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LES AUTEURS PAR PAYS - Page 7

  • Alain Bagnoud : De La Part Du Vengeur Occulte. L'art de la politique.

    alain bagnoud,de la part du vengeur occulte,bsn pressA la lecture du trio final de la sélection du prix du Polar romand 2022, certains membres du milieu littéraire ont probablement dû s'étrangler en apprenant qu'il s'agissait de trois romans issus de la maison d'éditions BSN Press avec Dans L'Etang De Souffre Et De Feu de Marie-Christine Horn, Les Inexistants de Catherine Rolland et De La Part Du Vengeur Occulte d'Alain Bagnoud qui débarque ainsi dans le monde de la littérature noire en emportant l'adhésion du jury décidant de récompenser ce premier roman policier de l'auteur. Mais certains esprits chagrins, dont je fais partie, ont pu se dire que le jury célèbre une nouvelle fois un primo-romancier du polar au détriment de ceux qui naviguent dans le milieu depuis de nombreuses années sans obtenir de reconnaissance puisque le prix du Polar romand est l'une des rares récompenses célébrant la littérature noire romande. Mais il faut bien admettre qu'à la lecture de ce roman policier se déroulant dans le milieu de l'art à Genève on comprend très rapidement l'adhésion d'un jury probablement séduit par la qualité d'écriture exceptionnelle d'Alain Bagnoud qui fait partie des grandes figures de la littératures romandes et dont on espère qu'il réitérera son incursion dans le milieu du polar. Quoiqu'il en soit, la sélection célèbre également le travail de l'éditeur charismatique de BSN Press, Giuseppe Merrone dont j’imagine la mine réjouie à l’annonce d’un tel résultat. 

     

    A Genève, Jean-Phillipe Meilat est un homme politique d'envergure qui aspire à écrire son autobiographie en vue des prochaines élections. C'est Alexandre, jeune gosthwriter ambitieux,  qui se charge de rédiger l'ouvrage lors d'entretiens réguliers avec le politicien. Mais celui-ci reçoit depuis quelques jours des photos expédiées par un individu mystérieux qui signe ses envois avec la mention : De la part du vengeur occulte. Ne comprenant pas le sens de la démarche, Jean-Philippe Meilat demande à Alexandre de découvrir l'identité de cet étrange expéditeur. L'enquête va entrainer le jeune homme dans le milieu élitiste de l'art contemporain avec sa cohorte d'artistes, collectionneurs et galeristes qui naviguent également dans le monde opaque des affaires et de la politique. Un univers aux codes bien établis sur lequel plane l'ombre de Massimov, un oligarque russe bien établi sur la place de Genève et qui peut se révéler plus dangereux qu'il n'y paraît. De fait, Alexandre ne va pas tarder à se retrouver mêler à deux assassinats qui vont bouleverser son existence bien tranquille.

     

    Outre son activité de romancier et d'enseignant, Alain Bagnoud à créé Blogre, un blog littéraire, tenu par un collectif d'écrivains romands, hébergé sur la même plateforme de la Tribune de Genève que Mon Roman ? Noir et Bien Serré ! Mais c'est sur le site à son nom que l'on trouvera quelques recensions sur les polars où figurent des auteurs tels que Thierry Jonquet, John R. Lansdale, Ed McBain et Ted Lewis pour n'en citer que quelques uns. Ainsi, l'on ne s'étonne plus guère qu'Alain Bagnoud se soit essayé au polar qu'il semble apprécier. Pourtant dans De La Part Du Vengeur Occulte, il faut bien reconnaître qu'Alexandre, personnage central du récit, présente toutes les caractéristiques du héros balzacien, autre passion de l'auteur, en évoluant dans ce microcosme genevois qu'il observe avec une certaine morgue ironique qui se traduit notamment dans les questions savoureuses ponctuant les chapitres du récit en lui conférant ainsi un certain humour acide extrêmement plaisant. Il faut admettre qu'Alain Bagnoud n'a pas son pareil pour saisir en quelques phrases bien senties les différents protagonistes fréquentant ce milieu de l'art contemporain qui a pris ses aises dans le quartier populaire de Plainpalais qui subit cette embourgeoisement avec une floraison de galeries improbables s'agglutinant autour du musée d'art moderne et contemporain. Et puisque l'on se situe à Genève, le récit va immanquablement prendre un tournure financière avec en toile de fond tout le business qui alimente ce marché de l'art plutôt lucratif dont une partie est gérée par quelques oligarques russes qui n'ont rien de fictionnels. On le voit ainsi, Alain Bagnoud restitue avec un regard acéré et extrêmement caustique tout le landerneau genevois dans un récit où l'enjeu se situe à définir qui se cache derrière ce vengeur occulte dont les actions vont également conduire notre jeune enquêteur du côté de la population précaire qui hante les rues genevoises en quête d'abris de fortune. Et puis il y a les crimes qu'il va falloir résoudre et dont on trouvera les réponses en toute fin de récit, au terme d'une enquête qui dépossédera le lecteur de toutes ses illusions quant au milieu politique côtoyant le monde impitoyable des affaires. Des personnages ambivalents à l'instar du magnifique Me Dumont, une intrigue bien orchestrée, pas de doute Alain Bagnoud est un grand auteur de polar.

     

     

    Alain Bagnoud : De La Part Du Vengeur Occulte. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Star Treatment d'Artic Monkeys. Album : Tranquility Base Hotel & Casino. 2018 Domino Recording Company Ltd.

  • COLIN NIEL : DARWYN. SORTILEGES DE LA FORET.

    colin niel, darwyne, éditions du rouergueOn connaît Colin Niel avec sa série de romans policiers se déroulant dans le département de la Guyane française en mettant en scène les enquêtes du capitaine Anato et dont le dernier récit, Sur Le Ciel Effondré (Rouergue Noir 2018) avait marqué critiques et lecteurs conquis par ce personnage central aux origines Noirs Marrons sortant de l'ordinaire. Mais Colin Niel s'est également distingué avec des romans noirs à l'instar de Seules Les Bêtes (Rouergue Noir 2017) superbement adapté au cinéma par Dominik Moll et Entre Fauves (Rouergue Noir 2020) dont l'intrigue se déroulait entre les Pyrénées et la Namibie. Outre le télescopage des destins qui anime ses intrigues, l'auteur prend soin d'évoquer, sans jamais être pesant, l'aspect de la thématique de l'écologie émergeant de textes nous entraînant dans des contrées méconnues. De retour en Guyane française, Colin Niel délaissera pourtant le capitane Anato pour nous inviter à découvrir Darwyne, un petit garçon à la personnalité ensorcelante qui semble faire communion avec la forêt environnante qui prend, un nouvelle fois, une place centrale dans ce récit aux accents fantastiques. 

     

    En Guyane française, le bidonville de Bois Sec gagne toujours un peu plus de terrain sur la forêt environnante. C'est donc à l'orée de cette jungle que vit Darwyne Massily, un jeune garçon de dix ans qui doit composer avec un handicap au niveau des pieds suscitant les moqueries de ses camarades qu'il évite soigneusement. Ainsi isolé, il se tourne vers sa mère Yolanda, une femme au caractère fort et d'une beauté à nulle autre pareille qui subjugue les hommes composant la longue liste de beaux-pères perturbant l'existence du jeune garçon en s'installant dans leur petit carbet. Le dernier en date est un colosse se prénommant Johnson qui n'hésite pas à malmener Darwyne. C'est ainsi que surgit Mathurine, une assistante sociale de la protection de l'enfance  à qui l'on a confié un signalement concernant le garçon. Elle succède à une collègue qui a définitivement quitté la région après une première évaluation dont les conclusions apportent davantage de questions que de réponses. 

     

    L'histoire s'articule autour de deux personnages que sont bien évidemment Darwyne qui recherche obstinément l'affection de sa mère Yolanda aussi belle que forte de caractère, mais paraissant éprouver quelques révulsions à l'égard de son fils. L'autre aspect de l'intrigue s'intéresse au parcours de Mathurine, cette femme célibataire qui souhaite avoir un enfant à tout prix en tentant des démarches auprès de médecins spécialisés dans le domaine de procréation assistée. Avec Mathurine c'est l'occasion de voir les difficultés des service sociaux en Guyane et plus particulièrement de la protection de l'enfance mise à mal par la multitude de dossiers en cours, ceci plus particulièrement dans les bidonvilles où la vie est particulièrement difficile comme le dépeint Colin Niel avec beaucoup de justesse par l'entremise de la relation ambivalente entre Yolanda et Darwyne qui survivent tant bien que mal dans leur petit carbet à proximité de la forêt. On apprécie cette écriture expressive mettant en relief le quotidien d'une population précaire en s'intéressant plus particulièrement à ce petit garçon attachant qui semble nouer un rapport complexe avec la forêt. Un endroit prenant, nous permettant de percevoir sa dimension toute particulière à mesure que l'on progresse dans un récit à la fois envoûtant et fantastique où l'auteur exploite d'une manière très mesurée l'aspect des contes et des traditions qui émane de la densité de cette forêt guyanaise devenant l’enjeu principal du roman. L'ensemble nous offre ainsi une intrigue intelligemment construite autour de personnages très réalistes qui vont évoluer dans un registre surprenant qui fonctionne pourtant parfaitement au terme d'un récit trop bref pouvant susciter quelques frustrations tant l'on a apprécié ce roman confirmant tout le talent de Colin Niel pour nous immerger dans des lieux à la beauté improbable qui nous font parfois frémir.

     

    Colin Niel : Darwyne. Editions du Rouergue/Noir 2022.

     

    A lire en écoutant : Démons de Angèle et Damso. Album : Nonante-Cinq La Suite. 2022 Angèle Vl Records.

  • Franck Bouysse : L'Homme Peuplé. Voyage en hiver.

    franck bouysse, l'homme peuplé, albin michelCe n'est certainement pas si anodin que cela si Franck Bouysse met en scène dans L'Homme Peuplé, son dernier roman, un personnage tel que Harry, écrivain en mal d'inspiration après avoir rencontré un succès considérable lors de la parution de son premier roman. Non pas que l'auteur soit en panne d'inspiration, mais qu'en faisant l'objet d'une certaine attention avec la publication de livres tels que Grossir Le Ciel et Né D'Aucune Femme, Franck Bouysse doit désormais composer avec une certaine notoriété pouvant se révéler quelques peu pesante pour un homme aspirant davantage à une certaine discrétion. Il est pourtant bien loin le temps des publications pour de modestes maisons d'éditions alors que ses derniers romans publiés chez Albin Michel font désormais l'objet de grands encarts publicitaires tandis qu'il lui faut honorer de nombreuses rencontres avec un public toujours plus important avide de le côtoyer. Dans un monde de la littérature où le succès fait l'objet de sentiments paradoxaux oscillant entre la satisfaction et la remise en question, il existe donc certainement cette envie ou cette tentation de se mettre en retrait tout comme Harry pour se retrouver au cœur d'un paysage hivernal désolé, dans cet arrière-pays si cher à Franck Bouysse avec cet effet miroir qui devient l'un des moteurs essentiels d'une intrigue se situant à la lisière du fantastique en nous rappelant les romans du regretté Claude Seignolle.

     

    Après avoir rencontré un succès considérable lors de la parution de son premier roman, Harry est désormais en panne d'inspiration ce qui le pousse à s'éloigner de l'agitation de la ville en faisant l'acquisition d'une ferme à proximité d'un village isolé. Emménageant en plein hiver, le romancier doit s'accommoder de la neige et du silence qui enveloppe cette campagne désolée. Des conditions idéales pour l'écriture. Pourtant il y a cette sensation de malaise avec cette impression d'être observé en permanence tandis que des événements étranges se produisent dans le voisinage et plus particulièrement du côté ce corps de ferme où vit Caleb, un guérisseur et un sourcier énigmatique qu'il n'a jamais vu.  A mesure qu'il se familiarise avec les habitants du village, Harry doit composer avec leurs secrets à l'instar de Sofia, cette épicière qui semble dissimuler quelques blessures. Une atmosphère de plus en plus étrange règne ainsi dans cette région rurale où les croyances et superstitions vous font frissonner bien plus que la morsure de cet hiver envoûtant. 

     

    Avec cette mise en abime de Harry, écrivain en quête de solitude pour renouer avec l'inspiration, on ne peut s'empêcher de penser à l'auteur lui-même se mettant en scène dans ce récit où résonne les notes des chants du Winterreise de Schubert contribuant à l'atmosphère à la fois sombre et ensorcelante de cet hiver s'emparant de cette contrée rurale retirée et imprégnée d'étranges phénomènes où les revenants côtoient les vivants. Franck Bouysse, sans livrer tous ses secrets, nous restitue ainsi par la grâce de ses mots qui sonnent toujours juste, quelques mécanismes de l'écriture et de l'imaginaire qui se fracassent au gré d'événements troublants, parfois surnaturels frappant l'existence recluse de Harry cherchant à comprendre le sens de ce qui lui arrive. Il lui faudra donc déterrer quelques secrets que dissimulent les habitants du village et plus particulièrement Sofia qui tient l'un des rares commerces encore ouvert à cette saison. On découvrira les réponses aux interrogations de Harry par le biais des chapitres consacrés à Caleb, le personnage charismatique de L'Homme Peuplé qui outre son travail à la ferme, officie comme guérisseur en n'utilisant ses dons qu'à l'intention des animaux comme s'il redoutait le pouvoir qu'il détient de sa mère dont l'affection se traduit également par une espèce de crainte mutuelle quant aux secrets qu'ils se dissimulent respectivement. Ce sont d'ailleurs toujours ces secrets enfouis qui animent les récits de Franck Bouysse poursuivant l'exploration de cet environnement rural qui lui sied parfaitement. Et puis il y a cette particularité dans la justesse du ton se traduisant notamment dans le rythme de dialogues ciselés qui touchent et séduisent le lecteur. Et pour finir, on appréciera comme toujours la beauté de cette nature qu'il dépeint avec la magnificence d'un texte imprégné de sensations et même de sonorités qui finissent par nous envoûter définitivement au cœur de cette trame aux accents fantastiques baignant dans le berceau des traditions et des superstitions hantant cette campagne désolée qui nous séduit et qui nous intrigue tant.

     

    Franck Bouysse : L'Homme Peuplé. Editions Albin Michel 2022.

    A lire en écoutant : Winterreise de Schubert. Album Dietrich Fischer-Dieskau & Gerald Moore. 1985 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • NICOLAS VERDAN : LE MUR GREC. C'EST APRES LA MORT QU'IL N'Y A PLUS DE FRONTIERE.

    nicolas verlan, le mur grec, éditions l’atalante, collection fusion

    Service de presse

     

    "Cherchons la vérité, à défaut de faire régner la moindre justice."

     

    Il y a tout d'abord eu le travail de journaliste sur le terrain, puis l'intervention du romancier pour prendre le relais et tracer les aventures d'Agent Evangelos, un policier évoluant dans la Grèce des années 2010, ravagée par la crise économique dont Nicolas Verdan restitue le climat déliquescent avec Le Mur Grec, un roman paru en 2015 aux éditions Bernard Campiche avant de connaître une seconde vie avec une réédition pour la collection Fusion chez l'Atalante en lui offrant ainsi davantage de visibilité par le biais d'une diffusion sur l'ensemble des pays francophones. Une belle initiative que l'on doit à l'intervention d'Emeric Cloche et de Caroline Benedetti décidant de partager leur découverte d'un roman policier hors du commun, puisque l'enquête n'est qu'un prétexte pour explorer les aléas d'un pays européen qui doit gérer les flux migratoires en tenant compte des injonctions des autres pays de la communauté et plus particulièrement de l'Allemagne qui compte dicter ses conditions notamment dans le registre de l'élaboration d'une muraille de barbelés au bord de la rivière Evros dessinant la frontière avec la Turquie. 

     

    Agent Evangelos passerait davantage de temps au Batman pour écluser quelques verres en attendant la naissance de sa petite fille. Mais le vieux policier proche de la retraite doit rempiler pour le compte du service des renseignements qui lui confie une affaire délicate. A la frontière avec la Turquie, du côté de l'Evros, la police locale a découvert une tête sans corps ce qui n'a rien de banal. Certes les corps de migrants ce n'est malheureusement pas ce qui manque sur cette zone militarisée. Mais il n'a jamais été question de mutilations. L'enquête est d'autant plus sensible qu'elle se situe à l'endroit même où la Grèce doit construire un mur de barbelés pour contenir le flux migratoire, ceci en comptant sur le financement de Bruxelles. Pour couronner le tout, la tête a été retrouvée à proximité de l'Eros, un bordel fréquenté par les garde-frontières de l'agence Frontex.

     

    On avait évoqué le talent de Nicolas Verdan avec La Coach, son dernier roman noir récompensé en 2018 par le Prix du polar romand qui saluait un récit social dénonçant les dérives de grandes entreprises helvétiques. C'est dans le même registre qu'il faut aborder Le Mur Grec où Nicolas Verdan, ce vaudois aux origines grecs, s'emploie à mettre en lumière les affres d'une Grèce à l'économie exsangue qui doit composer avec ses partenaires européens. L'auteur évoque ainsi en toile de fond, les manifestations quotidiennes se déroulant dans les rues d'Athènes ainsi que le parcours tragique d'une prostituée russe officiant dans les hôtels de la capitale avant d'échouer dans un bordel glauque de la province grec que le personnel de l'agence Frontex fréquente de manière assidue. On assiste également à la fuite éperdue de Nikaulos Strom, cet entrepreneur audacieux qui comptait décrocher un contrat pour mettre en place ce mur de barbelés censé contenir l'afflux de migrants. Un ensemble de personnages très réalistes qui gravitent autour d'Agent Evangelos qui a pour mission d'enquêter sur cette tête sans corps en évitant le scandale ce qui équivaut à étouffer l'affaire en mettant en exergue la corruption de ces édiles politiques. Avec une écriture vertigineuse parfois poétique, parsemée d'envolées elliptiques saisissantes, Nicolas Verdan dresse ainsi un portrait sans concession mais extrêmement réaliste d'une Grèce en proie aux contradictions politiques entre ses propres aspirations et celles d'une communauté européenne qui compte dicter sa loi à coups de financements hasardeux, ceci à l'image d'une agence Frontex décriée et d'ailleurs remise en question lors des votations suisses de mai 2022. Mais au-delà de ces thèmes dramatiques, en suivant les pérégrinations d'Agent Evangelos, Nicolas Verdan décline avec beaucoup de douceur, le charme d'un pays où il fait bon vivre en dépit de tout. 

     

    Nicolas Verdan : Le Mur Grec. Editions L'Atalante, collection Fusion 2022.

    A lire en écoutant : La Frontière de Bernard Lavilliers. Album : Voleur De Feu. Barclay 1986.

  • Jurica Pavičić : La Femme Du Deuxième Etage. Cadeau empoisonné.

    Capture.PNGService de presse

     

    C'est peu dire que Jurica Pavičić a emporté tant l'adhésion du public que de la critique avec une myriade de prix célébrant L'Eau Rouge (Agullo 2021), premier ouvrage publié en France pour cet auteur croate qui n'a rien d'un débutant puisqu'il a déjà écrit sept romans ainsi qu'une pièce de théâtre et quelques recueils de nouvelles. Avec un tel succès, bon nombre de lecteurs attendaient l'auteur au tournant en se demandant s'il allait réitérer ce coup d'éclat qui s'incarnerait donc avec La Femme Du Deuxième Etage, un roman intimiste publié en Croatie deux ans avant L'Eau Rouge. Les spéculateurs en seront donc pour leur frais mais retrouveront avec un certain plaisir de nombreux thèmes chers au romancier à l'instar du tourisme et de ses excès, notamment dans sa ville natale de Split où se déroule l'ensemble d'un récit qui prend des allures de roman noir autour d'un fait divers somme toute assez ordinaire mais qui transcende pourtant les codes du genre.

     

    Cela fait maintenant onze ans que Bruna purge sa peine à la prison de Pozega, en Croatie, pour le meurtre de sa belle-mère qu'elle a empoisonnée. Elle dort peu, travaille à la cuisine du centre de détention et prend le temps de se remémorer ce destin qui a fait basculer sa vie. Elle se souvient de la ville de Split où elle a toujours vécu, de sa rencontre avec Frane qui aspire à devenir marin. Un coup de foudre suivi du mariage puis de l'emménagement au deuxième étage de la villa des parents de Frane où vit Anka sa belle-mère qui régente encore la vie de son fils. Puis soudainement, il y a cette crise cardiaque dont Anka est victime et qui la rend partiellement handicapée en bouleversant la vie de Bruna qui doit s'en occuper tandis que son mari vogue sur les flots. Peu à peu, le poids devient trop lourd. Et puis il y a cette boîte en fer de mort-aux-rats qui devient la seule lueur d'espoir pour s'extraire de cet enfer quotidien. Bruna se remémore tout cela à un mois de sa sortie de prison. Que va-t-il advenir d'elle ?

     

    Avec La Femme Du Deuxième Etage on change complètement de registre en quittant la dimension du roman chorale qui prévalait avec L'Eau Rouge pour s'immerger dans l'intimité du destin ordinaire de Bruna qui va éclater avec ce fait divers devenant ainsi le point névralgique d'un récit envoûtant où l'on se plait à découvrir les reliefs de cette vie terne que l'auteur égrène avec talent au gré d'une écriture soignée et immersive. Même si l'on connaît dès le début les contours du fait divers qui va conduire Bruna en prison, Jurica Pavičić se concentre dans la première partie du récit sur les raisons qui ont entraîné son personnage central à commettre un tel acte, tandis que la seconde partie du roman s'intéresse au devenir de Bruna à sa sortie de prison avec cet espèce d'exil sur l'île de Dvrenik Veli à proximité de Split. Il émerge ainsi du texte des sentiments ambivalents comme l'empathie que l'on éprouve pour Bruna, cette femme meurtrie qui empoisonne peu à peu sa belle-mère qui n'a pourtant rien d'un monstre. C'est l'intérêt de ce récit bien construit où l'auteur prend soin de rester mesuré en présentant dans l'entourage de Bruna tout une galerie de personnages aux caractères mesurés qui font que l'on évite ainsi l'écueil du récit larmoyant en adoptant la tonalité du fait divers qui se construit autour d'existences banales auxquelles on ne manque pas de s'attacher à l'instar de Suzana, la meilleure amie de Bruna ou de Frane ce mari trop souvent absent qui ne se rend compte de rien avec un mélange d'amour et de lâcheté. Puis au gré de ces décennies qui s'égrènent autour de l'existence de ses protagonistes, Jurica Pavičić ne manque pas d'évoquer, en arrière-plan, quelques péripéties de l'histoire de la Croatie contemporaine qui bouscule parfois, par petites touches, la vie rangée et troublante d'une meurtrière qui aspire davantage à l'oubli qu'au pardon en s'éloignant définitivement de son entourage qui lui rappelle son passé. Un beau roman noir aux accents poétiques qui ne manquera pas de fasciner le lecteur.

     

    Jurica Pavičić : La Femme Du Deuxième Etage. Editions Agullo 2022. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Jackson de Slavic Soul Party. Album : New York Underground Tapes. 20212 Barbès Records.

     

  • BENOIT SEVERAC : LE TABLEAU DU PEINTRE JUIF. MEMOIRE DES ARCHIVES.

    benoît séverac, la manufacture de livres, le tableau du peintre juif

    Service de presse.

     

    Profondément attaché à sa ville de Toulouse, on découvrait Benoît Séverac avec Le Chien Arabe (Manufacture de livres 2016) dont le titre a suscité un certain émoi ce qui explique que la version poche soit parue en portant la mention Trafics (Pocket 2017) et 115 (Manufacture de livres 2017), deux romans policiers qui mettaient en scène, Sergine Hollard, une vétérinaire engagée et la major Nathalie Decrest, policière de quartier opérant en uniforme dans les quartiers sensibles de la périphérie nord de la cité. Avec des intrigues au caractère sociale affirmé, la particularité de Benoît Séverac réside dans le fait qu'il implique dans ses intrigues des personnages au profil résolument ordinaire à l'instar de cette enquêtrice issue d'un commissariat de quartier et de cette vétérinaire officiant dans le quartier des Izards en mettant en exergue les problèmes auxquels sont confrontés les habitants dans leur quotidien.  Révélé au grand public avec Tuer Le Fils (Manufacture de livres 2020) qui a rencontré un succès considérable, Benoît Séverac revient sur le devant de la scène de cette rentrée littéraire avec Le Tableau Du Peintre Juif en abordant le thème des filières de résistants opérant dans la région du Sud-ouest pour faire passer en Espagne ces femmes et ces hommes qui fuyaient le régime de l'occupant nazi.

     

    Après avoir déposé le bilan de son entreprise de transport, Stéphane Milhas est un cinquantenaire sans emploi qui se morfond dans un quotidien sans avenir tandis que son mariage s'enlise irrémédiablement au grand dam de ses deux filles désormais adultes qui ont quitté le foyer familial. Mais un téléphone de la tante et de l'oncle de Stéphane change soudainement la donne lorsque ceux-ci lui proposent de récupérer le tableau du peintre juif que ses grands parents avaient caché durant la guerre. Il découvre ainsi une toile de grande valeur peinte par Eli Trudel, un peintre célèbre qui aurait bénéficié de la bienveillance de ses grands-parents recevant ainsi le tableau en guise de gratitude et dont il hérite désormais. La vente de l'oeuvre pourrait permettre à Stéphane de prendre un nouveau départ. Il préfère cependant offrir à ses grands-parents la reconnaissance posthume qu'ils sont en droit d'attendre. Mais après avoir présenté le tableau aux experts de Jérusalem ceux-ci dénoncent Stéphane à la police qui est placé en garde à vue avant d'être expulsé du pays tandis que l'oeuvre est confisquée. En effet, le tableau aurait été spolié à son auteur qui trouva la mort avec sa femme dans les camps de concentrations après avoir été capturés par les nazis. Bien persuadé que ses grands-parents n'aient pu participer à une telle ignominie, Stéphane va se mettre en quête de la vérité et découvrir les terribles secrets que recèlent le tableau du peintre juif et les convoitises qu'il a suscité durant cette période trouble de l'hiver 1943.

     

    L'intérêt d'un roman comme Le Tableau Du Peintre Juif réside dans l'aspect ordinaire du profil de Stéphane Milhas se trouvant soudainement confronté aux méandres tortueux de l'Histoire de la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement de la Résistance, dont ses grands-parents plutôt taiseux ont fait partie sans qu'ils ne s'en vantent. Témoignage de cette époque, il y a ce tableau accroché durant des décennies dans une modeste chambre à coucher avant de revenir à Stéphane qui n'a d'autre aspiration que de rendre hommages à ses aïeux pour le courage dont ils ont fait preuve. Sur une alternance entre la période de 1943 où l'on découvre le parcours d'Eli Trudel et de sa femme fuyant la France occupée et l'enquête de Stéphane bien décidé à faire la lumière autour des événements qui ont conduit ses grands-parents à se retrouver en possession d'un tableau d'une grande valeur, Benoît Séverac aborde avec beaucoup d'émotions et de sensibilité tout l'aspect des filières clandestines entre la France et l'Espagne afin de fuir le régime de Vichy collaborant avec l'occupants allemand. Parfois maladroit, parfois désemparé, on suit ainsi la quête incertaine de Stéphane Milhas qui ne peut compter que sur son obstination pour mettre à jour les aspects peu reluisants qui se cachent derrière ce tableau qui devient un véritable fardeau menaçant de briser définitivement son couple ainsi que la réputation de ses grands-parents. De Jerusalem à Madrid en passant bien évidemment par Toulouse, Benoît Severac retrace ainsi, avec beaucoup de réalisme, cette enquête qui nous plonge dans les méandres d'un passé trouble où l'identité reste l'enjeu central d'une intrigue captivante nous entraînant dans les profondeurs des archives de nombreuses institutions dont on découvre des éléments passionnants qui mettent en perspective les aléas de l'Histoire de la Seconde guerre mondiale. L'émotion est d'autant plus latente qu'au terme du récit, Benoît Séverac nous livre une représentation de ce fameux tableau du peintre juif que son oncle et sa tante lui ont confié en lui inspirant ainsi ce roman poignant où le réalisme social de nos jours côtoient les événements méconnus de l'histoire de la Résistance au cours d'une enquête aussi déroutante que passionnante.

     

    Benoît Séverac : Le tableau Du Peintre Juif. Editions La Manufacture de livres 2022.

    A lire en écoutant : Suite espagnole N° 1, Op. 47; V Asturias – Leyenda de Isaac Albéniz. Album : Leyendas – Thibaut Garcia. 2016 Parlophone Records Limited.

  • Joseph Incardona : Les Corps Solides. Planche de salut.

    joseph incardona, éditions finitude, Les corps solidesLa question lancinante que l'on se pose depuis plusieurs années avec Joseph Incardona, c'est de savoir si le prochain livre sera encore meilleur que le précédent. C'est d'ailleurs avec une certaine appréhension que l'on découvre son dernier roman tant l'on avait été séduit par La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) qui se déroulait à Genève dans les années 80 avec un sublime récit qui mettait à mal le milieu de la finance à une époque où l'argent se transférait d'une frontière à l'autre en parapente quand aujourd'hui un simple "clic" suffit pour déplacer des sommes colossales. Fidèle à Finitude depuis 2005, une maison d'éditions bordelaise indépendante, Joseph Incardona a su assoir sa réputation avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) qui obtenait le Grand prix de la littérature policière en 2015 tandis que Chaleur (Finitude 2017) était récompensé par le jury du prix du Polar romand en 2017. Il ne faudrait pas oublier les nombreux ouvrages précédents que l'auteur a publié dans diverses maisons d'éditions comme 220 Volts (Fayard Noir 2011), Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) ainsi que le fameux Permis C édité chez BSN Press, récipiendaire du prix des Romans des Romands, qui évoquait l'enfance de l'auteur italo-suisse. Mais pour en terminer avec cette appréhension du dernier ouvrage, il faut admettre sans ambage que Les Corps Solides figurera sans nul doute parmi les grands romans de cette rentrée littéraire chargée et qu'il marquera durablement les esprits avec un récit à la fois sobre et intense en faisant honneur à la superbe bibliographie du romancier.

     

    Un simple accident peut faire basculer toute votre vie. Ce n'est pas Anna qui le contredira alors qu'elle part en embardée, en croisant le chemin d'un sanglier, et qu'elle détruit ainsi son camion-rôtissoire que l'assurance refuse de rembourser. Adieu la vente des poulets rôtis sur les marchés et bonjour l'angoisse des finances qui se tarissent brutalement. Anna vit pourtant modestement dans un mobile-home au bord de l'Atlantique avec son fils Léo passionné de surf. Un vie de liberté mise à mal par les ennuis et les dettes qui s'accumulent. Il y aurait pourtant un moyen simple de gagner 50 000 euros en sinscrivant à ce fameux "Jeu" dont tout le monde parle avec une règle simple qui consiste à toucher une voiture et à être le dernier des vingt concurrents à la lâcher. Malgré l'insistance de son fils qui voit là une porte de sortie afin de se mettre définitivement à l'abri de leurs soucis financiers, Anna refuse de vendre son âme au diable et de s'adonner à ce concours absurde. Mais a-t-on vraiment le choix dans un monde régit par la cupidité et le voyeurisme ?

     

    On pense bien évidemment à Horace McCoy et son concours absurde dans On Achève Bien Les Chevaux mais également à Car de Harry Crews avec cet homme qui s'est mis en tête de manger une voiture pièce par pièce. D'ailleurs dans Les Corps Solides, l'automobile est justement le point central du récit tant l'on se focalise autour de cet objet du désir qui fracture désormais la société avec ces groupuscules écologistes manifestant aux abords du "Jeu" tandis que les décideurs mettent justement en place ce concours inepte pour relancer une industrie qui périclite. Joseph Incardona place donc avec justesse les enjeux d'un monde en crise tout comme celui d'Horace McCoy où cette joute de l'absurde est certaine de rencontrer du succès puisque les organisateurs cyniques, qu'il dépeint avec maestria, savent pertinemment qu'ils peuvent faire beaucoup de chose avec le désespoir des gens. L'autre thématique du récit, c'est la dignité qu'incarne Anna qui cède peu à peu sous la contrainte de sa situation fragile pour se lancer dans cette aventure insensée qu'elle entame à son corps défendant. L'enjeu de l'intrigue réside donc sur la limite tant physique, mais également psychologique qui vous emprisonne dans la folie de ce "Jeu" qui prend une allure terrifiante à mesure que les heures, les jours et les nuits s'écoulent sous le regard d'un public conquis. Jusqu'ou ira-t-on dans l'ineptie ? Avec une mise en scène soignée comme il sait si bien le faire, Joseph Incardona nous donnera la réponse autour d'une scène finale époustouflante où la liberté qui s'incarne dans le surf où l'on se redresse se heurtera aux aléas du "Jeu" où l'on s'écroule. Le tout est de savoir qui l'emportera. Situations poignantes attendues, on apprécie dans Les Corps Solides toute la retenue de l'auteur qui décline une galerie de personnages incarnant cette population précaire à l'image bien sûr d'Anna et de Léo mais également de ce couple des jeunes agriculteurs qui tirent le diable par la queue ou bien évidemment des autres concurrents du fameux "Jeu" en déclinant ainsi toute la gamme du désespoir, de la convoitise et même de la quête de notoriété qui anime ces joueurs. Tout cela nous donne une chronique sociale étincelante à l'image de la couverture du livre qui prend l'allure d'une carrosserie rutilante, objet de tous les désirs. Bel équilibre d'émotions et de tensions, Les Corps Solides est un roman qui vous foudroie.

     

    Joseph Incardona : Les Corps Solides. Editions finitude 2022.

    A lire en écoutant : Cadillac Ranch de Bruce Springsteen. Album : The River. 1980 Bruce Springsteen.

  • MARYLA SZYMICZKOWA : MADAME MOHR A DISPARU. GRAND THEATRE.

    agullo éditions, maryla szymiczkowa, madame mohr a disparuService de presse.

     

    Dans le domaine de la littérature noire polonaise, on reste encore marqué par les enquêtes du procureur Teodore Szacki que son auteur, Zygmunt Miloszewski, mettait en scène dans une série composée de trois romans publiés chez Mirobole Editions et Fleuve Noir. Du côté de chez Agullo, on découvrait le pays et plus particulièrement la ville de Varsovie par le biais de Wojciech Chmierlarz et des investigations de son inspecteur Jakub Mokta, surnommé le Kub dont on suivait les péripéties au gré d'une série de cinq romans passionnants mettant en perspective les disfonctionnements de la société polonaise. Avec Maryla Szymiczkowa, nom de plume d'un duo d'auteurs mariés à la ville que sont Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski, c'est du côté de Cracovie, ancienne capitale de la Pologne, que Agullo nous convie avec cette nouvelle série de quatre ouvrages, débutant en 1893 et qui se déroulera sur l'espace de plusieurs décennies pour s'achever en 1946 en présentant ainsi l'évolution du pays mais également de l'Europe centrale, ceci depuis l'empire austro-hongrois jusqu'au basculement du régime communiste peu après la fin de la seconde guerre mondiale. Pour aborder cette époque mouvementée et riche en péripéties, les auteurs ont pris le parti de suivre la destinée de Zofia Turbotynska, bourgeoise conservatrice, mariée à un professeur d'université, qui se découvre une vocation de détective au gré d'intrigues prenant l'allure d'un whodunit à la Agatha Christie nous permettant d'aborder ainsi les grands événements qui constituent cette période de l'Histoire. 

     

    Cracovie 1893. Zofia Turbotynska est une femme débordée devant impérativement renouveler son staff de domestique et plus particulièrement sa femme de chambre qui ne lui convient pas. De plus, elle organise une collecte à l'intention des indigents de la Maison Helcel, institution de soins privée dirigée par des bonnes sœurs charitables. Mais rien ne va plus lorsque l'on découvre dans le grenier de cet établissement le corps sans vie de madame Mohr. Sur place, le médecin conclut rapidement à une crise cardiaque, ceci au grand désarroi de Zofia, grande lectrice de romans policiers, qui y voit plutôt un acte criminel, ce d'autant plus lorsque l'on trouve une seconde résidente morte étranglée. C'est l'occasion pour cette femme désœuvrée de mettre en lumière les petits secrets plus ou moins sordides des résidents et des employés de la maison Helcel et de contrer le juge d'instruction Klossowitz toujours prompt à enfermer le premier suspect venu. Mais bien au-delà des apparences, Zofia va tout mettre en œuvre pour faire jaillir la vérité en se découvrant ainsi un passe-temps bien plus amusant que le point de croix.

     

    On apprécie d'emblée ce récit rédigé à quatre mains où le féru d'Histoire côtoie le passionné de tabloïds criminels pour nous offrir un roman bien équilibré conjuguant bien évidement l'Histoire avec l'intrigue policière mais également la comédie de mœurs nous permettant d'avoir un bon aperçu de la diaspora bigarrée d'une ville de Cracovie et de ses environs qui avait, à l'époque, le statut particulier de république semi-autonome contrôlée par les trois empires qu'étaient la Russie, la Prusse et l'Autriche avant d'être incorporée au sein de l'empire austro-hongrois. Dans un contexte historique assez complexe, il importe donc de lire attentivement l'avant-propos afin d'avoir une vision éclairée d'une période trouble où les soulèvements évoqués vont intervenir dans la destinée de certains protagonistes du récit en nous donnant ainsi davantage de recul quant à leurs motivations. On découvre ainsi une ville d'une belle richesse culturelle que les auteurs mettent en valeur avec deux points d'orgue qui ont marqué l'année 1893 que sont l'inauguration du nouveau théâtre de Cracovie et les funérailles du grand peintre polonais Jan Matejko qui refusa son titre de citoyen honoraire de la ville indigné qu'il était que l'on ait construit le théâtre sur l'emplacement d'un couvent et d'une église en ruines. Loin d'être anecdotiques, ces deux événements s'intègrent parfaitement dans le cours de l'intrigue en suivant les pérégrinations de Zofia Turbotynska évoluant dans toutes les castes qui composent la cité en nous permettant d'avoir une bonne vue d'ensemble des communautés de la ville à l'instar des juifs considérés comme des citoyens de seconde zone. Avec cette enquêtrice atypique, on découvre ainsi le quotidien d'une femme conservatrice aux idées bien arrêtées, un peu pingre, souhaitant assoir son rang avec l'aide de la noblesse qu'elle fréquente notamment par le biais de ses activités bénévoles qui ne sont pas vraiment désintéressées. Cet aspect du quotidien est d'autant plus intéressant qu'il est ponctué d'une pincée d'humour parfois mordant qui donne du relief à l'ensemble du roman. Et puis il y a bien évidement l'intrigue policière habilement construite qui rend hommage à la reine du roman policier britannique tout en s'en affranchissant avec talent au gré d'une enquête assez complexe dont on connaît l'aboutissement qu'en toute fin de récit avec la fameuse réunion théâtrale réunissant tous les suspects fréquentant cette Maison Helcel qui abrite bien des secrets. Tout cela nous donne un roman historique et policier passionnant s'attardant sur les aspects sociaux de l'époque au gré d'un récit plaisant en accompagnant une enquêtrice au charme indéniable que l'on se réjouit déjà de retrouver au cours d'une série qui s'annonce très prometteuse.

     

     

    Maryla Szymickowa : Madame Mohr A Disparu (Tajemnica Domu Helclow). Editions Agullo 2022. Traduit du polonais par Marie Furman-bouvard.

    A lire en écoutant : Joahnnes Brahms – Piano Quintet in F minor Op. 34, String Quartet in a minor Op. 51 No 2. Album : Camerata Quartet. 2022 Camerata Quartet.

  • Lucien Vuille : La Grande Maison. Ligne sinueuse.

    Lucien vuille, la grande maison, bsn pressAprès toutes ces années, j'ignore encore si La Grande Maison désigne les services de la Police Judiciaire stationnée à Carl-Vogt où si cette dénomination fait référence à l'ensemble de la police cantonale de Genève. Toujours est-il que La Grande Maison devient le titre du premier roman noir de Lucien Vuille qui a travaillé durant plusieurs années comme inspecteur au sein de cette institution et que j'ai eu d'ailleurs le plaisir de croiser, notamment dans les salles de classe du centre de formation de la police où il a débuté en tant qu'aspirant inspecteur de police. De cette formation et des années où il a intégré différentes brigades de la Police Judiciaire, Lucien Vuille rapporte ses souvenirs, sous une forme plus ou moins romancée, où la réalité est bien plus omniprésente que la fiction. Il ne faut donc pas s'attendre à une intrigue policière en bonne et due forme, mais plutôt appréhender la diversité de ces enquêtes que ce soit dans le domaine des stupéfiants, des vols, des agressions et de la filature qui sont le quotidien de ces femmes et de ces hommes travaillant exclusivement en civil. 

     

    Après avoir exercé les professions de fromager et d'instituteur, c'est un peu par hasard que Lucien est devenu policier au sein de la police cantonale de Genève et qu'il a suivi ainsi une formation d'une année pour intégrer La Grande Maison en effectuant trois ans de stages au service de la Police Judiciaire, tout d'abord à la brigade de criminalité générale puis à la brigade des stupéfiants où il côtoie les collaborateurs de la Task Force Drogue. Appréciant le travail de rue, il achève ses stages à la BAC, spécialisée dans tout ce qui a trait aux flagrants délits dans le domaine des agressions et des arrachages en espérant intégrer, par la suite, définitivement les stups. Mais Lucien se voit muter, contre sa volonté, au sein de la brigade dobservation, spécialisée dans tout ce qui a trait aux surveillances et aux filatures. Une épreuve difficile qui aura raison de sa motivation. Il se peut parfois que La Grande Maison devienne inhabitable.

     

    Document, fiction ou exutoire, La Grande Maison intègre sans aucun doute l'ensemble de ces éléments avec un texte qui prend l'allure d'un long rapport de police où l'énoncé des faits prend le pas sur les impressions, les sensations et l'atmosphère de l'institution policière. C'est peut-être là que réside la réussite de ce récit prenant qui se lit d'une traite avec l'impression de partager avec l'auteur tous les éléments, aussi troublants soient-ils, de ce rapport. Ce n'est d'ailleurs qu'au terme du récit, une fois qu'il a démissionné, que Lucien Vuille prend le temps d'observer les alentours et de les dépeindre, avec cette sensation de changement des perceptions. Lucien Vuille nous entraîne donc dans le sillage de son parcours professionnel en évoquant dans le détail tout ce qui a trait à la formation d'une année avant de dépeindre l'ensemble des enquêtes qu'il traite dans les différentes brigades où il effectue ses stages avec cette impression de prendre de plus en plus d'autonomie à mesure qu'il acquiert des compétences que ce soit dans le domaine des interrogatoires, mais également dans toute la particularité du monde des stupéfiants où il n'édulcore aucun faits aussi dérangeant soient-ils. Oui les esprits chagrins pourront dire que le récit terni parfois l'image de la profession en abordant avec sincérité les manquements, voire même les fautes lors de certaines interventions ou investigations. Mais La Grande Maison n'a pas pour vocation d'être un outil de promotion au bénéfice de la Police Judiciaire genevoise et Lucien Vuille relate donc ainsi les difficultés à intégrer cette institution policière particulière en abordant sous la lumière d'un réalisme saisissant l'ensemble des éléments qui constituent une enquête, ceci d'ailleurs avec une précision remarquable. S'il n'émet aucun jugement quant aux différents manquements évoqués, on ressent tout de même au cours du récit cette espèce de lassitude, voire même d'épuisement qui assaille Lucien tout en abordant également la thématique de l'éloignement de ses proches l'entraînant dans une spirale malsaine qui le ronge peu à peu avec au final ce processus d'harcèlement au sein de la brigade d'observation qui devient presque une planche de salut puisqu'il le pousse à démissionner lui permettant d'entrevoir d'autres perspectives beaucoup plus positives. Il y a bien évidemment un sentiment de gâchis qui émane du récit. Pour autant, La Grande Maison n'a rien d'un pamphlet, bien au contraire, car Lucien Vuille évoque avant tout le travail considérable qu'effectue au quotidien, une majorité des collaborateurs de la Police Judiciaire qui, au-delà des difficultés abordées, doivent prendre garde à ne pas franchir la ligne ce qui n'a rien d'une évidence. Un récit brillant, un peu amer, qui nous permet d'appréhender la réalité du travail policier avec une belle justesse. 

     

    Lucien Vuille : La Grande Maison. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour 85. 2018 Barclay.

  • JOHN WOODS : LADY CHEVY. AMERICAN'S GIRL.

    Capture d’écran 2022-08-09 à 13.09.23.pngAprès Stephen Marklay et son Ohio, on découvre John Woods, une nouvelle voix qui intègre la collection Terres d'Amérique avec un premier roman se situant également au coeur de l'Ohio, plus précisément du côté de Barnesville, petite localité où évolue une jeune femme, Amy Wirkner, surnommée Chevy qui donne son titre à l'ouvrage intitulé Lady Chevy. Hormis le fait qu'il a grandi en Ohio, dans les contreforts des Appalaches qui font d'ailleurs office de décor pour son récit, on ne sait pas grand chose de John Woods, diplômé de l'Ohio Université et qui a publié plusieurs nouvelles avant de se lancer dans l'écriture d'une intrigue sombre et dérangeante à plus d'un titre. Dans un environnement miné par l'exploitation du gaz de schiste dont il dénonce les méfaits, l'auteur nous convie au sein d'une communauté essentiellement composée de blancs dont un certain nombre sont pourvus de convictions racistes profondément ancrées à l'instar de la plupart des membres de la famille d'Amy Wirkner. Comme à l'accoutumée avec Terres d'Amérique, c'est donc du côté des laissez-pour-compte que l'on se retrouve dans cette vallée perdue de l'Ohio, où l'on ne peut s'empêcher de s'attacher à des personnages nuancés qui nous inspire parfois un certain rejet.

     

    Au lycée de Barnesville, dans l'Ohio, Amy Wirkner tout le monde la surnomme Chevy en référence à son derrière très large comme les Chevrolets. Plutôt douée à l'école, elle se projette dans l'avenir en espérant obtenir une bourse afin  d'intégrer l'université pour devenir vétérinaire et quitter cette région perdue, minée par l'exploitation du gaz de schiste qui devient une manne financière pour de nombreux habitants dont l'état de santé périclite à l'instar de son petit frère, victime à la naissance de lourds handicaps neurologiques. Les conséquences d'une exploitation débridée qui contamine l'eau et les sols. C'est sans doute pour cette raison qu'Amy accompagne Paul, son meilleur ami, qui a un plan afin de contrer cette industrie polluante et mettre à mal ses projets d'extraction. Toutefois, lorsqu'il s'agit faire face à la police qui enquête, la jeune fille voit son avenir menacé. Mais Amy Winkler est bien déterminée à faire en sorte que personne ne se mette sur son chemin pour détruire ses rêves.

     

    Avec Lady Chevy, John Woods aborde bien évidemment le thème de la catastrophe environnementale dans le contexte d'une région minée par l'exploitation du gaz de schiste, mais également celui de la catastrophe sociale avec ce racisme ambiant et cette méfiance, voire même ce rejet des institutions gouvernementales apparaissant comme la cause de la précarité des habitants où l'on tarde d'ailleurs à afficher le portrait du président Obama dans certains bâtiments administratifs, illustrant ainsi, d'une certaine manière, le processus ayant permis à Trump d'accéder au pouvoir. La particularité du roman réside dans le fait que John Woods s'abstient de juger et propose d'ailleurs un récit certes très sombre, mais essentiellement composé de nuances lui permettant ainsi d'éviter l'aspect caricatural des thèmes évoqués. Pour ce qui a trait à l'environnement, on découvre ainsi que l'extraction du gaz permet à de nombreux habitants de survivre avec un apport financier substantiel, voir même de s'enrichir dans le domaine de l'acquisition de terrains exploitables, ceci dans un contexte où la désindustrialisation a mis à mal toute l'économie de la région en plongeant de nombreuses familles dans la précarité. C'est autour de l'une d'entre elles que John Woods se focalise en portant un regard incisif auprès d'Amy Wirkner, cette jeune lycéenne douée, au physique disgracieux qui lui vaut les moqueries de ses camarades. Mais loin d'être une victime, la jeune fille sait répliquer et parfois même rendre coup pour coup quand il s'agit d'agressions physiques. Il faut dire qu'Amy Wirkner a de qui tenir avec un grand-père maternel, Barton Shoemaker, qui fut grand dragon au sein du Ku Klux Klan et un oncle vétéran de la guerre d'Afghanistan, survivaliste néo nazi qui lui apprend le maniement des armes, domaine dans lequel elle excelle. Une mère volage qui va se jeter dans les bras de ses nombreux amants tandis que le père noie son chagrin dans l'alcool complète ce tableau familial sombre et pour lequel on ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine empathie qui évolue vers un attachement assumé. Survivre dans un environnement hostile semble être le précepte que l'on a inculqué à Amy qui va l'appliquer à un degré le plus extrême lorsqu'elle accompagne son meilleurs ami Paul McCormick, dont elle est secrètement amoureuse, dans une expédition de sabotage qui vire au drame. C'est autour de cet événement que l'auteur met en scène cette intrigue noire où l'on espère, en dépit de tout, qu'Amy Wirkner va s'en sortir en projetant ainsi des attitudes ambivalentes qui troubleront le lecteur à plusieurs reprises. Adoptant le point de vue à la première personne d'Amy Wirkner, l'intrigue s'articule également autour de Brett Hasting, adjoint du shérif, qui se décline à la troisième personne en nous permettant de suivre l'évolution des investigations policières avec un personnage ambivalent, ancien étudiant en philosophie qui répercute dans son quotidien les thèses de Platon et Nietzsche avec une perception très nihiliste de la vie, lui permettant d'endosser des attitudes extrêmes et troublantes dont certaines d'entre elles vont avoir des répercussions sur le destin d'Amy Wirkner dont on ne pourra s'empêcher d'éprouver un certain attachement en dépit de ses postures pour le moins équivoques qui nous feront parfois frémir, ceci même en toute fin d'un récit marquant à plus d'un titre.

     

    John Woods : Lady Chevy (Lady Chevy). Editions Albin Michel/Terres d'Amérique 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Diniz Galhos.

    A lire en écoutant : Mainstreet de Bob Seger & The Silver Bullet Band. Album : Night Moves. 1976 Hideout Records & Distributors, Inc.