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France - Page 22

  • PHILIPPE LAFITTE : CELLE QUI S’ENFUYAIT. A BOUT DE SOUFFLE.

    Philippe Lafitte, Celle qui s'enfuyait, éditions grassetC’est toujours agréable de découvrir un auteur par l’entremise d’une nouvelle ou d’un micro roman qui reste un exercice difficile permettant de mesurer la capacité du romancier à concilier l’intrigue et le style dans un format court, présentant également la particularité, dans le cadre de la littérature noire, d’offrir fréquemment une chute singulière afin de surprendre le lecteur. Loin d’être un néophyte dans le genre, j’ai eu l’occasion d’appréhender le travail de Philippe Lafitte avec Eaux Troubles (BSN Press/Collection Uppercut 2017), un bref huis clos troublant et anxiogène se déroulant dans l’atmosphère moite d’une piscine municipale en intégrant quelques éléments de suspense que l’on retrouve d’ailleurs dans son dernier roman Celle Qui S’enfuyait qui présente tous les aspects du thriller psychologique.

     

    Quelle que soit les circonstances Phyllis Marie Mervil n’a jamais cessé de courir que ce soit pour entretenir sa forme ou pour prendre la fuite dès que le danger survient. Après avoir quitté New-York en 1975, cette afro-américaine s’est retirée dans une région reculée du sud-ouest de la France et connaît un certain succès avec les romans policiers qu’elle écrit en empruntant un pseudonyme. La course à pieds et l’écriture pour une vie de recluse qui lui convient parfaitement en cultivant le goût du mystère et du secret auprès des rares personnes composant son entourage. Mais qu’elles sont les événements de son passé qui l’ont poussée à s’enfuir et à se cacher ? L’homme qui rôde autour de la maison de Phyllis en l’observant au travers de la lunette de son fusil détient sûrement la réponse.

     

    Une vengeance, une traque et des secrets enfouis dans le passé, pas de doute, Philippe Lafitte emploie bien quelques codes du thriller pour mieux les détourner. Cela se ressent tout d’abord avec cette écriture soignée et subtile qui permet d’appréhender de manière posée les ressorts qui animent l’intrigue et dont on découvre très rapidement les contours puisque l’auteur n’encombre pas son récit d’artifices narratifs destinés à leurrer le lecteur.  Bien loin des brefs chapitres et des petites phrases courtes, c’est également au niveau du rythme que l’on sera agréablement surpris avec un texte posé et intelligemment construit distillant une belle atmosphère emprunte d’une tension latente afin de mettre en scène une confrontation finale à la fois réussie et surprenante où tout reste ouvert.

     

    Mais au-delà de l’aspect thriller, Celle Qui S’enfuyait nous permet d’appréhender quelques réflexions sur l’errance dans cette fuite qui prend la forme d’une espèce de prison tandis que l’écriture devient l’échappatoire indispensable pour Phyllis Marie Mervil qui tente ainsi de se soustraire à son passé. Un équilibre fragile, ponctué par cette tension permanente d’être découverte, Phyllis s’éloigne ainsi du monde qui l’entoure, même si parfois la tentation est grande de nouer quelques relations plus durables que ce soit avec Paul, son amant ou avec Laurence, l’institutrice du village qui lui propose un emploi d’auxiliaire d’éducation. Mais au gré des retours dans la passé évoquant, sans être lénifiant, tout l’aspect de la lutte armée pour les droits civiques avec des groupuscules révolutionnaires faisant référence notamment au Weather Underground, Philippe Laffite aborde également les thèmes de la résilience et du pardon qui semblent être des notions totalement abstraites aussi bien pour Phyllis que son poursuivant dont la détermination apparaît bien plus fragile qu’il n’y paraît. Lâcheté ou mode de vie désormais incontournable, chacun appréciera le parcours de Phyllis qui nous rappelle ce qu’aurait pu être le destin d’Angela Davis, auquel l’auteur fait d’ailleurs référence, si elle n’avait pas été appréhendée au terme d’une cavale de deux semaines.

     

    Philippe Lafitte dresse avec Celle Qui S’enfuyait, le magnifique portrait nuancé d’une femme afro-américaine soixantenaire, forte dans sa détermination mais également vulnérable dans le contexte de cette fuite permanente dont on suivra la destinée au gré d’un roman habile et plaisant.

     

    Philippe Lafitte : Celle Qui S’enfuyait. Editions Grasset 2018.

    A lire en écoutant : My World de Lee Field. Album : My World. Truth & Soul Records 2009.

     

  • DOMINIQUE MAISONS : TOUT LE MONDE AIME BRUCE WILLIS. AMES BRISEES.

    Service de presse.

    dominique maisons, tout le monde aime bruce willis, éditions La MartinièreA l’heure de la récente inculpation du producteur Harvey Weinstein pour harcèlements, agressions sexuelles et viols, on pouvait s’étonner de l’absence de fictions dénonçant ces comportements troubles et inquiétants se déroulant dans le milieu de l’industrie du cinéma américain. Car même si l’on a pu croiser, à de très nombreuses reprises, ce fameux personnage du «gros» producteur odieux et sans scrupule, rares sont les auteurs qui se sont penchés sur les problèmes de discrimination des genres dans l’univers cinématographique avec toute la cohorte d’abus qui en résulte, notamment vis-à-vis des actrices et des réalisatrices, ceci tous pays confondus. Parce que l’on peut considérer Hollywood comme une espèce de Mecque du cinéma, c’est donc à Los Angeles que nous suivons les tribulations de Rose, une jeune actrice «banckable», que l’on découvre dans Tout Le Monde Aime Bruce Willis, nouveau roman de Dominique Maisons.

     

    Jeune actrice adulée, Rose Century dysfonctionne de plus en plus. A bout de nerf, elle doit contenir l’appétit  financier de son producteur et les tentatives de contraintes sexuelles du réalisateur de la nouvelle série dans laquelle elle s’apprête à tourner. Du côté de la famille cela ne va guère mieux entre un père odieux et méprisant, une mère qui a reporté tous ses rêves de succès sur sa fille et le souvenir d’une sœur adorée qui s’est donnée la mort. La pression du succès, ces flashes et cette foule qui l’assaillent constamment, il ne lui reste plus que l’alcool et la coke pour tenir le coup et ne pas sombrer dans la folie, ceci d’autant plus que l’on ne cesse d’évoquer des lieux où on l’aurait croisée et des rencontres dont elle n’a pas le moindre souvenir.

     

    Trop de clichés tuent le cliché et même si l’on comprend bien que c’est sur une somme de stéréotypes que Dominique Maisons entend déconstruire le mythe hollywoodien on ne peut s’empêcher d’avoir un sentiment de déjà vu que ce soit notamment du point de vue du décorum, à l’image de la photo ornant la couverture du livre, mais également sur le plan de la construction narrative dont on peut déjà définir l’ensemble des contours au terme de la lecture de la première partie du livre. C’est d’autant plus regrettable que le roman recèle quelques scènes intéressantes comme cette mise en abîme de Rose lors de son déplacement à Paris ou les étranges démarches de Caleb, pensionnaire d’une mystérieuse communauté religieuse, retirée dans les confins du désert. Mais bien vite il faut déchanter pour constater que le récit obéit à des archétypes narratifs éprouvés, maintes fois rabâchés comme celui de la victime bafouée et démunie qui va pourtant trouver les ressources nécessaires pour pouvoir reconquérir sa place tout en faisant face aux personnes responsables de ses tourments, ceci sur fond d’une machination alambiquée très peu crédible. Et malgré une écriture alerte, teintée de quelques traits d’humours sardoniques et de quelques clins d’œil facétieux on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine forme d’ennui et de déception à la lecture d’un roman dont on attendait probablement plus de noirceur ou davantage de folie pour s’acheminer vers un récit un peu plus déjanté ou surprenant. Mais arrivé au terme de Tout Le Monde Aime Bruce Willis, il faudra bien admettre que l’ouvrage se révèle extrêmement convenu et somme toute, plutôt frustrant.

     

    Dominique Maisons : Tout Le Monde Aime Bruce Willis. Editions de La Martinière 2018.

    A lire en écoutant : You’re Lost Little Gril de The Doors. Album : Strange Day. Elektra Records 1967.

  • Gilles Sebhan : Cirque Mort. Normes et désordres.

    Capture d’écran 2018-05-31 à 00.05.17.png"Tous les enfants sont des hommes. Peu d'adultes le restent." C’est probablement avec cet aphorisme de Tony Duvert, auquel Gilles Sebhan a consacré deux ouvrages sur le destin de cet auteur sulfureux, que l’on peut résumer l’univers étroitement lié de ces deux écrivains dérangeants évoquant les thèmes de l’enfance au travers de la sexualité et d’une certaine forme de violence à la fois trouble et subversive. Comme un écho à cette sentence et à l’occasion de cette première incursion dans le domaine de la littérature noire, Gilles Sebhan reste donc fidèle à la thématique de l’enfance et du rapport avec l’adulte tout en délaissant les notions de sexualité pour nous livrer, avec Cirque Mort, un roman policier déroutant nous entraînant, par le biais d’une angoissante série de disparitions d’enfants, dans l’univers trouble d’une institution psychiatrique pour jeunes patients psychotiques.

     

    Un mystérieux message anonyme conduit le lieutenant Dapper vers le centre hospitalier où sont internés de jeunes mineurs névrosés. Il s’agit de l’unique indice auquel il peut se raccrocher pour retrouver son fils Théo qui a disparu depuis plusieurs semaines tout comme les deux garçons sur lesquels il enquêtait avant d’être dessaisi de l’affaire. Comme un signe annonciateur, préfigurant cette série de disparitions, peut-il y avoir un lien avec le massacre à coup de hache de tous les animaux d’un cirque installé pour Noël ? Parce qu’il ne peut se résigner, Dapper va tenter de trouver des réponses au sein de cette institution singulière en plaçant tous ses espoirs sur le témoignage d’Ilyas, un adolescent en proie à d’étranges visions qui prétend être l’ami de Théo. Névroses ou hallucinations, Dapper n’a pas le choix et va devoir se départir de toutes ses certitudes pour tenter de retrouver son fils tout en se demandant ce qui a bien pu unir Ilyas et Théo issus de deux mondes tellement différents.

     

    Si la littérature noire a souvent eu pour vocation de dénoncer par le biais du crime ou du fait divers des disfonctionnements au sein de la société, Gilles Sebhan interpelle le lecteur sur un registre quelque peu différent avec un récit dérangeant qui ne cesse de susciter le malaise notamment avec ce monde de l’enfance s’éloignant des archétypes de l’innocence, propre à cette thématique. De cette manière, l’enquête policière prend une toute autre tournure que ce à quoi l’on peut s’attendre avec une intrigue portant sur la disparition d’enfants impliquant un père désemparé à la recherce de son fils kidnappé. Car bien au-delà d’une mise en scène emprunte de suspense et de rebondissements bien maitrisés, il faut voir avec Cirque Mort toute la dimension étrange qui se dégage du rapport entre l’adulte et cet univers de l’enfance disloquée où la raison et la folie se désagrègent sur  une question de point de vue. Car tout l’enjeu réside au cœur de cette institution psychiatrique sur laquelle règne le docteur Tristan qui, tel un savant fou, façonne la personnalité de ses jeunes patients au gré de ses expérimentations issues de quelques théories obscures où la raison et la folie se déclinent en fonction des règles et des normes établies par la société et que l’on pourrait remettre en cause sur fond de grand chambardement. Dans le confinement de cet établissement, le psychiatre endosse ainsi le rôle d’arbitre, pour apparaître rapidement comme un homme dépassé, en quête de l’idéal absolu qui résiderait dans la personnalité trouble de ses petits protégés. Un constat d’autant plus effrayant que loin d’être vulnérable, un enfant perturbé tel qu’Ilyas se révèle être un patient redoutable et bien plus inquiétant qu’il n’y paraît en étant capable de se soustraire à toutes tentatives de manipulations pour parvenir à ses fins. Ainsi, au travers des investigations d’un homme vulnérable comme le lieutenant Dapper, le lecteur perçoit donc le jeu à la fois subtil et pervers des influences qu’exercent les différents protagonistes qu’il croise sur son chemin.

     

    Dans la torpeur hivernale d’une ville de province anonyme et au détour de ces évènements étranges se situant à la lisière du fantastique, Gilles Sebhan distille, au gré d’une écriture à la fois surprenante et saisissante, une atmosphère oppressante pour mettre en exergue les rapports ambigus régissant le monde de l’enfance et l’univers des adultes qui résonnent au cœur de cette intrigue policière atypique faisant ainsi de Cirque Mort un roman singulier et provoquant.

     

    Gilles Sebhan : Cirque Mort. Editions du Rouergue/Noir 2018.

    A lire en écoutant : String Quartet n° 1 de Giörgy Ligeti interprété par le Quatuor Hagen. Album : Giörgy Ligeti : String Quartets Nos 1 & 2 Ramifications. 2003 Deutsche Grammophon GmbH Berlin.

  • MICHAEL MENTION : POWER. BLACK IS BEAUTIFUL.

    michael mention, power, stéphane marsan black panther partyService de presse.

     

    Fasciné par les serial killers, Michaël Mention a débuté sa carrière d’écrivain aux éditions Rivages avec une trilogie consacrée aux tueurs du Yorkshire, rappelant à certains égards, l’œuvre de David Peace. D’ailleurs, tout comme l’auteur britannique, Michaël Mention s’est également lancé dans l’écriture d’un roman baignant dans le milieu du football en évoquant le fameux épisode de la demi-finale de la coupe du monde de 1982 entre la France et la RFA. Mais faisant toujours preuve d’un intérêt pour les tueurs emblématiques Michaël Mention publiait également un essai, Le Fils de Sam, faisant référence au surnom de David Berkowitz, terrible tueur en série ayant sévi à New York dans les années 70. Ce n’est pas tant le fait d’avoir intégré, avec cet ouvrage, une maison d’édition dont les abonnés twitter feraient pâlir d’envie les groupes identitaires les plus extrêmes et dont la page d’un réseau social regorge de considérations et de commentaires abjects, qui déconcerte car chacun est libre de publier là où il le souhaite. Finalement le plus intriguant c’est que l’auteur revienne sur le devant de la scène avec un roman tel que Power dont le sujet tourne autour du mouvement du Black Panther Party et dont le thème de lutte contre la discrimination ne correspondait sans doute pas à la ligne éditoriale du label que j’évoquais puisqu’il est publié chez Stéphane Marsan (cofondateur des éditions Bragelonne) qui vient de lancer une nouvelle collection.

     

    21 février 1965, des coups de feu résonnent dans l’Audubon Ballroom à New-York, et Malcom X  s’effondre sur scène. Avec cet assassinat, une page se tourne pour laisser place à celles que veulent écrire Bobby Seale et Huey Newton en fondant le Black Panthers Party afin de défier, armes à la main, les autorités tout en instaurant des programmes pour venir en aide auprès d’une communauté noire complètement stigmatisée. Ce sont des milliers de membre qui s’engagent dans le mouvement au grand dam du gouvernement, enlisé dans une guerre du Vietnam qui s’éternise. Témoins de cette époque trouble où tous les coups sont permis, il y a Charlène une jeune militante dévouée à la cause et Tyrone infiltré par le FBI bien décidé à saborder le mouvement de l’intérieur. Et puis il y a Neilcet officier de police blanc baignant dans ce racisme ambiant des sixties propre à une Amérique qui plonge dans le chaos des émeutes et des règlements de compte.

     

    Davantage que la cause qu’il voudrait défendre ou mettre en lumière, on sent avec Power une véritable opportunité pour l’auteur d’aborder, par l’entremise de l’histoire méconnue du Black Panthers Party, toute la violence qui émanerait de cette période trouble sans trop vouloir s’attarder sur le volet social ou le contexte de l’époque qui ne seront évoqués que de manière bien trop superficielle. Le poids des mots, le choc des scènes violentes, à l’image de la bande son tonitruante qu’il distille tout au long du récit, Michael Mention nous entraîne dans une spirale d’événements historiques qu’il enchaîne dans ce succédané de l’œuvre d’Ellroy, notamment American Underworld, qui n’en possède toutefois pas l’envergure. Car bien que très documenté, Michaël Mention, tout à son désir de donner du rythme au récit, se perd dans une intrigue où les raccourcis hasardeux brouillent l’ensemble d’une trame historique qui devient quasiment illisible.

     

    Conversations troubles avec John Edgard Hoover, opération COINTELPRO, projets de déstabilisation, agent du FBI sans scrupule, c’est bien l’ombre du Dog qui plane sur cette première partie du roman où l’on assiste à naissance de Black Panther Party dans une mise en scène un peu laborieuse donnant l’impression de lire les extraits de fiches Wikipedia rehaussées de quelques effets de style dont ces fameuses transitions musicales qui pourraient se révéler pertinentes si l’auteur n’avait pas la fâcheuse tendance à abuser du procédé ad nauseam.

     

    En abordant la seconde partie du roman, on découvrira les personnages fictifs de Charlène, la jeune militante noire et de Tyrone, le repris de justice infiltré dans le mouvement, qui endossent tous les stéréotypes auxquels on peut s’attendre, comme la désillusion et la déchéance pour l’une ou le remord et la folie pour l’autre mais qui s’inscrivent dans la logique de l’intrigue tournant principalement autour de la prise d’assaut par le FBI, de l’appartement de Fred Hampton qui trouva la mort dans la fusillade et qui constitue un élément clé de l’histoire du Black Panther Party. On restera plus dubitatif avec le personnage grotesque de Neil, ce flic blanc modéré, basculant soudainement dans la folie meurtrière et qui semble n’être présent que pour convoquer ces meurtriers emblématiques de l’époque qui fascinent tant l’auteur mais qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire du Black Panther Party. Passe encore pour Charles Manson qui vouait une haine viscérale pour le mouvement mais que vient donc faire le tueur du Zodiaque dans une intrigue consacrée à la lutte contre les discriminations raciales ?

     

    Tiraillé entre le sujet qu’il aborde, en contant l’histoire du mouvement révolutionnaire afro-américain, et cette propension à vouloir insérer tous les événements qui ont marqué la fin de cette période des sixties, Michaël Mention s’égare dans un récit touffu et sanguinolent, emprunt d’une certaine forme d’hystérie, pour nous livrer, au final, un roman sensationnaliste, clinquant et totalement superficiel.

     

    Michaël Mention : Power. Stéphane Marsan 2018.

    A lire en écoutant : Fables of Faubus de Charles Mingus. Album : Mingus Ah Um. Originally Released 1959, Sony Music Entertainment Inc 1993.

  • Séverine Chevalier : Les Mauvaises. Tout disparaît.

    séverine chevalier, les mauvaises, la manufacture de livres, territoriAvec le départ de son directeur Cyril Herry, on ne sait pas trop ce qu’il adviendra de la collection Territori de la Manufacture de Livres qui rassemblait des auteurs s’aventurant sur des territoires que l’on avait peu l’habitude d’appréhender dans le domaine de la littérature noire francophone. Une cohésion dans le choix des textes extrêmement travaillés, agrémentés d’une ligne graphique originale prolongeant l’atmosphère des récits, il émane de la collection Territori un sentiment de perfection et d’originalité que l’on retrouve notamment dans l’ensemble de l’œuvre exceptionnelle de Séverine Chevalier et dont le dernier roman, Les Mauvaises peut être considéré comme une espèce de finalité en forme d’apothéose concluant le magnifique travail d’éditeur de Cyril Herry.

     

    Dans cette région perdue du centre de la France on a retrouvé la jeune adolescente Roberto pendue à l’arche d’un viaduc. Un suicide sans nul doute. Puis son corps disparaît du centre funéraire où il était exposé. Et aucune battue n’a permis de retrouver le cadavre. On s’est donc contenté d’enterrer un mannequin placé dans le cercueil, pour compenser le vide, l’absence. Fille facile, Roberto faisait partie avec Ouafa, la jeune citadine disgracieuse et Oé l’enfant lunaire, de ces mauvaises graines qui arpentent la forêt et la voie de chemin de fer désaffectée tout en disposant des pièges dérisoires pour empêcher l’extension de cette usine qui ronge peu à peu la nature. Non-dits et silences coupables, lachetés et mesquineries quotidiennes, c’est dans la dissolution des cœurs que se bâtissent les drames immuables.

     

    Difficile de qualifier un roman tel que Les Mauvaises sans dévoiler des pans d’une intrigue dont la noirceur s’inscrit dans le quotidien des protagonistes composant la communauté d’une petite ville du centre de la France. Il y est surtout question de ces personnages qui sortent de la norme, tels que Roberto, Ouafa et Oé et dont l’univers décalé se désintègre peu à peu sous le poids des principes édictés par le monde de l’adulte ne pouvant supporter cette espèce de spontanéité infantile qui les renvoie à leurs propres lâchetés, leurs misérables secrets et surtout vers leurs petites angoisses qu’ils ne maîtrisent que très difficilement sous le vernis de l’apparence qui se désagrège parfois pour révéler des drames enfouis, des regrets et des remords trop tardifs. La spontanéité des uns s’opposant à l’hypocrisie des autres débouche sur la mort de Roberto et sur l’effroyable déséquilibre qui en résulte, comme une force tellurique que l’on ne pourrait maîtriser. Ainsi, du fond d’un lac asséché, au creux d’une forêt disloquée ou du haut d’un volcan faussement endormi, l’intrigue se déroule sous le regard impavide d’une nature dont la longue et immuable temporalité puissante se conjugue à la dérisoire période d’une vie humaine qui éclate soudainement dans un soubresaut d’espoir comme l’éruption d’un magma longuement murit. Mais au-delà des promesses non-tenues que l’on honorerait que trop tardivement, on distingue cette notion de désespoir qui hante l’ensemble des personnages définitivement broyés par le temps qui passe et dont on ne saurait percevoir la moindre possibilité de rédemption. C’est dans l’ensemble de ces petites mesquineries, de ces menues trahisons, de ces lâchetés et autres abandons que Séverine Chevalier puise toutes les nuances d’une noirceur émergeant du quotidien de ces hommes et de ces femmes qu’elle dépeint avec une inflexible acuité où affleure, au détour de chacune des pages du roman, la force d’une émotion palpable qui ne manquera pas de bouleverser le lecteur.

     

    Comme pour Recluses et surtout Clouer l’Ouest on reste subjugué par la précision, la justesse du mot qui agrémente chacune des phrases savamment contruites avec cette sensation d’équilibre qui émane d’un texte chargé d’une atmosphère envoûtante presque onirique. Comme une gravure finement ciselée, la prose de Séverine Chevalier devient presque palpable voire même organique en touchant des sens tels que la vue et l’ouïe à l’exemple de ces formes de calligramme incarnant les derniers battements du cœur de Roberto ou cette transition temporelle nous permettant de passer du XX au XXIème siècle. Avec un belle palette d’émotions et un assemblage savant d’intrigues secondaires révélant les failles et les faiblesses de ses personnages, Séverine Chevalier met en lumière la chronique poignante du devenir de ces trois mauvaises graines qui ne manqueront pas de vous faire frissonner, ceci même une fois l’ouvrage refermé, car Les Mauvaises fait partie de ces romans exceptionnels que l’on ne saurait oublier. Une certaine idée du chef-d’œuvre.

     

    Séverine Chevalier : Les Mauvaises. La Manufacture de Livres/collection Territori 2018.

    A lire en écoutant : Je Suis Un Soir d’Eté de Brel. Album : J’Arrive. Barclay 1968.