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éditions du seuil

  • Jacky Schwartzmann : Shit ! La loi du plus faible.

    Jacky Schwartzmann, Shit !, cadre noir, éditions du seuilMême si l’ensemble de ses romans sont imprégnés d’un humour corsé, on aurait tort de considérer Jacky Schwartzmann comme le rigolo de service au sein de la littérature noire francophone. Bien au contraire, ses traits d’esprit au vitriol ne font que souligner, avec une belle justesse, les dysfonctionnements sociaux qu’il entend dénoncer autour d’intrigues d’une férocité sans faille à l’instar d’un ouvrage décapant comme Pension Complète  (Seuil/Cadre Noir 2019) ou de l’hilarant Kasso (Seuil/Cadre Noir 2021) dont l’action se déroulant à Besançon ne fait que mettre en exergue les difficultés quotidiennes des habitants d’une France dite périphérique, bien éloignée des considérations d’un pouvoir centralisé délaissant ces régions livrées à elles-mêmes avec des habitants qui se débrouillent comme ils le peuvent.  Avec Shit !, Jacky Schwartzmann décline un récit vachard de trafic de stupéfiants et de l'économie souterraine qui en découle, prenant ses aises dans une banlieue désenchantée de Besançon en intégrant tous les thèmes de la discrimination et des laissés-pour-compte qui se débrouillent comme ils le peuvent au sein d’un environnement délabré mais dans lequel se niche ce bel esprit de solidarité permettant de faire face aux aléas de la vie de tous les jours.

     

    Thibaud Morel est un jeune conseiller d'éducation au collège de Planoise, une banlieue de Besançon où il s'est installé afin de s'intégrer dans l'ensemble de la communauté. Une existence que l'on pourrait qualifier de banale. Néanmoins son allée sert de point de ralliement pour un trafic de stupéfiants florissant tenu par les frères Mehmeti qui ont même installé leur "four" dans l'appartement situé en face du sien. Personne ne moufte dans l'immeuble, car les trafiquants ont la particularité d'avoir la gifle facile. Mais lorsque ceux-ci se font descendre lors d'un règlement de compte plutôt radical, Thibaut et Myriam Samla, sa voisine comptable, découvrent un énorme stock de shit. Après quelques tergiversations et quelques considérations comptables sur le prix de la barrette qui donnent le vertige, ils prennent une décision qui va bousculer leur quotidien ainsi que la vie de nombreux habitants de Planoise. S'ensuit une véritable leçon de marché et d'économie teintée d'amateurisme et de pragmatisme pour survivre au sein d'un milieu plutôt impitoyable où l'on n'apprécie guère la concurrence. 

     

    Oui le bandeau ornant l'ouvrage n'est pas erroné. Il y a bien un petit quelque chose de Walter White chez Thibaud Morel, personnage central de Shit ! avec ce côté bien-pensant d'obédience de gauche, ceci même s'il conspue les trafiquants albanais et les initiatives véganes de sa collègue au comité de la cantine scolaire. Un gendre idéal que ce jeune homme s'investissant sans compter au sein de l'établissement scolaire où il officie en tant que conseiller et qui se voit soudainement projeté dans la gestion d'un trafic de haschich à son corps défendant. Le coup de génie de Jacky Schwartzmann, c'est de démontrer, avec cet humour mordant qui le caractérise, tout l'aspect de l'économie parallèle que génère un tel trafic dont les bénéfices vont financer des initiatives au profit des habitants de Planoise. Tel un Robin des Bois des stups, Thibaud Morel, accompagné de quelques complices, va donc basculer dans le crime avec un curieux sentiment d'ivresse qui l'anime en l'entraînant dans une succession de comportements de plus en plus ambivalents. C'est d'ailleurs là que réside toute l'intelligence d'un roman comme Shit ! où l'on observe cette perte de repère d'un individu estimant que la fin justifie les moyens avec toutes les conséquences qui en résultent au gré d'une intrigue des plus surprenantes. Avec Shit ! on appréciera également le portrait nuancé de cette banlieue de province s'éloignant radicalement de tous les clichés que l'on peut avoir sur un tel environnement, avec une galerie de personnages pittoresques qui s'investissent, parfois avec ingéniosité, dans le bon fonctionnement de cette cité à laquelle ils sont profondément attachés. Tout cela nous donne une succession de scènes désopilantes, parfois bien corsées, qui font de Shit ! un roman noir savoureux au caractère bien affirmé.

     

    Jacky Schwartzmann : Shit ! Editions du Seuil/Cadre Noir 2023.

    A lire en écoutant : That's My People de Suprême NTM. Album : Suprême NTM 1998.

  • Jean-François Vilar : Nous Cheminons Entourés De Fantômes Aux Fronts Troués. Pour ne pas oublier.

    jean-français vilar, nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, éditions du seuil, éditions pointsQue ce soit dans les médias, sur les réseaux sociaux ou sur les blogs, il n'est plus question que de rentrée littéraire qui débarque de plus en plus tôt sur les étals de nos librairies avec une cohorte d'ouvrages grands formats reléguant les collections de livres de poche dans les rayonnages. Si vous n'êtes pas encore enfiévré par cette quête des nouveautés et si vous fouinez un peu, peut-être aurez-vous la chance de dénicher un roman de Jean-François Vilar. Peu importe le titre, prenez-le. Vous ne le regretterez pas car il s'agit de romans noirs d'une grande envergure tant au niveau de l'écriture qu'au niveau de l'intrigue où l'on perçoit l'engagement politique de l'auteur comme militant trotskiste. Durant les vingt-et-une dernières années de sa vie, Jean-François Vilar n'a publié que deux nouvelles et on peut se dire qu'avec un roman comme Nous Cheminons Entourés De Fantômes Aux Fronts Troués, publié aux éditions du Seuil en 1993,il n'avait peut-être plus rien d'autre à ajouter en parvenant au sommet de son art. Evoquant notamment l'écrasement du Printemps de Prague, dont on "célèbre" les 50 ans, Nous Cheminons Entourés De Fantômes Aux Fronts Troués aborde, avec une certaine forme de désenchantement empreint de nostalgie, plusieurs époques révolues comme la lutte des proches de Trotski qui doivent survivre à Paris en 1938 ainsi que l'effondrement du mur de Berlin en 1989 et cette fameuse révolution de Velours qui précipita la chute du Parti communiste tchécoslovaque.

     

    En 1989, après trois ans de captivité, le photographe Victor Blainville débarque à Paris avec son compagnon d'infortune Alex Katz. On parlerait bien de cette libération des deux otages, mais l'actualité se trouve soudainement chamboulée avec l'annonce de la chute du mur de Berlin. Déboussolé, Victor peine à retrouver ses repères, ceci d'autant plus que son appartement a été complètement vidé. Tant bien que mal, la vie reprend son cours lorsque survient la mort d'Alex. Un malheureux accident ? Une exécution ? Qui peut le dire ? Victor trouvera peut-être la réponse dans le mystérieux journal du père d'Alex qu'on lui a confié. Rédigé en 1938, il découvre les événements d'une autre époque qui semblent faire écho à cette période chamboulée. Et si l'histoire n'était qu'un éternel recommencement ? Un adage funeste où les fantômes se rappellent aux bons souvenirs de ceux qui survivent.

     

    Il s’agit bien d’une balade à la fois funèbre et poétique dans ces rues de Paris qui deviennent des lieux ou plutôt des liens de transition pour passer d’une époque à l’autre en déterrant les secrets enfouis dans les méandres de l’histoire. Bâtiments, monuments, tout est prétexte pour suivre les pérégrinations hasardeuses de Victor Blainville ce photographe presque désinvolte dont on ignore les circonstances de sa captivité qui l’a éloigné de Paris durant trois années. Un mystère de plus pour ce guide étrange, presque las de tout, dont le nom rend hommage à Marcel Duchamp qui fait partie de ce courant surréaliste que l’auteur affectionne tant. Il en sera d’ailleurs constamment question tout au long du récit où nous aurons l’occasion de croiser André Breton, Salvatore Dali, Paul Delvaux et bien d’autres notamment au cours de cette première exposition internationale du Surréalisme se déroulant en 1938. Une année charnière de l’intrigue puisqu’il s’agit également de la période où Lev Sedov, le fils de Trotsky, meurt dans d’étranges circonstances qui seront évoquées sous la forme d’un mystérieux journal qui ne recèle que la « vérité » de son auteur mais qui va offrir à Victor une espèce d'échappatoire salutaire. Engagements et trahisons, Jean-François Vilar met en scène avec une belle intensité tous les aléas d’une lutte dévoyée qui n’a plus rien de révolutionnaire mais dont l’inspiration reste éternel. Texte érudit mais complètement accessible, c’est par le prisme de cette littérature noire que l’auteur parvient à secouer l’histoire dans le choc des circonstances et des rencontres improbables. De l’audace des surréalistes aux conflits larvés entre staliniens et trotskistes, des étreintes dans un hôtel que fréquentait Burrough et Kerouac à l’effervescence de cette Révolution de Velours, Jean-François Vilar romance l’histoire avec le talent de celui qui en maîtrise toutes les arcanes dans un entrelacs d’époques qu’il nous projette au travers d’intrigues qui ne doivent pas forcément apporter toutes les réponses. Dans ce labyrinthe de rues et de passages obscurs, le lecteur s’égare ainsi dans l’incertitude de personnages refusant de livrer tous leurs secrets et va cheminer, parfois en vacillant, entourés de fantômes et de regrets mais avec la conviction d’avoir découvert un grand roman noir que l’on ne pourra pas oublier.

     

    Jean-François Vilar : Nous Cheminons Entourés De Fantômes Aux Fronts Troués. Editions du Seuil 1993. Edition Points 2014.

    A lire en écoutant : Body And Soul de John Coltrane. Album : Coltrane’s Sound. 1964 Atlantic Records.

  • CYRIL HERRY : SCALP. TU SERAS UN HOMME, MON FILS.

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    Pour les personnes qui prennent le temps de suivre ce blog, ce dont je les remercie au passage, vous aurez remarqué qu’il y a quelques personnalités du monde de l’édition qui reviennent régulièrement sur les devants de la scène à l’instar de Cyril Herry qui créa la maison d’éditions Ecorce, puis fut directeur de la collection Territori à la Manufacture des Livres, en relayant ainsi quelques textes magnifiques comme ceux d’Antonin Varenne, de Patrick K Dewdney ou de Séverine Chevalier pour ne citer que quelques uns de ces auteurs qui ont inititié un courant au sein de la littérature noire francophone en délaissant les paysages urbains pour s’implanter sur d’autres territoires plus reculés. Avec une exigence du texte et un sens de l’intrigue, Cyril Herry a sans nul doute distillé, au travers du récit des autres, quelques éléments de son univers que ce photographe émérite nous livre également au gré des clichés qu’il publie sur les réseaux sociaux. Cabanes et bivouacs élaborés, paysages forestiers, carcasses de voitures échouées on ne sait trop comment dans la nature, après l’édition et la photographie, c’est désormais par le prisme de sa propre écriture que Cyril Herry nous invite à retrouver cet environnement insolite, qu’il parcourt quotidiennement, avec un roman intitulé Scalp, narrant le parcours initiatique d’un jeune garçon en quête de son père.

     

    Depuis un satellite, l’Etang des Froids à Layenne n’est qu’une infime pièce cadastrale d’un immense puzzle terrestre. Pour Teresa, il s'agit de l’endroit où Alex s’est retiré du monde afin de vivre en pleine forêt en installant une yourte au bord de l’étang. Pour Hans, leur fils de neuf ans, c’est un lieu étrange et mystérieux où vit ce père qu’il n’a jamais connu. Ces retrouvailles sont l’occasion pour la mère et le fils de laisser derrière eux cette communauté disloquée où les pères de substitution ont joué leur rôle un temps seulement et où la mort et la trahison ont eu raison du fragile équilibre qui y régnait. Mais une fois arrivé au campement, nulle trace d’Alex. Teresa veut repartir mais Hans est bien décidé à rencontrer son père en dépit des ombres qui se dissimulent derrière les frondaisons et des coups de fusil qui résonnent dans les alentours. Parce que pour les autochtones, l’Etang des Froids, est un lieu où les étrangers quels qu’ils soient, n’ont pas leur place, particulièrement lorsqu’il s’agit d’originaux comme Alex.

     

    Scalp s’inspire d’une chronique judiciaire opposant les habitants d’un hameau composé de yourtes, au maire d’une commune de Haute Vienne mettant ainsi en exergue un mode de vie singulier qui ne souffrirait aucune tolérance de la part des autorités. Il y est donc question de liberté à hauteur d’homme se heurtant à cette vision cadastrale régissant et réglementant chaque parcelle de terrain que l’auteur nous permet d’appréhender, dès le premier chapitre, avec cette image satellite sur laquelle Teresa superpose le plan du cadastre en gomment ainsi toutes notions d’espace et de liberté. Sur la base de cette dichotomie, Cyril Herry nous livre un roman noir emprunt d’une tension permanente qui augmente graduellement au gré d’une intrigue distillant une climat à la fois étrange et inquiétant à l’image de cet enchevêtrement de troncs et d’épaves de voiture, décor hors norme, servant de terrain de jeu mais également de refuge pour un jeune garçon entraîné, bien malgré lui, dans un rude parcours initiatique, ponctué de violences, où la forêt, mais plus particulièrement la fureur des hommes, le transformera à tout jamais sans que l’auteur ne se détermine sur sa destinée qui demeurera à tout jamais incertaine.

     

    Comme un matrice, la forêt que dépeint Cyril Herry, devient un lieu de transition, un terrain d’aventure guère éloigné des romans de Jack London, de Mark Twain ou de James Fénimore Cooper dont les récits doivent probablement imprégner l’esprit d’un jeune garçon tel que Hans qui, par étape, mais également au gré des circonstances et des confrontations parfois violentes avec des enfants de son âge, s’émancipe peu à peu de l’emprise de sa mère qui reste le seul lien qu’il lui reste avec le monde adulte et dont il se distancie comme par défiance. Dans une alternance de points de vue, Cyril Herry décrit ainsi, avec l’efficacité d’un texte précis au travers duquel ressort la force des émotions des protagonistes, toute la complexité des rapports entre une mère et son fils qui se dissolvent peu à peu au profit de cette quête du père inconnu, mais également au gré de cette volonté d’émancipation qui se dégage de cet environnement sauvage faisant, paradoxalement, l’objet d’une convoitise insensée qui contribuera à cette perte  d’innocence d’un enfant égaré, non pas dans cette forêt symbole de liberté, mais au beau milieu de la folie d’autochtones obsédés par la propriété.

     

    Manifeste des rêves perdus d’adultes et d’enfants en quête de liberté, Scalp est un roman noir atypique et envoûtant, aux tonalités parfois poétiques, qui entraînera le lecteur dans l’environnement mystérieux de ces grandes forêts sauvages où l’indépendance des uns s’oppose à la convoitise des autres dans un déluge de violence à la fois brutale et surprenante. Tout simplement superbe.

     

    Cyril Herry : Scalp. Editions du Seuil/Cadre noir 2018.

    A lire en écoutant : North, South, East and West de The Church. Album : Starfish. 1988 Arista Records, Inc.