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France - Page 23

  • CYRIL HERRY : SCALP. TU SERAS UN HOMME, MON FILS.

    cyril herry, scalp, cadre noir, éditions du Seuil

    Pour les personnes qui prennent le temps de suivre ce blog, ce dont je les remercie au passage, vous aurez remarqué qu’il y a quelques personnalités du monde de l’édition qui reviennent régulièrement sur les devants de la scène à l’instar de Cyril Herry qui créa la maison d’éditions Ecorce, puis fut directeur de la collection Territori à la Manufacture des Livres, en relayant ainsi quelques textes magnifiques comme ceux d’Antonin Varenne, de Patrick K Dewdney ou de Séverine Chevalier pour ne citer que quelques uns de ces auteurs qui ont inititié un courant au sein de la littérature noire francophone en délaissant les paysages urbains pour s’implanter sur d’autres territoires plus reculés. Avec une exigence du texte et un sens de l’intrigue, Cyril Herry a sans nul doute distillé, au travers du récit des autres, quelques éléments de son univers que ce photographe émérite nous livre également au gré des clichés qu’il publie sur les réseaux sociaux. Cabanes et bivouacs élaborés, paysages forestiers, carcasses de voitures échouées on ne sait trop comment dans la nature, après l’édition et la photographie, c’est désormais par le prisme de sa propre écriture que Cyril Herry nous invite à retrouver cet environnement insolite, qu’il parcourt quotidiennement, avec un roman intitulé Scalp, narrant le parcours initiatique d’un jeune garçon en quête de son père.

     

    Depuis un satellite, l’Etang des Froids à Layenne n’est qu’une infime pièce cadastrale d’un immense puzzle terrestre. Pour Teresa, il s'agit de l’endroit où Alex s’est retiré du monde afin de vivre en pleine forêt en installant une yourte au bord de l’étang. Pour Hans, leur fils de neuf ans, c’est un lieu étrange et mystérieux où vit ce père qu’il n’a jamais connu. Ces retrouvailles sont l’occasion pour la mère et le fils de laisser derrière eux cette communauté disloquée où les pères de substitution ont joué leur rôle un temps seulement et où la mort et la trahison ont eu raison du fragile équilibre qui y régnait. Mais une fois arrivé au campement, nulle trace d’Alex. Teresa veut repartir mais Hans est bien décidé à rencontrer son père en dépit des ombres qui se dissimulent derrière les frondaisons et des coups de fusil qui résonnent dans les alentours. Parce que pour les autochtones, l’Etang des Froids, est un lieu où les étrangers quels qu’ils soient, n’ont pas leur place, particulièrement lorsqu’il s’agit d’originaux comme Alex.

     

    Scalp s’inspire d’une chronique judiciaire opposant les habitants d’un hameau composé de yourtes, au maire d’une commune de Haute Vienne mettant ainsi en exergue un mode de vie singulier qui ne souffrirait aucune tolérance de la part des autorités. Il y est donc question de liberté à hauteur d’homme se heurtant à cette vision cadastrale régissant et réglementant chaque parcelle de terrain que l’auteur nous permet d’appréhender, dès le premier chapitre, avec cette image satellite sur laquelle Teresa superpose le plan du cadastre en gomment ainsi toutes notions d’espace et de liberté. Sur la base de cette dichotomie, Cyril Herry nous livre un roman noir emprunt d’une tension permanente qui augmente graduellement au gré d’une intrigue distillant une climat à la fois étrange et inquiétant à l’image de cet enchevêtrement de troncs et d’épaves de voiture, décor hors norme, servant de terrain de jeu mais également de refuge pour un jeune garçon entraîné, bien malgré lui, dans un rude parcours initiatique, ponctué de violences, où la forêt, mais plus particulièrement la fureur des hommes, le transformera à tout jamais sans que l’auteur ne se détermine sur sa destinée qui demeurera à tout jamais incertaine.

     

    Comme un matrice, la forêt que dépeint Cyril Herry, devient un lieu de transition, un terrain d’aventure guère éloigné des romans de Jack London, de Mark Twain ou de James Fénimore Cooper dont les récits doivent probablement imprégner l’esprit d’un jeune garçon tel que Hans qui, par étape, mais également au gré des circonstances et des confrontations parfois violentes avec des enfants de son âge, s’émancipe peu à peu de l’emprise de sa mère qui reste le seul lien qu’il lui reste avec le monde adulte et dont il se distancie comme par défiance. Dans une alternance de points de vue, Cyril Herry décrit ainsi, avec l’efficacité d’un texte précis au travers duquel ressort la force des émotions des protagonistes, toute la complexité des rapports entre une mère et son fils qui se dissolvent peu à peu au profit de cette quête du père inconnu, mais également au gré de cette volonté d’émancipation qui se dégage de cet environnement sauvage faisant, paradoxalement, l’objet d’une convoitise insensée qui contribuera à cette perte  d’innocence d’un enfant égaré, non pas dans cette forêt symbole de liberté, mais au beau milieu de la folie d’autochtones obsédés par la propriété.

     

    Manifeste des rêves perdus d’adultes et d’enfants en quête de liberté, Scalp est un roman noir atypique et envoûtant, aux tonalités parfois poétiques, qui entraînera le lecteur dans l’environnement mystérieux de ces grandes forêts sauvages où l’indépendance des uns s’oppose à la convoitise des autres dans un déluge de violence à la fois brutale et surprenante. Tout simplement superbe.

     

    Cyril Herry : Scalp. Editions du Seuil/Cadre noir 2018.

    A lire en écoutant : North, South, East and West de The Church. Album : Starfish. 1988 Arista Records, Inc.

  • Jean-Bernard Pouy : Ma ZAD. Dernier retranchement.

    jean-bernard pour, Ma Zad, gallimard, série noireRien ne saurait empêcher la venue de ce phénomène saisonnier, pas même les dérèglements climatiques, où l’on observe durant cette période printanière l’apparition des magazines hors-série consacrés à la littérature noire. On saluera l’effort même si l’actualité du polar ne s’arrête pas à cette période de l’année dont on pourra évaluer toute son ampleur annuelle avec des revues spécialisées dans le domaine, comme l’Indic ou 813 qui vous épargneront les sempiternelles réflexions sur un genre qu’il faudrait considérer à part entière dans le monde littéraire. C’est par le biais de ces publications que vous découvrirez tout au long de l’année des nouveautés qui ne bénéficient pas toujours d’un éclairage médiatique aussi important qu’elles seraient en droit de mériter, mais également des personnalités qui ont contribuées, bien avant son avènement, au rayonnement du roman policier à l’instar d’une figure comme Jean-Bernard Pouy créateur, avec Serge Quadrupanni et Patrick Raynal, de la série Le Poulpe qui a la particularité d’être rédigée pour chaque épisode par un auteur différent. Mais outre ce personnage emblématique du polar français, Jean-Bernard Pouy, conteur hors-pair, est l’auteur d’une cinquantaine de romans et d’un nombre incalculable de nouvelles et d’essais qui revient sur le devant de la scène avec Ma ZAD, un roman noir qui colle à l’actualité du moment dans le contexte de l’abandon du projet aéroportuaire de Notre-Dame-des-Landes et des évacuations qui s’ensuivent.

     

    Ca ne va pas fort pour Camille Destroit, responsable des achats du rayon frais d’un grand supermarché, qui a trop fricoté avec les zadistes occupant le site de Zavenghem où se situe la ferme héritée de ses parents. Lors de l’évacuation de la ZAD, ce quadragénaire, plutôt rangé, est interpellé par les forces de l’ordre pour être placé en garde à vue. Et comme si cela ne suffisait, pas, Camille constate, à sa sortie de détention, que sa grange où il sotckait du matériel, destiné aux activistes a été incendiée, que son employeur l’a licencié et que sa copine l’a quitté. Pour couronner le tout, il est agressé par une équipe de crânes rasés n’appréciant guère son engagement. Blessé, le moral en berne, Camille peut compter sur les sympathisants qui logent chez lui. Parmi eux, Claire, une fille superbe qui le persuade peu à peu de reprendre la lutte et de faire face aux Valter, initiateurs du projet industriel de Zavenghem. Mais les intérêts de Claire sont-ils bien similaires aux convictions de Camille ?

     

    Roman libertaire à l’image de son auteur, Ma ZAD prend l’apparence d’un récit foutraque, émaillé de traits d’humour, où les digressions en tout genre côtoient quelques répliques saillantes et jeux de mots plus ou moins foireux, finissant même par devenir parfois un peu agaçants. Emprunt d’une grande culture au sens populaire du terme, Jean-Bernard Pouy peut intégrer dans son texte des références telles que Philipe K Dick, Manet, les Rolling Stone, et même de Daniel de Roulet, puisqu'une partie l’intrigue, dont quelques péripéties se déroulent d’ailleurs en Suisse, s’inspire du parcours de l’écrivain genevois, responsable de l’incendie d’un chalet inhabité, appartenant à un magnat de la presse allemand, et dont il a révélé les circonstances dans un roman intitulé Un Dimanche A La Montagne (Buchet-Castel 2006). Voici donc un bel inventaire à la Prévert auquel l’auteur rend également hommage.  Mais il ne faut pas s’y tromper, car au-delà de cette apparence chaotique, Jean-Bernard Pouy possède un solide sens de la narration nous permettant de suivre, au gré d’un texte vif et acéré, la fuite en avant de Camille, un homme aveuglé par une sourde colère qu’alimente une femme qui va se révéler fatale, mais également un environnement qui se disloque peu à peu sous les coups de boutoir d’une société de plus en plus avide. Mais loin d’être pompeux ou moraliste, Ma ZAD se révèle être un pur roman noir qui emprunte les codes classiques du genre pour le transposer à la périphérie du thème qu’il aborde, car acculé, dans ses derniers retranchements, la ZAD de Camille Destroit va s’incarner dans sa personnalité et ses convictions qu’il tente de préserver à tout prix.

     

    Magnifique roman déjanté et fulgurant, à la fois grave et joyeux, Ma ZAD nous offre, sans jamais se prendre trop au sérieux, une vision aiguisée et pertinente d’une société alternative que les gaz lacrymogènes ne sauraient faire disparaître.

     

    Jean-Bernard Pouy : Ma ZAD. Editions Galimard/Serie Noire 2018.

    A lire en écoutant : One Way Or Another de Blondie. Album : Parallel Lines. Capitol Records 1978.

  • Timothée Demeillers : Jusqu’à La Bête. L’équation du vide.

    timothée demeillers, jusqu'à la bête, éditions asphalteDavantage orientée vers les auteurs hispanophones nous proposant des récits urbains, plutôt nerveux, les éditions Asphalte ont accueilli dans leur catalogue un écrivain français plutôt surprenant, Timothée Demeillers, dont le premier roman, Prague, Faubourg Est, publié en 2014, était passé plutôt inaperçu. Il en va tout autrement avec Jusqu’à La Bête qui s’intègre dans l’actualité liée au spécisme en dépeignant l’univers âpre et aseptisé des frigos de ressuage d’un abattoir se situant à la périphérie de la ville d’Angers. Le récit entraîne le lecteur dans la lente et impitoyable déshumanisation de l’ouvrier abruti par le rythme infernal des cadences, ceci bien au-delà de l’atmosphère pesante de mise à mort de l’animal régnant sur les lieux, tandis que les carcasses sanguinolentes se succèdent afin d’être dépecées dans une succession de terribles gestes quotidiens.

     

    La prison. Le claquement des portes d’acier qui se referment résonne dans la tête d’Erwan comme un souvenir accablant dont il ne peut se défaire. Un claquement qui lui en rappelle un autre. Un claquement signalant l’apparition de la prochaine carcasse que l’on achemine sur le rail. Un claquement infernal rythmant toute son existence d’ouvrier au sein de l’abattoir qui l’employait autrefois. Un claquement terrible qui s’est imprimé au plus profond de son âme tout en l’entraînant vers cette folie insidieuse qu’il n’a pas vu venir. Un claquement qui l’a poussé à commettre cet acte terrible et irréparable. Il n’y avait rien à faire pour l’en empêcher. Erwan en est désormais certain car il se souvient de tout. Il faut dire que ce maudit claquement résonne toujours dans sa tête.

     

    Près d’un siècle sépare Les Temps Modernes de Chaplin et Jusqu’à la Bête de Timothée Demeillers et pourtant, ce sont toujours les mêmes rouages qui broient l’humain que ce soit au sein de l’usine qui engage Charlot ou de l’abattoir qui emploie Erwan. L’abrutissement à la tâche reste identique et Timothée Demeillers dépeint cette logique infernale avec une écriture obsédante permettant d’appréhender la lente déshumanisation de son personnage dont on perçoit le parcours au gré des souvenirs qu’il ressasse dans la cage dans laquelle on l’a désormais enfermé comme un animal que l’on conduirait à l’abattoir. Loin d’être un plaidoyer pour la cause végane, il faut admettre qu’au-delà de la pénibilité des taches répétitives, c’est bien évidemment le reflet avec la terrible destinée de l’animal que l’on dépèce, jusqu’à devenir la pièce de viande qui va atterrir sur les étals des supermarchés ou sur les grills des fast-foods, qu’il faut distinguer cette dimension imagée, presque organique, de la transformation d’Erwan pour incarner cette bête désemparée, acculée à commettre l’irréparable pour survivre. Outre le contexte terrifiant de l’abattoir, la lente aliénation d’Erwan se construit également sur une logique de déscolarisation pour s’instiller tous les soirs, après le travail, dans les formats télévisuels ineptes dont l’auteur nous livre quelques extraits pertinents, nous permettant d’en saisir toute la portée à la fois ironique et dramatique. Loin des discours pontifiants et moralistes, Jusqu’à La Bête est un roman noir emprunt de quelques espoirs qui s’écroulent pourtant les uns après les autres, à l’exemple de cette brève histoires d’amour avec Laëtitia, une intérimaire estivale et dont la rupture par SMS nous renvoie à nouveau vers cette déshumanisation que l’on distingue dans toutes les strates de l’environnement social d’Erwan.

     

    Avec Jusqu’à La Bête, Timothée Demeillers s’emploie également à dresser un tableau sans fard de l‘entourage des ouvriers. Cela va des instances politiques qui ont démissionnées et dont ils n’attendent plus rien, au clivage entre salariés et cadres qui s’isolent dans un système de caste d’un autre âge, en passant par les rêves perdus des collègues qui n’attendent plus grand-chose de l’avenir. Car perçu comme un privilège, l’obtention d’un emploi, aussi pénible soit-il, dans un environnement miné par le chômage, devient un piège pour l’ouvrier qui se trouve contraint d’accepter toutes formes d’avilissement et d’humiliation qui le conduiront à la perte de tous repères. Ultime soubresaut de celui qui ne peut accepter l’inéluctable, la tragédie se met en place avec une sobriété à la fois cohérente et implacable, car le crime ne devient plus qu’une conséquence au sein d’un univers brutal, complètement désincarné. Terriblement noir et cruel.

     

    Timothée Demeillers : Jusqu’à La Bête. Editions Asphalte 2017.

    A lire en écoutant : Out Getting Ribs de King Krule. Album : 6 Feat Benath The Moon. 2013 XL Recording.

  • PATRICK K. DEWDNEY : ECUME. LES FORCATS DE L’OCEAN.

    Capture d’écran 2017-12-30 à 23.03.37.pngLa collection Territori prend le large au propre comme au figuré puisqu’après avoir arpenté quelques zones rurales reculées du pays, son directeur Cyril Herry nous propose Ecume, un nouveau texte de Patrick K. Dewdney dont l’intrigue se déroule dans un contexte maritime, plus précisément au large des côtes de l’océan Atlantique en partageant les affres de deux marins pêcheurs naviguant au bord de l’abîme. Côtoyant des auteurs comme Frank Bouysse, Séverine Chevalier, Antonin Varenne, Eric Maneval et Laurence Bieberfled, entre autres, on avait découvert Patrick K. Dewdney avec Crocs, un texte d’une éblouissante noirceur où le verbe forme une terrible alliance avec une intrigue propre aux romans noirs magnifiés par une prose racée pleine de colère et de révolte.

     

    La Princesse est devenue Gueuse car le fier navire d’autrefois n’est plus qu’un vieux rafiot qui sillonne les flots en quête de pêches incertaines que l’océan épuisé ne livre plus qu’au compte-gouttes et au terme de terribles efforts. A son bord, le père et le fils s’échinent à la tâche et entre silence et colère, ces deux âmes essorées par les vicissitudes d’un monde qui s’écroule, nourrissent la démence de l’un et la rancœur de l’autre au gré de campagnes de pêche toujours plus éprouvantes. Et si le poisson ne suffit plus à subvenir aux maigres besoins de cet équipage bancal, il restera toujours la possibilité de faire passer quelques réfugiés dont la contribution perçue permettra de remplir les cuves et de pallier un ordinaire misérable. Mais bien au delà de l’écume se désagrégeant dans les flots tourmentés, ce sont les certitudes des hommes qui disparaissent au large des côtes.

     

    Ecume se situe sur la fracture d’un univers en déclin oscillant entre la révolte du désespoir et la résignation du point de non retour dont l’incarnation tragique prend forme avec la dualité de ce père et de ce fils entretenant leur animosité dans un mutisme hostile qui ne fait que raviver les tensions au large de ces côtes qui n’ont plus de nom. Dans ce monde désincarné, il ne reste plus que cette étendue d’eau impitoyable et la colère sourde de ces deux hommes dont l’auteur dissèque la personnalité à la lumière de leurs introspections respectives. Ainsi la lente agonie de l’océan s’assortit à l’amertume de la dissolution des rapports humains dont la conjonction s’achève sous la forme d’un inéluctable naufrage. Un mélange malsain qui s’incarne dans cette écume dont on suit le sillage implacable jusqu’au drame irrémédiable.

     

    La précision du mot, l’élégance de la phrase sont au service d’une langue à la fois éclatante et imagée permettant au lecteur de s’immerger au cœur de cette ambiance chaotique où la fureur des tempêtes se conjugue à la difficulté d’un métier dont chacune des erreurs commises se paie au prix fort. La dureté de la tâche, l’odeur des embruns, l’atmosphère perdue de ces contrée maritimes, tout cela, Patrick K. Dewdney parvient à le restituer par l’entremise d’un texte dense aux entournures à la fois lyriques et poétiques dont le fragile équilibre révèle toute la maîtrise d’un auteur inspiré.

     

    Implacable observateur d’un monde qui s’étiole, Patrick K. Dewdney construit une intrigue solide dont la dramatique logique met en exergue les désastres écologiques d’un océan mourant sur lequel marins désespérés et migrants désemparés se côtoient au rythme des marées immuables. Emulsion de fureur et d’abattement, Ecume est un terrible roman noir où l’espoir se niche pourtant sur un frêle esquif ballotté au gré du vent et des courants. Tumultueux et éclatant.

     

    Patrick K. Dewdney : Ecume. La Manufacture de livres/collection Territori 2017.

    A lire en écoutant : La Mémoire Et La Mer de Léo Ferré. Album : Amour Anarchie. Barclay Records 1970

  • S. G. Browne : Héros Secondaires. Effets primaires.

    Capture d’écran 2017-12-24 à 14.33.07.pngOutre des voyages dans quelques contrées atypiques comme la Roumanie avec Spada de Bogdan Teodorescu (Agullo 2016), l’Allemagne et la Pologne avec 188 Mètres Sous Berlin de Magdalana Parys (Agullo 2017) ou l’Irak avec Bagdad, La Grande Evasion ! de Saad Z. Hossein(Agullo 2017) les éditions Agullo ont toujours eu la particularité de nous offrir des textes originaux remettant en cause le cadre sociétal normé au sein duquel évolue une population. Une définition au sens large de la politique au milieu de laquelle l’individu doit se positionner en fonction de son rapport avec la cité et des règles qui la régissent. Quelle que soit la thématique abordée, l’ensemble des auteurs intégrant cette jeune maison d’édition se caractérisent également par leur ton irrévérencieux et leur regard très incisif qu’ils adoptent en nous proposant des récits se déclinant sur un registre résolument décalés. Ainsi, à propos de la surconsommation de médicaments et des essais cliniques orchestrés par des grands groupes pharmaceutiques, S. G. Browne nous propose, avec Héros Secondaires, une vision grinçante du phénomène, teintée d’un humour à la fois acide et pertinent pour un récit satyrique empruntant les bases de la littérature fantastique en mettant en scène une bande de losers se découvrant quelques pouvoirs paranormaux.

     

    Analgésiques, antidépresseurs et autres substances chimiques, Llyod Prescott croque les médicaments comme des bonbons. C’est son métier : Cobaye humain. Il est rémunéré au gré des essais cliniques qu’on lui propose par l’entremise des petites annonces et du réseau qu’il s’est constitué avec sa bande de potes qui, comme lui, gravite dans les circuits des laboratoires pharmaceutiques et des établissements hospitaliers, à la recherche de tests rémunérateurs. Une équipe de braves loosers sympathiques, vivotant du mieux qu’ils peuvent dans l’anonymat des rues new-yorkaises. Mais à force d’ingérer quelques cocktails médicamenteux il fallait bien que les effets secondaires apparaissent. Llyod est le premier à déceler une capacité hors-norme à endormir les gens lorsqu’il baille. Mais bien vite ses camarades se découvrent, tout comme lui, quelques super-pouvoirs atypiques. On assiste ainsi à l’apparition d’une ligue de justicier qui déferle sur la cité. Ils ont pour nom Dr L’Enfant-Do, Capitaine Vomito, Spasmo Boy, Eczéman et Super Gros-Tas. Tous sont bien décidés à protéger la population des caïds et petites frappes en tout genre. Mais pourront-ils faire face à Mr Black Out et Illusion Man qui utilisent leurs facultés paranormales à des fins peu louables ?

     

    Pour une comédie douce amère saupoudrée de quelques traits d’un humour sarcastique, S. G. Browne ne s’éloigne pourtant jamais de la thématique centrale de son roman en mettant en lumière avec une redoutable acuité tous les excès d’une industrie pharmaceutique peu scrupuleuse agissant avec la complicité des gouvernements pour mettre sur le marché des médicaments dont les effets secondaires se révèlent bien pire que le mal initial dont souffre le patient. Un processus infernal où la surmédication obéit à une redoutable logique commerciale de rentabilité comme on peut le constater avec Llyod Prescott qui, pour se remettre de toutes ses aventures, doit absorber toute une série de médicaments censés, avant tout, annihiler leurs effets secondaires respectifs. Héros Secondaires est donc un récit à charge qui met en exergue toute l’absurdité d’une économie médicale davantage préoccupée par le rendement que par un raisonnement thérapeutique bénéfique et cohérent.

     

    Au travers du roman on peut également déceler une allégorie sur ce que sera l’homme de demain que l’ont prédit augmenté voire même immortel, avec ce groupe de losers touchants et attachants que l’auteur décline tout au long d’une intrigue à la fois originale et surprenante qui recèle quelques rebondissements imprévisibles. Perdu dans l’immensité d’une mégapole comme New York et dotés de pouvoirs extraordinaires, il s’agit donc pour Llyod Prescott et ses congénères de trouver leur place au sein de l’anonymat d’une grande cité et de faire face à leurs responsabilités sans qu’ils ne soient d’ailleurs capables de les appréhender. Avec ce récit qui emprunte les standards du fantastique propre aux ouvrages de DC Comics ou de Marvel, S. G. Browne évoque également les sujets de la solitude, du rejet et de la frustration notamment par le prisme de ses deux « super-vilains » que sont Illusion Man et Mr Black Out et dont les motifs méprisables ne font finalement que faire rejaillir leur profonde aversion pour ce monde injuste qui les entoure. Car dans un contexte économique laborieux, l’ensemble des protagonistes se situent à la marge de la précarité en révélant ainsi toute la fragilité d’une classe moyenne à la lisière du seuil de pauvreté et dont la situation peut basculer à tout instant. Ainsi, mêmes nantis de leurs pouvoirs extraordinaires si atypiques Llyod Prescott et ses camarades n’en demeurent pas moins profondément humains avec leurs failles mais également leurs vertus qu’ils mettent au service des autres, plus particulièrement pour les plus démunis qu’eux. Outre les personnages, c’est cette ville de New-York que l’on découvrira au ras du sol, bien éloignée des visions de la skyline auquel nous sommes accoutumés, en arpentant quelques quartiers méconnus de la Grosse Pomme, tout aussi chaleureux que leurs habitants.

     

    Récit enjoué, dynamique, plein de mordant et de générosité Héros Secondaires aborde le sujet grave des dérives pharmaceutiques sans se prendre au sérieux tout en instillant dans l’esprit du lecteur une regard plus nuancé et peut-être plus avisé vis à vis des ordonnances médicales et surtout des longues listes d’effets secondaires des médicaments que nous consommons. Incisif et pertinent.

     

    S. G. Browne : Héros Secondaires. Editions Agullo 2017. Traduit de l’anglais par Morgane Saysana.

    A lire en écoutant : Walk On The Wild Side de Lou Reed. Album : Transformer. RCA Records 1972.