Víctor Del Árbol : Personne Sur Cette Terre.
Avec son premier roman traduit en français, il entrait tout de suite dans la cours des grands en se hissant au côtés d'auteurs monumentaux tels que Manuel Vazquez Montalban, Arturo Pérez-Reverte et, dans une moindre mesure, dans le sillage de romanciers comme Carlos Ruiz Zafón et Javier Cercas en s'interrogeant sur le poids du passé, notamment la guerre civile et la dictature franquiste qui plomba l'Espagne. Et c'est bien ce dont il était question lorsque découvrait La Tristesse Du Samouraï de Víctor Del Árbol (Actes Noirs 2012), titre aux connotations mélancoliques donnant sa tonalité à un texte puissant évoquant les fantômes de la Division Azul et autres bourreaux issus des rangs de la Phalange espagnole de l'époque. On retrouve d'ailleurs cette thématique du passé dans l'ensemble de l'oeuvre du romancier qui s'applique à mettre en scène des intrigues sombres, toutes en nuances, se déclinant autour de la personnalité complexe de ses personnages qu'il dépeint de manière subtile. Cette sensibilité à la douleur des autres qui émerge de ses intrigues, serait-elle issue de son expérience de policier au sein de la brigade des mineurs dans laquelle il a exercé durant plusieurs années en Catalogne ? Sans pouvoir répondre avec certitude à la question, il ne fait aucun doute que les nombreux lecteurs ont sans doute été touchés par cette propension à décliner cette souffrance émanant tant des victimes mais également des bourreaux en offrant une vision toute en ambiguïté de cette dualité entre le bien et le mal. S'inscrivant à la lisière des genres, mais tout de même dans une trame résolument noire, on notera que Víctor Del Árbol a été récompensé par quelques prix prestigieux de la littérature noire dont le Prix du polar européen des Quais du Polar et le Grand prix de la littérature policière mais également du prix Nadal, la plus ancienne récompense littéraire espagnole s'affranchissant de tout clivage. C'est donc avec une certaine fébrilité que l'on retrouve le romancier revenant sur le devant de la scène littéraire avec Personne Sur Cette Terre et que l'on pourra croiser notamment au festival Toulouse Polar du Sud en compagnie d'autres auteurs espagnols tels que Marto Pariente et Aro Sáinz de la Mara.
Alors qu'il n'est qu'un enfant Julián Leal assiste à l'exécution de son père par quatre individus cagoulés qui incendient sa maison. Mais en 1975, dans ce petit village côtier de Galice, tout le monde connaît les auteurs de ce terrible règlement de compte en se gardant bien de les dénoncer. Trente ans plus tard, devenu inspecteur chevronné au sein de la police à Barcelone, Julián a perdu tous ses moyens en frappant un entrepreneur qu'il laisse dans le coma sans plus d'explication, pas même à sa partenaire avec qui il travaille depuis des années. Et alors qu'il souffre d'un cancer incurable, dans l'attente de son procès après sa mise à pied, il revient sur ses terres natales pour retrouver celles et ceux avec qui il a partagé son enfance. Ainsi, ce sont des histoires d'amitiés mais aussi de rancœurs qui refont surface autour de ce région côtière où la contrebande d'alcool a laissé la place à des trafics plus dangereux dirigé par des cartels mexicains sans pitié qui vont faire voler en éclat tous les serments d'autrefois. Et partout où passe Julian, ce sont des éclats de violence qui surviennent tandis qu'un mystérieux individu aux yeux noirs rôde dans les parages en quête d'informations qu'il va obtenir par tous les moyens, même les plus extrêmes. Et entre la résurgence du passé et les intérêts du présent que l'on souhaite préserver, émerge les intérêts d'hommes puissants qui s'en prennent aux enfants en se dissimulant derrière des masques de loup.
Tout comme ses personnages, Víctor Del Árbol construit des intrigues denses et complexes qui se déclinent dans un présent entrecoupé de longues analepses nous permettant d’en savoir encore davantage sur ce qui anime l’ensemble des protagonistes de Personne Sur Cette Terre, que ce soit l’inspecteur Julián Leal, un homme en bout de course ou Clara, une ancienne journaliste photographe séjournant depuis plusieurs années dans une clinique de désintoxication afin de se sevrer. Il s’agit donc d’un récit nécessitant une attention certaine afin d’appréhender toute une galerie d’hommes et de femmes gravitant autour de ce policier torturé de retour dans son village natal où vont émerger, à son corps défendant, quelques lueurs d’un passé trouble en lien avec la forte personnalité d’un père, ancien combattant des forces nationalistes de Franco, que l’on a exécuté devant lui pour d’obscurs règlements de compte. Mais l’ensemble du roman se décline sur le registre du présent en s’articulant sur cette évolution de la contrebande qui s’inscrit désormais dans le contexte d’un trafic de stupéfiants aux dimensions internationales dont on perçoit, en toile de fond, l’influence violente des cartels mexicains, mais également dans un environnement beaucoup plus trouble d’un trafic d’enfants destinés à assouvir les fantasmes de pervers sexuels, dissimulant leur visage derrière un masque de loup. Autant dire que la multiplicité des sous-intrigues nécessite une attention soutenue qui sera récompensée au terme d’un roman recelant quelques révélations auxquelles on ne s’attendait vraiment pas et que Víctor Del Árbol met en scène au gré d’une narration qu’il maîtrise de bout en bout avec une impressionnante aisance. Et puis il y a toujours cette ambivalence qui habite l’ensemble des personnages soumis à des dilemmes qui les conduisent parfois à commettre des actions qui leurs déplaisent, quant ce n’est pas tout simplement le dégout qui les consume. Et c’est bien dans ce domaine que le romancier excelle en déclinant ce déchirement que l’on perçoit parfois au travers du regard de ce tueur à gage observant son entourage avec cette humanité détachée qui n’est pas dénuée d’un certain égard pour les cibles qu’il doit exécuter sans jamais se bercer d’illusion quant au devenir de celles et ceux qui frayent dans un environnement dénué de compassion et de pitié car « personne sur cette terre n’est innocent, personne n’oublie, personne ne pardonne ». Et c’est bien autour de cette phrase terrible que Víctor Del Árbol fait la démonstration de son immense talent pour nous immerger dans le cours d’un roman virtuose où l’humanité de chacun des protagonistes se dilue dans la terrible nécessité de survivre en dépit de tout.
Víctor Del Árbol : Personne Sur Cette Terre (Nadie En Esta Terra). Editions Actes Sud/Actes Noirs 2025. Traduit de l'espagnol par Alexandra Carrasco.
A lire en écoutant : Somewhere Only We Know de Keane. Album : Hopes and Fears. 2004 Universal Island Records.
On dit de lui qu'il a officié au sein de la Guardia Civil durant 22 ans et qu'il vit avec sa femme et ses enfants du côté d'Alovera, petite localité tranquille de Guadalajara, une province de l'Espagne qui devient d'ailleurs le cadre de
En se rendant à l'enterrement de son frère, dans la localité perdue de Balanegra, Coveiro a hérité de sa fonction de fossoyeur qu'il a endossé avec un certain fatalisme pour s'occuper de son neveu Marco, un jeune garçon autiste, désormais orphelin, qui connaît par coeur chacune des inscriptions des pierres tombales du cimetière. Tout pourrait aller pour le mieux pour ce vieil homme usé qui aspire à une certaine tranquillité mais qui voit sa routine bousculée avec l'enlèvement de Marco dont il est témoin, ceci au lendemain de l'enterrement d'un homme politique accusé de pédophilie et dont le décès, lors d'une reconstitution judiciaire, apparaît pour le moins étrange. Pour faire la lumière sur cette succession d'événements surprenants, le vieux fossoyeur n'a pas d'autre choix que de fourbir les armes et de retrouver ses anciens réflexes de tueur à gage afin de secouer les truands et même les flics qui s'en sont pris à son neveu. Et autant dire que ça va saigner méchamment dans les chaumières, car Coveiro ne fait preuve d'aucune indulgence vis-vis des adversaires qui croisent son chemin, ceci pour leur plus grand malheur.
Franchement, à bien y réfléchir, il faut bien admettre que mes connaissances sont plutôt lacunaires pour tout ce qui concerne la littérature noire hispanique et ses auteurs emblématiques comme Manuel Vázquez Montalbán dont je n'ai lu aucun de ses innombrables romans mettant notamment en scène le fameux détective privé Pepe Carvalho dont il faudra bien que je découvre un jour ses enquêtes entrecoupées de repas pantagruéliques. Ma première incursion dans ces contrées, je la dois à Victor Del Arbol évoquant les réminiscences de la guerre civile d'Espagne avec son premier roman, La Tristesse Du Samouraï (Actes Noirs 2012). Et puis débarque J'ai Été Johnny Thunder de Carlos Zanon que l'on peut considérer comme un roman noir culte publié chez Asphalte Editions grand pourvoyeur d'auteurs issus d'Amérique du Sud et d'Espagne bien sûr, à l'instar d'Andreu Martin et de sa fameuse Société Noire (Asphalte 2016). On peut également se remémorer Monteperdido (Actes Noirs 2017), premier polar marquant d'Augustìn Martìnez nous entrainant dans les entrelacs des rapports complexes entre les habitants d'un village niché au creux du massif des Pyrénées. Si le polar hispanique trouve sa place au sein de nos régions francophones, on constate que son essor n'a pas de comparaison avec la déferlante du polar nordique et anglo-saxon comme l'illustre parfaitement la collection Série Noire recelant une trentaine d'ouvrages d'auteurs espagnols dont La Face Nord Du Cœur (Série Noire 2021) de Dolores Redondo Meira se révélant être un préquel de la fameuse trilogie de la Vallée du Baztan, se déroulant dans la région de la Nouvelle-Orléans avec une enquêtrice espagnole sur la trace d'un tueur en série. Dans un registre totalement différent, en prenant pour cadre la province rurale de Guadalajara où il vit, on saluera l'arrivée de Marto Pariente au sein de la collection avec La Sagesse De L'Idiot, véritable souffle nouveau pour un récit explosif aux tonalités à la fois âpres et désopilantes nous rappelant, pour certains aspects, Pottsville, 1280 Habitants (Rivages/Noir 2016) de Jim Thompson.
C'est officiel, l'intégral de Blacksad n'en a plus que le nom puisque cette série de bande dessinée emblématique s'enorgueillit désormais de Alors, Tout tombe, un diptyque dont la première partie est parue en 2021 tandis que la seconde vient d'être publiée en 2023. Il faut bien avouer, qu'après huit ans d'absence, on n'attendait plus vraiment le retour de John Blacksad, ce sublime détective à la face de chat, évoluant dans un univers anthropomorphique restituant à la perfection les personnalités composant le contexte social des USA des années 50 avec un hommage appuyé aux récits hard-boiled de l'époque, et plus particulièrement à l'oeuvre de Raymond Chandler, ainsi qu'aux adaptations cinématographiques légendaires qui en ont été tirées. Issu du monde de l'animation, il y a tout d'abord le travail du scénariste Juan Dìaz Canales dont les esquisses en noir et blanc, s'inspirant notamment de la série BD policière
A New York, le détective privé John Blacksad assiste, avec son ami le journaliste Weekly, à une représentation en plein air de La Tempête, mise en scène par Iris Allen devant soudainement faire face à la police qui interrompt brutalement la pièce sur ordre du maire. Intervenant auprès du responsable des forces de l'ordre, John parvient à ce que la représentation se poursuive avec la reconnaissance de la directrice du théâtre à qui il remet une carte de visite. Mais dans la soirée, c'est Kenneth Clarke, président du syndicat des travailleurs du métro, qui se présente au bureau de John afin de solliciter son aide, ceci sur la recommandation de sa meilleure amie Iris Allen. Il faut dire que le syndicaliste s'oppose à Solomon, urbaniste et maître d'oeuvre de la ville, qui s'ingénie à démanteler le réseau de transport public afin de mettre en place ses projets pharaoniques dont un gigantesque pont suspendu qui portera son nom. Outre le fait que la mafia tente d'infiltrer son syndicat afin de le contrôler, Kenneth Clarke a été informé qu'on avait engagé un tueur à gage afin de l'éliminer. John Blacksad est donc chargé d'identifier et de localiser ce mystérieux tueur, un certain Logan, qui semble bien déterminé à supprimer tous les obstacles qui pourraient entraver la carrière de Solomon qui le mènera au firmament de la gloire.
Il importe de souligner la carrière au sein des studios d'animation tant du scénariste Juan Dìaz Canales que du dessinateur Juanjo Guarnido leur permettant ainsi d'acquérir une expérience professionnelle notable dans le domaine du dessin animé qui transparaît dans l'ensemble de l'oeuvre de Blacksad avec cette sensation de mouvement incroyable émanant de chacune des planches des sept albums de la série tout comme ce sens du cadrage extrêmement élaboré que Regis Lionel évoque d'ailleurs dans sa préface enthousiaste figurant dans l'édition intégrale de la série. Et puis, il y a ce sens du détail que l'on perçoit dans chacune des cases et plus particulièrement lorsque l'on évolue dans les rues de ce New-York des fifties parfaitement reconstituées (prenez le temps de promener votre regard sur la double page ornant le début de chaque album de la série) ou que l'on s'attarde dans le bureau de John Blacksad avec notamment cette statuette de faucon ornant la bibliothèque du détective privé, hommage évident à Dashiel Hammett. Il faut également saluer le choix toujours judicieux des animaux incarnant à la perfection les traits de caractère des protagonistes mais également leurs rôles sociaux au sein de ces intrigues à la noirceur affirmée restituant les luttes des classes de l'époque à l'instar de Alors, Tout Tombe où l'on observe le combat d'une directrice de théâtre (un lama) accompagnée d'un syndicaliste (une chauve-souris) des transports publics s'opposant aux manoeuvres de Solomon (un faucon), bâtisseur ambitieux qui veut marquer de son empreinte la ville de New-York. Il fallait bien deux albums pour mettre en scène cette solide intrigue superbement élaborée s'inspirant notamment de la carrière de l'urbaniste Robert Moses dont les projets architecturaux ont révolutionné, pour le meilleur comme pour le pire, l'ensemble des arrondissements new-yorkais et qui s'opposa notamment à la gratuité du programme théâtral Shakespeare In The Park et que Juan Dìaz Canales et Juanjo Guarnido retranscrivent dans la formidable scène d'ouverture du récit. Outre cette introduction, la dramaturgie de Shakespeare intervient dans les moments clés du récit à l’instar de cette extraordinaire représentation de Macbeth dont les extraits s'imbriquent parfaitement autour d'une scène de meurtre qui va faire vaciller toute l'intrigue dans une tragédie sordide jusqu'à l'apparition spectaculaire de celle qui a fait chavirer le coeur de John Blacksad. Il faut dire que Juan Dìaz Canales et Juanjo Guarnido n'ont rien à envier au célèbre dramaturge anglais car Alors, Tout Tombe s'inscrit dans la grandeur de ces récits flamboyants qui vous éblouissent jusqu'à la dernière case révélant un ultime rebondissement sublime soulignant le talent et la maîtrise de ce duo extraordinaire qui marque de manière indéniable l'histoire de la bande dessinée.