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LES AUTEURS PAR PAYS - Page 4

  • Valerio Varesi : Ce N'Est Qu'Un Début Commissaire Soneri. Ramasser les morceaux.

    ce n’est qu’un début commissaire soneri,valerio varesi,éditions agulloCela fait maintenant huit ans que l’on parcourt chaque printemps les enquêtes du commissaire Soneri avec un décalage de treize ans entre les publications originales en italien et les traductions brillantes de Florence Rigollet permettant au monde francophone de découvrir ainsi l’œuvre de Valerio Varesi profondément attaché à la ville de Parme  dans laquelle officie cet enquêteur atypique que l’on rencontrait pour la première fois sur les berges du Pô dans un roman intitulé Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016) résumant à lui seul cette atmosphère particulière de la région d’Emilie-Romagne. Si on le compare souvent à son homologue français, le commissaire Maigret, Soneri possède davantage de similitudes avec Duca Lamberti, personnage emblématique de l’œuvre de Georgio Scerbanenco pour lequel Valerio Varesi voue une grande estime, avec deux enquêteurs dotés d’un grand sens de la réflexion, voire même de l’introspection, jouant d’ailleurs un très grand rôle dans l’avancée de leurs investigations respectives. C’est souvent en parcourant les rues embrumées de Parme, que le commissaire Soneri distille ses pensées qu’il confie à sa compagne Angela ou à son collègue Nanetti en partageant quelques repas savoureux au Milord’s tenu par son ami Alceste. On le voit, la série comporte quelques éléments récurrents dont l’auteur se garde bien d’abuser, afin d’éviter tout cliché en faisant en sorte de se renouveler constamment au gré de récits tout en nuance qui abordent fréquemment, sur un registre nostalgique, les événements qui ont marqué l’Italie contemporaine que ce soit la lutte des partisans contre le régime fasciste de l’époque avec Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016), Les Ombres De Montelupo (Agullo 2018) et La Maison Du Commandant (Agullo 2021) ou l’emprise de la mafia dont on découvre certains rouages économiques dans Les Mains Vides (Agullo 2019) ainsi que cette corruption endémique des instances dirigeantes que l’on perçoit dans La Pension De La Via Saffi (Agullo 2017). Mais quels que soient les thèmes abordés, ceux-ci s’inscrivent toujours dans un registre imprégné d’humanité avec toutes les failles que cela comporte en menant parfois aux crimes que le commissaire Soneri doit résoudre avec cette approche philosophique nous rappelant que son auteur, avant d’entamer son activité de journaliste à la Repubblica et de romancier, a également étudié la philosophie à l’université de Bologne dont on retrouve d’ailleurs quelques éléments savoureux aux connotations parfois mystiques que ce soit dans La Main De Dieu (Agullo 2022) ou Or, Encens Et Poussière (Agullo 2020). Si la série comporte actuellement 16 volumes avec un dernier ouvrage publié en Italie en 2021, Ce N’Est Qu’un Début, Commissaire Soneri fait figure de neuvième opus en prenant en compte le fait que les trois premières enquêtes du policier parmesan n’ont pas été traduites en français. Avec la photo du village de Manarola ornant la couverture de ce nouveau roman, on ne laisse planer aucun doute quant au fait qu’une partie de l’intrigue se déroulera du côté de la fameuse région de Cinque Terre.


    Par une triste journée hivernale, le commissaire Soneri contemple la pluie qui s’abat sur la ville de Parme. Mais bien vite les affaires reprennent avec la découverte d’un homme qui s’est pendu dans un vieil hôtel abandonné. Dépourvu de pièce d’identité et d’argent, sa tenue élégante et la valise luxueuse que l’on retrouve non loin de lui ont de quoi interpeller le commissaire Soneri qui n’est pas bien certain qu’il s’agisse d’un suicide en dépit des constatations effectuées sur place. Mais ses réflexions tournent court avec l’annonce d’un meurtre à l’arme blanche. On identifie rapidement la victime qui était l’un des dirigeants du mouvement estudiantin qui avait agité Parme à la fin des années soixante. Démarre une enquête imprégnée de nostalgie qui va conduire le commissaire Soneri dans les environs des Apennins émiliens puis du côté de la mer, sur les berges de la Ligurie, non loin des célèbres villages des Cinque Terre.

     

    Même si elle est anecdotique, l'apparition d'une Vespa Primera 125, découverte dans un camp de Roms, nous donne une idée de l'atmosphère de cette intrigue imprégnée d'une certaine mélancolie, ceci plus particulièrement avec les souvenirs de jeunesse d'un commissaire Soneri se remémorant ses virées en scooter du côté de la région de Cinque Terre. Une réminiscence prenant davantage d'essor avec cette enquête qui va le conduire sur les côtes de la Ligurie, durant la période hivernale, en s'éloignant du fameux circuit touristique des cinq villages que l'auteur se garde d'ailleurs bien de citer. Néanmoins, sans jouer sur ce registre touristique, on appréciera les pérégrinations du commissaire Soneri nous permettant d'avoir un autre regard sur cette contrée au charme chargé de spleen. Mais c'est bien évidement autour de la victime, Elmo Boseli, leader charismatique du mouvement étudiant et du 68 parmesan ainsi que de son entourage que l'on prend la pleine mesure d'une Italie qui n'a jamais soldé ses comptes. Il y a bien évidemment les récriminations de ses anciens camarades se désolant de la tournure politique d'un gouvernement Berlusconi faisant alliance avec les partis d'extrême-droite tout en regrettant une jeunesse qui a tourné le dos aux convictions de leurs parents tandis que les jeunes immigrés trouvent davantage de réconfort en intégrant les mouvances fascistes des supporters ultras. Au fil de ses investigations, le commissaire Soneri met donc en évidence cette amertume qui ronge les protagonistes et qui semble même rejaillir sur lui en prenant conscience que le drame se joue dans ce passage de témoin manqué entre deux générations qui ne se comprennent plus. Comme à l'accoutumée, on apprécie ce sens de la nuance qui caractérise l'écriture de Valerio Varesi qui, autour de ces thèmes sensibles, parvient à saisir parfaitement le climat politique, dans le sens large du terme, d'une Italie divisée ne parvenant pas à trouver le chemin de la réconciliation, bien au contraire, ce qui contraint le commissaire Soneri à "ramasser les morceaux" comme il l'évoque au terme d'une enquête pleine de désillusions.

     


    Valerio Varesi : Ce N'Est Qu'Un Début Commissaire Soneri (E Solo L'Inizio, Commissario Soneri) Editions Agullo 2023. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : Una Gionrnata Al Mare de Paolo Conte. Album : Concerti (Live). Under exclusive license to Warner Italy. 1985 NAR International Srl.

  • ANDREE A. MICHAUD : PROIES. SUR LES BORDS DE LA BRULEE.

    proies, andrée a michaudOn ne saurait renoncer au thriller et se priver ainsi de quelques ouvrages remarquables en dépit du tombereau d'inepties qui affectent le genre avec sa légion de sérial-killers grotesques, sa cohorte d'enquêteurs et autres profilers pathétiques systématiquement imprégnés de secrets pesants tout en luttant contre "Le Mal" à l'état pur sur une déclinaison d'intrigues plus ou moins bancales, censées vous procurer quelques frissons. Le drame avec cette production médiocre mais foisonnante, c’est que les bons thrillers peinent à émerger, occultés qu’ils sont par les têtes d’affiche et leur conglomérat d'imitateurs qui nous assènent leurs sempiternelles schémas narratifs mettant en scène quelques enquêtes parallèles sanguinolentes pour traquer un tueur maléfique trimbalant un semi-remorque de matériel afin de perpétrer ses crimes s’inscrivant dans une surenchère ridicule où l’abjection et le voyeurisme deviennent les règles inhérentes au genre. Dans ce contexte, on regrettera qu'un ouvrage comme Proies, dernier roman de la québécoise Andrée A. Michaud, n'ait pas suscité davantage d'écho dans les médias, ce d'autant plus qu'il s'inscrit dans un registre similaire à Rivière Tremblante (Rivages/Noir 2018) et surtout à Bondrée (Rivages/Noir 2016), roman culte, qui avait contribué à la renommée de la romancière, tant le récit sortait des sentiers battus avec cette particularité dans une écriture à la fois délicate et foisonnante, savamment travaillée, imprégnée d'idiomes québécois allant bien au-delà de l'exercice folklorique pour servir l'intrigue et habiller ses personnages aux caractères nuancés.

     

    En plein été, du côté du village de Rivière-Brûlée, portant le nom du cours d'eau qui le jouxte, Abigail, Judith et Alexandre décident de camper trois jours dans la forêt pour profiter de la fraîcheur, du grand air et des baignades dans la Brûlée. Au coeur de cet environnement idyllique et isolé, les trois adolescents passent une première journée de rêve, même s'ils éprouvent ce sentiment diffus d'être observés. Le soir, s'ensuit la traditionnelle veillée avec ses histoire de fantômes destinées à se faire peur. Mais la sensation d'être surveillés devient plus prégnante le lendemain, lorsqu'en revenant des bords de la rivière, ils découvrent que leurs affaires ont été déplacées. Et puis, il y a ces dessins inquiétants gravés dans le tronc des arbres alentours. Les adolescents ont désormais la certitude qu'un individu rôde dans les environs en jouant avec leurs nerfs tandis que la nature se referme sur eux comme un piège. Survient le drame qui va toucher l'ensemble des habitants de Rivière-Brûlée.

     

    Il émane de l’œuvre d’Andrée A. Michaud cette indicible fascination pour la forêt, réminiscence de sa jeunesse, qui rejaillit dans le cours de ses intrigues où l’on perçoit cette atmosphère envoûtante, parfois même ensorcelante et basculant peu à peu dans un registre inquiétant cédant le pas à une indéniable terreur que restitue une écriture savamment travaillée. Proies n’échappe pas à cette ambiance forestière fascinante en prenant la forme d’une traque à laquelle trois adolescents sont confrontés en nous rappelant certains aspects du film Délivrance auquel la romancière fait d’ailleurs référence. Mais au-delà de la confrontation entre un tueur sadique et les trois jeunes campeurs qu’il a pris pour cible, l’intrigue prend l’allure d’une fresque sociale mettant en scène l’ensemble de la communauté de Rivière-Brûlée avec une déclinaison de portraits richement illustrés qui s’inscrivent dans une interaction narrative d’une rare intensité. Outre cette écriture dense, chargée d'un force évocatrice peu commune, on apprécie dans Proies toute la tension et l'émotion que l'on ressent en permanence au gré d'une intrigue qui se focalise également autour des conséquences découlant de ce fait divers tragique qui touche bien évidemment les victimes mais également leur entourage proche ainsi que la plupart des habitants du village dont on apprécie la justesse de ton quant aux sentiments qu'ils éprouvent face à un tel drame. Mais c'est également autour du profil du tueur qu'Andrée A. Michaud parvient à s'éloigner des registres habituels du thriller, ce d'autant plus que l'on connaît très rapidement son identité pour davantage s'intéresser à son comportement erratique frisant parfois la stupidité qui ne fait qu'amplifier le chaos bouleversant le destin de tout son entourage. C'est ainsi que l'on apprécie cet équilibre subtil entre tension narrative permanente, environnement fascinant et fresque sociale poignante qui font de Proies un thriller à nul autre pareil qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Andrée A. Michaud : Proies. Editions Rivages/Noir 2023

    A lire en écoutant : Someone Somewhere (In Summertime) de Simple Minds. Album : New Gold Dream (81/82/83/84) 2016 Virgin Records Limited.

  • Clément Milian : Un Conte Parisien Violent. Crevards.

    Capture d’écran 2023-06-23 à 14.40.14.pngService de presse.


    Exit les châteaux et les forêts, le conte prend possession du milieu urbain ou le bitume est roi. Exit les robes de princesse et autres pantoufles de vair, les jeunes filles portent des Converse, des shorts en jeans et font du skate en slalomant entre les passants. Les ogres consomment du crack et déambulent dans les méandres des passages souterrains de cette place Stalingrad cerclée par la redoutable infrastructure métallique du métro aérien. Nouvelle voix de la collection Fusion aux éditions de l'Atalante, Clément Milian évoque avec Un Conte Parisien Violent cette éternelle histoire de transition entre l'adolescence et le monde des adultes en suivant le parcours de Salomé, figure farouche de la place Stalingrad dont elle a pris possession en évoluant au milieu des sdf et des toxicos. Au sein de cette cour des miracles ponctuée d'éclats d'une violence soudaine, d'amitiés fragiles et incertaines et de cette tension palpable animant les occupants des lieux, on perçoit la solitude et le désarroi d'une gamine livrée à elle-même, cherchant à s'extraire de sa posture d'adolescente avec une quête du sens qu'elle pense trouver en côtoyant ces cabossés de la vie.

     

    A Paris, la canicule estivale n'épargne pas le parvis de la place Stalingrad, refuge des clochards, dealers et autres crackeurs qui ont notamment investi les passages souterrains, spots préférés de Salomé qui slalome avec son skate entre les épaves. A quatorze ans, la jeune fille, que tout le monde surnomme chewing-gum à force de chuter sans jamais se faire mal, préfère trimbaler sa carcasse sur la place plutôt que de rester seul dans l'appartement familial désert. Il faut dire que son père flic fait quelques passages éclairs, entre deux affaires, afin de déposer de l'argent pour les courses, tandis que sa grande sœur vit une intense histoire d'amour. Hôtesse de l'air, la mère de Salomé est aux abonnés absents depuis qu'elle a embarqué pour New-York où sévit un serial-killer qui s'en prend aux femmes. Adolescente au caractère farouche, Salomé se moque bien de cette famille bancale. Ce qui lui importe, c'est qu'elle s'est imposée parmi cette faune locale qu'elle côtoie en se forgeant quelques amitiés improbables avec certains zonards des lieux comme Mamadou, un sdf au caractère versatile. Mais au sein de cet environnement instable, il faut tout de même se méfier de ces monstres mutiques qui zonent dans le secteur. Salomé va l'apprendre à ses dépens.

     

    Bien qu'il ait vécu durant de nombreuses années dans le quartier de Stalingrad, en côtoyant ainsi les toxicomanes et dealers fréquentant les lieux, Clément Milian s'est bien éloigné du récit naturaliste pour s'orienter sur le registre du conte, comme le titre du roman le mentionne d'ailleurs, en s'interdisant ainsi tout type de jugement pour se focaliser sur cette atmosphère fantasmagorique qui imprègne l'ensemble du roman avec des personnages secondaires comme Mama ou le Bouledogue dont les surnoms nous indiquent le rôle qu'ils endossent au sein de la communauté disparate stagnant sur cette place Stalingrad. Un Conte Parisien Violent se concentre donc autour du parcours de Salomé et du désarroi que ressent cette jeune adolescente avec une mère absente et la découverte de la sexualité dont elle perçoit quelques contours avec la relation qu'entretient sa sœur aînée fréquentant un jeune garçon vivant dans un squat voisin. Loin de s'apitoyer sur son sort, Salomé virevolte sur son skate en faisant preuve d'une certaine défiance vis-à-vis des dealers qui souhaiteraient l'employer plus activement afin d'effectuer quelques livraisons à leur clientèle. Si elle n'a rien contre quelques livraisons occasionnelles, Salomé n'entend pas se mettre à la disposition de ces dealers qu'elle n'hésite d'ailleurs pas à invectiver du haut de ses quatorze ans. Et puis il y a cette relation houleuse avec Mama ce sdf qui n'a pas toute sa raison en oubliant parfois les rapports qu'il entretient avec Salomé qui s'inquiète du comportement parfois agressif de celui qu'elle considère comme son unique ami. Afin d'accumuler davantage de tension, le récit se décline autour de brefs chapitres d'une ou deux pages, quand ce ne sont pas une poignée de mots qui servent de liant pour les pages suivantes en se demandant quelle tournure va prendre le drame à venir dont on devine certains aspects que ce soit avec les silhouettes inquiétantes qui squattent les souterrains de la place, la mère de Salomé peut-être promise à un avenir funeste avec ce serial-killer hantant les rues de New-York où elle séjourne sans donner de nouvelle ou bien avec le comportement inquiétant de Mama qui bascule peu à peu dans la folie. On apprécie donc cet univers inquiétant au sein duquel la jeune Salomé évolue ainsi que l'inquiétude qui nous étreint peu à peu dans l'éclat d'un récit brutal et percutant nous coupant le souffle au terme d'une scène finale tourmentée.

     

    Clément Milian : Un Conte Parisien Violent. Editions de l'Atalante/Collection Fusion 2023.

    A lire en écoutant : De L'Autre Côté de L'uzine. Album : La Goutte d'Encre. 2017 L'uzine.

  • DENNIS LEHANE : LE SILENCE. DESEGREGATION.

    dennis lehane, le silence, éditions gallmeisterAprès William Boyle et François Guérif, c'est un auteur emblématique de la collection Rivages/Noir qui annonce son départ pour intégrer la maison d'éditions Gallmeister. Sans nouvelle depuis près de six ans, c'est peu dire que ce transfert de Dennis Lehane a fait l'effet d'une bombe, ce d'autant plus qu'il semble vouloir mettre un terme à sa carrière d'écrivain avec son dernier roman Le Silence, préférant se consacrer désormais à son travail de scénariste et de producteur. La nouvelle a de quoi nous attrister puisque l'on sait tous que Dennis Lehane est un monument de la littérature noire et qu'il nous a enchanté avec la série Kenzie & Gennaro dont Un Dernier Verre Avant La Guerre (Rivages/Noir 1999), Ténèbres, Prenez-Moi La Main (Rivages/Noir 2000) et Gone, Baby, Gone (Rivages/Noir 2003) ainsi qu'avec des romans d'une ampleur incroyable tels que Mystic River (Rivages/Noir 2002), Shutter Island (Rivages/Noir 2003) et Un Pays A L'Aube (Rivages/Noir 2008), fresque monumentale des USA qui n'a d'ailleurs jamais pu être adapté au cinéma contrairement aux deux ouvrages précédents. Mais il faut également admettre que l'on avait été fortement déçu à la lecture des derniers romans de Dennis Lehane à l'instar de Moonlight Mile (Rivages/Noir 2010), d'Ils Vivent la Nuit (Rivages/Noir 2012) ou de Quand Vient La Nuit (Rivages/Noir 2014) avec cette impression que l'auteur abandonnait son rôle de romancier pour endosser celui de scénariste en nous proposant ainsi des textes manquant cruellement d’envergure. Pourtant, il faut bien avouer qu'en succédant à Isabelle Maillet, ancienne traductrice attitrée de l'auteur, François Happe nous offre une superbe traduction d'un texte d'une grande tenue qui, sans atteindre les sommets des ouvrages évoqués, oscille entre le registre historique et l'intrigue d'une noirceur implacable en renouant avec la ville de Boston, terrain de prédilection d'un auteur qui signe ainsi un retour fracassant.

     

    A South Boston en 1974, c'est l'effervescence depuis qu'un juge a décrété une mixité des élèves au sein des établissements scolaires de ce quartier populaire irlandais, afin de lutter contre la discrimination. Dans la chaleur de l'été, les habitants se préparent à faire valoir leurs droits dans un contexte de tensions raciales exacerbées. Mais Mary Pat Fenessy a d'autres préoccupation depuis que Jules, sa fille de dix-sept ans, disparait sans laisser de trace après avoir passé une soirée avec son copain et sa meilleure amie. Y aurait-il un lien avec ce jeune noir trouvant la mort dans des circonstances suspectes après avoir percuté une rame de métro au cours de la même soirée ? Au fil de ses recherches, Mary Pat met à jour quelques vérités dérangeantes et voit les membres de sa communauté lui tourner le dos. Pourtant loin de renoncer, cette femme pleine de désespoir et de colère va faire face au gang du quartier et plus particulièrement à son leader Marty Butler bien décidé à passer sous silence la disparition d'une jeune fille dont il n'a que faire. 

     

    En toile de fond historique, il y a ces banlieues populaires de Boston secouées, en juin 1974, par l'annonce du busing consistant à imposer la fin de la ségrégation dans les établissements scolaires en transportant des élèves des quartiers blancs pour les intégrer dans des écoles des quartiers noirs et inversement. C'est autour du personnage de Mary Pat Fenessy et de son engagement dans l'organisation des manifestations à venir que l'on prend la mesure des implications d'une telle décision au sein d'une communauté irlandaise qui apparaît comme soudée tout en étant sous l'influence d'une organisation criminelle dirigée par Marty Butler. Il se dégage ainsi cette atmosphère de rejet des décisions d'une autorité décriée, ce d'autant plus que le processus ne semble pas concerner les quartiers riches de la ville. Ainsi, outre le racisme ambiant, voire même institutionnalisé qui prévaut, c'est également une lutte des classes que l'on perçoit dans les différents événements qui vont secouer le quartier. Et il faut bien avouer que Dennis Lehane excelle à mettre en perspective les remous de l'histoire avec le destin de Mary Pat Fenessy qui va se retrouver de plus en plus isolée à mesure qu'elle prend conscience que personne ne fera rien pour l'aider à retrouver sa fille disparue. Mais avec un parcours chaotique comme le sien, cette mère de famille, ayant déjà vécu des relations difficiles avec les hommes qui ont partagé sa vie et composé avec la perte de son fils aîné, n'entend pas se résigner. On assiste donc à la révolte d'une femme qui va se battre, au propre comme au figuré, pour faire éclater la vérité entourant la disparition de sa fille et qui n'est pas sans lien avec le drame qui a frappé un jeune noir trouvant la mort sous une rame de métro et dont elle connaît la mère pour travailler comme elle, en tant qu'aide-soignante dans un home pour personnes âgées. Il en résulte une intrigue prenant de plus en plus d'essor dans une logique de violence exacerbée qui va tourner au règlement de compte en savourant le parcours de cette femme hors-norme qu'il convient de saluer. Avec un tel profil, on regrettera le fait que la plupart des autres personnages apparaissent un peu en retrait à l'instar du lieutenant Michael Coyne qui semble présent uniquement pour compter les points ou de Marty Butler, ce caïd du quartier dont on aurait souhaité qu'il soit pourvu d'une envergure un peu plus imposante. Quoiqu'il en soit, on appréciera tout de même ce récit au souffle épique abordant bien évidement le thème du racisme tout en mettant en perspective le sujet du féminisme au sein de ce quartier populaire de Boston où la loi des hommes va se heurter à la volonté farouche d'une mère de famille refusant de s'incliner devant leur volonté. Avec un roman comme Le Silence, Dennis Lehane signe ainsi son retour dans la cour des grands auteurs de la littérature noire avec qui il faut compter, en espérant que la mise à l'arrêt de sa carrière de romancier ne soit juste qu'un effet d'annonce.

     

    Dennis Lehane : Le Silence (Small Mercies). Editions Gallmeister 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.

    A lire en écoutant : It Must Change de Anohni. Album : My Back Was a Bridge For You To Cross. 2023 Rebis Music under exclusive licence to Rough Trade Records Ltd.

  • Joachim Beat Schmidt : Kalmann. Diversité et nature.

    Joachim beat Schmidt, kalmann, éditions gallimard, collection la noireOn regrette avant tout cette barrière des langues entravant l'essor de la littérature noire helvétique restant figée dans un développement régional soulignant l'absence d'audace et de curiosité à l'exception de la regrettée édition des Sauvages qui avait publié quelques romans de Sunil Mann et de Plaisir de Lire nous proposant, il y a de cela plusieurs années, les textes d'un auteur tessinois et d'une romancière grisonnaise. Des initiatives isolées qui restent malheureusement sans lendemain. Pourtant, depuis peu, on observe en France un frémissement de l'intérêt pour l'ensemble des régions linguistiques de la Suisse avec la publication chez Finitude du premier roman du tessinois Lucas Brunoni intitulé Les Silences tandis que chez Gallimard, pour la collection La Noire, on publie Kalmann, un roman noir se déroulant en Islande, terre d'adoption du grisonnais Joachim Beat Schmidt récipiendaire du Crime Cologne Award et du troisième Prix  Polar Suisse à Granges, unique festival de littérature noire accueillant l'ensemble des auteurs du pays, quelle que soit leur langue ou leur canton d'origine.

     

    Kalmann Oòinsson c'est le shérif de Raufarhöfn, petit port de pêche islandais se situant non loin du cercle polaire arctique. On le reconnaît tout de suite avec son chapeau de cow-boy, son étoile et son mauser qu'il porte à la ceinture et qui lui a été légué par un père américain qu'il n'a jamais rencontré. Il déambule ainsi dans les rues de cette localité déclinante depuis que les quotas de pêche ont été imposés. Plus rien n'est comme avant, mais Kalmann s'en moque un peu puisqu'il continue à pêcher le requin comme le faisait son grand père vivant désormais dans un home pour personnes âgées et à qui il rend visite régulièrement. Esprit simple que rien ne déroute jamais, il chasse également le renard. Et c'est lors de l'un de ses périples qu'il découvre une grande tâche d'hémoglobine que les flocons recouvrent déjà. Se pourrait-il qu'il s'agisse du sang de Robert McKenzie, l'homme fort de la bourgade qui a disparu depuis quelques jours ? En témoin principal de ce qui pourrait apparaître comme une scène de crime, Kalmann va devoir répondre aux questions de la police. Pas certain que ses réponses déroutantes puissent satisfaire les enquêteurs qui ne sont pas là pour rigoler, ceci dautant plus que tout laisse à penser qu'il en sait davantage qu'il ne veut bien le dire.

     

    Suisse allemand d'origine ayant choisi d'émigrer en Islande en se faisant naturaliser, il fallait sans doute un parcours tel que celui de Joachim Beat Schmidt pour évoquer cette contrée d'adoption mythique en sortant des registres du polar nordique. A certains égards, Kalmann nous rappelle les ouvrages de la fameuse série Martin Beck de Maj Sjöwall et Per Wahlöö publiés bien avant cette saturation de littérature noire venue du nord, en délaissant le récit d'atmosphère pour se concentrer sur le thème social. Au-delà de l'intrigue policière, Joachim Beat Schmidt distille son amour de cette terre d'Islande en abordant, en toile de fond, le sujet de l'écologie et de cette faune à la fois sauvage et fragile qu'il faut sauvegarder avec toutes les conséquences qui en découlent telles que les quotas de pêche mettant en péril l'économie de ces petits ports qui périclitent à l'instar de Raufarhöfn abritant l'Artic Henge, impressionnant monument de pierre destiné à attirer les touristes et qui devient l'une des scènes de crime du roman. Il n'y a rien de grandiloquent ou de pompeux dans le sujet abordé car Joaquim Beat Schmidt a eu le coup de génie d'articuler son récit autour du point de vue de Kalmann qui apparait comme l'idiot du village mais dont la sagesse brut et le regard pragmatique imprégné de naïveté ne cesse de nous interpeller tout en nous amusant parfois au gré d'échanges d'une absurdité hilarante. Autour de ce personnage lumineux, gravite toute une galerie d'individus charismatiques animant ce village nordique au charme indéniable mais qui nous extrait pourtant de tous les clichés nordiques émanant d'un tel environnement. Et puis il faut souligner les qualités narratives de cette enquête policière sortant des sentiers battus en nous permettant d'appréhender le cadre social de cette localité à bout de souffle souffrant notamment de la déshérence des institutions étatiques, ersatz des affres de la crise économique qui a balayé le pays. Au gré d'investigation quelque peu maladroites, Kalmann croise donc les membres de cette petite communauté portant sur lui un regard amusé, parfois narquois à l'exception de sa mère bien évidemment, mais également de son grand-père où l'on décèle l'émotion se dégageant d'une relation très forte qui unis les deux hommes en dépit de la mémoire défaillante du vieil homme appréciant toujours autant le requin fermenté que lui prépare son petit fils. D'une originalité réjouissante, qu'une scène finale époustouflante ne démentira pas, Kalmann nous permet d'appréhender, avec un bel équilibre entre l'intrigue policière décalée, le marasme du contexte économique dans lequel évolue les personnages ainsi que le cadre sublime où la faune sauvage y joue un rôle prépondérant, toute la fragilité d'une région reculée de l'Islande oscillant entre les intérêts de l'entrepreneuriat et la préservation des espèces sur le déclin que Joachim Beat Schmidt met sur le devant de la scène au gré d'un plaidoyer sensible et nuancé. Au final, Kalmann se révèle être un roman exceptionnel qui ne manquera pas de réconcilier certains lecteurs avec le polar nordique dont ils n'attendaient plus grand chose.

     


    Joachim Beat Schmidt : Kalmann (Kalmann). Editions Gallimard/Collection La Noire 2023. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine. 

    A lire en écoutant : The Anchor Song de Björk. Album : Debut. 1993 Bapsi Ltd. /One Little Independent Records.

  • JOSEPH INCARDONA & THOMAS OTT : LONELY BETTY. INSPIRATION.

    Capture d’écran 2023-05-29 à 20.49.17.pngDans l'univers du noir émerge la lumière et c'est cette particularité qui définit l'oeuvre sombre de ces deux artistes suisses que sont Joseph Incardona, auteur lausannois de romans se situant à la périphérie des genres et Thomas Ott, illustrateur zurichois se distinguant avec la technique de la carte à gratter où l'incision avec un cutter japonais laisse apparaître un dessin en noir sur blanc aux tonalités à la fois poétiques et inquiétantes. Evoluant sur des registres semblables de la littérature noire et de l'univers underground, il était donc logique que ces deux artistes helvétiques se rencontrent en travaillant autour d'un projet commun avec la réédition aux éditions Finitude de Lonely Betty, roman emblématique de Joseph Incardona désormais enrichi de sept illustrations de Thomas Ott soulignant l'atmosphère angoissante d'un texte aux contours fantastique rendant hommage à un grand romancier du genre.

     

    joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeA la veille de Noël, il neige sur Durham, cette petite ville du Maine où vit Betty Holmes et dont la communauté s'apprête à fêter ses 100 ans. Séjournant dans un home pour personnes âgées, cette ancienne institutrice s'est murée dans le silence depuis 54 ans, suite à la disparition tragique de trois de ses élèves. Un événement dont elle ne s'est jamais remise. Mais alors que l'on célèbre son anniversaire, la vieille femme surprend tout son entourage en vomissant sur son gâteau avant de faire entendre le son de sa voix en exigeant de voir immédiatement le lieutenant à la retraite John Markham. Elle a des révélations à faire au sujet de l'un de ses anciens élèves devenu célèbre. Mais après s'être confiée auprès du policier, Betty ne célèbrera pas Noël. Que peut-elle bien avoir raconté au vieil enquêteur chevronné ?

     

    On se réjouit de la mise au goût du jour de ce bref ouvrage d'une centaine de pages empruntant tous les codes du genre avec une convergence entre le roman policier et le roman fantastique s'articulant autour du caractère marqué d'une galerie de personnages sublimant un récit aux entournures malicieuses et au final fracassant, véritable déclaration d'amour à l'une des grandes figures de la littérature populaire. Sur la base de ce pastiche nuancé à l'ambiance inquiétante, joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeThomas Ott nous offre sept illustrations dont les cadrages élaborés soulignent la tension de l'intrigue en marquant les temps forts de chacune des parties du roman. On y distingue ainsi, l'infirmière pulpeuse, le vieux flic revenu de tout, la silhouette des trois élèves disparus s'enfonçant dans la forêt, Betty bien évidemment ainsi que son célèbre élève lui causant tant de tourments. Comme un fait exprès, Thomas Ott s'emploie à dissimuler une partie des traits des protagonistes que ce soit par le biais du cadrage ou de la lumière en jouant avec le contre-jour, afin d'accentuer la part de mystère et de singularité émanant d'une histoire aux allures de conte obscur sublimé d'illustrations aux détails envoûtants, lui conférant une envergure phénoménale et détonante. Symbiose de l'image et du texte, Lonely Betty incarne ainsi le choc d'une rencontre artistique d'envergure qu'il convient de saluer.

     

    Joseph Incardona & Thomas Ott : Lonely Betty. Editions Finitude 2023.


    A lire en écoutant : Lonely Betty de The Pollies. Album : Not Here. 2015 Single Lock Records.

  • Eric Burnand & Matthieu Berthod : Berne, Nid D'Espions. Fusible.

    Berne nid d’espions, éditions antipodes, Eric burnand, Matthieu berthod

    Avec un titre pareil, on pourrait croire qu'il s'agit d'un roman d'Eric Ambler, mais Eric Burnand au scénario et Matthieu Berthod au dessin ont puisé notamment dans les archives fédérales suisses pour exhumer, avec Berne, Nid D'Espions, les méandres de l'affaire Dubois qui avait défrayé la chronique en 1957 en mettant à mal la neutralité de la Suisse alors que le procureur général de la Confédération, premier magistrat du pays, était accusé d'espionnage. C'est plus particulièrement sur le registre politique de cette neutralité malmenée que le récit s'inscrit dans l'actualité avec le numéro d'équilibriste que les instances politiques doivent entretenir entre la Russie et l'Ukraine dans le cadre du conflit qui les oppose alors que l'exportation d'armement et la confiscation des avoirs russes suscitent bien des débats au sein des hémicycles. Mais en 1957, c'est la guerre d'Algérie qui alimente l'actualité de l'époque et plus particulièrement la Suisse qui devient la base arrière des indépendantistes trouvant notamment un appui au sein de l'ambassade d'Egypte de la capitale helvétique.

     

    Berne, 1957. C'est peu dire qu'on l'attend au tournant, ce socialiste placé à la tête d'une des plus hautes institutions de l'Etat Fédéral au sein d'un gouvernement conservateur. Nommé comme Procureur Général de la Confédération, René Dubois se retrouve donc garant des lois helvétiques mais devient également responsable de la Police Fédéral et plus particulièrement du service de renseignement civil, concurrent direct de celui de l'armée dirigé par des officiers qui n'apprécient guère ses investigations dans le cadre d'une vente d'arme sujette à cautions. Sur fond de contre-espionnage, il croise la route de ce barbouze français sans vergogne, de cette attachée de presse de l'ambassade de France au comportement ambivalent et de ce policier fédéral récalcitrant qui interprète les directives à sa manière. Et puis il y a cette ambassade d'Égypte sur écoute et dont les retranscriptions suscitent toutes les convoitises avec des documents qui fuitent à l'étranger. Evoluant dans ce panier de crabe et naviguant en eau trouble, René Dubois va se retrouver impliqué au cœur d'un scandale retentissant qui va le faire chuter de son piédestal avec toutes les conséquences tragiques qui en découlent. 

     

    Au sein de la littérature noire de Suisse romande, Berne, Nid D'Espions prend, avec assurance, l'allure d'une superproduction d'envergure mettant en lumière les aspects sombres d'un pan méconnu de l'histoire helvétique durant la période trouble de la guerre froide. Il y a tout d'abord cette documentation imposante qu'Eric Burnand, journaliste chevronné ayant travaillé durant de nombreuses années à la RTS, a absorbé et restitué efficacement dans le cadre d'une intrigue savamment travaillée, oscillant entre le roman d'espionnage et le récit historique où la rigueur est de mise. Cette rigueur s'illustre notamment avec les fiches de présentation des différents protagonistes intervenants au cours de ce récit riche en péripétie ainsi qu'avec le reportage faisant office d'épilogue, agrémenté de photos de l'époque, nous permettant de prendre la pleine mesure des enjeux contradictoires animant l'ensemble des acteurs qui ont eu un rôle, de près ou de loin, dans la dramatique trajectoire du Procureur Général René Dubois. Il faut ensuite relever l'admirable travail de Matthieu Berthod qui reconstitue l'atmosphère oppressante de l'époque au gré d'une mise en scène toute en nuance que souligne d'ailleurs ses splendides illustrations à l'encre de Chine. On se faufile ainsi dans les rues tortueuses de la vieille ville de Berne ou dans les bureaux feutrés des services de la Confédération, en appréciant le souci du moindre détail faisant ressortir, dans chacune des cases, l'ambiance propre aux années cinquante. Et puis, au-delà du récit d'espionnage et de la fresque historique, on découvre, sur un fond noir renforçant l'intensité du drame à venir, l'intimité des derniers instants d'un homme acculé qui se morfond dans la solitude de son grenier en se remémorant tous les rouages d'une mécanique infernale qui l'ont poussé dans ses derniers retranchements. Sur l'enchevêtrement subtil de ces différents registres, Berne, Nid D'Espions retranscrit ainsi, avec une redoutable efficacité, l'ambivalence d'une fonction qui a brisé René Dubois pour en faire un martyr sacrifié sur l'autel des intérêts de l'Etat et de ses officines qui se sont empressés d'enterrer cette affaire embarrassante qu'Eric Burnand et Matthieu Berthod ont reconstitué avec un indéniable talent. 

     


    Eric Burnand & Matthieu Berthod : Berne, Nid D'Espions. Editions Antipodes 2023.

    Pavane (Based On A Theme By Gabriel Faure) Bill Evans Trio. Album : Bill Evans Trio with Symphony Orchestra. 1990 The Verve Music Group, a Division of UMG Recording, Inc.

  • MIGUEL SZYMANSKI : LA GRANDE PAGODE. PAYS A VENDRE.

    éditions Agullo, la grande pagode, miguel szymański

    Service de presse.

     

    Ce qu'il y a de réjouissant avec une maison d'éditions comme Agullo, c'est cette propension à explorer des territoires méconnus de l'Europe en nous permettant de faire connaissance avec des auteurs qui ont pris une place prépondérante dans le paysage de la littérature noire et blanche à l'instar des polonais Wojciech Chmilarz, Magdalena Parys et tout dernièrement Maryla Szymiczkowa, nom de plume d'un duo de romanciers mariés à la ville que sont Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski. On pense également au croate Jurica Pavičić dont le succès ne se dément pas avec des romans d'une grande envergure tout comme les récits dantesques d'Arpad Soltesz se déroulant en Slovaquie. Même s'il porte, lui aussi, un nom aux consonances slaves, on s'éloigne pourtant radicalement des contrées de l'est avec Miguel Szymanski, pour se rendre du côté du Portugal, terre d'origine de ce romancier travaillant également comme journaliste spécialisé dans le domaine de l'économie. C'est surtout l'occasion d'explorer cette culture lusitanienne méconnue en arpentant notamment les rues de Lisbonne en compagnie du journaliste Marcelo Silva dont on découvrait la première enquête avec Château De Cartes (Agullo évoquant les scandales financiers qui ont conduit le pays au bord de la faillite. Avec La Grande Pagode, second opus de la série, on reste sur le même registre économique pour retrouver Marcelo Silva au prise avec des individus s'opposant à l'accord que le Portugal s'apprête à signer avec La Chine.

     

    Une ministre, se retrouvant dans un situation compromettante, démissionne pour des raisons de "santé". Son chauffeur git sans vie sur la plage da Ursa, la plus occidentale d'Europe continentale. Et puis il y ce yacht luxueux, propriété d'un milliardaire chinois, qui mouille dans les eaux du Tage. Pas de doute, cela bruisse dans les arcanes du pouvoir avec l'imminence de cet accord conclu entre le Portugal et la Chine. Pour les opposants, il s'agit d'une menace sans équivoque planant sur l'autonomie du pays ainsi que sur son environnement, avec la perspective d'une exploitation outrancières des sous-sols. Ces opposants on les trouve aussi bien dans les milieux des hautes instances politiques que dans des quartiers clandestins comme Terroso, situé à la périphérie de Lisbonne. Mais il ne fait pas bon faire barrage aux velléités des dirigeants de l'Empire du Milieu qui n'hésitent pas à employer tous les moyens pour parvenir à leur fin avec l'appui des services secrets du pays. C'est ainsi que l'on peut retirer de la circulation un livre dénonçant l'accord tandis que la journaliste qui l'a rédigé trouve la mort lors d'un contrôle de police. Dans cet atmosphère délétère, Marcelo Silva, de retour au Portugal après s'être exilé quelques mois à Berlin, est bien décidé à rendre justice à son amie, ceci au péril de sa vie.

     

    Même si cela n'est pas indispensable, il est préférable de lire tout d'abord Château De Cartes pour mieux comprendre la trajectoire de Marcelo Silva, et plus particulièrement la raison de son exil à Berlin, et percevoir plus distinctement les rapports qu'il entretient avec Margarida, personnage central du récit précédent, qui plane désormais comme une ombre sur l'intrigue de La Grande Pagode et dont on découvrira le destin au terme d'un épilogue aux tonalités mélancoliques. Sur l'espace de cinq jours, le récit s'articule donc autour de l'imminence de cet accord entre la Chine et le Portugal, permettant à Miguel Szymanski de décrypter tous les enjeux sous-jacents avec l'Empire du Milieu bien évidement, mais également avec l'Europe et les USA qui comptent asseoir leurs influences respectives à l'égard d'un pays dont l'économie fragile le place dans une situation de vulnérabilité. On prend conscience de la situation avec Lúcia Salvador, cette ministre de l'économie démissionnaire qui entretient une relation assez singulière avec son fils Tiago Salvador totalement opposé à l'idée d'un tel accord. Autour de ces deux protagonistes, Miguel Szymanski déroule une enquête policière échevelée, manquant parfois un peu de tenue, mais qui va se révéler beaucoup plus surprenante que ce que ne laisse présager les éléments préliminaires du meurtre déroutant du chauffeur de cette ministre de l'économie déchue. Afin de donner plus d'écho aux enjeux économiques qui se jouent entre les deux nations, Marcelo Silva va retrouver Adriana Zuzarte, ancienne collègue journaliste et ex-compagne, qui vient d'écrire un essai, intitulé La Grande Pagode, dénonçant ce rapprochement sulfureux entre la Chine et le Portugal. Une femme audacieuse qui fait désormais l'objet d'un campagne de dénigrement qui va s'achever de manière dramatique. Mais au-delà des aspects économiques habilement mis en perspective au gré d'une intrigue policière prenant l'allure d'un complot aux contours incertains, on apprécie, une nouvelle fois, cette découverte de Lisbonne en compagnie d'un Marcelo Silva, esthète bon vivant, arpentant les rues de la capitale en mettant en valeur notamment tous les aspects savoureux d’une gastronomie régionale qui ne manquera pas de nous faire saliver. Si Lisbonne est mise ainsi en valeur, Miguel Szymanski va également nous entraîner dans sa périphérie et plus particulièrement du côté du Terroso, un bidonville abritant des clandestins en provenance de l'Angola et du Brésil et où l'on rencontre quelques individus pittoresques à l'image du capitaine Ali ou de Mãe Gorde, un femme aux origines africaines et dont l'influence sur la communauté est aussi respectable que son âge. Il émane ainsi de cette galerie de portraits, un récit au charme indéniable autour duquel se décline une intrigue policière chaotique, mettant en lumière les contours d'un ordre économique mondial qui bouleverse tout sur son passage avec les conséquences tragiques qui en découlent et dont Marcelo Silva est le témoin impuissant.

     

    Miguel Szymański : La Grandę Pagode (O Grande Pagode). Editions Agullo/Noir 2023. Traduit du portugais par Daniel Matias.

    A lire en écoutant : Ó Gente da Minha Terra (piano version) de Mariza. Album : Fado Em Mim. 2011 Warner Music Portugal, Lda under exclusive license to Taberna da Musica, Lsa.

  • Luca Brunoni : Les Silences. Rendez-vous manqué.

    Capture d’écran 2023-05-07 à 21.36.06.pngC'est au début des années 2000 que la voix d'anciens enfants placés se fait entendre en levant la chape de silence qui prévalait en Suisse sur ce qui apparaît comme l'un des plus grands scandales sociaux du pays. Aujourd'hui encore, on ignore le nombre de ces orphelins, enfants de mères célibataires, de parents pauvres ou dans la détresse se retrouvant placés de force, entre 1870 et 1980, dans des institutions aux allures carcérales ou dans des domaines agricoles et artisanaux qui trouvaient là une main-d'oeuvre gratuite sous l'appellation de familles d'accueil. On parle de sévices, de malnutritions, d'abus sexuels, d'expérimentations médicamenteuses et même d'homicides. Si l'on trouve quelques récits et ouvrages d'histoire traitant le sujet, rares sont les romans abordant ces drames humains qui ont marqué toute une population précaire. Publié initialement en italien, puis traduit en français par Joseph Incardona pour les éditions Finitude, Les Silences, premier roman du tessinois Luca Brunoni, évoque ce thème délicat autour du dur quotidien d'une jeune enfant que l'on intègre de force au sein d'un couple de paysans vivant dans un village de montagne du canton de Berne, durant la périodes des années 1950.

     

    Elevée seule par sa mère qui vient de trouver la mort dans un accident de vélo, Ida Bühler, âgée de treize ans, est désormais placée à la ferme de la famille Hauser qui n'a jamais eu d'enfant. Entre une femme qui la déteste et un homme qui pose sur elle un regard lubrique, elle doit assumer le pénible labeur qu'on lui impose au quotidien tout en faisant face aux remords qui la ronge tandis que les habitants de cette agglomération alpine observe son arrivée d'un oeil circonspect. Une lueur d'espoir se dessine avec Noah, jeune fils du maire, qui aspire à une autre vie bien éloignée de ces montagnes qui l'étouffent. Au gré de cette amitié qui se construit dans la clandestinité, Noah parvient à convaincre Ida de l'accompagner dans son projet de départ. Mais au sein de ce village miné par les secrets et les non-dits, les malheurs et les tourments vont s'enchaîner en bouleversant leur destin respectif jusqu'au drame inéluctable.

     

    Il faut avant tout souligner le caractère sobre, voire même épuré, d'une écriture un brin austère se concentrant sur l'essentiel en évitant ainsi l'écueil de la surenchère qui nous plongerait immanquablement dans un registre larmoyant, ou pire, dans les contours d'une violence exacerbée qui flirterait avec un voyeurisme malsain. Il n'en est rien avec Les Silences dont il faut relever, avant tout, le bel équilibre qui met en lumière, avec une rigueur salutaire, toute la situation dramatique que vit Ida Bühler dans son quotidien de jeune fille placée auprès d'une famille de paysans de montagne faisant preuve d'une sévérité extrême. Il y a les coups et les brimades bien sûr, mais également la privation de nourriture si le travail n'a pas été correctement accompli et même les œillades salaces lorsque la jeune fille procède à ses ablutions, ceci dans une déclinaison de scènes prégnantes que l'on découvre dans une première partie adoptant le point de vue d'Ida Bühler, dès son arrivée au village. Au-delà de leur caractère odieux, sans pour autant les exonérer, Luca Brunoni dresse un portrait nuancé de Greta et d'Arthur Hauser, les bourreaux d'Ida, dont on perçoit toute la misère et les difficultés auxquelles ils doivent faire face, au gré de conversations lourdes de sens. Bien évidemment, il se dégage de l'ensemble une ambiance pesante, parfois sombre qui confère au récit des allures de roman noir en abordant des tabous sociaux tels que l'homosexualité, le malaise des jeunes et la crainte du regard des autres au sein d'un village où tout le monde s'observe. Mais Les Silences ce sont également des instants lumineux comme ces escapades poétiques avec Noah, aux alentours d'un lac de montagne reflétant les lueurs de la voute étoilée, en permettant à Ida d'échapper à ses tourments et de conserver quelques espoirs quant à son avenir. Pourtant le drame se construit de manière insidieuse dans une seconde partie où l'on revient sur l'arrivée d'Ida en adoptant, cette fois-ci, le point de vue des villageois afin de découvrir la face cachée de certain de ses habitants. Dès lors, l'intrigue prend l'allure d'une étude de moeurs aux contours sombres et incertains tant les relations se révèlent bien plus complexes qu'il n'y paraît, pour révéler les manigances des uns et des autres. Autour de cette ingénieuse construction narrative, Luca Brunoni met en lumière les non-dits, les rancoeurs et les regrets de ces femmes et de ces hommes dont l'agrégat constitue Les Silences qui entourent Ida jusqu'au terme d'un épilogue déchirant mettant en perspective le secret du drame qui s'est joué, tout en se conjuguant aux désillusions de cette jeune fille incarnant le destin tragique de ces milliers d'enfants placés sans aucune autre perspective qu'une vie brisée à tout jamais. Un premier roman qui vous sidère jusque dans sa justesse de ton.

     

     

    Luca Brunoni : Les Silences (Silenzi). Editions Finitude 2023. Traduit de l'italien (Suisse) par Joseph Incardona.

    A lire en écoutant : J't'emmène au vent de Louise Attaque. Album : Louise Attaque. 2002 Barclay.

  • ANTOINE CHAINAS : BOIS-AUX-RENARDS. CONTES, LEGENDES ET MYTHES.

    Antoine chainas, série noire, bois-aux-renardsAvant de lire son oeuvre, j'avais croisé la route littéraire d'Antoine Chainas par le biais de son travail de traducteur alors qu'il nous proposait la version en français de Donnybrook (Série Noire 2014), récit à la fois brut et hallucinant de Frank Bill nous entrainant dans le monde âpre d'un tournoi de combats clandestins se situant au coeur de l'Indiana. Pour ce qui concerne son travail de romancier, on ne va pas se mentir, on parlera d'un rendez-vous manqué avec un auteur singulier de la littérature noire française jusqu'à ce que je ne découvre que très récemment le fameux Empire Des Chimères (Série Noire 2019) dont il faudra prendre le temps d'évoquer le contenu un jour, même si tout semble avoir été déjà dit au sujet de ce roman emblématique faisant l'objet d'un flot considérable d'éloges enthousiastes pour un récit s'articulant autour d'un empire du divertissement se diluant dans une étourdissante succession d'univers parallèles s'imbriquant au gré d'une construction narrative maîtrisée de bout en bout. Alors qu'il a toujours publié ses romans au sein de la mythique collection Série Noire, Antoine Chainas reste chez Gallimard en intégrant désormais la non moins mythique collection La Noire, reflétant parfaitement la singularité de l'univers de l'auteur se situant à la marge de la littérature noire, en nous proposant ainsi Bois-Aux-Renards, intrigue aux allures de thriller qui bascule subtilement dans le monde chimérique des mythes, contes et légendes d'une forêt perdue où réside une étrange communauté.
      

    Traversant cette région perdue, c'est un soir de l'an 1951 que la voiture sort de la route et que ses occupants trouvent la mort, hormis Chloé, une fillette désormais orpheline et estropiée. En marge de la société, les sauveteurs prennent en charge la gamine et dissimulent toute trace de l'accident. En 1986, comme chaque année durant la période estivale, Yves et Bernadette profitent de leur congé en sillonnant la région avec leur camping-car Transporter T3, en quête d'auto-stoppeuses qu'ils exécutent froidement. Anna, une jeune fille vivant avec sa mère dans une caravane, est la témoin malencontreuse du premier meurtre de leur saison criminelle. Parvenant à s'enfuir, avec Yves à ses trousses, Anna trouve refuge auprès d'une étrange femme boiteuse vivant au coeur d'un bois peuplé de renards. Traquant la fillette sans relâche, le couple de tueurs en série vont croiser le chemin d'une communauté énigmatique qui s'est éloignée du monde moderne pour vivre selon des rites ancestraux que ses femmes et ses hommes au caractère farouche comptent préserver quoi qu'il en coûte.

     

    Les romans noirs se sont-ils substitués aux contes d'autrefois ? Les tueurs en série succèdent-ils aux ogres du passé ? C'est autour de ces interrogations qu'Antoine Chainas nous invite à côtoyer deux dimensions parallèles que sont les légendes cruelles circulant au sein de ce Bois-Aux-Renards envoûtant et qu'entretiennent une communauté recluse, lorsque débarque ce couple de tueur incarnant la cruauté brut d'un monde contemporain qui bascule dans l'ère numérique en se détournant ainsi des rites et traditions surannés. Une déflagration brutale et d'une noirceur absolue qui gravite autour de l'univers meurtrier de Bernadette et de Yves se confrontant aux rituels énigmatiques des habitants d'un hameau perdu, ceci sous la redoutable férule d'Admète et d'Hermione, deux aînés au comportement effrayant. Le monde d'Anna, cette jeune fille souffrant d'une légère déficience mentale, se révèle tout aussi inquiétant alors que sa mère la transbahute de camping en camping pour fuir deux individus malintentionnés circulant à bord d'une Mercedes noire. Témoins des exactions de Yves et de Bernadette, elle trouve refuge auprès de Chloé, gardienne des légendes d'autrefois qui vit isolée au sein de cette forêt énigmatique, entourée d'une cohorte de renards au comportement singulier et qu'elle a étudié toute sa vie durant en compulsant grimoires et ouvrages scientifiques. Au gré d'un texte au vocabulaire érudit, parfois un brin sophistiqué, qui s'inscrit parfaitement dans le registre d'une légende perdue, Antoine Chainas oscille, dans un indéfinissable chaos ingénieusement agencé, entre le récit noir et le conte obscur dans lequel se désagrège la personnalité des protagonistes paraissant comme ensorcelés, à leur corps défendant, par l'atmosphère à la fois envoutante et poétique qui se dégage du Bois-Aux-Renards. Incarnant la jonction des antagonismes entre un monde perdu et la société d’aujourd'hui, la rencontre entre ces différents personnages s'inscrit ainsi dans une succession de confrontations au caractère féroce qui font de Bois-Aux-Renards un roman fantasmagorique au charme indéfinissable et à nul autre pareil. 


    Antoine Chainas : Bois-aux-Renards. Editions Gallimard/Collection La Noire 2023.

    A lire en écoutant : Gaspard de la nuit : Le Gibet interprété par Ivo Pogorelich. Album : Ravel: Gaspar de la Nuit - Prokofiev: Piano Sonata No. 6. 1984 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.