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LES AUTEURS PAR PAYS - Page 29

  • Valerio Varesi : La Main De Dieu. Miséricorde.

    la main de dieu, éditions agullo, valerio varesi, commissaire SoneriService de presse.

     

    L'une des grandes particularités du roman policier, ce sont bien évidemment les séries mettant en scène un enquêteur récurrent que l'on prend plaisir à retrouver régulièrement au gré d'investigations plus ou moins variées. Ses habitudes et petites manies, son entourage et bien évidemment l'environnement dans lequel il évolue font partie des plaisirs que l'on éprouve à la lecture de chaque opus. Certains esprits chagrins prétendront qu'il s'agit d'une mécanique narrative répétitive et simpliste portant préjudice à la qualité d'une intrigue qui s'essouffle dans la durée. Contredisant cette assertion les exemples sont pourtant nombreux à l'instar du commissaire Soneri, personnage central des enquêtes mises en scène par Valério Varesi, et que l'on découvrait en 2016 avec Le Fleuve Des Brumes (Agullo/Noir 2016)et dont on partage désormais six enquêtes se déroulant, pour la plupart d'entre elles, dans la région de Parme où les résurgences du passé, et plus particulièrement du fascisme, s'entremêlent aux aléas du présent et des meurtres que cet enquêteur au charme indéfinissable doit résoudre. La singularité du personnage de Soneri réside dans la densité de sa personnalité complexe où l'homme, bien au-delà de son statut de commissaire, s'interroge en permanence sur le monde qui l'entoure en s'attardant sur les périphéries du crime sur lequel il doit enquêter avec une dimension philosophique omniprésente, instillant parfois le doute dans le cours de ses investigations tout en l'interpellant sur le sens de sa carrière de policier. Malgré le vague à l'âme qui semble l'habiter en permanence, le commissaire Soneri est un personnage terrien, très attaché à sa région en partageant avec son entourage proche quelques repas mémorables au Milord, pour célébrer tous les bienfaits d'un terroir qu'il affectionne. Au gré des six enquêtes du commissaire Soneri, le lecteur s'est également attaché à toute une galerie de personnages récurrents tels que Juvara, adjoint fidèle et besogneux, le médecin légiste Nanetti et bien évidement Angela, compagne sensuelle du policier exerçant comme avocate et qui prend une place de plus en plus prépondérante dans le cours des intrigues comme c'est le cas pour La Main De Dieu, nouveau roman de la série qui nous entraîne dans les contreforts des massifs de l'Apennin septentrional.

     

    On découvre sous le plus vieux pont de Parme, le corps d'un homme partiellement immergé dans un cloaque de boue. Appelé sur les lieux, le commissaire Soneri constate très rapidement qu'il s'agit d'un meurtre et que le corps a probablement été jeté en amont du fleuve où l'on retrouve d'ailleurs une camionnette criblée de balles. Se fiant à son instinct et aux premiers éléments de l'enquête, le policier remonte le cours de l'eau qui l'amène au village de Monteripa, niché au cœur des Apennins, non loin d'un col venteux. C'est dans cet endroit reculé que son enquête prend racine alors qu'il se retrouve bloqué par les intempéries. Se heurtant à l'hostilité des habitants, le commissaire Soneri met à jour un conflit d'intérêt qui divise la localité sur l'avenir de ces montagnes majestueuses. Traquant la vérité envers et contre tout, le policier va tout de même parvenir à nouer quelques contacts étroits avec un garde-forestier engagé, un membre d'une étrange communauté vivant recluse dans les hauteurs et un prêtre que l'on a relégué dans ce lieu perdu en guise de punition. Dans cet environnement de brume et de forêts enneigées, émerge quelques éléments d'une enquête qui conduit Soneri dans le sillage de ces cols autrefois utilisés par les contrebandiers et qui servent désormais de lieu de passage pour les trafiquants de drogue. Mais est-ce bien dans ce milieu qu'il découvrira l'identité de l'assassin ?

     

    Avec La Main De Dieu, c'est dans un environnement grandiose que l’on évolue en compagnie du commissaire Soneri au gré d'une atmosphère de huis-clos pesante, contrebalancée par la magnificence des lieux qui nous offre un cadre d'investigation assez particulier. Dès lors, on assiste à une superbe dynamique de l'enquête avec cette remontée dans les hauteurs du massif des Apennins suivie d'une période d'isolement où le policier va devoir composer avec des habitants taciturnes qui se montrent, pour la plupart d'entre eux, réfractaire à une enquête pouvant mettre à jour quelques comportements inavouables. Malgré le silence, Soneri perçoit rapidement la discorde qui oppose les villageois, entre ceux qui souhaitent l'installation d'un domaine skiable et ceux qui veulent préserver l'étendue forestière dans son intégralité. C'est l'occasion pour Valerio Varesi d'aborder ainsi le thème de l'écologie qui devient l'un des vecteurs de l'enquête puisque la victime, homme fort de la région, mettait tout en oeuvre pour imposer le projet de construction de ce domaine skiable controversé. Ainsi, par l'entremise de Cavazzini, le garde forestier surnommé Afro, le lecteur prend la pleine mesure des enjeux animant le village sur le délicat sujet de l'environnement avec un personnage engagé qui permet à Soneri de découvrir la région et cette communauté particulière des Faunes qui lutte pour la préservation des lieux. L'autre personnage incontournable du village, c'est Don Pino, ce prêtre dont la foi subversive a suscité l'ire de sa hiérarchie ecclésiastique qui l’a relégué dans les contreforts de ce massif alpin oublié de tous. Une rencontre entre l'homme de loi et l'homme de foi permettant à Valerio Varesi de mettre une nouvelle fois en perspective les doutes qui animent le commissaire Soneri au gré de ces échanges intenses avec ce personnage trouble et isolé qui semble avoir tout perdu. C'est donc autour d'une succession de mobiles envisageables que l'auteur nous égare à dessein au gré d'une intrigue solide comme le roc qui compose le décor de ces montagnes majestueuses nous renvoyant à la petitesse de notre existence qui bascule parfois au détour d'un crime. Un roman âpre et saisissant comme Valerio Varesi sait les écrire. 

     


    Valerio Varesi : La Main De Dieu (La Mano Di Dio). Editions Agullo Noir 2022. Traduit de l'italien par Florence Rigolet.

    A lire en écoutant : St. Matthews Passion, BMW. 244: N° 1 Chorus I/II de Bach. Album : St. Matthew Passion (Highlights) Karl Richter & Munchener Bach-Orchester. 1994 Deutsche Grammophon GmbH.

  • JEAN-JACQUES BUSINO : LE CIEL SE COUVRE. LA COLERE GRONDE.

    jean-jacques busino, le ciel se couvre, bsn pressComme je l'ai évoqué à plusieurs reprises, la littérature noire en Suisse romande est en pleine expansion avec un nombre considérable de publications provenant d'auteurs qui se lancent pour la première fois dans le genre. Au beau milieu de cette déferlante, où la médiocrité est bien trop souvent mise en avant, il serait dommage de passer à côté des fondamentaux et notamment du nouvel ouvrage de Jean-Jacques Busino qui publiait en 1993 son premier roman noir aux éditions Rivages/Noir à une époque où les écrivains romands se désintéressaient complètement du "mauvais genre" à l'exception de Michel Bory et de Corinne Jaquet qui écrivaient des romans policiers d'une certaine envergure. Après une dizaine de romans noirs suivis d'une dizaine d'années de silence, c'est donc avec un certain plaisir que l'on retrouve l'auteur culte de Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1993) qui revient sur le devant de la scène littéraire romande avec Le Ciel Se Couvre édité par Giuseppe Merrone, grand prescripteur du genre, qui dirige la maison d'éditions BSN Press, ce qui concrétise ainsi une belle rencontre entre deux grandes figures de la littérature noire helvétique afin de nous proposer un roman noir d'exception.

     

    A la mort de Solal, fondateur d'une communauté orientée vers l'agroécologie, tout le monde se tourne vers son fils Jésus qui découvre que l'eau alimentant le village pourrait être contaminée au glyphosate conséquence probable du décès de son géniteur. Désemparé et un brin incompétent, Jésus décide de traîner les responsables en justice sans se rendre compte de l'ampleur d'une tâche qu'il n'est pas prêt à assumer. Alors que le comptable de la communauté détourne des fonds tandis que l'un de ses membres influents joue au voyeur, les drames s'enchaînent et la révolte gronde du côté d'une jeunesse qui se radicalise pour lutter contre les affres du changement climatique. Le ciel se couvre sur cette galaxie de destins qui s'entrecroisent et les conséquences seront parfois explosives.

     

    Il y a cette écriture incisive qui vous empoigne à bras-le-corps et vous envoie directement dans les cordes afin de vous malmener tout au long d'un récit âpre et saisissant nous entraînant, l'air de rien, sur le thème du changement climatique et du désespoir qui en découle en déclinant tous les codes du roman noir et plus particulièrement cette injustice sociale frappant la majeur partie de cette multitude de personnages gravitant autour de cette communauté frappée par le décès de Sol, un individu charismatique, probablement inspiré de la figure de Pierre Rabhi. Tel un monsieur loyal de l'au-delà, Sol devient le narrateur et l'individu omniscient du récit observant sans jugement les turpitudes de son entourage tout en se remémorant les musiques emblématiques qui ont marqué son existence à l'instar de Nick Drake, Ben Harper, Neil Young, King Crimson et Talk Talk. Se dessine ainsi une playlist qui accompagne cette intrigue où l'on observe le déclin de cette communauté composée de quelques personnages sans scrupule et particulièrement retords comme on le découvrira avec Pierre le comptable ou Samy le voyeur qui à eux seuls incarnent ces individus arbitraires surfant sur les vicissitudes et le désarroi frappant les membres de ce village utopique qui s'étiole malgré les tentatives vaines de Jésus, le fils de Sol, qui pensent amorcer le changement en recourant aux voies juridiques avant d'entamer un combat tout aussi radical que maladroit. Avec Paul, Virginie et Marceline incarnant une jeunesse dépossédée de son Eden et désormais sans illusion, le combat devient nécessité afin de faire face à ce ciel qui se couvre sur leur avenir. C'est cet ensemble de destins, s'entrechoquant parfois avec une violence désarmante, que l'on va donc découvrir tout au long de ce récit imprégné d'amertume, au fond duquel on entreverra tout de même quelques lueurs d'espoirs dans un renouveau qui s'annonce chaotique. Un récit magistral qui vous broie le cœur.

     

    Jean-Jacques Busino : Le Ciel Se Couvre. BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : I Believe In You de Talk Talk. Album : Spirit Of Eden. 1998 Parlophone (EMI).

  • Chris Offutt : Les Gens Des Collines. La loi du Talion.

    chris offutt, les gens des collines, gallmeisterChacun s'est approprié un territoire qu'il représente au gré de ses écrits avec ce que l'on appelle communément le "Country Noir" désignant ces romans noirs ou ces polars ayant pour cadre des régions reculées de l'Amérique profonde et que Daniel Woodrell a initié avec son roman Faites-Nous La Bise (Rivages/Noir 1998) où figure ladite mention sur la couverture, dans sa version originale. Pour ce qui concerne le Kentucky et plus particulièrement la région minière des Appalaches, c'est sans conteste Chris Offutt qui s'est approprié cet Etat d'où il est originaire, en ayant vécu non loin des fameuses collines où il situe la majeure partie de ses intrigues à l'instar des recueils de nouvelles Kentucky Straight (Gallmeister 2018) et Sortis Du Bois (Gallmeister 2021) ou des romans comme Le Bon Frère (Gallmeister 2018) et Nuits Appalaches (Gallmeister 2020), un ouvrage qui a contribué à sa renommée dans nos régions francophones et dont le titre original, Country Dark, reprend donc l'expression utilisée par Daniel Woodrell. Dernier roman en date, Les Gens Des Collines bénéficie d'un beau concept graphique original où les cercles concentriques illustrent les cercles familiaux composant la communauté de la petite bourgade de Morehead et de ses collines avoisinantes se situant non loin de Haldeman, localité où a grandi Chris Offutt.

     

    Mike Hardin est de retour dans son Kentucky natal à l'occasion d'une permission accordée par l'armée qui lui donne l'occasion de constater que son mariage est moribond. Se réfugiant dans la cabane de son grand-père, nichée au coeur des collines qu'il affectionne, Mike noie son chagrin dans le bourbon qu'il a stocké en grande quantité. C'est sa soeur Linda, femme de caractère devenue première shérif du comté, qui va le tirer de sa léthargie afin quil puisse apporter son aide dans une sordide affaire de meurtre. On a découvert dans les bois, le cadavre d'une jeune veuve, ce qui suscite l'émoi au sein d'une région où la population est prompte à régler ses comptes elle-même. Linda voit en Mike, un vétéran respecté qui possède de solides compétences en tant qu'enquêteur au CID tout en connaissant parfaitement chaque membre de la communauté qui sera plus à même de se confier auprès de lui. Mais parviendront-ils à découvrir rapidement la vérité afin d'apaiser la colère aveugle qui gronde dans les collines ?

     

    S'orientant autour d'une enquête policière, on retrouve avec Les Gens Des Collines le style à la fois âpre et sobre de Chris Offutt qui nous offre, une fois encore, la possibilité de nous immerger au sein de cette communauté du Kentucky et plus particulièrement de ces individus qui vivent dans les collines environnantes avec ce sentiment d'appartenance omniprésent que l'on perçoit dans le contexte des investigations que mênent Mike Hardin et sa soeur Linda, deux personnages emblématiques, aux caractères forts et auxquels on s'attache rapidement.  C'est l'autre caractéristique de Chris Offutt que de nous proposer, ce type de protagonistes dont on découvre une épaisseur qui dépasse le cadre de l'intrigue avec les rapports qu'entretient Mike Hardin avec sa soeur, mais également avec son épouse et dont le mariage déclinant nourrit le récit dans le contexte des rapports familiaux entre les différents membres de cette communauté que l'auteur dépeint avec un belle justesse. Comme un guide nous permettant de percevoir cette mentalité chargée d'une certaine violence sous-jacente qui prévaut dans le comté de Rowan avec une population soudée et solidaire, on suit les pérégrinations de Mike Hardin menant une enquête sur un mode assez classique où son statut de vétéran fait de lui une personnalité respectée au sein d'une communauté qui se montre défiante vis à vis de l'autorité. C'est l'occasion de découvrir ainsi toute une galerie de personnages secondaires hauts en couleur et parfois attachants à l'instar du shérif adjoint Johnny Boy Tolliver, du vieux Tucker, cueilleur de ginseng octogénaire, ou du directeur de funérarium Marquis Sledge III officiant également comme coroner. Autour du crime de Veronica Johnson, le suspense ne réside pas tant dans l'identité du coupable mais de ce désir de vengeance qui émane de la famille et que Mike et Laura doivent tenter de contenir. Et puis il y a cette atmosphère électrique émanant de cette petite ville caractéristique du Kentucky et de sa nature environnante que Chris Offutt décline par petites touches subtiles pour nous livrer un tableau flamboyant dans lequel on apprécie de déambuler en compagnie de cette collectivité aux contours rugueux mais qui se montre plus avenante qu'il n'y paraît.

     

     

    Chris Offutt : Les Gens Des Collines (The Killing Hills). Editions Gallmeister 2022. Traduit de l'américain par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : In Hell I'll Be In Good Compagny de The Dead South. Album : Good Compagny. 2014 Devil Duck Records.

  • LAURENT ELTSCHINGER : SUR LE PLANCHER DES VACHES. AMOUR VACHE.

    Capture d’écran 2022-04-20 à 11.14.55.pngDepuis quelques années, on assiste, en Suisse romande, à un déferlement d'ouvrages dans le domaine de la littérature noire se concentrant plus particulièrement sur l'aspect du folklore ou du terroir avec une propension aux publications régionales qui semblent séduire la population locale appréciant de se retrouver au coeur des lieux qu'elle fréquente dans son quotidien. Au delà de cette caractéristique du terroir, on peine parfois à discerner l'intérêt de ces textes négligeant trop souvent une intrigue demeurant très limitée, voire même quasiment inexistante. Il faudra donc faire le tri dans toutes ces publications pour dénicher quelques romans policiers dignes d’intérêt, présentant cet équilibre délicat entre terroir et dimension sociale qui tend vers l'universalité comme c'est le cas avec la maison d'éditions Montsalvens et sa collection Vanil Noir (polar des terroirs) dirigée par Francis Antoine Niquille, un passionné du genre policier et dont les couvertures caractéristiques de silhouettes noires sur fond rouge, légèrement rugueuses, deviennent gage de qualité, ceci plus particulièrement avec Laurent Eltschinger dont le roman Sur Le Plancher Des Vaches connait un certain succès qui mériterait de dépasser les frontières helvétiques.

     

    A Treyvaux, dans le canton de Fribourg, Conrad, un vieux paysan irascible qui n'a d'attachement que pour ses vaches, vient de perdre trois bêtes coup sur coup et ne se remet pas du malheur qui le frappe ainsi. Maltraitance ou malveillance, les rumeurs vont bon train dans le village, jusqu'à ce que le vétérinaire cantonal confisque le troupeau au grand désarroi de cet éleveur colérique et désespéré qui ne sait vers qui se tourner. Du côté du Jura neuchâtelois, au village des Verrières ce sont trois enterrements que l'on célèbre en moins de dix jours. Mais peut-il y a avoir un lien entre ces deux événements ? L'implantation d'un parc éolien aux Verrières et le projet d'une gravière à Treyvaux peuvent-ils entrer en ligne de compte dans le cadre d'une enquête complexe que le lieutenant Jean-Bernard Brun, surnommé JiBé, va devoir mener en évitant de mettre les pieds dans la beuse.

     

    Second opus d'une série débutant avec Le Combat Des Vierges (Vanil Noir 2021), on retrouve donc le fameux JiBé, inspecteur de police à la Sûreté fribourgeoise, désormais promu lieutenant et qui officie sur un territoire à la fois rural et citadin que l'on découvre par le prisme de l'écriture solide de Laurent Eltschinger qui assaisonne son texte de quelques traits d'un humour saillant conférant ainsi une certaine légèreté à une intrigue abordant des thèmes graves tels que l'adoption forcée ou le suicide au sein du monde paysan. Deux sujets qui ont marqué l'actualité du pays et que l'auteur restitue avec justesse en adoptant le point de vue de Conrad Gaillard, ce vieux paysan fribourgeois renfrogné qui subsiste tant bien que mal avec une exploitation modeste composée essentiellement d'un troupeau de vaches laitières qu'il affectionne particulièrement. C'est autour de ce personnage haut en couleur et particulièrement réussi que gravite une intrigue parfois complexe se déroulant sur le canton de Fribourg mais également dans la région de l'arc jurassien neuchâtelois où l'on perçoit la défiance d'une population face à l'implantation d'un parc éolien qui demeure également l'un des sujets d'actualité de la Suisse romande. Afin de démêler cet écheveau d'intrigues, on va donc suivre les investigations de JiBé, ce policier intuitif et empathique, dont le parcours de vie ordinaire nous permet de découvrir la mentalité fribourgeoise où toutes les couches sociales se côtoient que ce soit du côté d'une boulangerie artisanale du quartier du Bourg ou du côté de la patinoire où se déroule les championnats du monde de hockey sur glace. Loin d'être anecdotiques ou folkloriques, ces aspects du quotidien servent la cause d'un récit intriguant qui part dans plusieurs directions au risque parfois de perdre le lecteur mais que Laurent Eltschinger ramène à bon port au terme d'un épilogue recelant bien des surprises. Au final on apprécie le réalisme d'une enquête inter cantonale bien campée où l'on côtoie les inspecteurs de plusieurs brigades tels ceux de la brigade financière ainsi que les procureurs auxquels JiBé doit rendre des comptes, tout comme son homologue neuchâtelois, dans le cadre d'une atmosphère helvétique habilement restituée. 

     


    Laurent Eltschinger : Sur Le Plancher Des Vaches. Editions  Montsalvens/Vanil Noir 2022.

    A lire en écoutant : Solitude de Herbie Hancock. Album : River - The Joni Letters. 2007 The Verve Music Group.

  • David Peace : Tokyo Revisitée. Marche funèbre.

    david peace,tokyo revisitée,rivages noirMême s'il nous a fait patienter avec Rouge Ou Mort (Rivages/Noir 2014), une ode à la gloire de Bill Shankly, l'entraîneur mythique du Liverpool Football Club, il aura fallu attendre dix ans afin que s'achève la trilogie japonaise que David Peace avait entamée en 2008 avec Tokyo Année Zéro (Rivages/Noir 2008) suivie de Tokyo Ville Occupée (Rivages/Noir 2012) et qui se conclut donc avec Tokyo Revisitée représentant l'achèvement d'un cycle dantesque tournant autour de trois faits divers emblématiques reflétant les caractéristiques de la société japonaise contemporaine.  Que ce soit avec son Quatuor du Yorkshire (Rivages/Noir 2017), ou son anthologique GB 84 (Rivages/Noir 2004) David Peace nous livre des œuvres d'une rare intensité avec cette particularité d'une prose scandée qui soumet le lecteur à l'épreuve d'un texte à la fois hallucinant et déroutant, sublimant ainsi une intrigue bouleversante et une atmosphère cauchemardesque. De l'audace, parfois même de la folie, c'est ce qui caractérise l'œuvre de cet auteur mythique de la littérature noire qui revient donc sur le devant de la scène avec ce très attendu Tokyo Revisitée demeurant probablement le plus abordable parmi tous ses romans, ceci sans sacrifier à l'excellence d'un récit qui conclut de manière magistrale cette trilogie japonaise dont l'intrigue se focalise sur la mort de Sadanori Shimoyama, président des chemins de fer japonais, qui reste, aujourd'hui encore, l'un des faits divers les plus marquants du pays.

     

    5 juillet 1949 à Tokyo, les services de police sont sur les dents, depuis l'annonce de la disparition de Sadanori Shimoyama, le président des chemins de fers japonais, dont le corps démembré est finalement découvert le lendemain sur une voie ferrée à proximité d'un lieu-dit que les cheminots surnomment le Carrefour Maudit. Suicide, meurtre ou accident ? La question demeure pour cet éminent personnage sous pression qui devait licencier plusieurs milliers d'employés, ceci sur instance des forces alliées occupant le pays. Originaire du Montana, flic tourmenté, Harry Sweeney est chargé de l'enquête en collaborant avec les forces de police japonaise tandis que ses supérieurs affirment qu'il s'agit d'un meurtre fomenté par les syndicats communistes des chemins de fer. Au gré d'investigation hasardeuses, l'affaire se révèle peu concluante. Elle rebondit pourtant en 1964, lorsque le détective privé Murota Hideki est chargé de retrouver un auteur de roman policier détenant tous les tenants et aboutissants de l'affaire mais qui aurait subitement disparu. Puis l'on se retrouve en 1988 à suivre les pérégrinations de Donald Reichenbach, un individu étrange, travaillant comme traducteur, qui nous révélera peut-être le fin mot d'une affaire touchant de près les services secrets américains de l'époque.

     

    Comme tous les ouvrages de David Peace, il importe de saisir la dimension politique de l'époque et plus particulièrement celle concernant Tokyo Revisitée où en 1949, la Chine se tourne définitivement vers le communisme tandis que la Corée du Nord sous influence de l'URSS a des velléités d'annexer le Sud qui est sous influence américaine. A partir de ce contexte, on comprend l'inquiétude des Alliés occupant le Japon et qui voient d'un très mauvais œil la montée en puissance des syndicats communistes et plus particulièrement de celui des chemins de fer japonais qui s'oppose aux licenciements massifs orchestrés par le président Sadanori Shimoyama qui fait l'objet de nombreuses menaces de mort. C'est autour de cette situation géopolitique en lien avec le décès de cet homme et de l'émotion que cette tragédie a suscité au sein de la population, que David Peace orchestre ainsi son récit qui se déroule sur trois époques différentes nous permettant de saisir les dimensions sociales d'une ville de Tokyo prenant l'allure d'une entité labyrinthique cauchemardesque dans laquelle se perdent les trois personnages tourmentés que sont le policier Harry Sweeney, au comportement suicidaire, le détective privé Murota Hideki au caractère instable qui frise la folie et le traducteur Donald Reichenbach peinant à assumer son homosexualité tandis qu'il se remémore les événements de 1949 dans lesquels il a été impliqué. On observe ainsi l'évolution d'une ville qui se reconstruit sur un magma de ruines et de morts avec un aspect onirique où certains protagonistes doivent composer avec des fantômes omniprésents qui ne cessent de les hanter. C'est notamment sur cet aspect que l'écriture de David Peace prend tout son sens avec cette scansion caractéristique restituant l'atmosphère oppressante de l'époque et le désarroi d'individus perdant pied peu à peu, ceci à mesure de l'emprise obsédante que prend cette affaire et dont David Peace s'empare avec le talent habituel et la somme de documentation hallucinante qu'il restitue dans l'ensemble d'un texte d'une richesse sans commune mesure qui se mérite et se savoure en même temps au gré d'une lecture éprouvante marquant, comme toujours, le lecteur qui s'aventure dans un univers à nul autre pareil. Un grand moment de littérature.

     

     

    David Peace : Tokyo Revisitée (Tokyo Redux). Editions Rivages/Noir 2022. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Jean-Paul Gratias.

    A lire en écoutant : Wesendonck Lieder, WWV 91, V. Träume de Richard Wagner. Album : Matthias Goerne & Seong-Jin Cho – Im Abendrot. 2021 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.