scénariste David L. Carlson. Il en résulte un ouvrage improbable de plus de 400 pages sur l'univers carcéral et la rédemption par le biais de l'amitié et de la littérature.

     

    A Chicago en 1959, Charlie Rizzo a toujours cru que son père Matt était devenu aveugle suite à un terrible accident de chasse, comme il l'a toujours prétendu. Pourtant lorsque Charlie tombe dans la délinquance, son père lui dévoile la vérité en lui révélant qu'il a perdu la vue lors d'un braquage qui a mal tourné et qui l'a conduit en prison pour y purger une peine de cinq ans. En détention, Matt partage sa cellule avec Nathan Leopold détenu célèbre pour avoir défrayé la chronique des faits divers lorsqu'il a assassiné, avec son complice Richard Loeb, une jeune garçon de 14 ans afin de démontrer qu'il était possible de commettre une crime parfait. Au comble du désespoir, le jeune détenu aveugle souhaite mettre fin à ses jours. Mais avec l'aide Nathan, Matt va connaître le pouvoir sans limite de la littérature qui va lui permettre de s'évader de cet univers carcéral sans pitié.

     

    Il s'agissait pour David L. Carlson de mettre en scène une histoire d'autant plus extraordinaire qu'elle est tirée d'un ensemble de récits véridiques à l'instar de cet horrible fait divers où deux jeunes hommes de bonne famille, Nathan Leopold et Richard Loeb ont décidé de mettre à exécution leur théorie du meurtre parfait, alors qu'ils avaient à peine vingt ans, en enlevant un enfant et en l'assassinant froidement. Un meurtre qui a bouleversé la population de Chicago, ceci d'autant plus que les deux jeunes criminels ont été condamné à la prison à vie en évitant la peine capitale par pendaison qui se pratiquait au début des années 1900. Mais pour David L. Carlson il importait, avant tout, de mettre en avant la relation père-fils qu'entretiennent Matt et Charlie en choisissant l'angle de la révélation d'un secret familial pour mettre en scène ce fabuleux récit tournant autour des regrets et de l'infini pouvoir de rédemption qu'offre la littérature. C'est donc autour de ce mensonge de L'Accident De Chasse et de la vérité que Matt va dévoiler peu à peu à son fils que l'on découvre la manière dont il s'est construit avec l'aide de Nathan Leopold en faisant connaissance avec les grands classiques de la littérature dont les récits de Dante qui vont repousser les murs d'un univers carcéral oppressant. Au fil de ces révélations on revient régulièrement auprès de Charlie et de Matt pour prendre la pleine mesure de l'émotion qui s'installe entre ces deux individus qui apprennent à se connaître avec un fils qui découvre le parcours d'un père qu'il déconsidérait. Ainsi, sur ces deux trames parallèles, on observe de cette manière les liens qui vont unir un fils à son père au rythme des révélations de ce dernier mais surtout l'amitié qui se forge au rythme des années de prison entre Matt et Leopold qui apprend à lire en braille afin de transmettre son savoir au jeune aveugle désespéré. 
     
    Mais la densité du récit prend une toute autre ampleur avec les illustrations de Landis Blair qui se charge de mettre en image avec une virtuosité déconcertante et une inventivité peu communes les passions qui animent Matt et Leopold ainsi que l'oppression de l'univers carcéral qui les entoure tout comme le désespoir de Matt lorsqu'il devient aveugle. Le dessinateur restitue la noirceur du récit, mais également l'espoir habitant les deux prisonniers sur une déclinaison d'image en noir et blanc qui passent par toutes les nuances de gris au gré d'une technique de hachure rarement aussi bien maîtrisée qui souligne les heures de travail qu'il a fallut pour arriver au bout de cette oeuvre à la fois bouleversante et passionnante. On appréciera particulièrement les dessins illustrant l'oeuvre de Dante ainsi que la partition d'une suite de Bach qui résonne sur les murs de la prison au rythme des craquement du disque vinyle. Bref on ne se lasse pas, une fois l'ouvrage terminé, de revenir pour feuilleter les pages en s'attardant plus que de raison, sur quelques illustrations sublimes qui soulignent la beauté d'une histoire extraordinaire.

     

    Roman graphique somptueux, L'Accident De Chasse vous donne, à n'en pas douter, l'idée de ce que peut être un chef-d'oeuvre qui clôturera en beauté cette année 2020 si particulière.

     

     

    David L. Carlson & Landis Blair : L'Accident De Chasse (The Hunting Accident). Editions Sonatine 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony.

     

    A lire en écoutant : Suite n° 1 en Sol Majeur, BMW 1007 de Jean-Sebastien Bach interprétée par Christian-Pierre La Marca. Album : Bach : Suites pour violoncelle. Christian-Pierre La Marca. 2013 SME France.

  • DAVID JOY : CE LIEN ENTRE NOUS. UNE SI GRANDE FAMILLE.


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    Si vous croisez David Joy, vous découvrirez un grand gaillard assez costaud à la barbe rousse broussailleuse, au regard doux avec une éternelle casquette vissée sur la tête. Une allure impressionnante d’homme des bois, issu des Appalaches dans le comté de Jackson où il semble vivre depuis toujours. Que l’on ne se méprenne pas sur cette apparence, car David Joy n’a rien d’un bouseux ignare et peut vous pondre un essai pertinent dans le New-York Times au sujet de la culture des armes en Amérique, lui qui en possède toute une collection et avec lesquelles il pose pour les journaux. Il faut dire que l’homme est issu d’un cursus universitaire en Caroline du Nord et a eu comme professeur de littérature Ron Rash qui l’a encouragé dans sa démarche d’écriture au terme de laquelle on a tout d’abord découvert Là Où Se Perdent Les Lumières (Sonatine 2016) et Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) deux romans très sombres évoquant l’univers de marginaux ayant une forte propension à consommer alcool et méthamphétamine. Au-delà de cet univers, les ouvrages de David Joy ont la particularité de se dérouler dans la région où il séjourne, car l’auteur explique qu’il ne sait écrire que sur ce qui l’entoure. Mais il faut bien admettre qu’en plus d’observer son entourage, le romancier à cette capacité singulière à restituer avec le mot juste tous les aspects géographiques mais également sociaux du comté de Jackson, ceci avec une pincée de poésie, qui en font des textes uniques. Même s’il s’éloigne du monde de la marginalité, Ce Lien Entre Nous, se focalisent donc une nouvelle fois sur les petites gens du comté qui deviennent ainsi la source d’inspiration principale de David Joy.

     

    Darl Moody se moque bien des périodes autorisées pour la chasse. Pour lui une seule chose compte : remplir son congélateur de viande afin de faire face à la période hivernal où le travail commence à manquer dans cette région de la Caroline du Nord. Ainsi Darl Moody ne chasse pas ce grand cerf qui rôde sur la propriété du vieux Coward, uniquement pour le plaisir, mais bien pour économiser sur le prix de la viande qu’il devrait acheter au supermarché afin de nourrir ses proches. Mais en fin de journée, alors qu’il est à l’affut, il tue accidentellement un homme qu’il identifie rapidement. Il s’agit de Carol Brewer dont le grand frère Dwayne est connu dans toute la région pour sa violence et sa cruauté. Darl se tourne donc vers Calvin Hooper qui accepte de l’aider à dissimuler le corps. Mais malgré toutes les précautions prises, Dwayne découvre rapidement ce qu’il est advenu de son petit frère. Et sa vengeance sera dévastatrice.

     

    On s’éloigne donc de la marginalité avec Ce Lien Entre Nous dont le titre fait référence à cette solidarité qui unit des hommes et des femmes ordinaires, mais de conditions modeste, vivant dans le comté de Jackson où la nature fait également fonction de garde-manger pour ces habitants qui peinent à joindre les deux bouts. La particularité du récit réside dans le fait qu’il n’y pas vraiment de héros ou de personnages vertueux à l’instar de Darl Moody et de Calvin Hooper qui brillent par leur lâcheté à un point tel que l’on est obligé de ressentir une certaine empathie à l’égard Dwayne Brewer dont la raison se disloque à la mort de son frère qu’il doit venger. Bien évidemment, il y a la fureur décuplée de ce personnage hors norme ravagé par le chagrin qui remet continuellement en question le bienfondé de sa démarche, ceci d’autant plus qu’il écarte police et justice pour lesquels il estime n’avoir aucun compte à rendre. On se retrouve donc face à un personnage exceptionnel animé par toute une nuée de sentiments dévastateurs qu’il entretient avec le souvenir de son petit frère dont il observe la carcasse qui se décompose. Entre les réminiscences d’un passé qu’il ressasse et les actions terribles qu’il entame pour punir les responsables de la mort de son frère, le récit oscille entre des période contemplatives assez touchantes, imprégnée d’une certaine forme de mélancolie et de terribles confrontations qui vont faire frémir le lecteur, ceci d’autant plus que l’on ne sait quelle direction il va prendre avec la disparition assez abrupte de certains protagonistes. Pour revenir aux personnages de Darl Moody et de Calvin Hooper, c'est l'occasion d'observer ces hommes du terroir et leur entourage qui tentent de survivre dans une région où les perspectives économiques sont sur le déclin et où l'on se débrouille comme on peut pour subvenir à ses besoins en comptant sur l'aide de l'autre pour faire face aux difficultés. Et au-delà de cette lâcheté dont il font preuve avec la mort de Carol Brewer qu'ils tentent de dissimuler on devine cette volonté de survivre non pas égoïstement mais pour protéger leurs proches qui ont besoin d'eux à l'exemple de la soeur de Darl Moody dont le mari a perdu son emploi suite à des problèmes de santé.

     

    C'est ainsi que l'air de rien, au travers d'un roman noir exceptionnel, David Joy dépeint, avec cette justesse remarquable qui le caractérise, cette Amérique de la marge qu'il côtoie quotidiennement et qui font de Ce Lien Entre Nous, un récit marquant dont l'impact nous fera encore frémir une fois la dernière page tournée. Vertigineux.

     

     

    David Joy : Ce Lien Entre Nous (The Line That Held Us). Editions Sonatine 2020. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

     

    A lire en écoutant : Sideways de Citizen Cope. Album : The Clarence Greenwood Recording. 2004 Arista Records, Inc.

  • DAVID JOY : LE POIDS DU MONDE. MADE IN USA.

    Capture d’écran 2018-12-19 à 21.02.23.pngEncore une histoire de bouseux, de « redneck » évoluants au sein de cette Amérique de la marge dont on entend de plus en plus parler. En dépit d’une floraison d’ouvrages traitant le sujet, on aurait tord d’éprouver une certaine lassitude qui nous pousserait à passer à côté de quelques textes superbes reflétant le talent d’auteurs qui sont parvenus à capter toute la douleur et toute la violence d’une classe sociale défavorisée que l’on a dissimulée derrière le lourd rideau du rêve américain. Pourtant le phénomène ne date pas d’hier et l’on pense bien évidemment à quelques romanciers emblématiques comme Jack London,  John Steinbeck, Horace Mc Coy ou Earl Thompson pour n’en citer que quelques uns qui se sont employés à dépeindre cette Amérique profonde peu reluisante. C’est avec Daniel Woodrell qu’est apparu l‘expression country noir pour désigner un genre prenant pour cadre quelques villes méconnues ou quelques régions reculées, comme Denver, Cincinnati, la région des Appalaches ou des monts Orzacks, sur fond de violences et de détresses sociales en partie dues au trafic et à la consommation de crystal meth quand ce n’est pas tout simplement l’alcool qui ravage ces populations précarisées. De ce courant ont émergé quelques grands auteurs à l’instar de Ron Rash, Donald Ray Pollock et Benjamin Whitmer qui décrivent sans fard cette fureur, cette marginalité et cette souffrance imprégnant l’ensemble de leurs récits. Une liste loin d’être exhaustive puisque l’on peut y intégrer David Joy qui nous livre avec son second roman, Le Poids Du Monde, un sublime récit emprunt d’une noirceur terrible, se déroulant dans l’univers déliquescent de paumés toxicomanes évoluant sur les contreforts des Appalaches, du côté de Jackon county, terre d’élection de l’auteur.   

     

    Après avoir abattu sa mère, son père lui a lancé un dernier je t’aime et avant de se tirer une balle dans la tête. Puis Aiden McCall s’est empressé de fuir son foyer d’accueil pour trouver refuge dans une caravane dans laquelle Thad Broom a été relégué par son beau-père qui ne le supportait plus tandis que sa mère April hantée par le viol qu’elle a subit dans sa jeunesse, semble incapable de lui manifester la moindre preuve d’affection. Les années passent et depuis sa démobilisation, après avoir été engagé dans les combats en Afghanistan, Thad peine à se réinsérer dans la vie civile. Ainsi les deux garçons vivent d’expédients avec, à la clé, un avenir incertain, ponctué de journées festives à base d’alcool et de drogue. Mais avec la mort accidentelle de leur dealer, les choses pourraient changer en raflant une quantité de drogue et d’argent qui constituent un butin inespéré. Mais en matière de stupéfiants les choses peuvent rapidement mal tourner. Thad et Aiden vont l’apprendre à leurs dépens.

     

    Pour les lecteurs en quête de fusillades enragées et de délinquants déjantés possédants un certain charisme dans la nature de leurs actions sadiques, Le Poids Du Monde ne répondra pas à leurs attentes puisque l'auteur s'est focalisé sur l'ordinaire d'individus que la vie n'a pas épargné en les dotant d’un passif pesant trop lourd sur leurs épaules. Le souvenir du drame familial pour Aiden, La réminiscence des combats pour Thad et la résurgence du viol dont a été victime April dans sa jeunesse, on perçoit à chaque instant, cette charge écrasante fixant ainsi la destinée précaire de ces personnages qui sont privés de l'essentiel et qui trouvent quelques échappatoires dans la consommation de méthamphétamine. Avec une tension latente qui émane principalement de Thad, tout en colère contenue, le destin bascule subitement avec la mort accidentelle de ce dealer permettant à l'auteur de donner son point de vue quant à la détention et au maniement irresponsable d'armes à feu. On devine déjà que la découverte providentielle d'argent et d'un stock de drogue ne résoudra pas les problèmes de Thad et d'Aiden, bien au contraire. Un enchaînement de circonstances sordides, de règlement de comptes tragiques contribuera à mettre en exergue toute la rage et toute la douleur de ces trois marginaux en quête d'une vie meilleure sans pouvoir s'accorder sur les moyens d'y parvenir.

     

    Avec un texte à la fois sobre et puissant, David Joy parvient à mettre en scène la chronique d'une vie ordinaire qui tourne à la débâcle, en mettant en évidence les failles d'un système qui n'apporte aucun secours à ces petites gens qui n'ont pas d'autre choix que de s'entraider, même si parfois ce soutient tourne court en laissant des stigmates qu'ils ne parviennent plus à effacer. De victimes, certains d'entre eux deviennent bourreaux pour infliger la somme de douleur qu'ils ne peuvent plus supporter et qui découle pourtant le plus souvent des choix qu’ils font que du courant d'un destin incertain qu'ils ne sauraient maîtriser. Vengeance, fuite en avant et désespoir, l'auteur parvient à insuffler, sans excès, une tension permanente, entrecoupée de quelques éclats de violence émaillant ce terrible récit, tout en nous offrant par moment, de beaux instants lumineux qui éclairent la noirceur d'un roman dressant le portrait acéré d'une Amérique perdue, sans rêve et sans espoir.

     

    David Joy : Le Poids Du Monde (The Weight Of This World). Editions Sonatine 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

    A lire en écoutant : Black de Pearl Jam. Album : Ten. 1991 Sony Music Entertainment Inc.

     

  • MICHAEL FARRIS SMITH : NULLE PART SUR LA TERRE. A LA CROISEE DES CHEMINS.

    nulle part sur terre, michael farris smith, editions sonatineA l’époque de la sortie de son premier roman, Une Pluie Sans Fin (Editions Super 8 / 2015), un récit post apocalyptique où l’on découvrait une région du sud des Etats-Unis ravagée par une succession sans fin de tempêtes et d’ouragans, on comparaît déjà son auteur, Michael Farris Smith, à l’illustre Cormac McCarthy en évoquant notamment son fameux roman La Route. Référence réitérée à l'occasion de la parution de son second ouvrage, Nulle Part Sur La Terre, où figure également en quatrième de couverture un rapprochement avec l’œuvre de William Faulkner qui devient la "valeur refuge" dès qu'il s'agit de citer un auteur originaire du sud des Etat-Unis, plus particulièrement du Mississipi, lieu où se déroule l'ensemble d’un roman noir dont l’indubitable maîtrise ne nécessite pas ces comparaison outrancières.

    Après une errance de plus de dix ans, Maben reste toujours aussi paumée et trimbale son mal de vivre en longeant cette autoroute surchauffée du Mississipi qui la ramène vers sa ville natale. Sa petite fille peine à la suivre et il lui faut trouver un endroit pour dormir quitte à dépenser ses derniers dollars pour une chambre dans un motel miteux. Et puis elle trouvera bien le moyen de se refaire en monnayant ses charmes auprès des routiers stationnés sur le parking. Mais rien ne se passe comme prévu et la nuit vire au cauchemar.

    Russel s’apprête également à retourner chez lui après avoir purgé une peine de prison de onze ans. Mais à peine arrivé, il se rend rapidement compte que rien n’a été oublié et que sa dette, pour certains, n’a toujours pas été réglée. Dans une logique de fuite éperdue et de vengeance ces deux âmes perdues vont être amenées à se retrouver au milieu de nulle part pour tenter de s’extraire de cette tragédie qui semble leur coller à la peau.

    Ce qu’il y a de saisissant avec un ouvrage comme Nulle Part Sur La Terre, c’est cette notion d’équilibre émanant d’un texte sobre au service d’une narration simple mettant en scène toute une série de personnages nuancés, presque ordinaires se retrouvant liés par les réminescences d’un drame qui les a projetés, pour certains d’entre eux, à la marge d’une Amérique ne faisant que peu de cas de ces âmes cabossées par la vie. Sur une partition d’évènements qui s’enchainent avec une belle cohérence nous assistons aux cheminements chaotiques de Maben et de Russel tentant de refaire surface et de s’extraire de la somme d’ennuis qui les éloignent toujours un peu plus de cette rédemption à laquelle ils aspirent sans être vraiment certains de pouvoir être en mesure de l’obtenir ou même d’être en droit de la mériter. Comme repris de justice, Russel doit faire face à la violence de ceux qui n’ont pas oublié et qui ne peuvent pardonner. Des victimes collatérales qui deviennent bourreaux en s’enferrant dans une logique de haine viscérale. Comme mère paumée, Mabel doit assurer la survie de sa fille quitte à sacrifier la sienne car marquée par les affres d’un événement tragique dont elle ne peut se remettre, le sort continue à s’acharner sur elle. Dès lors, sur la jonction de ces deux destinées, Michael John Farris met en place une belle intrigue bien maitrisée en évitant toute forme d’excès que ce soit aussi bien lors des confrontations que lors des instants plus boulversants d’un récit teinté d’une noirceur savamment élaborée.

    De situations presque communes, l’auteur parvient à extraire des instants poignants à l’exemple des retrouvailles entre Russel et son ex fiancée ou lors des échanges entre ce même Russel et Boyd, son ami d’enfance désormais adjoint du shériff de la localité où ils ont passé leur enfance. Ainsi, du quotidien et des rapports ordinaires qu’entretiennent les protagonistes du roman, Michael Farris Smith bâtit une intrigue solide et prenante qui emmène le lecteur dans les circonvolutions de ces destinées presque banales devenant soudainement les moteurs des péripéties qui animent un récit baignant dans le réalisme de cette petite ville du sud des Etats-Unis et dont on peut appréhender l’atmosphère au travers d’une écriture limpide, dépourvue de toutes fioritures, également emprunte d’une certaine forme de rudesse et de sincérité qui habille l’ensemble des personnages peuplant un roman qui, au-delà de sa noirceur, revèle quelques beaux moments lumineux d’amours et d’amitiés.

     

    Michael Farris Smith : Nulle Part Sur La Terre (Desperation Road). Editions Sonatine 2017. Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Dumarthy.

    A lire en écoutant : The Sun Is Shining Down de JJ Grey & Mofro. Album Country Ghetto. 2007 Alligator Records.

     

  • Castle Freeman Jr. : Viens Avec Moi. Nulle part où aller.

    Capture d’écran 2016-03-15 à 17.08.09.pngJe ne sais pas ce que vaut un bourbon du Vermont, mais s’il possède la force des personnages qui habitent le roman de Castle Freeman Jr., j’en achète tout de suite une bouteille. Brut de décoffrage, Viens Avec Moi, premier roman de l’auteur, nous entraîne dans les régions forestières du Vermont où les comptes se règlent sur la durée d’une journée.

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    Ex shérif adjoint, truand local, Blackway a décidé de s’en prendre à la mauvaise personne en tentant d’impressionner Lillian. Mais la jeune femme est bien décidée à faire face à la menace, même si le shérif Wingate se révèle impuissant à la protéger. Sur les conseils de ce dernier, Lilian va se tourner vers Whizzer, ancien bûcheron en chaise roulante qui traîne dans sa scierie désaffectée avec un groupe d’amis loufoques. Parmi eux il y a Nate, un jeune colosse taciturne et Les, un vieillard rusé, qui vont aider Lilian à retrouver Blackway pour tenter de l’empêcher de mettre en œuvre ses noirs desseins. De clandés louches en repaires de toxicos, le trio s’enfonce dans les forêts sombres de la région à la recherche du campement de Blackway. Tandis qu’ils progressent, Whizzer et ses amis devisent tranquillement en buvant quelques bières tout en se remémorant quelques anecdotes locales. Mais malgré cette apparente décontraction, tous savent que la confrontation entre Blackway et le trio sera féroce. Mais qui des deux parties l’emportera ?

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    Viens Avec Moi, s’inscrit dans la lignée de cette ruralité américaine dépeinte par des auteurs comme Donald Ray Pollock ou Benjamin Whitmer. Il s’agit d’un roman court, assez atypique qui ne s’intéresse pas spécifiquement à la région dans laquelle il se déroule à la façon des stylistes « nature writing » mais plutôt au déroulement d’une intrigue qui se joue sur l’espace d’une journée. L’intrigue en elle-même est plutôt mince et la succession d’événements qui jalonnent le parcours de ce trio bancal se développent dans une tension presque ordinaire qui donne à l’ensemble du roman un certain réalisme parfois déconcertant, voire surprenant. Tout au long du récit on suit une alternance entre le périple du trio composé, de Lilian, Nate et Les et les conversations de Whizzer et de son groupe d’amis. C’est d’ailleurs par le biais de ces conversations que nous découvrons les personnalités des différents protagonistes ainsi que leurs motivations au travers de dialogues ponctués d’humour et de bon sens. Un procédé original qui nous permet d’entrevoir les caractères complexes des personnages qui se révèlent beaucoup moins stupides qu’il n’y paraît.

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    Sans s’appesantir sur le sujet, Castle Freeman Jr. évoque également tout le passé rural de la région au travers d’anecdotes sur les entreprises forestières qui fournissaient du travail aux habitants de la région qui semble désormais vouée au tourisme et aux activités plus ou moins inavouables. Les camps de bûcherons sont désormais squattés par les camés et les truands, tandis que les aciéries tombent en ruine. On y décèle le temps qui passe de manière inexorable en brisant des hommes tels que Les ou Whizzer qui hantent les lieux comme des fantômes. C’est au travers de la jeune Lilian qu’ils prennent encore un peu vie avant de sombrer définitivement dans l’oubli.

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    Une belle réussite donc pour ce premier roman publié en France qui restera une belle surprise de l’année 2016. Castle Freeman Jr. est un romancier talentueux que l’on suivra avec beaucoup d’attention. Viens Avec Moi est un roman noir, efficace et cinglant comme un coup fusil qui claque dans la forêt et l'on se réjouit déjà de découvrir les traductions des trois autres romans de l'auteur.

     

     

    Castle Freeman Jr. : Viens Avec Moi. Editions Sonatine 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Fabrice Pointeau.

    A lire en écoutant : I’am Gone de Shawn Colvin. Album : Shawn Colvin Live. WEA International 2009.