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LES AUTEURS PAR PAYS - Page 28

  • BENJAMIN DIERSTEIN : LA DEFAITE DES IDOLES. DESTITUTION SANGLANTE.

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    Trash et déjanté sont les deux qualificatifs pouvant désigner l'ensemble de l'œuvre de Benjamin Dierstein et plus particulièrement sa trilogie policière débutant notamment avec La Sirène Qui Fume qui nous plongeait dans les méandres du milieu de la prostitution et plus particulièrement d'un réseau d'escort-girls mineures, victimes d'un tueur sadique laissant toute une série de cadavres démembrés derrière lui. Il faut bien avouer que l'on était secoué par la violence qui émergeait d'un texte imprégné d'une énergie brute alimentant le périple halluciné d'un duo d'enquêteurs dévoyés dont les péripéties se succédaient au rythme infernal de leurs investigations se heurtant parfois de plein fouet en faisant émerger leurs dissensions respectives. Second volet de cette trilogie, on retrouve avec La Défaite Des Idoles le lieutenant Christian Kertesz tandis que la capitaine Laurence Verhaeghen, personnage secondaire du roman précédent, occupe désormais le devant de la scène en donnant une dimension plus politique au récit se situant durant la période électorale de 2012 où François Hollande, chef de file du Parti Socialiste, défiait le président en place Nicolas Sarkozy alors qu'émergeait les affaires de financement occulte de la campagne électorale alimentée par des fonds en provenance du pouvoir lybien.

     

    France, octobre 2011. Même s'il a été acquitté des charges de corruptions qui pesaient sur lui, le lieutenant Christian Kertesz a préféré démissionner en évitant ainsi le risque de nouvelles enquêtes diligentées à son encontre par l'Inspection Général des Services de police. Déchu de ses prérogatives, il travaille désormais à plein temps pour le compte du Milieu corse avec lequel il s'était lié durant ses années au sein de la police judiciaire. Outre la remise à flot d'un trafic de cocaïne, Kertesz doit espionner, pour le compte d'une entreprise de sécurité privée, les dessous d'une multinationale qui souhaite s'implanter en Lybie alors que le pays est en pleine ébullition depuis la chute de son leader Mouammar Kadhafi. C'est dans ce contexte explosif que se déroulent la campagne présidentielle qui oppose François Hollande au président sortant Nicolas Sarkozy et que la capitaine Laurence Verhaegen, proche des hauts dirigeants Sarkozystes implantés au sein des états-majors de la police, enquête sur un meurtre qui va la mettre sur la piste de son ancien collègue Christian Kertesz en lui permettant de se confronter à d'autres policiers dont elle s'est jurée d'avoir la peau. Sur fond de rivalités entre deux courants politiques qui se livrent une lutte à mort pour accéder au pouvoir et aux hautes instances policières, Kertesz et Verhaegen vont s'affronter tout en soulevant des affaires peu reluisantes de corruption qui laminent les institutions du pays.

     

    La Défaite Des Idoles fait référence à la chute de Mouammar Khadafi dont on découvre les péripéties de son exécution qui fait office de prologue à une intrigue sur laquelle plane l'ombre omniprésente de Nicolas Sarkozy, l'autre personnalité adulée, parfois idolâtrée, par un grand nombre de membres des forces de police française avec une hiérarchie noyautée par ses fervents partisans placés durant son mandat comme ministre de l'Intérieur qui lui servit de tremplin pour la conquête du pouvoir. C'est ce vacillement du pouvoir en place que l'on va observer durant la période électorale de 2012 où l'on découvre les mécanismes de corruption avec la Lybie afin d'alimenter les comptes de la campagne présidentielle de l'UMP. On distingue ainsi le télescopage de ces deux destinées au gré d'une intrigue construite sur la dualité entre les deux personnages centraux que sont l'ex lieutenant Christian Kertesz et la capitaine Laurence Verhaegen avec une alternance des investigations qui vont les conduire, parfois à leur corps défendant, à côtoyer toute une série de personnalités inquiétantes que sont les mercenaires, hommes d'affaire et politiciens de haut rang qui ont trempé dans le cloaque de ces connexions  libyennes plus que douteuses. L'intérêt de ce roman énergique réside bien évidemment dans l'aspect réaliste des événements que Benjamin Dierstein égrène notamment par l'entremise des dépêches qui jalonnent l'ensemble d'un récit extrêmement complexe au cours duquel l'on pourrait aisément se perdre s'il n'y avait pas cette rigueur omniprésente qui nous ramène dans le fil de l'intrigue. On appréciera également la folie et le jusqu'au-boutisme de Kertesz, fou amoureux de Clotilde Le Maréchal, "sirène" survivante de l'opus précédent, et dont le parcours semble s'acheminer vers un destin funeste tandis que l'on découvre l'extrême violence mais également la compromission et l'ambition de Verhaegen côtoyant les huiles de la direction de la police à l'instar de Guéant, de Squarcini et de Péchenard qui évoluent désormais dans un climat de fin de règne où tout le monde s'affole face à la montée en puissance du parti adverse que l'on tente de discréditer à tout prix. Tout cela nous donne un roman dantesque s’imprégnant du réalisme de l’histoire qui se décline au gré d’une intrigue policière et politique d’une puissance peu commune qui dévaste tout sur son passage.

     

    Benjamin Dierstein : La Défaite Des Idoles. Editions Nouveau Monde 2020. Editions Points 2021.

    A lire en écoutant : Make It Happen de The Record Compagny. Album : All Of This Life. 2018 Concord Records.

     

  • Richard Krawiec : Les Paralysés. Sans issue.

    éditions tusitala,richard krawiec,les paralysésLe nom des éditions Tusitala fait référence au patronyme attribué à Robert Louis Stevenson alors qu'il séjournait en Polynésie et qui désigne "celui qui raconte des histoires" tout en faisant également allusion à une espèce d'arachnide inspirant le graphiste qui a élaboré le logo de l'entreprise éditoriale évoquant la silhouette d'une araignée faucheuse.  Issues d'une rencontre entre le journaliste Mikaël Demets et l'attachée de presse Carmela Chergui, les éditions Tusitala se sont illustrées aussi bien dans le domaine du contenant avec une charte graphique extrêmement originale qui orne chacune des couvertures de la collection que dans le volet du contenant avec des textes singuliers à l'instar de Francis Rissin (Tusitala 2019) de Martin Mongo ou de Jacqui (Tusitala 2018) de Peter Loughran, auteur culte du fameux Londres Express (Série Noire 1967). Deux ouvrages qui ont défrayé la chronique tout comme les récits de Richard Krawiec qui dépeignent, avec un certain talent et une grande justesse, l'univers des classes précaires vivant dans les banlieues miteuses des Etats-Unis comme on peut d'ailleurs le découvrir avec Les Paralysés, son dernier roman dont l'action se situe durant la période de la guerre du Vietnam.

     

    Après une virée en compagnie de son frère Kevin conduisant une voiture volée avec laquelle ils fonçaient à toute allure, Donjie se réveille à l'hôpital amputé des deux jambes en comprenant très rapidement que l'accident qui s'en est suivi a désormais changé son existence à tout jamais. De retour à la maison, l'adolescent découvre que sa mère a revendu son lit et qu'il ne lui reste plus qu'une paillasse derrière le canapé du salon. Son frère, mortifié par l'accident ne lui adresse plus la parole et découvre les paradis artificiels de l'héroïne, une nouvelle drogue qui fait déjà des ravages dans les rue de la cité gangrenée par la pauvreté. Dans cet environnement sans espoir, Donjie évolue tant bien que mal entre ennui et déshérence où les mères prostituent leurs filles pour payer le loyer tandis que les hommes désertent les lieux, emportés par le fracas de la guerre du Vietnam qui marque les corps et les âmes. Ils ne restent que des enfants livrés à eux-mêmes qui ne voient aucune issue dans l'avenir qu'on leur propose.

     

    On ignore le nom de cette cité où chacun se recroqueville dans sa propre misère, dans sa propre détresse qui tend vers l'universalité. Tout juste devine-t-on, à l'écoute de la bande sonore et aux allusions à la guerre du Vietnam que le récit se situe durant la période des seventies où l'on observe une déliquescence de liens sociaux en partie due au nouveau phénomène de la drogue et particulièrement de l'héroïne qui déferle dans les rues de cet environnement dénué de tout espoir. Un quartier entouré de marécages, une faiseuse d'ange surnommée la Guêpe Verte, un fourgon noir où les hommes et les femmes ressortent avec un organe en moins et une cicatrice en plus, Les Paralysés prend la forme, à certains égards, d'un conte onirique et terrifique qui nous entraîne dans le réalisme parfois difficilement soutenable de la détresse sociale la plus absolue. Poète et écrivain, Richard Krawiec restitue, avec une justesse parfois troublante et bien souvent oppressante, le paysage d'un dénuement absolu qu'il dépeint avec un lyrisme effrayant sans jamais céder à la vulgarité ou à la complaisance vers laquelle on pourrait verser. C'est cet équilibre qu'il faut saluer tout au long d'un texte éblouissant où l'on suit les pérégrinations de Donjie qui, malgré son handicap, circule sur son skate faisant office de chaise roulante dans les rues de cette cité miséreuse, accompagné parfois de toute une horde d'enfants ébouriffants. Bien plus mobile et arpentant les allées de la cité, Donjie incarne tout un paradoxe au regard de ces individus englués voire même paralysés dans leur propre détresse à l'image de sa mère, Big Sue quittant difficilement son canapé ou de sa jeune sœur Charlène trouvant refuge dans une cave où elle fait des expérimentations sur des têtards, tout en évitant que sa mère ne la propulse dans les bras d'un de ses amants pour s'acquitter du loyer ou de la voisine Michelle dont Donjie éprouve une certaine attirance pour cette jeune femme qui tente d'élever son fils Zip tant bien que mal. Richard Krawiec nous offre donc ainsi toute une déclinaison de personnages cabossés par la vie, dénués de cruauté, mais également dépourvus d'amour qu'ils n'ont d'ailleurs jamais reçu et dont les destins s'entrecroisent dans ce quartier déglingué au gré d'un récit âpre et d'une rare noirceur qui se conclut sur une tragédie ne nous laissant entrevoir aucune lueur d'espoir mais nous permettant de distinguer l'étincelle d'humanité émanant de chacun des protagonistes. Un récit bouleversant qui vous coupe le souffle.

     

    Richard Krawiec : Les Paralysés (The Paralyzed). Editions Tusitala 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : The Other Side Of Town de Curtis Mayfield. Album : Curtis. 2000 Warner Strategic Marketing.

  • RAPHAEL MALKIN : LIEUTENANT VERSIGA. UNE VIE DE FLIC DANS LE MISSISSIPPI.

    raphaël malkin, lieutenant versiga, éditions marchialyOn y parle de yakuzas, de détournements de cryptomonnaies, de vols de livres de collection, de cannibales, d'états autoproclamés et de dompteurs de fauves qui se déclinent sous forme de récits de voyage ou de récits journalistiques incroyables qui pourraient bien évidemment flirter avec la fiction, quand bien même l'ensemble de la collection se base sur des faits véridiques. C'est exclusivement sur cette forme littéraire que les éditions Marchialy se sont lancées dans l'aventure en offrant aux lecteurs des couvertures somptueuses suscitant encore davantage de curiosité que l'originalité des thèmes abordés. Bras croisés avec un air déterminé, l'arme rangée à la ceinture et trônant au centre de ce qui apparaît comme un badge qu'il chérit tant, on apprécie déjà cette couverture bleutée qui célèbre la vie peu commune du Lieutenant Versiga officiant à Pascagoula dans les bayous du Mississippi où Raphaël Malkin, journaliste à Vanity Fair s'est rendu pour effectuer un reportage aux Etat-Unis pour le compte du magazine français Society. Fasciné par ce personnage extraordinaire, le journaliste décide de lui consacrer un livre qui retrace la carrière exemplaire d'un policier à la fois tenace et empreint d'une empathie sans commune mesure.

     

    Il a débuté comme patrouilleur à Pascagoula au Mississippi, mais s'est rapidement orienté comme inspecteur pour traiter avec méticulosité des affaires criminelles du bureau du département de police de la localité. Il faut dire que Darren Versiga ne lâche jamais l'affaire auquel il consacre tout son temps en prenant en compte le désarroi des victimes. C'est pour cette raison que l'on lui confie les cold cases du commissariat et notamment ce meurtre d'une jeune femme noire dont le corps, réduit à l'état de squelette et retrouvé le 27 décembre 1977 dans le bayou, n'a jamais été identifié. Ses investigations le conduisent sur la piste de Samuel Little, l'un des plus effroyables serial killer du pays ayant sévi sur plusieurs états en s'en prenant plus particulièrement aux prostituées et femmes de conditions modestes qu'il étranglait avant de les abandonner parfois dans les fossés du bord de la route. Une enquête hors du commun qui se déroulera sur plusieurs décennies et qui poussera Darren Versiga à remettre en question ses convictions les plus profondes. Mais bien plus que les aveux qu'il doit obtenir, parviendra-t-il à identifier cette victime inconnue afin de lui offrir une sépulture décente ?

     

    L'intérêt du récit réside sur le fait que l'auteur ne se concentre pas exclusivement sur l'enquête en lien avec un serial-killer sévissant dans une multitude d'états dont le Mississippi mais se concentre sur le parcours de vie du Lieutenant Versiga semblant directement extrait d'une fiction qui n'est pas sans rappeler les personnages de James Lee Burke. On fait ainsi la connaissance d'un individu hors du commun qui, outre sa passion pour son métier, a exercé comme détective privé en mettant en place une entreprise florissante en lien avec sa réputation d'enquêteur rigoureux mais qui a dû reprendre sa profession de policier suite à des déboires financiers notamment dus aux crises financières qui ont balayé le pays. On découvre également un homme qui a dû affronter avec sa famille le fameux ouragan Katherina qui a complètement détruit sa maison en engloutissant la grande majorité de ses affaires personnelles. Raphaël Malkin dresse ainsi le portrait fouillé d'un homme attachant au grand cœur se révélant être un tireur émérite lors des compétitions de tir et un boxeur accompli durant sa jeunesse avec quelques velléités de reprendre les gants à un âge plus avancé ce qui n'est pas sans danger. Une vie riche en émotions que l'auteur restitue avec un texte qui prend la forme d'un roman imprégné de cette atmosphère particulière des bayous du Mississippi où évolue une population dont le cadre social plutôt modeste n'en demeure pas moins fascinant et singulier. C'est dans un tel environnement, que débute l'enquête et cette obsession du Lieutenant Versiga pour cette victime inconnue qu'il va s'efforcer d'identifier en se lançant notamment sur les traces d'un tueur en série dont le nombre de victime va se révéler particulièrement impressionnant, voire même hallucinant. Sans aucun rapport avec les personnages de thriller à la "Hannibal Lecter", on prend la pleine mesure d'une enquête âpre et complexe qui va se dérouler sur plusieurs décennies dont le côté sordide et réaliste ne manquera pas de saisir le lecteur qui lira probablement ce récit d'une traite tant le sujet est passionnant.

     

    Raphaël Malkin : Lieutenant Versiga. Editions Marchialy 2022.

    A lire en écoutant : Blue Bayou interprété par Linda Ronstadt. Album : Linda Ronstadt - Greatest Hits (Remastered). 2015 Rhino Entertainment Compagny.

  • Katherena Vermette : Les Femmes Du North End. No Man's Land.

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    Service de presse

     

    J'ai découvert la collection Terres d'Amérique aux éditions Albin Michel par le biais de Joseph Boyden et de son premier roman intitulé Le Chemin Des Âmes (Albin Michel 2002) qui fut pour moi l'une des révélations majeures des voix amérindiennes émergeant de la littérature nord-américaine et plus particulièrement du Canada. La particularité de cette prestigieuse collection auréolée de nombreux prix dont plusieurs Pulitzer et dirigée depuis sa création par Francis Geffard c'est de donner la place à de nombreux auteurs issus des minorités qu'elles soient afro-américaines ou amérindiennes afin de nous offrir une vision pluraliste de l'Amérique du Nord avec des textes remarquables intrinsèquement tournés vers l'humain et la place qu'il occupe dans une société minée par les discriminations. De discrimination, il est justement question dans Les Femmes Du North End, premier roman de Katherena Vermette qui s'est illustrée auparavant dans les domaines de la littérature pour la jeunesse ainsi que de la poésie dont on retrouve quelques résurgences dans un texte évoquant la vie au quotidien d'une famille amérindiennes vivant dans un quartier défavorisé du North End à Winnipeg et dont on perçoit la vision intergénérationnelle par l'entremise des femmes qui la compose.

     

    Alors qu'elle allaite son enfant en pleine nuit, Stella devient la témoin involontaire d'un viol qu'elle distingue depuis sa fenêtre. Bouleversée, la jeune mère appelle la police qui émet quelques doutes quant à la nature de l'agression ce d'autant plus que victime et agresseurs ont disparu avant l'arrivée de la patrouille. Il ne reste plus qu'une trace de sang écarlate sur la neige fraîche, unique indice de la violence d'un acte qui va ébranler les membres de la communauté amérindienne de North End, un secteur délabré de Winnipeg où sévissent les gangs. Pour retracer les événements conduisant à cette tragédie, il faudra entendre les voix de neuf femmes et d'un homme qui témoignent du mal de vivre de la population autochtone, de leurs échecs mais également de leurs espoirs au travers d'un dénouement à la fois poignant et lumineux.

     

    Le cadre du roman Les Femmes Du North End a la particularité de se dérouler en milieu urbain, tandis que les réserves sont évoquées comme un endroit où les hommes partent pour s'éloigner du fracas de la ville, retrouver la voie des traditions et s'immerger au sein de leur famille restée là-bas, à l'instar de Gabe, le compagnon de Louisa. Dans une atmosphère enneigée contribuant à cette sensation de mélancolie planant sur le quartier, Katherena Vermette dresse ainsi le portrait d'une famille amérindienne du Canada où seule les femmes donnent de leur voix au travers du drame qui frappe la jeune Emily. Pour bien appréhender ce roman, il importe de se familiariser avec le schéma généalogique de cette famille qui figure au début de l'ouvrage afin de s'y retrouver dans la complexité des patronymes et des liens qui unissent les différents protagonistes, ce d'autant plus que certains d'entre eux sont affublés de surnoms ou de diminutifs qui peuvent décontenancer le lecteur. Il faudra s'affranchir de cette difficulté pour apprécier ce texte à la fois sensible, délicat et d'une beauté confondante tant les portraits des personnages sont saisissants de vérité. Débutant autour de l'agression et du viol dont Emily est victime, Katherena Vermette nous renvoie vers les traumatismes et les drames qui ont touché les différentes générations de la famille de cette jeune victime, nous donnant ainsi l'occasion de prendre en considération les difficultés qui frappent de plein fouet ces femmes autochtones. C'est dans le quotidien, presque banal, de ces différents protagonistes que la romancière aborde, par petites touches habiles, des thèmes sociaux tels que la perte d'identité culturelle, la toxicomanie et autres addictions, la discrimination institutionnalisée, l'influence des gangs ainsi que la difficulté de maintenir son couple dans le marasme des problèmes qui frappent ces femmes apparaissant plus fortes qu'il n'y paraît. Seul portrait masculin, on découvre avec Tommy les difficultés inhérentes à son statut de métis au sein de la police où il doit faire face aux réflexions douteuses de son partenaire et au racisme ordinaire de son entourage professionnel. Au-delà de cette énumération douloureuse, Katherena Vermette puise dans la puissance tellurique de ses personnages pour instiller l'espoir, ceci plus particulièrement avec le personnage lumineux de Kookom, cette grand-mère imprégnée de traditions des anciens qui répand sa résilience et sa sagesse au sein des membres de sa famille qui lui sont profondément attachés. Ni pourfendeur, ni vindicatif, Les Femmes Du North End aborde, au gré d'un texte doté d'une force subtile et nuancée, les affres d'une discrimination du quotidien que ces femmes autochtones surmontent du mieux qu'elles le peuvent, avec cet état d'esprit solidaire qu'elles vont découvrir auprès de leurs proches au gré de retrouvailles émouvantes qui vont les rapprocher davantage.

     

     

    Katherena Vermette : Les Femmes Du North End (The Break). Editions Albin Michel/Collection Terres d'Amérique 2022. Traduit de l'anglais (Canada) par Hélène Fournier.

    A lire en écoutant : As The Day Goes By de Sound From The Ground & Tanya Tagaq. Album : Luminal. 2004 Waveform Records.

     

  • CHRIS WHITAKER : DUCHESS. LA HORS-LA-LOI.

    chris whitaker, duchess, éditions sonatineOn a beau consulter les rubriques des publications à paraître des maisons d'éditions et programmer avec une certaine impatience un grand nombre de romans à découvrir, il y aura toujours quelques ouvrages qui nous attendent en embuscade au détour du rayonnage ou de l'étal d'une librairie. C'est ce qui fait la magie d'une libraire et de la littérature en général, ceci quel que soit le genre d'ailleurs, avec ces romans qui vous surprennent et qui vous saisissent brutalement sans que l'on ne s'y attende vraiment. Duchess de Chris Whitaker fera incontestablement partie de ces surprises pour l'année 2022 avec un roman qui surfent sur l'émotion et sur la tragédie en découvrant le parcours de vie de Duchess Radley, une jeune fille plutôt farouche, et de son petit frère Robin dont elle s'occupe tant bien que mal en tentant de combler les déficiences d'une mère dysfonctionnelle. Premier roman traduit en français d'un auteur britannique qui en a déjà publié quatre dans sa langue d'origine, on salue une nouvelle fois les éditions Sonatine qui nous avait déjà magistralement stupéfié en 2021 avec L'Accident De Chasse (Sonatine 2021) de David L. Carlson et mis en image par Landis Blair.

     

    A Cape Haven, petite ville côtière de la Californie, Duchess Radley, jeune fille de 13 ans, ne se laisse pas marcher sur les pieds et gare à ceux qui voudraient s'en prendre à son petit frère Robin. Il faut dire qu'avec un père absent et une mère à la dérive, elle a intérêt à avoir un caractère bien forgé pour faire face à cette vie qui ne lui fait pas de cadeau. Du caractère il en faudra pour affronter Vincent King, l'homme qui a détruit la vie de sa mère et qui vient de sortir de prison. Un retour qui ne passe pas inaperçu au sein de cette petite communauté de Cap Haven qui n'a pas oublié les événements tragiques du passé. Et lorsque le drame survient, Duchess doit relever la tête et faire face au monde sans pitié des adultes pour protéger Robin qu'elle aime par-dessus tout, quitte à commettre les pires folies.

     

    Bien que vivant en Grande-Bretagne, Chris Whitaker est parvenu à resituer l'ambiance d'une petite ville côtière de la Californie sans tomber dans les clichés inhérents à la région tout comme la partie du récit se déroulant dans le Montana dépourvue de lieux communs. Avec un sujet délicat mettant en scène des enfants malmenés, on peut rapidement tomber sur un texte imprégné d'une charge émotionnelle larmoyante et mièvre qui vire au pathos. Il n'en sera rien avec Duchess dont le succès de l'intrigue réside dans l'équilibre permanent d'une galerie de personnages attachants et bien campés à l'instar de cette jeune Duchess Radley, protagoniste centrale du roman, au caractère à la fois farouche et impétueux qui lui cause parfois du tort en provoquant notamment quelques erreurs de jugement dues à sa méfiance vis-à-vis du monde adulte. Une grande partie du récit se concentre donc sur la relation entre Duchess et son jeune frère Robin, traumatisé par la mort de leur mère dont il semble avoir été le témoin. Protectrice à l'extrême, on apprécie le sens du dialogue de cette jeune fille déterminée qui nous livre quelques échanges savoureux, notamment avec son grand-père qui les a recueillis dans son ranch du Montana. Mais l'autre aspect intéressant du récit tourne autour de Walk, chef de la police de Cape Haven et de la relation qu'il entretien avec Star, la mère de Duchess et Robin, et son ami d'enfance Vincent King qui vient de purger une peine de prison de 20 ans. L'un des enjeux de l'intrigue consiste donc à comprendre ce qu'il s'est vraiment produit au domicile de Star que l'on a retrouvée morte avec Vincent King à ses côtés qui devient le coupable tout désigné. C'est donc autour de l'enquête de Walk que l'on va découvrir les liens qui unissent ces trois individus que le destin n'a pas épargné durant leur jeunesse. Tout cela nous donne un roman extrêmement bien construit qui dégage son lot de suspense et de rebondissements qui se révèleront bien plus surprenants qu'il n'y paraît au terme d'un récit qui n'est pas dénué d'une émotion salutaire et d'un épilogue en demi-teinte, bien loin des happy end sirupeux auxquels on pourrait parfois s'attendre. On se retrouve donc au final avec un roman plaisant et détonant dont l'adaptation annoncée par Disney peut nous laisser craindre le pire.

     

    Chris Whitaker : Duchess (We Begin At The End). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais par Julie Sibony.

    A lire en écoutant : Welcome To The Cruel World de Ben Harper. Album : Welcome To The Cruel World. 1994 Virgin.