JOSEPH INCARDONA : LE MONDE EST FATIGUÉ. PAS DE TRÊVE.
On ne sait jamais trop à quoi s'attendre avec ce romancier qui nous entraîne dans des univers éclectiques où il est souvent question d'âmes abimées, d'individus à la marge qui traversent son oeuvre qu'il est désormais difficile d'énumérer tant elle est foisonnante et singulière. Et s'il fallait citer un seul auteur pour définir le style de Joseph Incardona, on pencherait volontiers du côté de Harry Crews pour cette impétuosité burlesque imprégnant ses textes qui se situent toujours à la lisière des genres avec cette pointe de noirceur ou de tragédie grecque, c'est comme on le voudra, qui émerge de ses récits. Mais au delà des influences que l'on pourrait déceler, l'auteur se distingue dans ce décalage, cette marge dans laquelle il trace son sillon en se tournant parfois vers vous afin de vous interpeller au fil de l'intrigue ou de décortiquer les mécanismes narratifs qu'il met en scène. Ressortissant suisse aux origines italiennes, Joseph Incardona se distingue également dans l'écrin de la littérature conventionnelle puisqu'il poursuit, depuis de nombreuses années déjà, une belle collaboration éditoriale avec Finitude, sublime maison d'éditions indépendante basée à Bordeaux où il a séjourné de nombreuses années. Et pour parfaire cette originalité tant dans son oeuvre que dans le parcours de celui qui travaille également à l'écriture de scénarios tout en animant des ateliers au sein de l'Institut littéraire suisse à Bienne, on notera que le romancier plutôt discret, n'apparaît sur aucun réseau social en privilégiant les médias traditionnels pour parler de ses livres à l’instar de son dernier ouvrage Le Monde Est Fatigué qui se distingue de Stella Et L'Amérique (Finitude 2024), son précédent roman, avec des nuances un peu plus sombres pour ce qui apparaît comme une vision désenchantée d'un monde où le rêve prend la forme d'une queue de sirène en silicone dissimulant les mutilations dont il fait l'objet.
Dans le mot rêve, il y a Êve qui, après avoir enfilé sa queue de sirène, en distribue à tous les privilégiés qui la voient évoluer gracieusement dans les bassins luxueux de riches propriétaires ou dans les plus grands aquariums de la planète en octroyant quelques bisous bulle à son public extasié devant tant de beauté. Ainsi va la vie d'Êve la Sirène qui parcourt le monde telle une icône artificielle que l'on convoite sans relâche. Mais derrière cet enchantement de pacotille, il y a une femme au corps brisé que l'on a patiemment reconstitué tandis que son âme abimée distille sa douleur et son désir de vengeance. De Genève à Brisbane en passant par Paris et Tokyo, pour se rendre à Dubaï, elle sillonne donc les continents en observant l'usure d'un monde qui s'étiole tout en échafaudant patiemment le plan qui va lui permettre d'assouvir sa soif de représailles qui seront forcément spectaculaire.
Quoi de mieux pour aborder sereinement cette rentrée littéraire, chauvinisme oblige, que de sélectionner ce nouveau roman de Joseph Incardona, publié, qui plus est, au sein d'une maison indépendante devant se faire une place au milieu des mastodontes de l'édition qui fourbissent leurs stratégies markéting pour dominer ce grand raout annuel de la littérature où l'on convoite les têtes de classement et les grands prix littéraires tandis que critiques, journalistes et autres influenceurs vont s'échiner, de manière parfois complètement débridée, à vous présenter le chef-d'oeuvre qui émerge des près de 500 romans annoncés. Et c'est peut-être bien de cela dont il s'agit dans Le Monde Est Fatigué que de mettre en exergue, d'une manière plus globale, cette frénésie outrancière, forcément déraisonnable, qui régule la planète jusqu'à l'épuisement, jusqu'aux mutilations irréversibles. Et le reflet de ce déclin, on le retrouve dans le personnage d'Êve dont on se gardera d'en dire trop afin de ne pas dévoiler certains aspects de l'intrigue qui s'inscrit sur le schéma narratif d'une vengeance dont on connaîtra les origines en suivant la trajectoire de cette jeune femme parcourant les continents où elle incarne, avec une grâce virtuose, le rôle d'une sirène en enfilant une queue en silicone de 15 kilos lui permettant d'évoluer dans les plus grands bassins du monde mais également dans les piscines de quelques privilégiés richissimes. Mais derrière le rêve, au delà de l'éblouissement, il y a la laideur et la souffrance qui en découle dans une somme de douleurs autant physiques que psychiques que Matt Mauser, détective privé obèse accompagnant Êve dans sa trajectoire vengeresse, n'est pas en mesure d'endiguer. Et si "l'humain est le territoire", l'intrigue se décline sur six parties qui portent les noms des lieux dans lesquelles Êve va se rendre que ce soit, Genève, Paris, mais plus curieusement Derborence ou Tokyo, révélant certaine facettes de la personnalité de cette sirène brisée, tandis que Point Lookout et ces mystérieuses coordonnées du Pacifique Nord, tout comme Dubaï nous laisse entrevoir ce monde qui se délite. Tout cela se décline sous la forme d'un roman noir aux tonalités poétiques, donc forcément mélancoliques sans jamais verser dans le pamphlet ou la critique sociale car Joseph Incardona s'accroche à son récit qui s'inscrit dans la logique d'une intrigue extrêmement bien agencée tout en promenant ce regard acide qui caractérise son écriture afin de révéler les failles de l'environnement qui nous entoure et qu'il dynamite soudainement dans une scène finale d'anthologie qui confine à la folie. Se déclinant sur le mode d'une tragédie dépourvue de la moindre forme de résilience ou d'espérance, Le Monde Est Fatigué révèle donc toute son envergure dramatique autour de cette sirène de pacotille à l'âme fracassée, traduisant la vacuité d'une société disruptive à qui il ne reste plus rien, pas même les rêves. "Parce que dans rêve, il y a Êve".
Joseph Incardona : Le Monde Est Fatigué. Editions Finitude 2025.
A lire en écoutant : Aqua Regia de Sleep Token. Album : Take Me Back To Eden. 2023 A Spinefarm / Silent Room Recordings release.
Il est apparu sur la scène littéraire avec la voix française de Joseph Incardona qui a traduit de l'italien Les Silences publié par la maison d'éditions bordelaise Finitude intégrant donc au sein de son catalogue un second ressortissant suisse. Natif du Tessin, Luca Brunoni s'est essayé très jeune à l'écriture tant dans le domaine du scénario, des nouvelles et des romans tout en exerçant le métier d'enseignant à Neuchâtel où il vit après avoir effectué des études dans le domaine du droit et de la littérature. Second roman rédigé en Italien et donc repéré par Joseph Incardona qui nous en a livré la version en français, c'est peu dire que l'on avait été marqué par Les Silences, un texte à la beauté âpre où l'auteur se penchait sur le destin d'une fillette placée de force dans une ferme d'un village de haute montagne faisant ainsi écho à ce scandale d'état qui entache encore le pays qui a interné durant des décennies, un nombre encore à ce jour indéterminé d'enfants en les arrachant à leur famille que l'Etat jugeait inapte, ceci sans autre forme de procès. A certains égards, Luca Brunoni, dans cette économie du mot alimentant son texte qui sonne toujours juste, rappelle ces auteurs américains du Country noir qui s'inscrivent dans l'efficacité d'une histoire intense plutôt que dans les fioritures d'un style surchargé qui dilue l’intrigue. On retrouve d'ailleurs cette émotion sobre dans En Surface que le romancier a choisi de rédiger directement en français pour dépeindre la trajectoire de Leila, cette mère de famille qui décide de prendre de la distance avec les siens pour émerger d'une espèce de longue phase de sommeil tout en se questionnant sur les répercussions du drame qui touche l'un de ses proches.
C'est au bord de ce lac traversant la vallée que Leila a trouvé refuge, où restent gravés dans sa mémoire quelques souvenirs de son séjour durant un été de son adolescence. Un endroit idéal pour poursuivre son travail de traduction d'un contrat et surtout se questionner au sujet de ce qu'elle doit faire avec son fils Alex, responsable d'un accident de la route mortel. Mais Giorgio, son mari, ne l'entend pas de cette oreille et la harcèle de messages l'enjoignant fermement à revenir à la maison. Pourtant, Leila se doute bien que son mari, tout comme son fils, lui cachent des choses au sujet de cet accident dont certains aspects lui paraissent troublants. Et puis il y a cette sensation d'un cadre familial qui l'étouffe, qui la maintient dans un état second, comme asphyxiée peu à peu avant de s'éteindre. C'est donc lors de promenades qu'elle émerge à la surface de sa vie en sillonnant les chemins de cette station touristique en léthargie durant la basse saison et où elle croise cet homme à tout faire un peu rugueux qui s'en prend régulièrement à ce snowboarder à la gloire passée qui l'accompagne parfois dans ses travaux d'entretien. Et lorsqu'elle fait une pause au tee-room du coin, Leila fait également la connaissance de Surya qui y travaille comme serveuse en mettant de côté, depuis trop longtemps, la thèse qu'elle semble prête à abandonner. Des âmes un peu cabossées, comme elle, qui vont pourtant l'aider à y voir plus clair et qui lui permettront de savoir si son fils Alex mérite une seconde chance. Mais quelle sera le prix à payer pour y parvenir ?
Depuis quelques années, on ne compte plus les rentrées littéraires. Il y a tout d'abord celle de l'automne bien évidemment, débutant désormais à la fin du mois d'août, mais également celle du printemps pour combler les lecteurs estivaux et puis celle du mois de janvier qui n'est pas en reste avec une cohorte assez impressionnante d'ouvrages ornant soudainement les étals des librairies comme pour célébrer la nouvelle année qui s'annonce. Comme pour conjurer cette frénésie, il est de bon aloi de se retourner quelques instants sur les lectures de l’année passée, sans pour autant se livrer à un classement ou à un bilan comptable, sans doute pour dissimuler le fait, que contrairement à certains instagrammeurs, je ne parviens pas à aligner 150 ouvrages par an avec autant de chroniques qui en découlent. La démarche consiste uniquement à se remémorer des romans qui disparaissent bien trop vite du paysage littéraire pour prolonger leur existence de quelques instants. 

Cela devient presque un tradition que de débuter l’année avec les éditions Rivages qui ont inauguré un nouvelle collection Imaginaire avec 

On poursuit avec 

Simone Buchholz revient avec 

On change de registre avec Jacky Schwartmann toujours aussi grinçant et (im)pertinent avec 










Fin de la panthèse helvétique pour se rendre au Portugal avec 


Et puis il y a les valeurs sûres qui reviennent pour notre plus grand bonheur comme Marin Ledun avec 



Parmi les belles découvertes de l’année, il y a également 


Grand retour également de Blacksad, série BD légendaire de Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido qui s’articule autour d’un diptyque flamboyant intitulé 















A la veille de Noël, il neige sur Durham, cette petite ville du Maine où vit Betty Holmes et dont la communauté s'apprête à fêter ses 100 ans. Séjournant dans un home pour personnes âgées, cette ancienne institutrice s'est murée dans le silence depuis 54 ans, suite à la disparition tragique de trois de ses élèves. Un événement dont elle ne s'est jamais remise. Mais alors que l'on célèbre son anniversaire, la vieille femme surprend tout son entourage en vomissant sur son gâteau avant de faire entendre le son de sa voix en exigeant de voir immédiatement le lieutenant à la retraite John Markham. Elle a des révélations à faire au sujet de l'un de ses anciens élèves devenu célèbre. Mais après s'être confiée auprès du policier, Betty ne célèbrera pas Noël. Que peut-elle bien avoir raconté au vieil enquêteur chevronné ?
Thomas Ott nous offre sept illustrations dont les cadrages élaborés soulignent la tension de l'intrigue en marquant les temps forts de chacune des parties du roman. On y distingue ainsi, l'infirmière pulpeuse, le vieux flic revenu de tout, la silhouette des trois élèves disparus s'enfonçant dans la forêt, Betty bien évidemment ainsi que son célèbre élève lui causant tant de tourments. Comme un fait exprès, Thomas Ott s'emploie à dissimuler une partie des traits des protagonistes que ce soit par le biais du cadrage ou de la lumière en jouant avec le contre-jour, afin d'accentuer la part de mystère et de singularité émanant d'une histoire aux allures de conte obscur sublimé d'illustrations aux détails envoûtants, lui conférant une envergure phénoménale et détonante. Symbiose de l'image et du texte, Lonely Betty incarne ainsi le choc d'une rencontre artistique d'envergure qu'il convient de saluer.