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LES AUTEURS - Page 66

  • Thierry Jonquet : Moloch. L’ogre est toujours affamé.

    thierry jonquet, moloch, folio policierDurant la pause littéraire, de bien trop courte durée, que procure la période estivale, c’est l’occasion de découvrir ou redécouvrir quelques romans en piochant sur les étalages des librairies qui croulent sous les assortiments d’ouvrages en format poche. Dans le domaine du roman noir et du polar, c’est également une opportunité pour remettre au goût du jour quelques auteurs ayant disparu précocement et dont l’œuvre a sombré bien trop rapidement dans l’oubli à l’instar de Jean-Claude Izzo ou de Thierry Jonquet qui ont marqué l’univers du polar durant toute la décennie précédent les années 2000. Avec Moloch, de Thierry Jonquet on aborde sous l’angle du fait divers sordide, une enquête mettant en scène l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui a inspiré les personnages de la série Boulevard du Palais.

     

    On découvre quatre petits cadavres partiellement carbonisés dans une maison abandonnée du côté de la porte de la Chapelle et c’est l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui est chargée de l’enquête sous la direction de la juge d’instruction Nadia Lintz.



    A l’hôpital Armand-Trousseau, la surveillante en chef Françoise Delcourt réclame depuis plusieurs jours le carnet de santé de la petite Valérie atteinte d’un cancer du pancréas. Heureusement, la fillette peut compter sur le soutien de ses adorables parents avec une mère exemplaire de courage qui suscite l’admiration. Mais la lecture du document recèle quelques surprises.
    Le psychiatre Vilsner reçoit depuis plusieurs mois la visite d’un étrange patient. Atteint d’une infection au niveau des yeux qui le rendra très prochainement aveugle, le peintre Haperman a annoncé qu’il mettrait fin à ses jours au terme de sa thérapie.

    Victimes, proies faciles, trois affaires convergentes où il est question de souffrance et d’innocence bafouée car sur l’autel du sacrifice, Moloch, divinité cruelle, réclame toujours sa part d’enfants à immoler.

     

    Issu du courant néo polar, comme bon nombre d’auteurs français, Thierry Jonquet a rédigé ses textes avec la volonté de dénoncer les carences sociales par l’entremise du roman noir qu’il a découvert notamment avec l’œuvre de Jean-Patrick Manchette. Engagé politiquement, mais également professionnellement que ce soit comme ergothérapeute en gériatrie ou professeur dans la zone périphérique du nord de Paris, l’auteur a donc puisé dans la somme de ses expériences pour enrichir des récits d’une terrible noirceur qui s’enracinent toujours dans un réalisme déconcertant. Ainsi Moloch ne déroge absolument pas à cette règle de naturalisme que ce soit lors des investigations policières et judiciaires, mais également durant toutes les phases se déroulant dans le milieu médical. L’abandon, le dénuement, mais également dans le deuil que l’on doit surmonter ou l’attachement tout en ambiguïté, Thierry Jonquet aborde la thématique de l’enfance malmenée et bousculée dans le contexte de trois intrigues très adroitement menées qui vont trouver leurs conclusions dans une finalité qui devient l’enjeu du roman. En effet, même si l’on perçoit très rapidement quelques ressorts des différentes péripéties qui alimentent le récit, le lecteur est plongé dans une perpétuelle perplexité quant à la découverte des éléments qui vont permettre de les mettre en lien dans la perspective d’un final troublant et forcément désespérant.

     

    Un texte précis équilibré, dépourvu d’effets de style ostentatoire où chaque mot semble avoir été pesé, permet d’appréhender avec une facilité déconcertante la multitude de personnages qui entrent en scène dans un roman somme toute assez court. Qu’ils soient principaux ou secondaires, l’ensemble des protagonistes est doté d’une épaisseur qui leurs donne un certain relief tout en nous permettant d’appréhender leurs divers états d’âme en rapport avec des faits douloureux qui ne sont pas forcément en lien avec l’intrigue. Dans une construction aussi subtile qu’implacable, Thierry Jonquet chronique un ensemble de faits divers à la fois cruels et abjects, sans pour autant sombrer dans une forme de voyeurisme pervers ou morbide. Car au-delà de l’ignominie des actes, l’auteur parvient toujours à insuffler cette petite part d’humanité que l’on peut même déceler dans le cœur des individus les plus monstrueux. Cela transparaît notamment avec Charlie, ce SDF paumé, ancien soldat affecté dans une unité du génie, victime d’un traumatisme après avoir été engagé au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise ou avec Marianne, cette mère courage qui noie son enfant malade sous un déluge d’affection équivoque. Cette humanité elle transparaît également au travers des personnages tels que l’inspecteur divisionnaire Rovère qui doit surmonter le deuil de son enfant et la juge d’instruction Nadia Lintz qui doit accompagner sa meilleure amie pour une interruption volontaire de grossesse. Tout un ensemble de protagonistes confrontés à cet univers lourd de la maltraitance d’enfants et qui apparaissaient déjà dans un roman intitulé Les Orpailleurs (Folio Policier 1993) évoquant les premières investigations mettant en scène les membres de cette équipe d’enquêteurs.

     

    Moloch donne également l’occasion de découvrir Paris sous un aspect aussi attrayant qu’original, puisque l’auteur nous entraîne avec force de précisions dans le périmètre des entrepôts qui bordent le canal de l’Ourcq, les Puces de Saint-Ouen, les chantiers et autres terrains vagues qui jouxtent le périphérique du côté de la porte de la Chapelle. Un portrait sans fard, mais également sans misérabilisme où enquêteurs, délinquants, travailleurs, résidents et touristes se côtoient dans les méandres d’une ville que Thierry Jonquet dépeint avec beaucoup de justesse sans rien concéder au cliché de carte postal ou au sensationnalisme de bas étage tout en distillant une atmosphère à la fois trouble et pesante pour un roman policier original, tout en rigueur.

     

    Thierry Jonquet : Moloch. Folio Policier 1998.

    A lire en écoutant : Rive Gauche d’Alain Souchon. Album : Au Ras des Pâquerettes. Parlophone Music 1999.

      

  • FRIEDRICH GLAUSER : LE ROYAUME DE MATTO. LA RAISON D’ETRE.

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    Publié en 1937, Le Royaume De Matto entame donc la série des enquêtes de l’inspecteur Studer avec ce second opus, où son créateur, Friedrich Glauser, entraîne le lecteur dans les méandres d’une investigation se déroulant au cœur d’une institution psychiatrique. La démarche est loin d’être anodine, puisque l’auteur, au cours d’un parcours de vie plutôt mouvementé, a fréquenté bon nombre de ces établissements comme j’avais eu l‘occasion de l’évoquer avec L’inspecteur Studer, premier ouvrage de cette série emblématique du roman policier helvétique qui se plait à dresser avec une acuité déconcertante le portrait social de l’époque mais dont certains aspects résonnent dans une actualité récente, liée, par exemple, aux scandales des nombreux excès dont les autorités ont fait preuve avec ces placements forcés et autres internements abusifs.

     

    Rien ne va plus à la clinique psychiatrique de Randlingen. Un patient du nom de Pieterlen s’est échappé tandis que son directeur, le docteur Ulrich Borstli, est porté dispuru. Charge à l’inspecteur Studer, réveillé au saut du lit, de résoudre cette énigme en accompagnant le docteur Laduner, directeur adjoint de l’institution qui va lui servir de guide. Hébergé au sein de la clinique, Studer découvre par l’entremise du jeune psychiatre tout un univers étrange où l’on tente d’apaiser ces âmes abîmées dans un climat oppressant d’angoisse où raison et folie ne sont plus qu’un point de vue. Au royaume déliquescent de Matto, il devient donc difficile pour l’inspecteur Studer de faire la part des choses afin de découvrir qui a bien pu en vouloir au directeur Ulrich Borstli.

     

    Avec Le Royaume De Matto, dont le nom désigne la folie en italien, le lecteur est rapidement saisi par la sensation de malaise et d’angoisse qui émane d’un roman où l’intrigue policière figure en second plan d’un portrait extrêmement précis des institutions psychiatriques que l’auteur dépeint avec force de réalisme quant au diverses pathologies psychiques dont sont atteints les patients à l’instar de Pieterlen, auteur d’un infanticide. Par l’entremise de ce personnage, Friedrich Glauser dresse le portrait de la misère sociale et de la pauvreté qui sévissait également en Suisse, bien loin de l’idée de cet état providentiel qui subviendrait aux plus nécessiteux. Il y confronte également l’expertise psychiatrique au service d’une justice plus encline aux châtiments qu’à la guérison suite à une perte de raison. Mais par le biais de Laduner, psychiatre avant-gardiste, s’agit-il vraiment d’une perte de raison ou d’une certaine lucidité que la morale ne saurait approuver ?

     

    Doté d’un certaine empathie et d’un grand sens de l’écoute, l’inspecteur Studer va donc être confronté à un certain sentiment d’impuissance tandis qu’il parcourt les arcanes de cette institution psychiatrique où il découvre les diverses intrigues qui se jouent entre infirmiers, médecins et patients menant un « bal » étrange au son d’un accordéon dont les notes oppressantes résonnent mystérieusement dans les couloirs de la clinique. Guidé par le docteur Laduner, le policier découvre également, au fil de l’intrigue, les errements et les excès d’une science encore balbutiante qu’est la psychiatrie qui ne dispose pas encore de la pharmacopée permettant de traiter les patients. Personnage ambigu, le docteur Laduner incarne le désarroi de ces psychiatres qui disposent des malades pour expérimenter toute sorte de traitement qui vont du plus absurde au plus cruel à l’instar de ces infections de fièvre typhoïde volontairement provoquées pour guérir des malades atteints de catatonie. Psychiatrie versus criminologie, finalement l’inspecteur Studer doit admettre que sa seule logique ne suffit pas à résoudre une affaire qui le dépasse et dont les tenants et aboutissants ne peuvent s’inscrire dans une logique de raison au sein de cet univers où le désespoir côtoie la solitude. Une impuissance qui s’inscrit dans une conclusion finale accablante pour l’ensemble des protagonistes.

     

    Au détour d’une étrange enquête on découvre donc l’abîme dans laquelle errent les pauvres âmes du Royaume de Matto. Un roman policier dérangeant et déconcertant.

     

    Friedrich Glauser : Le Royaume de Matto (Matto Regiert). Editions Gallimard/Le Promeneur 1999. Traduit de l’allemand par Philippe Giraudon.

    A lire en écoutant : Plume d’Ange de Claude Nougaro. Album : Plume d’Ange. Barclay 1977.

  • Andreu Martin : Société Noire. Nuit de Chine.

    andreu martin, société noire, asphalte éditions, triades, maras, BarceloneSi vous souhaitez vous orienter vers l’urbain et vers le style propre aux pulps, il faudra vous intéresser aux publications de la maison d’éditions Asphalte que je ne cesse de vous recommandez avec ses ouvrages tirés de la veine hispanique des polars. Vous transiterez du Brésil avec Psiica d’Edyr Augusto (Asphalte 2016) au Chili avec Tant de Chiens (Asphalte 2015) et Les Rues de Santiago (Asphalte 2014) de Boris Quercia en passant par l’Espagne avec J’ai été Johnny Thunders (Asphalte 2016) de Carlos Zanon, un des grands romans noirs de la collection où l’on arpentait les rues désenchantées de Barcelone. Des récits secs et nerveux, dégageant les relents acres de ce bitume qui donne son nom à cette maison d’éditions atypique. Loin d’être un novice dans le genre, puisqu’il compte, parmi la kyrielle d’ouvrages à son actif, deux titres traduits en français dans la Série Noire, Andreu Martin intègre donc l’écurie Asphalte avec Société Noire, un polar qui se déroule dans le monde interlope d’une ville de Barcelone bien éloignée des représentations touristiques.

     

    « Des têtes vont tomber ». A Barcelone, l’expression n’est pas galvaudée puisque l’on découvre la tête d’une femme posée sur le capot d’une voiture. La police met également à jour les corps d’une famille ayant subit des sévices similaires. Les autorités penchent pour un coup des mareros, ces gangs d’Amérique centrale qui inspirent désormais la jeunesse désœuvrée de la cité catalane. Mais pour l’inspecteur Diego Cañas, il se peut que ce soit l’une des très discrètes triades chinoises, bien implantées dans les rouages économiques de la ville qui soit responsable de ce massacre. Il voudrait en savoir davantage, mais il se trouve que Liang Huan, son indic chargé d’infiltrer l’une de ces société secrètes, ne donne plus de nouvelle, au moment même où un étrange braquage a eu lieu dans un entrepôt d’un « honorable » homme d’affaire chinois. Liang aurait-il décidé d’agir pour son propre compte ?

     

    Avec Société Noire, Andreu Martin dresse le portrait au vitriol d’une ville de Barcelone enlisée dans les déboires économiques qui laissent la poste ouverte aux membres de diverses factions mafieuses qui s’implémentent dans un contexte social délabré où une jeunesse sans espoir se tourne vers les modèles de ces gans issus d’Amérique centrale ultra-violents tandis que les pouvoirs politiques ferment les yeux sur une partie des capitaux suspects que certaines sociétés chinoises injectent afin de remettre à flot les structures de ce qui constitue le plus grand port de la Méditerranée. Une fois le contexte, posé, l’auteur décline une atmosphère âpre et haletante dont la temporalité est rythmée au gré de chapitres qui se déclinent tout autour d’un mystérieux braquage. Un texte prenant, ponctué de phrases courtes qui permettent de digérer très aisément les références servant à appréhender tous les ressorts sociaux et économiques qui jalonnent ce roman bourré d’humour et de testostérone.

     

    On découvre ainsi les différents rouages de cette intrigue échevelée, mais qui, au final, se révèle extrêmement bien structurée, par le biais des points de vue de Diego Cañas, inspecteur de la police et de son indic, Liang Huan. Le flic en proie à des soucis familiaux bien plus importants que l’enquête qu’il est en train de mener doit faire face à son adolescente de fille rebelle tandis que l’indic sino-espagnol tombe amoureux de la fille du chef de la triade qu’il doit infiltrer. Malgré la fureur d’un roman jalonné de péripéties captivantes, Andreu Martin prend le temps de s’attarder sur l’entourage de ces deux protagonistes qui donnent ainsi une dimension très humaine au récit. Une somme de chassé-croisé, de poursuites infernales et de règlements de compte sanglants feront que le lecteur se retrouvera plongé dans une spirale infernale où la violence devient l’inexorable recours de cette fuite en avant qui semble perdue d’avance.

     

    Société Noire nous entraîne donc dans l’atmosphère délétère de ces gangs et de ces entreprises mafieuses que l’auteur s’emploie à dynamiter au gré d’un texte où le fantasme côtoie une réalité bien plus trash qu’il n’y paraît. Âpre et rugueux, teinté d’un climat bien sombre, Société Noire comblera les attentes des aficionados des récits de pulp magazines.

     

    Andreu Martin : Société Noire (Societat Negra). Asphalte éditions 2016. Traduit du catalan par Marianne Millon.

    A lire en écoutant : Love Will Tear Us Apart de Joy Division. Album : Les Bains Douches 18 December 1979. NMC Music 2001.

  • ANTONIN VARENNE : TROIS MILLE CHEVAUX VAPEUR. LA PISTE DE SANG.

    antonin varenne, trois mille chevaux vapeur, albin michelIl existe des ouvrages qui rôdent autour de vous, précédés d’une réputation plutôt flatteuse, que vous tardez pourtant à acquérir, miné que vous êtes, par un temps désespérément trop court pour aborder l’ensemble des publications qui vous tentent et qui déferlent avec une constance excessive mais permanente dans les librairies. D’où ce sentiment de regret qu’il faut parfois surmonter en vous disant que vous trouverez bien l’occasion de vous plonger dans le récit convoité. Vaines illusions ? Pas toujours, comme c’est le cas avec Trois Mille Chevaux Vapeur publié chez Albin Michel en 2014 et qui fut l’un des ouvrages qui forgea la réputation d’Antonin Varenne en tant que narrateur talentueux comme il le démontra avec Battues (La Manufacture de Livres/Territori 2015) et Cat 215 (La Manufacture de Livres/Territori 2016).

     

    En 1852, le sergent Arthur Bowman est un soldat impitoyable qui se bat pour le compte de l’East India Compagny. Durant une campagne sanglante de la seconde guerre anglo-birmane, on lui confie une obscure mission. Il doit remonter le cours d’un fleuve pour s’enfoncer dans la jungle birmane. Mais l’expédition tourne mal et les hommes sont capturés et doivent subir les brimades et tortures de leurs gardiens durant de nombreux mois. Seuls dix d’entre eux parviendront à s’extirper de cet enfer. En 1858, à Londres où il est devenu vigile pour la compagnie, le sergent Bowman étouffe ses cauchemars dans les vapeurs d’alcool et les nuages d’opium. Mais dans un égout de la ville, il découvre un cadavre portant des stigmates similaires à ceux que lui ont infligé ses geôliers birmans. L’auteur de ce crime atroce ne peut-être que l’un de ses anciens compagnon d’infortune et Bowman se lance à sa poursuite d’autant plus que l’assassin semble poursuivre ses sombres activités sur un continent américain en pleine expansion.

     

    Oscillant sur le mode du roman d’aventure, du western et du thriller, Trois Mille Chevaux Vapeur entraînera le lecteur sur ces différentes thématiques que l’auteur aborde avec une aisance peu commune par l’entremise d’un texte dont la fluidité permet d’évoquer sans aucune lourdeur tous les grands changements du XIXème siècle. Ainsi Antonin Varenne aborde les manœuvres navales de la guerre anglo-birmane ; l’effondrement de la Compagnie des Indes ; les bas-fonds de Londres en pleine période de sécheresse, les grèves ouvrières à New-York et bien évidemment la grande conquête de l’Ouest, le tout sur fond d’industrialisation et de progrès notables qui se font sur le dos d’une population exploitée et dont les sursauts de révoltes sont réprimés d’une sanglante manière. Très documenté, sans pour autant en faire un étalage pénible, Trois Mille Chevaux Vapeur évoque également tout le contexte historique et social d’événements intenses dans lesquelles le protagoniste principal se retrouve mêlé au gré de son périple qui fera de lui un autre homme.

     

    On suit donc le parcours d’Arthur Bowman, personnage frustre et cruel qui se révèle plutôt antipathique mais dont l’humanité se révélera au fil des rencontres qu’il fera lors de cette quête rédemptrice. Mais rien n’est simple avec Antonin Varenne, les stéréotypes d’une histoire convenue disparaissent au travers de personnages qui se révèlent bien plus complexes qu’ils n’y paraissent. Ainsi, l’auteur met régulièrement de côté la traque d’un tueur qui devient le fil conducteur d’un récit qui se concentre sur les aspects d’un monde en pleine mutation. D’ailleurs les crimes qui jalonnent le roman sont toujours relégués au second plan en se dispensant par exemple de tout l’aspect sanglant de meurtres qui ne servent qu’à relancer l’intrigue.

     

    Conteur hors pair, Antonin Varenne concilie donc avec maestria tous les ingrédients d’une époque dantesque où les mondes s’écroulent tandis que d’autres prennent naissance pour nourrir une intrigue fourmillant de péripéties et de rebondissements parfois spectaculaires dans lesquelles apparaissent une myriade de protagonistes qui vont influencer la trajectoire et la destinée d’Arthur Bowman. Il rencontrera, entre autre, des soldats déboussolés par une guerre sauvage, une femme de caractère aux convictions utopistes, un indien tiraillé entres ses différentes origines et un prêcheur à la foi chamboulée, autant de personnages façonnés par l’imagination fertile d’un auteur qui parvient à déjouer tous les stéréotypes que l’on pourrait conférer à ce type d’individus que l’on a croisé dans tant d’autres récits.

     

    Mené avec la force tranquille de l’un de ces paquebots traversant l’Atlantique et dont la puissance donne son nom au roman, Trois Mille Chevaux Vapeur est un récit qui conjugue donc, avec un bel équilibre, l’imaginaire foisonnant d’un auteur et le contexte historique d’une période chargée en événement pour nous livrer un roman dantesque qui ne manquera pas de laisser le lecteur avec le souffle coupé. Un ouvrage impressionnant.

     

    Antonin Varenne : Trois Mille Chevaux Vapeur. Editions Albin Michel 2014.

    A lire en écoutant : In God’s Country de U2. Album The Joshua Tree : Island Records 1987.

  • Akimitsu Takagi : Irezumi. A fleur de peau.

    Capture d’écran 2017-07-23 à 19.31.35.pngQu’elles soient littéraires, culinaires, cinématographiques ou télévisuelles, les incursions au Japon demeurent des démarches à la fois fascinantes et déroutantes permettant de lever un coin de voile d’une culture à la fois dense et mystérieuse. D’une complexité et d’une étrangeté sans égale pour le regard de l’occidental néophyte que je suis, la société nippone suscite toujours un profond intérêt qui débuta il y a bien des années de cela avec la découverte du film Yakuza de Sidney Pollack qui nous entraînait dans les arcanes de ces gangsters japonais régis par un code d’honneur rigoureux et dont la peau de certains membres étaient ornée de tatouages traditionnels que l’on désigne sous la dénomination de Irezumi qui donne justement son titre à la version française d’un curieux roman de Akimitsu Takagi, parut en 1948 à une période où le Japon était encore occupé par l’armée américaine.

     

    Aussi belle et fascinante soit-elle, Kinué Nomura est destinée à un fin tragique, puisque cette fille d’un illustre tatoueur déplore déjà la disparition de sa sœur jumelle. Il faut dire que les jumelles ainsi que leur frère possèdent la particularité d’être porteur d’Irezumi fabuleux esquissés par leur géniteur et dont l’ensemble évoque une légende aux entournures maudites. De fait, le corps démembré de Kinué est retrouvé dans une salle de bains dont la porte est verrouillée de l’intérieur. Et l’on constate rapidement que le buste est manquant. Les autorités se perdent en conjecture. S’agirait-il de l’œuvre d’un admirateur sadique désireux de posséder le précieux tatouage ? Mais la tournure des événements laisse peu de place à la réflexion, puisque c’est le frère de la victime qui est retrouvé mort dans des circonstances similaires. La police dépassée va devoir accepter l’aide de Kyôsuge Kamisu, jeune surdoué qui parviendra peut-être à déjouer les sombres desseins de ce psychopathe sanguinaire.

     

    Basé sur l'archétype narratif du crime commis dans une pièce close de l'intérieur et résolu par un enquêteur surdoué, Irezumi, à plus d'un titre, sort résolument de l'ordinaire, tant par le cadre historique dans lequel se déroule l'intrigue que par le milieu méconnu du tatouage dans lequel évolue l'ensemble des personnages. Bien évidemment, l'un des enjeux majeurs du roman consistera à découvrir le modus opérandi d’un assassin particulièrement habile et il faut bien admettre que l'auteur fait preuve d'une brillante ingéniosité qu'il restitue par l'entremise de la logique implacable de Kyôsuke Kamisu, sorte de jeune et malicieux Rouletabille qui manque peut-être un peu d'envergure. Il s'agit là de la seule faiblesse du roman par rapport à ce protagoniste captivant qui, paradoxalement, arrive bien trop tardivement dans le fil d’une intrigue tout en maîtrise. Néanmoins Irezumi n’est que le premier roman d’une série qui compte dix-sept volumes, mettant en scène ce détective amateur atypique, qui n’ont pas encore fait l’objet d’une traduction en français.

     

    Si l’on ressent clairement l’influence occidentale du point de vue de l’intrigue policière, Irezumi oscille rapidement vers un univers à la fois dissolu et sensuel propre au Japon en suivant la destinée de cette femme, Kinué, dont l’épiderme recouvert d’une fresque éblouissante, suscite toutes les convoitises. On découvre un entourage étrange dans lequel la jeune femme évolue en dégageant une espèce de sensualité trouble, presque malsaine. Ainsi de l’amoureux transi au collectionneur avide, il gravite autour de la belle naïade toute une panoplie de personnages torturés dont la concupiscence génère un climat de tensions et de perversions. L’auteur bâtit donc son intrigue en intégrant tous les aspects liés à l’art du tatouage traditionnel que ce soit la douloureuse phase de conception qui peut durer plusieurs années, la marginalisation de ces artisans contraint d’effectuer leurs activités dans une semi clandestinité ainsi que le regard réprobateur que porte la société nippone sur les individus affublés de ces estampes indélébiles. Bien plus qu’une série de clichés d’un univers exotique et méconnu, tous ces éléments deviennent les ressorts nécessaires aux motivations et mobiles des différents crimes qui sont perpétrés en générant un climat licencieux et sulfureux.

     

    L’ouvrage publié en 1948 permet également d’appréhender, avec un texte aux tonalités étrangement contemporaines, tout le contexte historique de cette ville de Tokyo occupée qui se remet peu à peu des affres de la guerre tandis que la population évolue dans les décombres d’une cité laminée par les bombardements. C’est au travers du quotidien des différents intervenants que l’on perçoit les aléas d’une vie laborieuse faite de marché noir, de transports chaotiques, de suicides en pleine représentation théâtrale et de filatures dans des quartiers en ruine.

     

    Portant un regard éclairé sur la société nippone de l’après-guerre, Irezumi devient ainsi bien plus qu’un whodunhit classique et aiguisé pour nous entraîner dans le sillage d’un univers délicieusement déliquescent que l’on discerne au détour d’une intrigue fort bien construite.

     

    Akimitsu Takagi : Irezumi (Shisei Satsujin Jiken). Editions Denoël/Collection Sueurs Froides 2016. Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon.

     

    A lire en écoutant : The City Is Crying de The Dave Brubeck Quartet. Album : Jazz Impression Of Japan. Sony Music Entertainment 1964.