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LES AUTEURS PAR PAYS - Page 5

  • MIGUEL SZYMANSKI : LA GRANDE PAGODE. PAYS A VENDRE.

    éditions Agullo, la grande pagode, miguel szymański

    Service de presse.

     

    Ce qu'il y a de réjouissant avec une maison d'éditions comme Agullo, c'est cette propension à explorer des territoires méconnus de l'Europe en nous permettant de faire connaissance avec des auteurs qui ont pris une place prépondérante dans le paysage de la littérature noire et blanche à l'instar des polonais Wojciech Chmilarz, Magdalena Parys et tout dernièrement Maryla Szymiczkowa, nom de plume d'un duo de romanciers mariés à la ville que sont Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski. On pense également au croate Jurica Pavičić dont le succès ne se dément pas avec des romans d'une grande envergure tout comme les récits dantesques d'Arpad Soltesz se déroulant en Slovaquie. Même s'il porte, lui aussi, un nom aux consonances slaves, on s'éloigne pourtant radicalement des contrées de l'est avec Miguel Szymanski, pour se rendre du côté du Portugal, terre d'origine de ce romancier travaillant également comme journaliste spécialisé dans le domaine de l'économie. C'est surtout l'occasion d'explorer cette culture lusitanienne méconnue en arpentant notamment les rues de Lisbonne en compagnie du journaliste Marcelo Silva dont on découvrait la première enquête avec Château De Cartes (Agullo évoquant les scandales financiers qui ont conduit le pays au bord de la faillite. Avec La Grande Pagode, second opus de la série, on reste sur le même registre économique pour retrouver Marcelo Silva au prise avec des individus s'opposant à l'accord que le Portugal s'apprête à signer avec La Chine.

     

    Une ministre, se retrouvant dans un situation compromettante, démissionne pour des raisons de "santé". Son chauffeur git sans vie sur la plage da Ursa, la plus occidentale d'Europe continentale. Et puis il y ce yacht luxueux, propriété d'un milliardaire chinois, qui mouille dans les eaux du Tage. Pas de doute, cela bruisse dans les arcanes du pouvoir avec l'imminence de cet accord conclu entre le Portugal et la Chine. Pour les opposants, il s'agit d'une menace sans équivoque planant sur l'autonomie du pays ainsi que sur son environnement, avec la perspective d'une exploitation outrancières des sous-sols. Ces opposants on les trouve aussi bien dans les milieux des hautes instances politiques que dans des quartiers clandestins comme Terroso, situé à la périphérie de Lisbonne. Mais il ne fait pas bon faire barrage aux velléités des dirigeants de l'Empire du Milieu qui n'hésitent pas à employer tous les moyens pour parvenir à leur fin avec l'appui des services secrets du pays. C'est ainsi que l'on peut retirer de la circulation un livre dénonçant l'accord tandis que la journaliste qui l'a rédigé trouve la mort lors d'un contrôle de police. Dans cet atmosphère délétère, Marcelo Silva, de retour au Portugal après s'être exilé quelques mois à Berlin, est bien décidé à rendre justice à son amie, ceci au péril de sa vie.

     

    Même si cela n'est pas indispensable, il est préférable de lire tout d'abord Château De Cartes pour mieux comprendre la trajectoire de Marcelo Silva, et plus particulièrement la raison de son exil à Berlin, et percevoir plus distinctement les rapports qu'il entretient avec Margarida, personnage central du récit précédent, qui plane désormais comme une ombre sur l'intrigue de La Grande Pagode et dont on découvrira le destin au terme d'un épilogue aux tonalités mélancoliques. Sur l'espace de cinq jours, le récit s'articule donc autour de l'imminence de cet accord entre la Chine et le Portugal, permettant à Miguel Szymanski de décrypter tous les enjeux sous-jacents avec l'Empire du Milieu bien évidement, mais également avec l'Europe et les USA qui comptent asseoir leurs influences respectives à l'égard d'un pays dont l'économie fragile le place dans une situation de vulnérabilité. On prend conscience de la situation avec Lúcia Salvador, cette ministre de l'économie démissionnaire qui entretient une relation assez singulière avec son fils Tiago Salvador totalement opposé à l'idée d'un tel accord. Autour de ces deux protagonistes, Miguel Szymanski déroule une enquête policière échevelée, manquant parfois un peu de tenue, mais qui va se révéler beaucoup plus surprenante que ce que ne laisse présager les éléments préliminaires du meurtre déroutant du chauffeur de cette ministre de l'économie déchue. Afin de donner plus d'écho aux enjeux économiques qui se jouent entre les deux nations, Marcelo Silva va retrouver Adriana Zuzarte, ancienne collègue journaliste et ex-compagne, qui vient d'écrire un essai, intitulé La Grande Pagode, dénonçant ce rapprochement sulfureux entre la Chine et le Portugal. Une femme audacieuse qui fait désormais l'objet d'un campagne de dénigrement qui va s'achever de manière dramatique. Mais au-delà des aspects économiques habilement mis en perspective au gré d'une intrigue policière prenant l'allure d'un complot aux contours incertains, on apprécie, une nouvelle fois, cette découverte de Lisbonne en compagnie d'un Marcelo Silva, esthète bon vivant, arpentant les rues de la capitale en mettant en valeur notamment tous les aspects savoureux d’une gastronomie régionale qui ne manquera pas de nous faire saliver. Si Lisbonne est mise ainsi en valeur, Miguel Szymanski va également nous entraîner dans sa périphérie et plus particulièrement du côté du Terroso, un bidonville abritant des clandestins en provenance de l'Angola et du Brésil et où l'on rencontre quelques individus pittoresques à l'image du capitaine Ali ou de Mãe Gorde, un femme aux origines africaines et dont l'influence sur la communauté est aussi respectable que son âge. Il émane ainsi de cette galerie de portraits, un récit au charme indéniable autour duquel se décline une intrigue policière chaotique, mettant en lumière les contours d'un ordre économique mondial qui bouleverse tout sur son passage avec les conséquences tragiques qui en découlent et dont Marcelo Silva est le témoin impuissant.

     

    Miguel Szymański : La Grandę Pagode (O Grande Pagode). Editions Agullo/Noir 2023. Traduit du portugais par Daniel Matias.

    A lire en écoutant : Ó Gente da Minha Terra (piano version) de Mariza. Album : Fado Em Mim. 2011 Warner Music Portugal, Lda under exclusive license to Taberna da Musica, Lsa.

  • Luca Brunoni : Les Silences. Rendez-vous manqué.

    Capture d’écran 2023-05-07 à 21.36.06.pngC'est au début des années 2000 que la voix d'anciens enfants placés se fait entendre en levant la chape de silence qui prévalait en Suisse sur ce qui apparaît comme l'un des plus grands scandales sociaux du pays. Aujourd'hui encore, on ignore le nombre de ces orphelins, enfants de mères célibataires, de parents pauvres ou dans la détresse se retrouvant placés de force, entre 1870 et 1980, dans des institutions aux allures carcérales ou dans des domaines agricoles et artisanaux qui trouvaient là une main-d'oeuvre gratuite sous l'appellation de familles d'accueil. On parle de sévices, de malnutritions, d'abus sexuels, d'expérimentations médicamenteuses et même d'homicides. Si l'on trouve quelques récits et ouvrages d'histoire traitant le sujet, rares sont les romans abordant ces drames humains qui ont marqué toute une population précaire. Publié initialement en italien, puis traduit en français par Joseph Incardona pour les éditions Finitude, Les Silences, premier roman du tessinois Luca Brunoni, évoque ce thème délicat autour du dur quotidien d'une jeune enfant que l'on intègre de force au sein d'un couple de paysans vivant dans un village de montagne du canton de Berne, durant la périodes des années 1950.

     

    Elevée seule par sa mère qui vient de trouver la mort dans un accident de vélo, Ida Bühler, âgée de treize ans, est désormais placée à la ferme de la famille Hauser qui n'a jamais eu d'enfant. Entre une femme qui la déteste et un homme qui pose sur elle un regard lubrique, elle doit assumer le pénible labeur qu'on lui impose au quotidien tout en faisant face aux remords qui la ronge tandis que les habitants de cette agglomération alpine observe son arrivée d'un oeil circonspect. Une lueur d'espoir se dessine avec Noah, jeune fils du maire, qui aspire à une autre vie bien éloignée de ces montagnes qui l'étouffent. Au gré de cette amitié qui se construit dans la clandestinité, Noah parvient à convaincre Ida de l'accompagner dans son projet de départ. Mais au sein de ce village miné par les secrets et les non-dits, les malheurs et les tourments vont s'enchaîner en bouleversant leur destin respectif jusqu'au drame inéluctable.

     

    Il faut avant tout souligner le caractère sobre, voire même épuré, d'une écriture un brin austère se concentrant sur l'essentiel en évitant ainsi l'écueil de la surenchère qui nous plongerait immanquablement dans un registre larmoyant, ou pire, dans les contours d'une violence exacerbée qui flirterait avec un voyeurisme malsain. Il n'en est rien avec Les Silences dont il faut relever, avant tout, le bel équilibre qui met en lumière, avec une rigueur salutaire, toute la situation dramatique que vit Ida Bühler dans son quotidien de jeune fille placée auprès d'une famille de paysans de montagne faisant preuve d'une sévérité extrême. Il y a les coups et les brimades bien sûr, mais également la privation de nourriture si le travail n'a pas été correctement accompli et même les œillades salaces lorsque la jeune fille procède à ses ablutions, ceci dans une déclinaison de scènes prégnantes que l'on découvre dans une première partie adoptant le point de vue d'Ida Bühler, dès son arrivée au village. Au-delà de leur caractère odieux, sans pour autant les exonérer, Luca Brunoni dresse un portrait nuancé de Greta et d'Arthur Hauser, les bourreaux d'Ida, dont on perçoit toute la misère et les difficultés auxquelles ils doivent faire face, au gré de conversations lourdes de sens. Bien évidemment, il se dégage de l'ensemble une ambiance pesante, parfois sombre qui confère au récit des allures de roman noir en abordant des tabous sociaux tels que l'homosexualité, le malaise des jeunes et la crainte du regard des autres au sein d'un village où tout le monde s'observe. Mais Les Silences ce sont également des instants lumineux comme ces escapades poétiques avec Noah, aux alentours d'un lac de montagne reflétant les lueurs de la voute étoilée, en permettant à Ida d'échapper à ses tourments et de conserver quelques espoirs quant à son avenir. Pourtant le drame se construit de manière insidieuse dans une seconde partie où l'on revient sur l'arrivée d'Ida en adoptant, cette fois-ci, le point de vue des villageois afin de découvrir la face cachée de certain de ses habitants. Dès lors, l'intrigue prend l'allure d'une étude de moeurs aux contours sombres et incertains tant les relations se révèlent bien plus complexes qu'il n'y paraît, pour révéler les manigances des uns et des autres. Autour de cette ingénieuse construction narrative, Luca Brunoni met en lumière les non-dits, les rancoeurs et les regrets de ces femmes et de ces hommes dont l'agrégat constitue Les Silences qui entourent Ida jusqu'au terme d'un épilogue déchirant mettant en perspective le secret du drame qui s'est joué, tout en se conjuguant aux désillusions de cette jeune fille incarnant le destin tragique de ces milliers d'enfants placés sans aucune autre perspective qu'une vie brisée à tout jamais. Un premier roman qui vous sidère jusque dans sa justesse de ton.

     

     

    Luca Brunoni : Les Silences (Silenzi). Editions Finitude 2023. Traduit de l'italien (Suisse) par Joseph Incardona.

    A lire en écoutant : J't'emmène au vent de Louise Attaque. Album : Louise Attaque. 2002 Barclay.

  • ANTOINE CHAINAS : BOIS-AUX-RENARDS. CONTES, LEGENDES ET MYTHES.

    Antoine chainas, série noire, bois-aux-renardsAvant de lire son oeuvre, j'avais croisé la route littéraire d'Antoine Chainas par le biais de son travail de traducteur alors qu'il nous proposait la version en français de Donnybrook (Série Noire 2014), récit à la fois brut et hallucinant de Frank Bill nous entrainant dans le monde âpre d'un tournoi de combats clandestins se situant au coeur de l'Indiana. Pour ce qui concerne son travail de romancier, on ne va pas se mentir, on parlera d'un rendez-vous manqué avec un auteur singulier de la littérature noire française jusqu'à ce que je ne découvre que très récemment le fameux Empire Des Chimères (Série Noire 2019) dont il faudra prendre le temps d'évoquer le contenu un jour, même si tout semble avoir été déjà dit au sujet de ce roman emblématique faisant l'objet d'un flot considérable d'éloges enthousiastes pour un récit s'articulant autour d'un empire du divertissement se diluant dans une étourdissante succession d'univers parallèles s'imbriquant au gré d'une construction narrative maîtrisée de bout en bout. Alors qu'il a toujours publié ses romans au sein de la mythique collection Série Noire, Antoine Chainas reste chez Gallimard en intégrant désormais la non moins mythique collection La Noire, reflétant parfaitement la singularité de l'univers de l'auteur se situant à la marge de la littérature noire, en nous proposant ainsi Bois-Aux-Renards, intrigue aux allures de thriller qui bascule subtilement dans le monde chimérique des mythes, contes et légendes d'une forêt perdue où réside une étrange communauté.
      

    Traversant cette région perdue, c'est un soir de l'an 1951 que la voiture sort de la route et que ses occupants trouvent la mort, hormis Chloé, une fillette désormais orpheline et estropiée. En marge de la société, les sauveteurs prennent en charge la gamine et dissimulent toute trace de l'accident. En 1986, comme chaque année durant la période estivale, Yves et Bernadette profitent de leur congé en sillonnant la région avec leur camping-car Transporter T3, en quête d'auto-stoppeuses qu'ils exécutent froidement. Anna, une jeune fille vivant avec sa mère dans une caravane, est la témoin malencontreuse du premier meurtre de leur saison criminelle. Parvenant à s'enfuir, avec Yves à ses trousses, Anna trouve refuge auprès d'une étrange femme boiteuse vivant au coeur d'un bois peuplé de renards. Traquant la fillette sans relâche, le couple de tueurs en série vont croiser le chemin d'une communauté énigmatique qui s'est éloignée du monde moderne pour vivre selon des rites ancestraux que ses femmes et ses hommes au caractère farouche comptent préserver quoi qu'il en coûte.

     

    Les romans noirs se sont-ils substitués aux contes d'autrefois ? Les tueurs en série succèdent-ils aux ogres du passé ? C'est autour de ces interrogations qu'Antoine Chainas nous invite à côtoyer deux dimensions parallèles que sont les légendes cruelles circulant au sein de ce Bois-Aux-Renards envoûtant et qu'entretiennent une communauté recluse, lorsque débarque ce couple de tueur incarnant la cruauté brut d'un monde contemporain qui bascule dans l'ère numérique en se détournant ainsi des rites et traditions surannés. Une déflagration brutale et d'une noirceur absolue qui gravite autour de l'univers meurtrier de Bernadette et de Yves se confrontant aux rituels énigmatiques des habitants d'un hameau perdu, ceci sous la redoutable férule d'Admète et d'Hermione, deux aînés au comportement effrayant. Le monde d'Anna, cette jeune fille souffrant d'une légère déficience mentale, se révèle tout aussi inquiétant alors que sa mère la transbahute de camping en camping pour fuir deux individus malintentionnés circulant à bord d'une Mercedes noire. Témoins des exactions de Yves et de Bernadette, elle trouve refuge auprès de Chloé, gardienne des légendes d'autrefois qui vit isolée au sein de cette forêt énigmatique, entourée d'une cohorte de renards au comportement singulier et qu'elle a étudié toute sa vie durant en compulsant grimoires et ouvrages scientifiques. Au gré d'un texte au vocabulaire érudit, parfois un brin sophistiqué, qui s'inscrit parfaitement dans le registre d'une légende perdue, Antoine Chainas oscille, dans un indéfinissable chaos ingénieusement agencé, entre le récit noir et le conte obscur dans lequel se désagrège la personnalité des protagonistes paraissant comme ensorcelés, à leur corps défendant, par l'atmosphère à la fois envoutante et poétique qui se dégage du Bois-Aux-Renards. Incarnant la jonction des antagonismes entre un monde perdu et la société d’aujourd'hui, la rencontre entre ces différents personnages s'inscrit ainsi dans une succession de confrontations au caractère féroce qui font de Bois-Aux-Renards un roman fantasmagorique au charme indéfinissable et à nul autre pareil. 


    Antoine Chainas : Bois-aux-Renards. Editions Gallimard/Collection La Noire 2023.

    A lire en écoutant : Gaspard de la nuit : Le Gibet interprété par Ivo Pogorelich. Album : Ravel: Gaspar de la Nuit - Prokofiev: Piano Sonata No. 6. 1984 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • Jean-Christophe Tixier : La Ligne. Ceux d'ici et ceux d'ailleurs.

    Capture.PNGIl est assurément un passionné de littérature noire au point d'avoir fondé, il y a de cela plus de quinze ans, une association dédiée au "mauvais genre" qui s'est lancée dans l'aventure d'un festival de littérature noire et policière. Jean-Christophe Tixier préside ainsi une équipe de bénévoles enthousiastes qui célèbrent le polar chaque année, au début mois d'octobre du côté de Pau avec Un Aller-Retour Dans Le Noir qui fait la part belle au polar de qualité sans rien concéder à l'esprit populaire du genre. On notera que certaines rencontres avec les auteurs se déroulent dans un funiculaire, le temps d'un aller-retour qui donne son nom au festival. Il faut également souligner une programmation riche et variée avec des auteurs reconnus, mais également des romanciers émergeants s'inscrivant dans une dimension internationale ce qui n'est pas si fréquent parmi la multitude de festivals existants en France. On ne saurait donc  trop recommander cette manifestation qui défend une littérature noire similaire à celle qui est mise en avant dans ce blog. Mais Jean-Christophe Tixier se distingue également comme écrivain avec une œuvre foisonnante comprenant notamment de nombreux polars pour la jeunesse avec la fameuse série 10 minutes (éditions Syros) couronnée d'une multitude de prix et qui rencontre un grand succès. On retiendra également ses deux romans noirs se déroulant dans les régions reculées de la campagne française que ce soit dans les Cévennes avec Les Mal-Aimés (Albin-Michel 2019) ou dans l'Aveyron avec Effacer Les Hommes (Albin Michel 2021). Avec La Ligne, nouveau roman de l'auteur, on reste dans le contexte du milieu rural, tandis que la localisation devient incertaine comme pour mieux transposer cette universalité villageoise dont cette étrange ligne blanche, qui donne son titre au roman, devient le marqueur commun divisant les communautés au gré d'un récit dystopique qui vire au cauchemar.

     

    Au petit matin, encadré de deux militaires, il trace cette ligne au sol qui sépare le village en deux. Un geste dicté par les institutions étatiques qui ont décrété cette partition dans tout le pays. Puis ce sont des coups de feu qui résonnent sans pour autant réveiller les habitants qui découvrent ce marquage déconcertant. Mais pour eux la ligne n'aura aucun impact puisqu'ils ont toujours vécu en harmonie et qu'elle ne saurait donc diviser une communauté soudée. Pourtant cet événement devient le sujet de toutes les conversations et suscite l'inquiétude dans un climat qui devient de plus en plus délétère ce d'autant plus avec l'arrivée d'un représentant du gouvernement chargé de la bonne application des directives. Plus qu'une simple division du territoire, la ligne devient un sujet clivant avec des discussions qui dégénèrent rapidement en empoignades musclées. S'ensuit une disparition, puis un mort. L'observation implacable d'une société basculant peu à peu dans une logique de haine.

     

    La Ligne apparait dans un bref prologue où l'on découvre ce traceur effectuant son labeur aux premières lueurs de l'aube, sous l'escorte de deux soldats incarnations d'un gouvernement autoritaire qui a décrété cette division sur l'ensemble du territoire. On n'en saura guère plus sur l'origine de cette partition étatique qui frappe le pays, parce que Jean-Christophe Tixier ne s'attarde absolument pas sur les aspects du processus amenant le pouvoir politique à prendre une telle décision en évitant ainsi toute lourdeur en terme d'explications. Ainsi, cette dématérialisation de l'autorité ne fait que renforcer l'impact saisissant de cette marque de séparation qui va affecter l'ensemble de la collectivité locale dont Jean-Christophe Tixier va décortiquer les rouages relationnels au gré d'une intrigue dramatique brillamment construite permettant de mettre en scène toute une galerie de personnages aux caractères fort bien étudiés.  Avec des chapitres prenant le nom des principaux protagonistes, on perçoit les rivalités entre la famille Wesner qui fait figure d'autochtone du village et le clan Polora s'apparentant à des étrangers qui se sont péniblement intégrés au sein de la communauté. On observe ainsi les ressentiments et les rancœurs, mais également les aspirations des différents personnages qui vont se heurter à la réalité que La Ligne leur impose de manière brutale. C'est donc autour de cette déclinaison de personnalités que l'auteur bâtit, de manière adroite et subtile, le drame qui va forcément survenir autour de cette fragmentation des positions entre les adhérents au principe de sécession et les opposants à ce clivage odieux. De cette manière, La Ligne incarne tous les désaccords sous-jacents qui apparaissent peu à peu au fil des jours qui passent en alimentant des conflits prenant une tournure de plus en plus dramatique. Tout cela nous permet d’appréhender, sous la forme d’une allégorie sidérante, les thèmes de l’exclusion et de la dissension que Jean-Christophe Tixier empoigne avec une belle conviction au gré d’un texte d’une puissante noirceur qui nous interpelle jusqu’à l’ultime phrase d’un récit au style à la fois sobre et éclatant de maîtrise.

      

    Jean-Christophe Tixier : La Ligne. Editions Albin Michel 2023.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour '85. 1994 Barclay.

  • ABIR MUKHERJEE : LE SOLEIL ROUGE DE L'ASSAM. CONDUCTEUR ELECTRIQUE

    abir mukherjee, le soleil rouge de l'Assam, éditions liana leviS'il est né à Londres, Abir Mukherjee a grandi en Ecosse, plus particulièrement du côté de Glascow au sein d'une famille aux origines indiennes en provenance de la région de Calcutta où certains membres continuent d'ailleurs à séjourner de manière occasionnelle. Il n'y a donc pas de hasard pour cet auteur écossais, que l'on affilie désormais sous l'appellation du "tartan noir", de prendre pour cadre cette capitale du Bengale-Occidental dans laquelle évoluent le capitaine Sam Wyndham et le sergent Satyendra Barnejee au gré d'une série policière se déroulant durant la période historique de l'empire et du régime colonial britannique. Débutant en 1919 avec L'Attaque Du Calcutta-Darjeeling (Liana-levi 2019), Abir Mukherjee s'est focalisé sur les débuts du mouvement pour l'indépendance qui vont bien évidemment avoir une influence sur l'ensemble de ses intrigues policières au style mordant, voire même parfois cynique, afin de mettre en relief le racisme ordinaire qui prévaut au sein du Raj britannique, comme le démontre Les Princes De Sambalpur (Liana Levi 2020) se déroulant dans le petit royaume de l'Orissa gouverné par un vieux maharadjah ou Avec La Permission De Gandhi (Liana Levi 2022) nous permettant revivre, à Calcutta en 1921, la visite chahutée du prince de Galles. Outre l'aspect des énigmes policières qui sont d'ailleurs extrêmement bien construites, l'arche narrative de l'ensemble de la série se concentre également sur les rapports qu'entretient le capitaine Sam Wyndham, issu des rangs de Scotland Yard à Londres, avec son camarade Satyendra Banerjee, natif de Calcutta. Des relations qui vont évoluer et prendre une tournure singulière avec Le Soleil Rouge De L'Assam, nouvel opus de la série nous entraînant dans une région de l'est de l'Inde, notamment connue pour sa propre variété de thé mais également pour ce phénomène étrange et récurrent d’une multitude d'oiseaux trouvant la mort dans d'étranges circonstances.

     

    Ce n'est pas une sinécure que de se débarrasser de son addiction à l'opium. Le capitaine Sam Wyndham en sait quelque chose lui qui s'est réfugié dans un ashram au coeur de l'Assam pour ingurgiter quelques tisanes infectes lui donnant la nausée comme pour extirper le mal qui l'habite. Mais en ce mois février 1922, ce n'est pas seulement sa démarche pour se désintoxiquer qui le trouble alors qu'il vient de croiser cette silhouette entraperçue sur le quai de la gare de Lumding lui rappelant un fantôme du passé au temps où il officiait en 1905 comme jeune policer de Scotland Yard, dans le quartier populaire de Whitechapel, à l'est de Londres. Sam Wyndham se remémore ainsi cette première enquête délicate où le meurtre d'une jeune femme défraie la chronique, ce d'autant plus que le principal suspect est d'origine juive alors que l'antisémitisme est monnaie courante au sein de toutes les couches de la population londonienne qui voient d'un mauvais oeil l'arrivée de cette communauté ostracisée. Mais outre le passé, Sam Wyndham doit également affronter le présent avec la mort suspecte d'un des pensionnaires de l'ashram. Deux enquêtes croisées qui mettent en exergue les affres de l'exclusion et de l'injustice sociale. 

     

    C'est une atmosphère étrange, presque maléfique qui pèse sur l'ensemble du récit et plus particulièrement sur la partie se déroulant dans cette province reculée de l'Assam où l'on assiste notamment à cette étrange pluie d'oiseaux trouvant la mort dans des circonstances inexpliquées qui ne fait que renforcer le sentiment de malédiction qui plane sur la région. Et puis il y a ce fantôme de passé qui croise la route du capitaine Sam Wyndham nous permettant de nous immerger dans le quartier populaire de Whitechapel où l'on distingue encore l'ombre de Jack l'Eventreur sévissant autrefois dans le secteur. Entre 1905 à Londres et 1922 dans l'est de l'Inde, Le Soleil Rouge De L'Assam nous entraîne donc sur deux intrigues en parallèle autour desquels l'auteur bâtit une double énigme de meurtres dans une chambre close avec l'ingéniosité qui le caractérise désormais. Tout cela nous permet d'entrevoir la discrimination et plus particulièrement l'antisémitisme qui sévit en Angleterre et plus particulièrement dans les quartiers populaires de Londres en nous renvoyant ainsi à ce racisme ordinaire qui prévaut dans les colonies de l'Empire et plus spécifiquement en Inde avec toute la clairvoyance d'un romancier qui sait manier cet humour cinglant pour mettre en exergue les injustices sociales d'un royaume qui court forcément à sa perte. Même s'il ne semble pas toujours en avoir conscience, que ce soit en Angleterre ou en Inde, le capitaine Sam Wyndham assiste donc à cette lutte des classes qui touche aussi bien la caste modeste des ouvriers de Whitechapel que celle encore plus miséreuse des paysans de l'Assam, victimes toutes deux d'une classe dirigeante sans scrupule. Dans un tel contexte, on assistera à une certaine tension entre Wyndham et Banerjee qui, au-delà de l'amitié qui les unit, nous ramène à leurs conditions respectives qui vont forcément les opposer au gré d'événements historiques qu'Abir Mukherjee sait dépeindre à la perfection, comme il l'a déjà mainte fois prouvé, et que l'on se réjouit d'ores et déjà de découvrir dans les romans à venir d’une série policière qui n’a pas fini de nous surprendre.

     

    Abir Mukherjee : Le Soleil Rouge de lAssam (Death In The East). Editions Liana Levi  2023. Traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez Battle.

    A lire en écoutant : Sitara de DIVINE et Jonita Gandhi. Album : Gunehgar. 2022 Gully Gang / Mass Appeal India.

  • Jacky Schwartzmann : Shit ! La loi du plus faible.

    Jacky Schwartzmann, Shit !, cadre noir, éditions du seuilMême si l’ensemble de ses romans sont imprégnés d’un humour corsé, on aurait tort de considérer Jacky Schwartzmann comme le rigolo de service au sein de la littérature noire francophone. Bien au contraire, ses traits d’esprit au vitriol ne font que souligner, avec une belle justesse, les dysfonctionnements sociaux qu’il entend dénoncer autour d’intrigues d’une férocité sans faille à l’instar d’un ouvrage décapant comme Pension Complète  (Seuil/Cadre Noir 2019) ou de l’hilarant Kasso (Seuil/Cadre Noir 2021) dont l’action se déroulant à Besançon ne fait que mettre en exergue les difficultés quotidiennes des habitants d’une France dite périphérique, bien éloignée des considérations d’un pouvoir centralisé délaissant ces régions livrées à elles-mêmes avec des habitants qui se débrouillent comme ils le peuvent.  Avec Shit !, Jacky Schwartzmann décline un récit vachard de trafic de stupéfiants et de l'économie souterraine qui en découle, prenant ses aises dans une banlieue désenchantée de Besançon en intégrant tous les thèmes de la discrimination et des laissés-pour-compte qui se débrouillent comme ils le peuvent au sein d’un environnement délabré mais dans lequel se niche ce bel esprit de solidarité permettant de faire face aux aléas de la vie de tous les jours.

     

    Thibaud Morel est un jeune conseiller d'éducation au collège de Planoise, une banlieue de Besançon où il s'est installé afin de s'intégrer dans l'ensemble de la communauté. Une existence que l'on pourrait qualifier de banale. Néanmoins son allée sert de point de ralliement pour un trafic de stupéfiants florissant tenu par les frères Mehmeti qui ont même installé leur "four" dans l'appartement situé en face du sien. Personne ne moufte dans l'immeuble, car les trafiquants ont la particularité d'avoir la gifle facile. Mais lorsque ceux-ci se font descendre lors d'un règlement de compte plutôt radical, Thibaut et Myriam Samla, sa voisine comptable, découvrent un énorme stock de shit. Après quelques tergiversations et quelques considérations comptables sur le prix de la barrette qui donnent le vertige, ils prennent une décision qui va bousculer leur quotidien ainsi que la vie de nombreux habitants de Planoise. S'ensuit une véritable leçon de marché et d'économie teintée d'amateurisme et de pragmatisme pour survivre au sein d'un milieu plutôt impitoyable où l'on n'apprécie guère la concurrence. 

     

    Oui le bandeau ornant l'ouvrage n'est pas erroné. Il y a bien un petit quelque chose de Walter White chez Thibaud Morel, personnage central de Shit ! avec ce côté bien-pensant d'obédience de gauche, ceci même s'il conspue les trafiquants albanais et les initiatives véganes de sa collègue au comité de la cantine scolaire. Un gendre idéal que ce jeune homme s'investissant sans compter au sein de l'établissement scolaire où il officie en tant que conseiller et qui se voit soudainement projeté dans la gestion d'un trafic de haschich à son corps défendant. Le coup de génie de Jacky Schwartzmann, c'est de démontrer, avec cet humour mordant qui le caractérise, tout l'aspect de l'économie parallèle que génère un tel trafic dont les bénéfices vont financer des initiatives au profit des habitants de Planoise. Tel un Robin des Bois des stups, Thibaud Morel, accompagné de quelques complices, va donc basculer dans le crime avec un curieux sentiment d'ivresse qui l'anime en l'entraînant dans une succession de comportements de plus en plus ambivalents. C'est d'ailleurs là que réside toute l'intelligence d'un roman comme Shit ! où l'on observe cette perte de repère d'un individu estimant que la fin justifie les moyens avec toutes les conséquences qui en résultent au gré d'une intrigue des plus surprenantes. Avec Shit ! on appréciera également le portrait nuancé de cette banlieue de province s'éloignant radicalement de tous les clichés que l'on peut avoir sur un tel environnement, avec une galerie de personnages pittoresques qui s'investissent, parfois avec ingéniosité, dans le bon fonctionnement de cette cité à laquelle ils sont profondément attachés. Tout cela nous donne une succession de scènes désopilantes, parfois bien corsées, qui font de Shit ! un roman noir savoureux au caractère bien affirmé.

     

    Jacky Schwartzmann : Shit ! Editions du Seuil/Cadre Noir 2023.

    A lire en écoutant : That's My People de Suprême NTM. Album : Suprême NTM 1998.

  • WILLIAM BOYLE : ETEINDRE LA LUNE. LA COMEDIE HUMAINE.

    Capture d’écran 2023-03-19 à 19.05.50.pngC'est l'attachement au quartier et la tragédie frappant ses femmes et ses hommes de peu qui caractérisent l'oeuvre de William Boyle se déroulant à Gravesend, ce quartier du sud de Brooklyn qui donne d'ailleurs son nom à son premier roman portant le numéro 1000 de l'emblématique collection Rivages/Noir. Sur la couverture de Gravesend (Rivages/Noir 2016) s'affiche l'enseigne du Wrong Number, bar décati du quartier, servant de décor à bon nombre de récits de l'auteur dont La Cité Des Marges (Gallmeister 2021) où l'on décèle cette atmosphère de douce nostalgie qui imprègne les lieux, ceci quelles que soient les époques dans lesquelles se déroulent les intrigues oscillant entre les années 80 et le début des années 2000 comme c'est le cas pour Eteindre La Lune, dernier roman de l'auteur qui revient sur les thèmes de la vengeance et de la résilience avec une galaxie de personnages pittoresques dont les destins se percutent parfois brutalement au coeur de ce petit microcosme qui devient le théâtre de cette comédie humaine, portrait d'une Amérique désenchantée.

     

    Du haut de leurs quatorze ans, Bobby et Zeke se postent au-dessus de la Belt Parkway en balançant des projectiles sur les automobilistes. En enchainant les défis, Bobby atteint une conductrice qui perd la maîtrise de son véhicule pour trouver la mort dans l'accident qui s'ensuit. Les gamins prennent la fuite et jurent de garder le silence sur ce drame qui demeure impuni. Amelia avait dix-huit ans et faisait la fierté de son père Jack Cornacchia, une figure du quartier jouant les redresseurs de torts auprès des petites gens victimes des escrocs et autres truands de tous poils. Les années passant, Jack peine toujours à se remettre de son chagrin et s'inscrit à un atelier d'écriture avec la secrète volonté d'exorciser sa douleur en posant des mots sur son désespoir. Développant un certain talent, Jack noue une amitié quasi filiale avec Lilly, la jeune animatrice de l'atelier, une romancière en devenir qui n'est autre que l'ex belle-soeur de Bobby dont les frasques prennent de plus en plus dampleur avec toutes les conséquences dramatiques qui en découlent.

     

    On est toujours fasciné par cette congruence entre les personnages de William Boyle et le visage du quartier de Gravesend dans lequel ils se débattent, à l'image de cette maison de Jack Cornacchia tout aussi abimée que son propriétaire dont l'âme s'étiole dans une infinie tristesse au gré des souvenirs de sa fille disparue. Il en va de même pour l'ambiance qui émane de ces nombreux diner's un peu miteux, mais pourtant plein de charme, théâtre des rencontres douces amères entre toute cette galerie de protagonistes évoluant dans ce cadre imprégné d'une nostalgie aux accents poétiques comme cette inoubliable et lumineuse rencontre entre Bobby et Francesca dont la relation amoureuse se construit autour de leurs escapades sur l'île de Manhattan, une véritable bouffée d'oxygène qui va pourtant tourner court. Et comme toujours, il y a le drame qui s'inscrit en toile de fond autour d'individus aussi patibulaires que maladroits, parfois même paumés qui vont perturber le quotidien de ces habitants fragilisés par les aléas d'une vie qui ne leur fait pas de cadeau. Avec Eteindre La Lune, on découvrira donc le destin funeste de Bobby, bien évidemment, qui ne se remet pas du geste fatal qu'il a commis lorsqu'il était adolescent et qui va croiser la route de Charlie French, un truand impitoyable qui sévit de manière brutale dans le quartier. Mais l'enjeu principal du récit se construit autour du parcours de Jack Cornacchia, de la perte de sa fille et de ce qu'il va faire pour surmonter ce deuil avec cet atelier d'écriture lui permettant de coucher sur le papier toute sa colère mais également tout son désarroi qui rejaillissent au gré de textes inspirés qui vont fasciner la jeune Lilly Murphy, personnage éclatant qui va illuminer la vie de Jack au gré d'une relation père-fille de substitution que William Boyle dépeint avec toute la délicatesse d'une écriture inspirée. On prend ainsi la mesure de ces petits instants de la vie quotidienne, de ces éclats de violence abrupte et de cette succession de rencontres désarmantes de sincérité autour desquels William Boyle bâti une intrigue d'une fascinante beauté qui nous empoigne le cœur au gré d'un texte au charme indéniable.

     

    William Boyle : Eteindre La Lune (Shoot The Moonlight Out). Editions Gallmeister 2023. Traduit de l'américain par Simon Baril.

    A lire en écoutant : No Ordinary Love de Sade. Album : Love Deluxe. 1992 Sony Music Entertainment (UK) Ltd.

  • Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel. L'avenir est ailleurs.

    Capture d’écran 2023-03-11 à 20.07.23.pngLa violence semble être une des caractéristiques de la littérature noire sud-américaine où elle explosait dans un roman comme Entre Hommes, livre culte de l'argentin Germán Maggiori, publié par la défunte Dernière Goutte/Fonds Noirs ou plus particulièrement dans le cours des récits brutaux du brésilien Edyr Augusto qui nous avait marqué notamment avec Pssica (Asphalte 2017).  Un roman tel que Puerto Apache (Asphalte 2015) de l'argentin Juan Marini s'illustrait dans le même registre. Oubliez l'aspect esthétique que l'on retrouve dans certains ouvrages mettant en scène des tueurs en série d'une inventivité grotesque. Chez ces romanciers, la violence n'a rien de gratuite ni de racoleur et se décline dans des scènes d'une âpreté saisissante et troublante en traduisant le malaise de pays ravagés par des crises économiques sans précédent et d'injustices sociales brutales. Heurtés par la férocité du texte, bon nombre de lecteurs porteront sur ce type de récits un regard distancé voire même parfois amusé comme pour se départir de l'embarras qu'ils suscitent. Premier roman traduit en français de Nicolás Ferraro, notamment coordinateur des littératures policières à la Bibliothèque nationale argentine et passionné de polars, Notre Dernière Part Du Ciel s'inscrit dans le même registre de violence outrancière qui assomme le lecteur par la virulence d'un texte d'une dureté époustouflante qui reflète parfaitement la violence sociale d'une région reculée de l'Argentine.

     

    Les règlements de compte sont légions dans le domaine du trafic de stupéfiants. Néanmoins, ils se déroulent assez rarement à bord d'un Cessna survolant l'Argentine, quelque part à la frontière avec le Brésil et le Paraguay. Après s'être écrasés dans cette région reculée, Keegan et Lucero doivent retrouver une partie de la cargaison, éparpillée dans les environs, s'ils ne veulent pas que l'opération tourne au fiasco avec toutes les conséquences qui en découleraient. Mais pour ces habitants miséreux, ces "pains" de cocaïne tombés du ciel constituent une manne inespérée qu'ils ne sont pas prêt de restituer à l'instar du vieux Reiser, un ancien gangster qui s'est fait oublier ou des frères Vargas, deux ouvrier agricoles, qui souhaitent se rendre à Buenos Aires afin de tourner le dos à un avenir incertain. Mais outre Keegan et Lucero, il faudra affronter Zupay, un tueur impitoyable au service du cartel, qui va mettre la région à feu et à sang pour récupérer la marchandise. Dans ce monde sans foi ni loi, la part du ciel reviendra au plus fort.

     

    Voici une belle trouvaille des éditions Rivages/Noir nous proposant avec Notre Dernière Part Du Ciel de découvrir l'écriture racée de Nicolás Ferraro déclinant, sur ce récit aux allures de western, le désarroi des habitants d'une région perdue de l'Argentine qui font valoir leurs droits à coups de confrontations brutales reflétant ainsi le caractère brut et impitoyable d'une galerie de personnages déjantés, souvent paumés, courant résolument vers leur propre perte. Avec un vieillard irascible et taciturne comme Reiser on pense à Clint Eastwood dans ses interprétations mutiques tandis qu'avec un individu comme Zupay on songe à Javier Bardem dans son iconique rôle de tueur à gage alors que l'ensemble des fusillades qui jalonnent ce texte nous rappelle les scènes dantesques des films de Peckinpah. Mais c'est plus particulièrement avec Emiliano et Javier Vargas que l'on prend la pleine mesure du côté inéluctable d'une destinée qui s'inscrit forcément dans la violence. En quelques phrases, Nicolás Ferraro dresse avec une acuité impitoyable, le contexte social dans lequel évolue ces deux frères en nous faisant parfaitement comprendre qu'il ne peut en aller autrement dans cet environnement sans règle, où la police corrompue côtoie les truands de la région. Avec l'énergie du désespoir qui imprègne l'ensemble des protagonistes, l'auteur construit donc une intrigue dantesque et époustouflante jalonnées de seconds couteaux miteux au charme indéniable qui font parfois basculer l'intrigue de manière abrupte avec le sentiment que nul n'est à l'abri d'une destinée funeste. Et puis, au milieu de toute cette virilité, il y a quelques portraits de femmes également dépouillées de toute forme d'espoir dans cette atmosphère délétère à l'instar d'Irina s'efforçant d'entrainer son compagnon du côté de la capital du pays en quête d'un avenir meilleur. Mais dans ce tourbillon de férocité, nulle place pour l'espérance au terme d'un récit redoutable et implacable qui vous coupe le souffle.

     

     

    Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel (El Cielo Que Nos Queda). Editions Rivages/Noir 2023. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et Georges Tyras.

    A lire en écoutant : Me Gusta de Charles Ans. Album : Sui Generis. 2018 Charles ANS.

  • SIMONE BUCHHOLZ - RUE MEXICO. AMOUR INCANDESCENT.

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    Service de presse.

     

    Ce n'est pas tant une histoire de parité, ce n'est pas tant une logique de quantité, mais bien une question d'attitude qui font que bon nombre d'héroïnes de la littérature noire occupent désormais une place à part en projetant un regard bien particulier sur le monde qui nous entoure à l'instar de Chastity Riley, cette procureure allemande, officiant à Hambourg et dont l'apparition sous la plume de Simone Buchholz coïncidait avec la création de la collection Fusion nous proposant le fameux Nuit Bleue (Atalante/Fusion 2021), texte d'une audace et d'une originalité narrative peu commune nous entraînant dans le monde interlope des nuits hambourgeoises sur fond de trafic de stupéfiants provenant des cités de l'ancienne Allemagne de L'Est. Avec Béton Rouge (Atalante/Fusion 2022), second roman de la série de celle que l'on surnomme désormais "Chas", Simone Buchholz abordait le thème de la maltraitance d'enfants en nous emmenant notamment du côté de la Bavière tout en évoquant les dérives des grandes entreprises allemandes et plus particulièrement celles des grands groupes médiatiques. C'est peu dire que l'on apprécie de retrouver cette femme au profil peu commun oscillant entre force et détermination dans le cadre de son travail et une certaine fragilité qui transparait notamment dans la contexte de sa vie sentimentale qui va connaître quelques aléas dans Rue Mexico, troisième roman de la série que Claudine Layre traduit toujours aussi brillamment.

     

    Les voitures brûlent dans toutes les villes du monde et Hambourg ne déroge pas à la tradition. Pourtant dans l'une d'entre elles, on extirpe le cadavre d'un jeune homme que l'on identifie rapidement comme étant le fils du clan Saroukhan, une communauté de l'ancien empire ottoman qui trempe désormais dans le trafic de drogue du côté de Brême. Chargée de l'enquête, Chastity Riley va devoir dresser le profil de la victime pour tenter de retrouver l'auteur du meurtre. Peut-être obtiendra-t-elle de l'aide de la mystérieuse jeune femme qu'elle a aperçu sur le toit d'un immeuble et qui a probablement assisté à toute la scène ? Parviendra-t-elle à extirper quelques éléments de cette communauté soudée qui ne souhaite pas frayer avec les autorités ? Et qu'en est-il de cette compagnie d'assurance pour laquelle travaillait la victime en lui offrant de confortables rémunérations ? Et puis comme pour interférer dans une enquête déjà difficile, il y a le retour de Inceman, un ancien amant qui va bousculer la vie sentimentale de Chastity Riley.

     

    On remarque un certain dépouillement qui caractérise l'ensemble des intrigues narratives de la série Chastity Riley permettant à Simone Buchholz d'aborder de manière assez directe les thèmes sociaux qu'elle souhaite mettre en exergue. Pour ce qui est de Rue Mexico, la romancière aborde donc le sujet de la migration et de l'intégration et de toutes les difficultés qui en découlent, ceci pus particulièrement au travers de cette communauté Mahallami issue des tribus ottomanes d'autrefois et qui est désormais apatride. Pour en découvrir certains contours, on adoptera les points de vue de Nouri et d'Aliza défiant leurs familles respectives pour vivre leur histoire d'amour remontant à l'enfance, en refusant de suivre les préceptes et les traditions quitte à subir la violence et le rejet. Comme à l'accoutumée, Simone Buchholz nous offre avec Aliza, le portrait d'une jeune femme au caractère bien affirmé nous évitant ainsi l'écueil de l'émotion facile et larmoyante pour s'intéresser à cette détermination qui anime ce personnage d'un force peu commune qui nous renvoie évidemment vers Chastity Riley confrontée une nouvelle fois aux aléas de sa vie privée. Mais il faut également s'intéresser à la trajectoire de Nouri Saroukhan qui, en quittant une famille aux comportements tribaux, voire mafieux, en intègre une autre, ceci sur le plan professionnel en refusant d'intégrer les codes de conduite d'une compagnie d'assurance et plus particulièrement de ses collègues en quête de performances à tout prix. Avec des comportements similaires tout aussi douteux les uns que les autres, on observe ainsi l'impasse dans laquelle s'engouffre ce jeune homme rejetant les règles familiales et professionnelles le conduisant à finir dans une voiture enflammée. Tout l'enjeu réside donc à déterminer qui a pu attenter à la vie de Nouri au détour d'une enquête aux contours incertains en s'achevant sur une scène abrupte et détonante qui désarçonnera une nouvelle fois le lecteur. 

     

    Encore davantage de poésie et de spleen émergent de Rue Mexico où Simone Buchholz décline au détour de ces voitures s'embrasant dans les villes du monde, d'une phrase brève, voire même d'un unique mot qui sonne toujours juste, la fragilité des pensées incertaines d'une femme étonnante trouvant le réconfort autour d'un verre qu'elle partage avec ses amis et collègues policiers que l'on retrouve avec un même plaisir dans cette atmosphère chaleureuse du Blau Nacht, bar attitré d'une procureure au charme indéniable.

     

    Simone Buchholz : Rue Mexico (Mexikoring). Editions de l'Atalante, collection Fusion 2023. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.

    A lire en écoutant : Hotel Bar de Tindersticks. Album : Stars at Noon (Original Soundtrack). 2022 Lucky Dog / City Slang.

  • Laurent Whale : Le Vol Du Boomerang. Retour de flammes.

    laurent whale, le vol du boomerang, éditions au diable vauverService de presse.

     

    Depuis bien des années, Laurent Whale auteur franco-britannique écrit et traduit des romans avec une prédilection pour le fantastique et la science-fiction même s'il a fait quelques incursions dans le genre thriller avec des récits mêlant faits historiques et intrigues policières dont les enquêteurs archivistes se surnomment "les rats de poussière" en déclinant ainsi ce titre autour d'une série composée de trois volumes. Mais c'est avec Skeleton Coast (Au Diable Vauvert 2021) que le romancier se fait remarquer du grand public en abordant les thèmes de l'écologie et de la corruption au cœur d'un roman prenant pour cadre la face atlantique Namibienne. Avec Le Vol Du Boomerang, son dernier roman, c'est davantage sur le registre de l'aventure se déroulant en Australie que Laurent Whale reprend le thème de l'écologie autour de la Bridgestone World Solar Challenge, une course de voitures propulsées à l'énergie solaire de 3000 kilomètres dont le départ se situe à Darwin pour s'achever l'autre bout du pays, à Adelaide. 

     

    Après avoir obtenu son doctorat en physique des particules, Jimmy Stonefire est retourné auprès de sa communauté aborigène dans les Territoires du Nord de l'Australie. C'est dans un atelier sommaire perdu dans le désert qu'il a mis au point une voiture à propulsion solaire afin de remporter la fameuse Bridgestone World Solar Challenge, une compétition mettant en concurrence ce type de véhicule en provenance du monde entier. Plus que des rêves de gloire, le jeune aborigène souhaite surtout sensibiliser la population à la cause de son peuple martyrisé et ostracisé. De son côté Tony Mulatier, un routier français qui a émigré en Australie, conduit désormais ces fameux "Road Train" à travers tout le pays en rêvant de réunir suffisamment de fond pour acquérir un de ces géants des routes afin de devenir indépendant. Avec les gigantesques incendies qui ravagent la région, Andy Sweeger a fermé son restaurant et tout abandonné pour emmener sa femme et ses deux enfants sur les routes embouteillées de réfugiés climatiques comme lui qui se retrouvent dans des camps de fortune où règne la loi du plus fort. Trois destins qui vont croiser leurs routes respectives autour d'un périple des plus périlleux.

     

    Le Vol Du Boomerang se concentre essentiellement autour de cette fameuse course à laquelle participe Jimmy Stonefire permettant à Laurent Whale de nous sensibiliser à la cause des aborigènes tout en évoquant les dysfonctionnements écologiques qui frappent la plupart des territoires de ces communautés, notamment victimes de l'exploitation outrancière des sous-sol. On ne peut donc que se féliciter de la démarche de l'auteur qui a sans nul doute fournit un gros effort pour se documenter afin de nous restituer les péripéties de cette compétition qui ne manque pas d'allure. Choisissant de situer l'action entre 2019 et 2020, Laurent Whale dresse un tableau plutôt cataclysmique d'une Australie touchée de plein fouet par les gigantesques incendies qui ravagent le pays avant de se retrouver confrontée aux aléas de l'épidémie de COVID19. Mais à force d'aborder une multitude de sujets, Laurent Whale s'égare à plusieurs reprises dans le cours de son récit qui manque singulièrement de tenue, ce d'autant plus que l'on abordera également le point de vue d'un routier français parcourant les routes de cette île–continent ainsi que celui d'une famille australienne fuyant les incendies et trouvant notamment refuge dans des camps dénués de toute forme d'autorité en laissant des milliers d'individus livrés à eux-mêmes. Il résulte un sentiment de frustration, ce d'autant plus que l'on aurait aimé en savoir plus en ce qui concerne la destinée de ces réfugiés climatiques qui disparaissent soudainement du paysage, ceci même durant l'épilogue où ils croisent de manière très fortuite la route de Jimmy Stonefire avec cette impression que l'auteur a supprimé quelques éléments de leur parcours. Pour ce qui a trait au chauffeur routier on ignore également ce que sera son devenir et s'il a pu réaliser son rêve en devenant un chauffeur indépendant. Tout cela nous donne l'impression d'un récit foutraque qui perd de vue l'essentiel d'une aventure s'achevant sur un concert déconcertant des Midnight Oil en pleine crise sanitaire dont Laurent Whale ne semble plus tenir compte. Des belles intentions pour un roman qui ne tient pas toutes ses promesses. Dommage.

     

    Laurent Whale : Le Vol Du Boomerang. Editions Au Diable Vauvert 2023.

    A lire en écoutant : Arctic World de Midnight Oil. Album : Diesel and Dust. Sprint/Columbia Records 1987.