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LES AUTEURS - Page 72

  • Guy-Olivier Chappuis : Sous le Viaduc. A la rupture.

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    Chronique publiée pour le journal littéraire Le Persil, numéro spécial polars romands.

     

    Sous le viaduc est le premier roman du journaliste suisse Guy-Olivier Chappuis qui dévoile les turpitudes d’une puissante multinationale aux prises avec des altermondialistes intrusifs. Une intrigue librement inspirée d’un fait d’actualité réel où la multinationale Nestlé avait mandaté l’entreprise Securitas pour infiltrer le groupe altermondialiste Attac.

     

    Un couple retrouvé mort sous le viaduc de l’A12 à la lisière des cantons de Vaud et de Fribourg et voici Louis-Marie Prokowski, surnommé Proc, chargé d’une enquête intercantonale qui ne l’intéresse guère. Coureur de jupons invétéré, l’inspecteur de la police cantonale vaudoise s’est fait remettre à l’ordre et reléguer à une fonction de subalterne après avoir séduit une collègue dans une voiture de service. Désabusé, il promène son mal de vivre et sa frustration d’être désormais le subordonné d’une charmante commissaire qui le dirige à la baguette. Pourtant les investigations vont prendre une tournure étrange qui mènera l’inspecteur sur les traces d’un père qu’il n’a jamais connu.

     

    Une fois encore avec la maison d’édition Les Furieux Sauvages, il faut tout d’abord s’attarder sur le contenant avant d’entamer le contenu pour apprécier le livre comme un bel objet renfermant une histoire dont quelques indices sont distillés sur un protège-couverture déroutant où l’on distingue le dessus d’un crâne dégarni et une mystérieuse clé ornant la couverture de l’ouvrage. Puis lorsque l’on s’installe dans la lecture, on appréciera immanquablement le soin apporté à l’impression avec une belle typographie soignée permettant d’appréhender le récit dans les meilleurs conditions.  

     

    Ainsi on découvre avec ce nouvel auteur, les imbroglios d’une enquête intercantonale dans laquelle on distingue toute l’expérience du journaliste chevronné, doté d’une vision acérée permettant ainsi de mettre en exergue toute les complications qu’implique une investigation de cette nature avec ses carences et ses rivalités. Du mordant avec une pointe de sacarsme qu’il met entre les mains de son personnage principal c’est ce que l’on perçoit sur toute la durée de ce récit emprunt d’une certaine originalité que l’on retrouve notamment au travers de protagonistes atypiques pourvus de quelques traits caricaturaux qui servent l’aspect satyrique d’une trame policière qui sort de l’ordinaire.

     

    La force de Guy-Olivier Chappuis est donc de distiller une ironie mordante tout au long de cette enquête dont quelques entournures prennent parfois une expression mélancolique. Il dresse ainsi le portrait de Proc, ce flic vaudois un peu borderline, amateur de vins locaux, qui rompt sa solitude avec des aventures sans lendemain sous le regard imperturbable de son chat Clooney. La galerie des personnages secondaires est bien étoffée et haute en couleur avec une attirante commissaire qui n’est pas dénuée de force et d’intelligence, un brocanteur véreux, un vieux gangster brutal à la santé déclinante et ce chef de service veule autour duquel tournent toutes les manigances de l’entreprise. Une écriture vive et acérée, parfois détonante, donne à l’ensemble du roman un dynamisme décoiffant pour une intrigue ponctuée de scènes d’action percutantes qui se déroulent dans les beaux décors de la Riviera vaudoise et de l’arrière-pays fribourgeois.

     

    Pertinent et impertinent, Sous le Viaduc permet de s’immerger dans toutes les strates d’une société helvétique plus trouble qu’il n’y paraît en passant des buvettes et cafés populaires aux vénérables salons d’entreprises internationales sur une déclinaisons de paysages attrayants en suivant les pérégrinations d’un flic à la fois troublant et attachant que l’on souhaite retrouver pour d’autres aventures.

     

    Dans le cadre du festival du polar Lausan’noir retrouvez Guy-Olivier Chappuis et Valérie Solano, le vendredi 18 novembre 2016 :

    12h45 Du journalisme au polar

    Corinne Jaquet a fait 10 ans de chronique judiciaire à Genève avant de se lancer dans le polar, tout comme le journaliste vaudois Guy-Olivier Chappuis, auteur de « Sous le viaduc » (Sauvages). Un bagage précieux.

    13h30 Editer du polar en Suisse romande

    Giuseppe Merrone, éditeur et fondateur de BSN press, Valérie Solano créatrice de la maison d’édition des Sauvages et Jacques Leresche, éditeur de Rompol, nous expliquent comment ils parviennent à dénicher l’écriture qui nous fera frissonner.

     

    Guy Olivier Chappuis : Sous Le Viaduc. Editions des Sauvages/Collection des Furieux Sauvages 2016.

    A lire en écoutant : Hope I Don’t Fall In Love With You de Tom Waits. Album : The Early Years Vol. II. Bizarre/Straight Records 1993.

  • STEVE WEDDLE : LE BON FILS. ILLUSIONS PERDUES.

    steve weddle, le bon fils, éditions gallmeister, roman noir, usaUne nouvelle fois, nous partons à la rencontre de cette Amérique profonde avec Le Bon Fils, premier roman de Steve Weddle qui présente des scènes de vie du quotidien désenchanté des habitants d’une petite ville située à la frontière de l’Arkansas et de la Louisiane. Crise économique et petite délinquance sont les cocktails détonants pour une population enlisée dans la désillusion et l’absence de perspective d’avenir conjugée à une spirale de violence qui vire parfois au drame sordide. Sur l’autel des sacrifiés, c’est la jeunesse qui fait les frais de cette précarisation avec cette propension effrayante à trouver refuge dans la consommation de stupéfiants dont la fabrication et le trafic deviennent l’unique ressort économique de la région suscitant de ce fait toutes les convoitises.

     

    Roy Allison aura beau faire, il restera toujours le garçon qui a tué ses parents lors d’un accident de la route alors qu’il était sous l’emprise de la drogue. Une alternance de délits et de frasques agrémentée de séjours en prison ont émoussé ses vélleités de révolte et désormais hébergé chez sa grand-mère il aspire à une vie plus paisible. Mais il est parfois difficile de s’en tenir à une ligne de conduite honorable lorsque l’on ne parvient pas à conserver son job en vous jetant constamment votre passé à la figure. Et puis cette misère sociale est comme un cancer qui vous empêche d’avancer. Mais coûte que coûte Roy Allison se frayera un chemin pour s’extriper d’un destin foireux, même si pour cela il doit trahir tout en faisant usage d’une violence aussi déterminée que calculée.

     

    S’agit-il d’un roman choral ou d’un recueil de nouvelles ? On ne saurait le dire vraiment et c’est peut-être pour cette raison que le roman de Steve Weddle s’avère extrêmement troublant avec une narration confuse dont on peine à trouver le sens au niveau de l’intrigue. C’est d’autant plus dommageable qu’il faut bien reconnaître l’excellente mise en scène des dix-huit chapitres composant le roman. Chacun d’entre eux portent des titres parfois singuliers soulignant d’autant plus cette sensation de nouvelles où l’auteur dénonce tour à tour les spirales infernales de la délinquance et du surendettement, les ravages de la drogue et de ses réglements de compte liés aux trafics, l’écho de la guerre dont les répercussions bouleversent ces parents plongés dans un deuil bien trop prématuré. Sur fond de récession et de ralentissement économique on perçoit l’enlisement d’une société qui ne peut trouver d’avenir pour sa jeunesse que dans le baseball qui cesse d’être un jeu pour devenir un enjeu lié aux bourses d’étude que l’on peut obtenir en fonction d’un hypothétique potentiel dans ce sport complexe. On est loin des récits de rednecks associaux pour se plonger dans un univers déliquescent où l’on s’efforce de survivre du mieux que l’on peut afin de préserver un semblant d’espoir.

     

    C’est lorsque l’on aborde le récit dans son ensemble que les difficultés surviennent à l’instar de la kyrielle de personnages qui se manifestent parfois de manière très fugace et dont certains sont dépourvus d’identité comme le fils de Champion Tatum qui apparaît dans les chapitres Champion et Le Truc Avec des Plumes. On ignore également l’identité du mari de Nancy (chapitre All’Star) et du petit frère de Dougie Robinson qui intervient de manière déterminante dans le chapitre La Fumée se Dissipe. Pour corser le tout, ces deux protagonistes sont déclinés sur le point de vue narratif interne tout comme les parties concernant Roy Allison, acteur central du roman, son cousin Cleovis Potterfield (chapitre A Crédit) ainsi qu’un mystérieux personnage prénommé Doyle (chapitre Réception). Néanmoins dans le chapitre Ce Genre de Tête, Roy Allison est subitement conjugué sur le point de vue narratif externe sans que l’on n'en comprenne l’utilité ou le sens alors qu’il s’agit peut-être tout simplement d’un effet de style destiné à souligner le malaise en perturbant le lecteur. Il faut également prendre en considération le fait que les personnages sont parfois désignés au moyen de leurs diminutifs ce qui achévera de déconcerter les lecteurs les plus aguerris.

     

    Ainsi Le Bon Fils génère davantage de confusion au fur et à mesure de la progression d’une lecture devenant tellement laborieuse qu’elle peut inciter à l’abandon pur et simple du roman. Et quelle que soit la qualité d’écriture où la belle fulgurance de certains passages on demeure immanquablement contrarié par un récit qui décoit plus qu’il ne surprend. Dommage.

     

    Steve Weddle : Le Bon Fils (Country Hardball). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Josette Chicheportiche.

    A lire en écoutant : Cross Bones Style de Cat Power. Album : Moon Pix. Matador 1998.

  • Hervé Le Corre : Du Sable Dans la Bouche. Le sacre du désespoir.

    hervé le carre, du sable dans la bouche, éditions rivages, polar bordeaux, conflit basqueLa mort dans l’âme, il faut parfois savoir renoncer à s’inscrire dans le courant enthousiaste des chroniqueurs encensant un roman comme Après la Guerre d’Hervé Le Corre. Car dans cette déferlante de louanges unanimes que pourrait-on ajouter de plus qui n’a pas été dit ? Alors, après deux ans de silence, il ne reste peut-être plus qu’à exprimer simplement son impatience à l’idée de retrouver cet auteur majeur du polar français. Aussi, pour nous faire patienter, Rivages/Noir a choisi de publier Du Sable Dans la Bouche, dans une nouvelle édition entièrement révisée pour ce roman paru en 1993 chez Gallimard pour la collection Série Noire (n° 2327).

     

    Mathilde marche dans les rues de Bordeaux. Elle est sortie de prison et elle boite. Elle laisse derrière elle les quelques amis qui n’osent évoquer le drame d’autrefois. Difficile de réveiller les vieux souvenirs enfouis. Ce groupuscule d’autonomistes basques traqués par un tueur psychopathe à la solde des services secrets espagnols. Est-ce au nom d’un amour de jeunesse ou de ses anciennes convictions que Pierre s’est mis en tête d’aider les membres de cette cellule terroriste. Un démarche dangereuse, d’autant plus que les flics français ont mis en place un traquenard machiavélique pour appréhender les fugitifs. Mathilde marche dans les rues de Bordeaux. Elle est sortie de prison et elle boite. Mais la démarche est assurée car elle a fait l’acquisition d’un fusil. Il est des meurtrissures plus profondes dont on ne saurait guérir.

     

    L’essouflement des convictions, la résignation et le sursaut dont l’ensemble est imprégné d’une logique de vengeance tels sont les thèmes qu’Hervé Le Corre aborde avec une habilité narrative singulière où, par exemple, la conjugaison des temps désigne les différentes périodes de l’histoire permettant ainsi de se dispenser de dates ou autres notions temporelles. Car finalement c’est en cela que l’auteur se distingue, avec quelques autres, dans cette maîtrise de la langue qu’il manipule avec un talent indéniable pour servir un récit à la fois poétique et implacable.

     

     A bien des égards, Du Sable Dans la Bouche contient de nombreux éléments qui composeront la trame d’Après la Guerre. Outre l’inexorable parcours de représailles, on retrouvera des thématiques qui accompagnent toute l’œuvre de l’auteur à l’instar de ces femmes vulnérables devenant les victimes expiatrices de bourreaux manipulateurs. Dans Du Sable Dans la Bouche, Mathilde incarne donc ce personnage à la fois déterminé et fragile, en rupture total qui va demander réparation. L’enjeu du roman consiste à déterminer les raisons qui poussent la jeune femme à s’engager sur cette voie de la violence en entraînant le lecteur dans une longue analepse mettant en scène des protagonistes inquiétants comme Angel Matanzas, tueur froid et déterminé, prenant un plaisir sadique à malmener ses victimes avant de leur ôter la vie. Mais plus retords et finalement plus monstrueux il y a ces flics ambitieux n’hésitant pas à manipuler et sacrifier des vies sur l’autel de la raison d’état pour mettre en place une opération visant à interpeller un groupe d’indépendantistes basques.

     

    Avec ce récit dense et ramassé Hervé Le Corre ne s’attarde pas vraiment sur le contexte du combat lié au nationalisme basque pour se concentrer principalement sur les protagonistes et leurs divers degrés d’implication dans cette lutte armée. Ayant choisis plus ou moins sciemment de s’engager dans le conflit on assiste au rapprochement entre Emilia la combattante déterminée et Pierre l’ancien syndicaliste qui renoue avec des convictions qu’il avait mises de côté depuis bien des années. Sympathie pour la cause ou reliquat d’un amour défunt, les motifs de Pierre sont incertains mais mettront en péril le couple qu’il vient de former avec sa compagne Mathilde qui est totalement étrangère au conflit basque. Impliquée malgré elle, la jeune femme subira les affres de cette guerre sans nom dans une inéluctable spirale de violence.

     

    L’ambiance est triste et froide, à l’image du contexte hivernal dans lequel évoluent les différents protagonistes. Dans cette ville de Bordeaux, ainsi que dans les campagnes landaises transies on s’imprègne d’une atmosphère pesante et désenchantée qui alimente toute la noirceur d’un récit cruel où la barbarie et la compromission ne laisse aucune place à un quelconque perspective de probité et d’intégrité.

     

    Un récit solide, une intrigue forte, Du Sable Dans la Bouche décline toute la nébulosité d’une implication belliqueuse dont les conséquences mettront à mal tous les principes de victimes qui deviennent forcément bourreaux. Un texte lumineux servant la noirceur d’un roman au souffle désespéré.

     

    Hervé Le Corre : Du Sable Dans la Bouche. Edition Rivages/Noir 2016.

    A lire en écoutant : La Ville S’endormait de Jacques Brel. Album : Les Marquises. Barclay 1977.

  • BORIS QUERCIA : TANT DE CHIENS. ET TANT DE LARMES.

    Capture d’écran 2016-10-08 à 13.35.13.pngLes prix littéraires valent ce qu’ils valent et sont souvent sujets à caution mais peuvent parfois s’avérer positivement surprenant surtout lorsque Le Grand Prix de la Littérature Policière - Etrangère est décerné à Boris Quercia pour son roman, Tant de Chiens qui met en scène, pour la seconde fois, l’inspecteur Santiago Quiñones que l’on avait découvert dans Les Rues de Santiago, récit décoiffant s’il en est, vous arrachant les tripes avec le punch d’un texte mordant. Si le prix consacre l’auteur, il récompense également la maison d’éditions Asphalte qui met régulièrement en avant de véritables joyaux du roman noir, issus de la littérature hispanique.

     

    Fusillade et chiens féroces. Les narcotrafiquants sont déchaînés et accueillent la police sous un déluge de feu. Chiens de l’enfer ! Il faut dire qu’il la sentait mal cette descente l’inspecteur Santiago Quiñones et il n’a pas été déçu car son partenaire Jiménez et tombé sous le feu. Chiens fidèles ! Une mort d’autant plus troublante que Santiago découvre que son collègue faisait l’objet d’une enquête auprès des affaires internes suite à la mise à jour d’obscurs réseaux pédophiles. Chiens de misère ! Clairement dépassé, Santiago Quiñones tente de démêler les tenants et aboutissants de cette affaire complexe et croise ainsi le chemin de Yesenia, une amie d’enfance qui a connu la douleur de la séquestration, du viol et de la prostitution forcée. Chiens battus ! Assoiffée de vengeance, la jeune femme demande à Santiago d’abattre son bourreau de beau-père. Chiens de miséricorde !

     

    Pas de préambule avec Boris Quercia. Sur deux pages à peine, Tant de Chiens débute avec une scène de fusillade complètement barrée, dans un concentré de fureur et d’action, marque de fabrique de l’auteur qui ne s’embarrasse pas de longs descriptifs lénifiants pour installer son intrigue. Pourtant on ne saurait résumer ce roman brillant à un simple condensé d’actions et de rage car on perçoit tout au long du récit ce bel équilibre entre l’introspection d’un flic atypique et les actes qui le conduisent parfois, à son corps défendant, sur la voie obscure d’investigations bancales et maladroites. Santiago Quiñones est un flic qui sort complètement des schémas et des clichés. Il n’est ni le preux chevalier sauvant la veuve et l’orphelin, ni l’infâme flic complètement corrompu. Dans le contexte d’un pays gangrené par la corruption et la violence, il ne fait que survivre en tentant de louvoyer entre règlements et débrouillardise lui permettant de mener sa barque, sans se faire remarquer. Pourtant, il relève parfois la tête et s’immisce dans des affaires qui le dépasse rapidement et le conduise sur la voie des excès qu’il ne parvient pas à maîtriser à l’instar de sa consommation de cocaïne et de son penchant pour les femmes.

     

    Ainsi pour résoudre cette sombre affaire de pédophilie, Santiago Quiñones devra s’adjoindre les compétences de son collègue mapuche prénommé Marcelo, qui se révélera être un partenaire salutaire pour le tirer des mauvaises situations dans lesquels il se fourre régulièrement et lui permettre d’avancer de manière significative dans ses investigations. Abandonné dans une caisse de pommes déposée à l’entrée d’un commissariat, Marcelo incarne toute la douleur de ces enfants délaissés et maltraités. Autres incarnations de cette jeunesse brisée, il y a Yesenia, amie d’enfance de Santiago, qui a subi les brimades abjectes d’un beau-père libidineux mais également Romina, toutes deux victimes des réseaux pédophiles que l’auteur évoque en filigrane tout au long d’une intrigue extrêmement âpre, cruelle et poignante.

     

    Avec Tant de Chiens, on assiste également au lent délitement du couple que Santiago Quiñones formait avec Marina, belle infirmière sensuelle que l’on avait découverte dans Les Rues de Santiago. Désemparée, la jeune femme ne peut plus comprendre les tergiversations et les incartades d’un homme qui, constamment en proie au doute, refuse obstinément de s’engager dans une relation durable. Durant ces instants, Boris Quercia diffuse une atmosphère mélancolique qui déteint sur l’ensemble d’un récit qui oscille entre la férocité des scènes d’actions, la sensualité des relations amoureuses et la nostalgie des souvenirs d’enfance. Et puis, il y a également en toile de fond le décor trépident de cette capital chilienne que l’on découvre presque fortuitement par l’entremise de scènes de rues dans lesquelles notre inspecteur tourmenté déambule, en quête d’oubli et de vérité.

     

    Roman fulgurant Tant de Chiens est une alliance amère de noirceur, adoucie par la sensibilité et la pertinence de personnages remarquables que l’auteur plonge dans l’abîme d’une intrigue puissante et nerveuse.

     

    Boris Quercia : Tant de Chiens (Perro Muerto). Editions Asphalte 2015. Traduit de l’espagnol (Chili) par Isabel Siklodi.

    A lire en écoutant : Matador de Los Fabulosos Cadillacs. Album : Obras Cumbres. Sony Music Entertainement (Argentina) SA 1998.

  • Donald Ray Pollock : Une Mort Qui en Vaut la Peine. La part d’ombre.

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    L’Homme pour l’essentiel est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets. C’est probablement avec cette citation d’André Malraux que l’on peut appréhender toute la noirceur de l’œuvre de Donald Ray Pollock qui nous avait ébloui avec Le Diable, Tout le Temps, un roman ténébreux démystifiant sauvagement la période faste des années quarante aux années soixante, incarnée par ce fameux rêve américain. Troisième roman de l’auteur, Une Mort Qui en Vaut la Peine poursuit cette sombre exploration de l’âme humaine en nous proposant de suivre le destin des frères Jewett, braqueurs de banque néophytes, sévissant durant l’année 1917 entre les états de l’Alabama et de l’Ohio.

     

    En 1917, dans un coin paumé situé entre la Georgie et L’Alabama, les frères Jewett s’échinent à la tâche comme ouvriers agricoles, sous la férule d’un père mystique. Une vie de misère qui trouvera sa récompense au paradis, lors du festin céleste comme le certifie ce vieillard qui perd peu à peu la raison. Mais à sa mort, les trois frères décident de poursuivre un autre rêve inspiré d’un roman populaire mettant en scène un bandit de grand chemin. Chevauchant leurs montures, ils écument les banques de la région avec une audace surprenante tout en bénéficiant d’une chance insolente. Dès lors, une horde de poursuivants se lancent à leurs trousses pour bénéficier de la récompense qui devient de plus en plus conséquente, à la mesure de leurs retentissants exploits.

     

    Même si les événements se déroulent en 1917, on est bien loin de la fresque historique puisque Donald Ray Pollock se détourne des personnages célèbres pour mettre en scène une kyrielle de protagonistes anonymes qu’il dépeint dans des portraits féroces, dépourvus de la moindre complaisance. Néanmoins, pour s’immerger dans le contexte de l’époque, on perçoit, comme des échos lointains, le fracas de cette guerre qui ravage l’Europe et l’émergence des chaînes de montage de Détroit, illustrant les débuts d’une ère nouvelle d’industrialisation. Mais bien loin de tous ces progrès, les frères Jewett vont s’illustrer dans des braquages brutaux et parfois sanglants qui font référence à ce temps révolu des westerns tandis que le couple Fiddler, privé de leur fils indigne, s’acharne à remettre en selle leur petite exploitation agricole après avoir été spolié par un escroc qui s’est emparé de toutes leurs économies. On suit donc ces parcours parallèles en se demandant tout au long du récit comment ces deux destinées si dissemblables peuvent être amenées à se croiser. C’est l’un des enjeux du roman où Donald Ray Pollock mets en scène une impressionnante succession de personnages dont les caractéristiques se dévoilent au rythme d’anecdotes croustillantes, parfois cocasses et très souvent terrifiantes révélant toute les failles, perversions et dépravations des acteurs du roman.

     

    Avec Une Mort Qui en Vaut la Peine, une grande partie du récit se déroule en dehors de l’Ohio. Mais on retrouve tout de même le comté de Ross, où l’auteur à l’habitude de camper toutes ses histoires. On découvre ainsi le Camp Sherman, centre de recrutement situé à proximité de la ville de Meade (Chillicothe) où les soldats côtoient la population au cœur d’une espèce de cloaque grouillant dans lequel se débattent tous les personnages du récit. Une cité animée qui devient l’illustration pernicieuse d’un progrès chaotique à l’instar des toilettes que l’on installe désormais dans tous les foyers et dont Jasper, inspecteur de l’hygiène publique, doit contrôler le niveau, les deux pieds plantés ainsi, au propre comme au figuré, dans la fange de l’humanité. Paradoxalement il s’agit du personnage le plus lumineux du roman avec le jeune Cob Jewett car du barman sociopathe au lieutenant homosexuel fantasmant sur ses recrues, du banquier véreux au shérif corrompu, des prostituées fanées aux artistes licencieux, il y a dans ce roman des personnages qui s’acceptent dans le mal qu’ils incarnent ou qui tentent, souvent en vain, de rejeter les travers de leurs personnalités. Parce qu’il opère par petites touches au travers de tous ces portraits, Donald Ray Pollock répand insidieusement le mal tout au long d’un texte extrêmement riche en péripétie nous permettant de digérer ce roman aussi dense qu’intense et dont le titre évoque les thématiques du sacrifice et du renoncement. Ainsi, au-delà de l’abjection, au-delà du mal, on distingue une lueur d’espoir dans un épilogue aussi poignant que bouleversant.

     

    Sobre quand c’est nécessaire, lyrique quand il le faut, Une Mort Qui en Vaut la Peine est un bel équilibre de noirceur et d’espérance confirmant la propension d’un auteur à mettre en scène, sans fard, sans fioriture et avec un talent qui semble presque inné, toutes les fêlures désagrégeant la conscience de chacun des protagonistes de ce roman crépusculaire.

     

    Donald Ray Pollock : Une Mort Qui en Vaut la Peine (The Heavenly Table). Editions Albin Michel/Terres d’Amérique à paraître le 3 octobre 2016. Traduit de l’anglais par Bruno Boudard.

     

    A lire en écoutant : In the Garden de Van Morisson. Album : No Guru, No Method, No Teatcher. The Exil productions Ltd 1986.