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  • JOE R. LANSDALE : UN FROID D’ENFER. LE SANG DES BAYOUS.

    joe r. lansdale,le sang des bayous,un froid d'enfer,folio policierMême si les tables des librairies sont encore surchargées de nouveautés en format poche, rien de tel que la pause estivale pour s'aventurer du côté des rayonnages afin de dégotter quelques merveilles de la littérature noire qui se morfondent dans l'attente d'un éventuel lecteur. On peut y faire quelques trouvailles comme ce recueil, Le Sang Des Bayous réunissant trois des plus grands romans de Joe R. Lansdale se déroulant dans le sud-est du Texas, plus précisément du côté de la Sabine, un fleuve qui dessine la frontière entre l'Etat de l'étoile solitaire et la Louisiane. Davantage reconnu pour sa série policière détonante, aux connotations humoristiques, mettant en scène les détectives Hap Collins et Leonard Pine présentant des profils plutôt atypiques puisque l'un est un  ancien activiste hippie un peu feignant tandis que le second est un vétéran du Vietnam d'origine afro-américaine assumant pleinement son homosexualité, Joe R. Lansdale a marqué les lecteurs avec des romans beaucoup plus sombres comme Un Froid D'Enfer (Murder Inc. 2001), Les Marécages (Murder Inc. 2002) et Sur La Ligne Noire (Murder Inc. 2006) qui composent ce recueil. Une belle occasion d'évoquer ces impressionnants romans de la littérature noire en débutant avec Un Froid D'enfer dont l'intrigue prend pour cadre l'univers des freaks.

     

    Incapable d'imiter sa signature pour encaisser les chèques de l'aide sociale, Bill laisse pourrir le cadavre de sa mère dans sa chambre. En attendant de trouver une solution, il voit une opportunité de se faire un peu d'argent en braquant la cabane de pétards qui se trouve en face de chez lui et qui doit être pleine d'oseille à l'approche de la fête du 4 juillet. Mais le braquage tourne mal et le voilà contraint de prendre la fuite en s'engouffrant dans une région marécageuse, infestée de moustique et de mocassins. Défiguré par les piqûres d'insecte, Bill est recueilli par Frost et sa clique de freaks qui le prennent pour l'un des leurs. Intégrant ainsi cette caravane de l'étrange se déplaçant au rythme des représentations se déroulant dans quelques bleds paumés du sud est du Texas, Bill développe quelques amitiés avec les membres difformes de cette communauté. Au contact de ces monstres de foire et à mesure que son visage reprend une apparence normale, Bill s'assagit tout en regrettant les actes du passé. Mais les bas instincts reprennent le dessus avec l'apparition de Gidget, la splendide compagne de Frost, qui fait chavirer les cœurs et embrouille les esprits. Les monstres ne sont pas ceux que l'on croit.

     

    Peut-être le plus méconnu des trois ouvrages du recueil, Un Froid D’Enfer prend la forme d’un roman noir en suivant la trajectoire de Bill Roberts, un looser patenté cumulant les plans foireux et les coups du sort tragiques ponctués d’une certaine malchance qui ne fait qu’aggraver la situation précaire de cet individu plutôt malsain. Avec une plume trempée dans le vitriol, Joe R. Lansdale nous présente donc les errements de ce personnage dénué de tout scrupule qui dissimule la mort de sa mère afin de pouvoir soutirer quelques chèques en imitant sa signature, chose qu’il est finalement incapable d’effectuer. D’un braquage vraiment foireux, digne des Pieds nickelés, suivi d’une traque dantesque dans les marécages, on découvre un homme qui s’assagit au contact d’une cohorte d’êtres difformes qui se révèlent bien plus humains qu’il n’y paraît. C’est ainsi que Joe R. Lansdale aborde toute la thématique de l’exclusion et de la différence au gré d’une galerie de personnages attachants dont les portraits révèlent des personnalités surprenantes à l’exemple de Frost ou de l’homme-chien avec qui Bill va développer de solides liens d’amitié. Sur un schéma plutôt surrané l’auteur développe donc ce fameux concept du mal s’incarnant dans la beauté tandis que le bien se révèle dans la laideur sur fond d’une liaison triangulaire qui devient le point de bascule de l’intrigue en nous dévoilant les contours aussi affriolants qu’inquiétants de la sublime Gidget. On appréciera toute l’ambivalence du personnage projetant toute sa cruauté et son absence de considération qui rejaillit sur Bill dont l’ersatz naissant d’humanité s'estompe tandis que la relation avec cette femme fatale s’intensifie. 

     

    En conteur hors-pair, Joe R. Lansdale restitue cette moiteur typique du sud des Etat-Unis au rythme d’une intrigue soutenue glissant peu à peu vers une ambiance étrange et quelque fois pesante, émanant de cette communauté de freaks, et plus particulièrement de ce mystérieux Homme des Glaces gisant dans un congélateur, qui arpentent cette région désolée du sud-est du Texas. Mais la vigueur du texte provient essentiellement des échanges parfois déjantés entre les divers protagonistes et des situations ahurissantes qui ponctuent le récit à l’instar de cette tornade qui disloque la caravane de camping car et de remorques composant cette troupe de freaks.

     

    Résolument amoral, prélude d’autres récits encore plus sombres, Un Froid D’Enfer est un terrible roman noir dont l’âpreté nous permet d’appréhender les vicissitudes d’une région tourmentée par la précarité et le terrible passé d’une ségrégation violente dont on n’a pas fini de solder les comptes et que Joe R. Lansdale se plaît à mettre en pleine lumière avec un indéniable talent.

     

    Joe R. Lansdale : Un Froid D’Enfer (Freezer Burn). Le Sang Du Bayou (recueil) Folio Policier 2015. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Blanc.

    A lire en écoutant : Shout ! The Isley Brothers. Album : Shout !. 1959 RCA Victor.

  • JEROME LEROY : LE BLOC. LA BETE NE MEURT JAMAIS.

    Capture d’écran 2017-08-20 à 23.57.49.pngPeut-être bien plus qu’en 2011, date de sa parution, Le Bloc de Jérôme Leroy résonne dans une actualité où les blocs justement se polarisent de plus en plus que ce soit lors des dernières élections présidentielles en France ou plus récemment lors de la tragédie qui s’est déroulée aux USA à Charlottesville en Virginie, en marge des affrontements entre membres du suprématisme blanc et militants antiracistes. Portrait d’un mouvement politique d’extrême droite, Le Bloc a également inspiré le réalisateur Lucas Belvaux pour son film Chez Nous qui vient de sortir dans les salles et dont le scénario, très éloigné du roman original, a été coécrit en collaboration avec l’auteur du récit.

     

    Une nuit. Les émeutes font rage en France et les victimes s’additionnent sur le compteur qu’égrènent la plupart des chaînes de télévision. Mais cette nuit il est surtout question des négociations qui se jouent entre le pouvoir en place et Agnès Dorgelles, la présidente du groupe d’extrême droite le Bloc Patriotique. Sur la balance, il y a l’exécution de Stanko, militant de la première heure, qui se joue. Sur la balance, il y a le destin d’Antoine Maynard qui intégrera peut-être la prochaine formation gouvernementale. Stanko sacrifié, Antoine sanctifié, il est temps pour ces deux complices de se remémorer toutes ces années de fureurs, de manipulations et de secrets inavouables qui les ont conduit à cet aboutissement de 25 ans de militantisme au sein de la plus trouble des formations politiques. Une nuit seulement pour se souvenir et mourir peut-être.

     

    S’ils ne sont pas traités sous la forme d’un pamphlet ou d’un brûlot, les sujets abordant le thème de l’extrême droite font régulièrement l’objet de critiques virulentes avec des détracteurs toujours prompts à évoquer une espèce de complicité ou de fascination de l’auteur pour les membres de ces groupuscules radicaux qu’ils décrivent. Pourtant que ce soit avec Fasciste de Thierry Marignac, ou Le Bloc, transposition fictive d’un parti politique français, aux thèses extrémistes, tristement célèbre, il devient impérieux de découvrir qui se cache derrière l’anonymat des chiffres que l’on nous assène lors des diverses périodes électorales. Sous la forme d’un roman noir qui s’articule sur la rétrospective de deux personnages passant en revue le fil de leurs engagements politiques, Jérôme Leroy dresse les portraits inquiétants des différentes mouvances qui composent la diaspora du Bloc Patriotique où l’on observe une véritable mutation qui s’illustre sous un vernis technocratique permettant de véhiculer d’une manière plus décomplexée les idéologies les plus abjectes. Au gré des évocations, l’une des grilles de lecture de l’ouvrage consistera donc à déterminer quels sont les personnages, les villes et autres affaires politiques faisant référence au Front National que Jérôme Leroy développe sous l’angle d’une fiction habile où l’évolution des mouvances de l’extrême droite est intégrée dans son contexte historique mais également par l’entremise des idéologies véhiculées par une cohorte d’écrivains comme Drieu, Brasillach ou Chardonne que l’on découvre au travers d’un catalogue littéraire richement étoffé qui jalonne l’ensemble du récit.

     

    La construction narrative s’effectue sur un mode binaire où l’auteur développe une alternance des points de vue d’Antoine Maynard et de Stanko qui s’égrène au rythme des chapitres composant le roman. On suit ainsi les parcours respectifs de ces deux personnages sulfureux qui, au terme d’une nuit décisive, vont voir leur destin basculer. Maynard c’est le militant intellectuel qui a embrassé la cause fasciste davantage par provocation que par conviction. Petit fils d’un résistant communiste, grand amateur de littérature et d’une certaine forme de violence que lui offre cette idéologie il gravit les échelons et devient l’un des pontes du parti en épousant Agnès Dorgelles présidente du Bloc Patriotique qui succède à son père. Rédigé en employant la deuxième personne, les chapitres concernant Maynard distillent un certain malaise avec cette sensation de complicité qui se développe au fil du récit, ceci d’autant plus que le personnage présente de nombreuses caractéristiques propres à l’auteur. Mais au-delà du détachement romantique ou d’une certaine forme dandysme exacerbé, voire même de nihilisme, Maynard est bien le misérable salaud qui n’hésite pas à sacrifier son meilleur ami sur l’autel de la respectabilité dont son parti a toujours été en quête. Rongé par la haine et révolté par l’injustice sociale dont ses proches ont toujours été victime, Stanko est le nervi intègre du mouvement politique qui a mis en place le service de sécurité Alpha, une espèce de garde prétorienne composée de tueurs froids et déterminés qui se sont désormais retournés contre lui. Parce qu’il est trop compromis, parce qu’il en sait trop, parce qu’il ne correspond plus à la ligne du parti, Stanko est le fils prodigue qu’Agnès Dorgelles et Antoine Maynard doivent sacrifier pour parvenir dans les coulisses du pouvoir en place. On assiste donc à cette traque violente, parfois sanglante tout en découvrant les arcanes d’un mouvement politique en pleine mutation afin de cultiver sa longue quête du rejet et de la haine de l’autre.

     

    Roman noir incisif et perturbant, Le Bloc est résolument ancré sur un registre humain en distillant ainsi son lot de malaises et d’émotions afin de mieux appréhender et mesurer la colère de ces hommes et de ces femmes qui ne se reconnaissent plus dans les formations politiques traditionnelles qui n’ont fait que les décevoir. La logique du repli sur soi et de l’exclusion peut se mettre en place.

     

    Jérôme Leroy : Le Bloch. Folio policier 2011.

    A lire en écoutant : On Est Chez Nous de Zebda. Album : Essence Ordinaire. Barclay 1998.

  • Thierry Jonquet : Moloch. L’ogre est toujours affamé.

    thierry jonquet, moloch, folio policierDurant la pause littéraire, de bien trop courte durée, que procure la période estivale, c’est l’occasion de découvrir ou redécouvrir quelques romans en piochant sur les étalages des librairies qui croulent sous les assortiments d’ouvrages en format poche. Dans le domaine du roman noir et du polar, c’est également une opportunité pour remettre au goût du jour quelques auteurs ayant disparu précocement et dont l’œuvre a sombré bien trop rapidement dans l’oubli à l’instar de Jean-Claude Izzo ou de Thierry Jonquet qui ont marqué l’univers du polar durant toute la décennie précédent les années 2000. Avec Moloch, de Thierry Jonquet on aborde sous l’angle du fait divers sordide, une enquête mettant en scène l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui a inspiré les personnages de la série Boulevard du Palais.

     

    On découvre quatre petits cadavres partiellement carbonisés dans une maison abandonnée du côté de la porte de la Chapelle et c’est l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui est chargée de l’enquête sous la direction de la juge d’instruction Nadia Lintz.



    A l’hôpital Armand-Trousseau, la surveillante en chef Françoise Delcourt réclame depuis plusieurs jours le carnet de santé de la petite Valérie atteinte d’un cancer du pancréas. Heureusement, la fillette peut compter sur le soutien de ses adorables parents avec une mère exemplaire de courage qui suscite l’admiration. Mais la lecture du document recèle quelques surprises.
    Le psychiatre Vilsner reçoit depuis plusieurs mois la visite d’un étrange patient. Atteint d’une infection au niveau des yeux qui le rendra très prochainement aveugle, le peintre Haperman a annoncé qu’il mettrait fin à ses jours au terme de sa thérapie.

    Victimes, proies faciles, trois affaires convergentes où il est question de souffrance et d’innocence bafouée car sur l’autel du sacrifice, Moloch, divinité cruelle, réclame toujours sa part d’enfants à immoler.

     

    Issu du courant néo polar, comme bon nombre d’auteurs français, Thierry Jonquet a rédigé ses textes avec la volonté de dénoncer les carences sociales par l’entremise du roman noir qu’il a découvert notamment avec l’œuvre de Jean-Patrick Manchette. Engagé politiquement, mais également professionnellement que ce soit comme ergothérapeute en gériatrie ou professeur dans la zone périphérique du nord de Paris, l’auteur a donc puisé dans la somme de ses expériences pour enrichir des récits d’une terrible noirceur qui s’enracinent toujours dans un réalisme déconcertant. Ainsi Moloch ne déroge absolument pas à cette règle de naturalisme que ce soit lors des investigations policières et judiciaires, mais également durant toutes les phases se déroulant dans le milieu médical. L’abandon, le dénuement, mais également dans le deuil que l’on doit surmonter ou l’attachement tout en ambiguïté, Thierry Jonquet aborde la thématique de l’enfance malmenée et bousculée dans le contexte de trois intrigues très adroitement menées qui vont trouver leurs conclusions dans une finalité qui devient l’enjeu du roman. En effet, même si l’on perçoit très rapidement quelques ressorts des différentes péripéties qui alimentent le récit, le lecteur est plongé dans une perpétuelle perplexité quant à la découverte des éléments qui vont permettre de les mettre en lien dans la perspective d’un final troublant et forcément désespérant.

     

    Un texte précis équilibré, dépourvu d’effets de style ostentatoire où chaque mot semble avoir été pesé, permet d’appréhender avec une facilité déconcertante la multitude de personnages qui entrent en scène dans un roman somme toute assez court. Qu’ils soient principaux ou secondaires, l’ensemble des protagonistes est doté d’une épaisseur qui leurs donne un certain relief tout en nous permettant d’appréhender leurs divers états d’âme en rapport avec des faits douloureux qui ne sont pas forcément en lien avec l’intrigue. Dans une construction aussi subtile qu’implacable, Thierry Jonquet chronique un ensemble de faits divers à la fois cruels et abjects, sans pour autant sombrer dans une forme de voyeurisme pervers ou morbide. Car au-delà de l’ignominie des actes, l’auteur parvient toujours à insuffler cette petite part d’humanité que l’on peut même déceler dans le cœur des individus les plus monstrueux. Cela transparaît notamment avec Charlie, ce SDF paumé, ancien soldat affecté dans une unité du génie, victime d’un traumatisme après avoir été engagé au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise ou avec Marianne, cette mère courage qui noie son enfant malade sous un déluge d’affection équivoque. Cette humanité elle transparaît également au travers des personnages tels que l’inspecteur divisionnaire Rovère qui doit surmonter le deuil de son enfant et la juge d’instruction Nadia Lintz qui doit accompagner sa meilleure amie pour une interruption volontaire de grossesse. Tout un ensemble de protagonistes confrontés à cet univers lourd de la maltraitance d’enfants et qui apparaissaient déjà dans un roman intitulé Les Orpailleurs (Folio Policier 1993) évoquant les premières investigations mettant en scène les membres de cette équipe d’enquêteurs.

     

    Moloch donne également l’occasion de découvrir Paris sous un aspect aussi attrayant qu’original, puisque l’auteur nous entraîne avec force de précisions dans le périmètre des entrepôts qui bordent le canal de l’Ourcq, les Puces de Saint-Ouen, les chantiers et autres terrains vagues qui jouxtent le périphérique du côté de la porte de la Chapelle. Un portrait sans fard, mais également sans misérabilisme où enquêteurs, délinquants, travailleurs, résidents et touristes se côtoient dans les méandres d’une ville que Thierry Jonquet dépeint avec beaucoup de justesse sans rien concéder au cliché de carte postal ou au sensationnalisme de bas étage tout en distillant une atmosphère à la fois trouble et pesante pour un roman policier original, tout en rigueur.

     

    Thierry Jonquet : Moloch. Folio Policier 1998.

    A lire en écoutant : Rive Gauche d’Alain Souchon. Album : Au Ras des Pâquerettes. Parlophone Music 1999.

      

  • KENT ANDERSON : CHIENS DE LA NUIT. DEPOSER L’UNIFORME.

    Capture d’écran 2014-07-07 à 03.27.37.pngL’uniforme que nous portons, l’arme et la plaque que nous détenons ne sont qu’un prêt qu’il nous faudra restituer à la fin de notre carrière. Ils ne sont que les symboles du pouvoir qui nous est confié un temps durant et n’en déplaise à certain, ce n’est d’ailleurs pas l’uniforme, ni la plaque et encore moins l’arme qui constituent le policier. Ils sont incarnés par les principes et les valeurs de l’homme ou de la femme qui les détient. Pour preuve, une fois rendus, ces attributs ne seront plus que des coquilles vides puisque nous garderons en nous les instants douloureux qui ont jalonnés notre carrière. Et pourtant, bien plus que l’habit, ce sont ces réminiscences parfois intolérables que nous voudrions restituer.

     

    Ces tragédies dont nous sommes les témoins directs sont bien trop souvent passées sous silence. Le policier est de nature discrète. C’est un taiseux qui encaisse du mieux qu’il le peut. Ce silence, cette discrétion sont peut-être les éléments, parmi d’autres, constituant le brouillard de mystification qui enveloppe la profession et en regard de l’actualité genevoise, ce n’est pas ce que je lis sur les blogs ou sur les réseaux sociaux qui me donnera tort. Détracteurs et supporters s’écharpent sur le sujet et bien souvent le débat vire à la farce dans un échange de propos peu amènes qui desservent encore d’avantage la profession. 

     

    Pour s’extirper de ces discussions stériles où les provocations des uns amènent les répliques outrageantes des autres il faudra peut-être se tourner vers les récits ou les romans de ces policiers qui rompent parfois le silence pour nous livrer le témoignage de leurs expériences. Le plus remarquable d’entre eux s’intitule Chiens de la Nuit, de Kent Anderson qui fut membre des forces de police de Portland durant sept ans.

     

    Portland 1975, Hanson, de retour du Viet-Nam, a intégré les force de police et parcourt les rues du North Precinct, l’un des secteurs le plus déshérité de la ville avec son camarade Dana, un vieux flic chevronné. Nuit et jour, ils patrouillent au cœur de ces artères misérables en effectuant les réquisitions diffusées par le dispatcher et en essayant de composer avec une population démunie et bien souvent hostile. Un quotidien de défiance, de danger et de peur sur fond de drogue et de violence. Tant bien que mal, Hanson parvient à supporter le lourd passé qu’il traîne depuis la guerre. Mais le retour d’un ancien compagnon d’arme risque fort de l’entraîner bien au delà du fil du rasoir sur lequel il se tient.

     

    Outre les chiens errants qui parcourent les rues du ghetto, Chiens de la Nuit, désigne également ces policiers qui, à l’instar de ces animaux devenus sauvages, paraissent livrés à eux-mêmes dans un univers cruel et violent. Bien plus que le contexte social dans lequel les policiers opèrent, ce sont les réquisitions auxquelles ils doivent faire face qui en font un roman universel. Que l’on soit policier à Portland, à Genève ou ailleurs, on retrouve ces mêmes levées de corps, ces mêmes accidents de la route, ces mêmes conflits familiaux, ces mêmes cambriolages et surtout cette même déshérence sociale qui affecte les populations les plus précarisées. Ce n’est d’ailleurs pas autour des fusillades mais au cours d’interventions banales que s’inscrivent les tragédies qui surprennent les policiers. Il en a toujours été ainsi et le roman en fait la funeste démonstration.

     

    Kent Anderson nous livre un récit âpre et violent parfois dérangeant surtout de par l’attitude de ces policiers  qui suscitera un certain malaise. C’est cet aspect cru, mais véridique, de certaines interventions qui pourra parfois choquer le lecteur. Mais que l’on ne s’y trompe pas, c’est derrière cette indifférence feinte ou ce cynisme que le policier tente de se protéger des vicissitudes des dynamiques de la rue. Car outre l’aspect opérationnel, Kent Anderson décrit avec force de talent les mécanismes insidieux conduisant le policier à la perte de ses repères et de ses valeurs morales. La désillusion, le manque de considération et le découragement en sont les principaux vecteurs et c’est paradoxalement auprès des laissez pour compte que Hanson parviendra à retrouver une certaine rédemption. Ce sont d’ailleurs ces personnages de seconde zone qui donnent encore d’avantage d’authenticité et de relief au récit. Plus qu’une main courante, Chiens de la Nuit, est doté d’une intrigue simple mais solide qui en fait un roman un peu à part et un superbe témoignage du métier de police-secours.

     

    Publié en 1998 et récemment réédité en 2014, Chiens de la Nuit, de par sa force d’écriture, reste un roman terriblement actuel. Et outre la superbe préface de James Crumley, c’est surtout l’avertissement de l’auteur qui donne le ton de cette fiction qui laisse transparaître les stigmates d’expériences vécues.

     

    « Bien que se déroulant à Portland, où j’ai exercé le métier de policier au milieu des années 70, Chiens de la Nuit est avant tout un roman, un monde fictif et autonome, et j’ai modifié les noms des rues, les décors, afin d’alimenter cet univers. Tous les personnages, les faits et les dialogues sont le produit de mon imagination.

    Je suis fier d’avoir été membre des services de police de Portland, et en écrivant ce livre, j’ai été aussi honnête que je peux l’être. Quelques lecteurs le trouveront peut-être dérangeant ou « choquant » Le vérité produit parfois cet effet chez certaines personnes.

    La situation est bien plus dramatique aujourd’hui qu’en 1975. »

    Kent Anderson

     

    Salaire, avantages, primes, heures supplémentaires, il faudra bien comprendre que l’on n’embrasse pas la carrière de policier uniquement pour les aspects financiers et c’est au travers de Dana, ce vieux flic vieillissant qui ne parvient pas à mettre un terme à sa carrière tant il aime son métier que l’on percevra le sens des valeurs qui anime le policier.

     

    Pour Dana ou Hanson, déposer l’uniforme n’aura pas la même signification. Mais quoiqu’il en soit, ils garderont pour toujours les affres d’une vie professionnelle qui les marquera à jamais.

     

    Kent Anderson : Chiens de la Nuit. Edition Folio Policier 2014. Traduit de l’anglais (USA) par Jean Esch.

    Prix Calibre 38 du Meilleur Roman policier 1998.

    Prix Marcel-Duhamel de la meilleure traduction du roman policier 1998.

    A lire en écoutant : Retrograde de James Blake. Album : Retrograde. Polydor Ltd (UK) 2013.