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LES AUTEURS - Page 6

  • HANNELORE CAYRE : LES DOIGTS COUPES. SCENE DE CRIME.

    hannelore cayre,les doigts coupés,éditions métailiéOn peut la lire bien évidemment mais on peut également la voir, puisque Hannelore Cayre apparaît brièvement dans Commis D'Office, film qu'elle a réalisé en 2009 et inspiré de son premier roman au titre éponyme s'inscrivant dans une trilogie mettant en scène Christophe Leibowitz-Berthie, minable avocat commis d'office dont le rôle à l'écran est interprété par Roshdy Zem. Tout cela émane de sa propre expérience professionnelle car  Hannelore Cayre a elle-même officié en tant qu'avocate auprès des instances pénales de Paris tout en entamant une carrière d'écrivain, de scénariste et de réalisatrice parmi les multiples activités qu'elle exerce. Mais que ce soit dans le milieu du cinéma et de la littérature noire, la romancière acquiert une certaine notoriété avec La Daronne (Métailié 2017) obtenant une pluie de récompenses dont le Grand prix de la littérature policière tandis qu'elle est nominée au César pour la meilleure adaptation du film réalisé par Jean-Paul Salomé et  interprété par Isabelle Huppert endossant ce rôle génial d'une traductrice-interprète judiciaire détournant un stock de cannabis afin de le revendre à son compte. Passé plus inaperçu, Richesse Oblige (Métailié 2020) baigne également dans le milieu judiciaire avec quelques connotations historiques et toujours ce même regard féroce chargé de cette ironie saillante et pleine d'esprit. On retrouve d'ailleurs toutes ces caractéristiques avec Les Doigts Coupés dernier roman de Hannelore Cayre s'éloignant du milieu judiciaire pour nous entraîner dans les méandre de cette scène de crime datant de 35'000 ans  et qu'une paléontologue à mis à jour avec la découverte fortuite de cette grotte recelant une sépulture préhistorique. 

     

    C'est le grand moment de la paléontologue Adriane Célarier présentant la découverte de cette sépulture préhistorique, de cette grotte chargée d'histoire avec notamment ses parois recouvertes de pochoirs de mains aux doigts coupés. Mais sera-t-elle capable de restituer ce qu'a voulu transmettre Oli cette femme venue de cette période si lointaine et qui émerge désormais sur les parois de cette caverne ? Que signifie donc ces mutilations qu'elle tient à afficher devant nous tous comme le témoignage d'une injustice d'un autre âge ? Un injustice d'un autre âge vraiment ? Car Oli veut devenir chasseuse alors que cette activité est dévolue aux hommes sous peine d'un châtiment douloureux en cas de transgression. Mais Oli est une femme courageuse qui ne compte pas se soumettre à un dictat liberticide qui n'a absolument aucun sens pour celle qui est éperdument éprise de liberté quitte à bouleverser tout ce carcan patriarcale désuet en commettant le premier meurtre de l'humanité.

     

    Bien éloignée des récits virils et anachroniques de J.-H. Rosnie aîné et de sa fameuse Guerre Du Feu ou des planches tout aussi viriles et fantaisistes d'André Chéret mettant en scène les aventures de Rahan sur des scénarios de Roger Lécureux, Hannelore Cayre se penche sur le thème de la construction sociale au sein d'un groupe de sapiens et plus particulièrement de la place faite aux femmes à cette époque reculée où les tâches sont désormais attribuées en fonction du genre, ceci sur la base d’une anthropologie féministe sur laquelle elle s’appuie pour décliner ce roman noir préhistorique. Mais si la romancière s’inspire de diverses études et autres essais sur le sujet, Les Doigts Coupés se décline sur le parti pris terriblement original du dialogue et du mode pensée contemporain d’Oli, cette femme du fond des âges et personnage central de l’intrigue dont la démarche de liberté et d'affranchissement fait écho à celle d'Adriane Célarier, cette paléontologue devant également s’imposer au sein d’un milieu essentiellement composé d’homme. Ainsi, à partir de la découverte de cette grotte et de la conférence qui en découle, on découvre donc le destin d'Oli sur le registre d'un anachronisme assumé et d'une redoutable intelligence, entrecoupé des interventions de la paléontologue ponctuant les principales étapes de l’existence de cette femme parmi lesquelles figurent cette rencontre avec une tribu de néandertaliens qui va remettre en cause ses convictions ainsi que cette volonté d'afficher ses mutilations sur les parois d'une grotte. Tout cela se décline avec le mordant caractérisant l'écriture de Hannelore Cayre avec quelques pointes d'un humour acide pimentant ce fait divers d'un autre âge prenant une dimension universelle tout en endossant les codes d'un récit d'aventure chargé de tension. Sans jamais tomber dans le grotesque ou la caricature pouvant découler de cette audace narrative, Les Doigts Coupés se révèle être un roman particulièrement brillant, prenant les allures d'une fable obscure destinée à nous interpeller sur la place faite aux femmes ceci depuis la nuit des temps tout en résonnant d'une redoutable manière à cette époque qui est la notre où la découverte des ossements, des fresques et des reliques s'inscrit dans le registre d'une enquête passionnante menée de bout en bout d'une manière magistrale. 

     

    Hannelore Cayre : Les Doigts Coupés. Editions Métailié 2024.

    A lire en écoutant : The Family And The Fishing Net de Peter Gabriel. Album : Peter Gabriel 4. 2015 Peter Gabriel Ltd.

  • Benoît Séverac : Tuer Le Fils / Le Bruit De Nos Pas Perdus. Commandant Cérisol.

    benoît séverac,tuer le fils,le bruit de nos pas perdus,editions la manufacture de livresAvec un fort ancrage dans une réalité sociale où il est souvent question d'individus se situant à la marge de la société, les romans policiers de Benoît Séverac ont pour particularité de convoquer quelques enquêteur atypiques comme en témoigne Le Chien Arabe (La Manufacture de livres 2016) prenant pour titre Trafics (Pocket 2017) dans  la version publiée en format poche ainsi que 115 (La Manufacture de livres 2017) où l'on voit évoluer la vétérinaire Sergine Holland qui doit s'appuyer sur la majore Nathalie Decrest de la Police Nationale afin de faire face aux événement secouant la banlieue de Toulouse et plus particulièrement la cité sensible des Izards. Dans un registre tout aussi singulier, on appréciait, avec Le Tableau Du Peintre Juif (La Manufacture De Livres 2023),  les péripéties de Stéphane Milhas, cinquantenaire sans emploi qui hérite d'un tableau de grande valeur que ses grands parents avaient reçu en guise de remerciement d'un peintre juif qu'ils avaient caché durant la Seconde guerre mondiale nous permettant de prendre la mesure du thème délicat des oeuvres d'art spoliées durant cette période tourmentée. Outre son activité de romancier et de nouvelliste que ce soit pour les adultes ainsi que pour la jeunesse, Benoît Séverac a animé un atelier d'écriture dans une maisons d'arrêt de Haute Garonne, expérience qui lui a inspiré Tuer Le Fils mettant notamment en scène le commandant Jean-Pierre Cérisol, responsable d'un groupe de la Brigade criminelle de Versailles qui apparaît plus ou moins en second plan à travers cette histoire de rapports houleux entre un père et un fils et dont on découvre les aspects par le biais d'une enquête autour d'un meurtre. Mais outre la sensibilité du sujet évoqué, apparaît un enquêteur tout en nuance au profil ordinaire devant composer avec les officiers de police du groupe dont il a la responsabilité ainsi qu'avec sa femme Sylvia qui, en dépit de sa cécité, n'en demeure pas moins une sportive d’élite. On retrouve d’ailleurs tout cela dans Le Bruit De Nos Pas Perdus nous donnant l’occasion d’observer l’évolution du Commandant Cérisol tant au sein de son groupe que de son couple au gré de deux enquêtes criminelles qu’il doit mener de front. 

     

    Tuer Le Fils. 

    Matthieu Fabas n'a jamais bien compris l'attitude de son père et plus particulièrement de sa défiance vis-à-vis de lui en assénant à tout bout de champs qu'il ne le considère pas comme un homme. Afin de lui prouver le contraire, Matthieu commet un meurtre homophobe juste comme ça pour tenter de se rapprocher de lui. Démarche vaine puisque durant les 15 ans de réclusion auxquels il est condamné, jamais son père ne viendra lui rendre visite. Mais au lendemain de sa libération, Matthieu apprend la mort de son géniteur et devient le suspect tout désigné de ce qui apparaît comme un meurtre déguisé en suicide. Mais pour le Commandant Cérisol et son équipe chargés de l'enquête, il apparaît comme peu probable que Matthieu puisse une nouvelle fois sacrifier sa vie pour retourner en prison. Et alors que le doute persiste, il reste aux enquêteurs à s'immerger dans ces rapports houleux entre un père et un fils afin de décortiquer les rouages complexes de cette relation destructrice. 

     

    Le Bruit De Nos Pas Perdus. 

    Le Commandant Cérisol est désormais à la tête d'un groupe de la Brigade Criminelle de Versailles composé de trois enquêteurs aux profils variés. Il y a tout d'abord Nicodemo son adjoint sexagénaire aux origines portugaises affichées qui gère avec autant d'efficacité que de rigueur les dossiers dont il a la charge ainsi que sa famille nombreuse. Plus fougueux, Grospierres est un jeune homme intrépide pro de taekwndo et doté d'un très bon instinct qui le font aller parfois à contre-courant de la direction prise par ses collègues. Et puis fraichement arrivée au sein du groupe, la lieutenante Krzyzaniak affiche un caractère très fort afin de se faire une place au sein de cet environnement exclusivement masculin. Ainsi composée de quatre policiers chevronnés, l'équipe va faire face aux nombreuses affaires dont elle a la charge avec notamment cet étrange découverte d'un corps momifié abandonné dans un cimetière ainsi que le suicide apparent d'une jeune femme à qui la vie semblait pourtant sourire et dont le père ne comprend pas le geste. Mais Cérisol est davantage préoccupé par sa femme Sylvia dont il est sans nouvelle depuis qu'elle s'est rendue en tant que capitaine de l'équipe de torball à l'occasion du championnat du monde handisport se déroulant au Japon. 

     

    Que ce soit avec Tuer Le Fils et Le Bruit De Nos Pas Perdus second volume d'une série où l'on retrouve le Commandant Cérisol et son équipe de la Brigade Criminelle de Versailles, Benoît Séverac met en place des intrigues solides et extrêmement réalistes qui s'inscrivent même dans une veine naturaliste nous rappelant à certains égards les enquêtes de Charlie Resnick, personnage de fiction créé par John Harvey. Ainsi dans Tuer Le Fils, les investigations de Cérisol se concentrent plus particulièrement sur les rapports entre un père et un fils dont il découvre certains mécanismes au gré de la lecture des textes dudit fils qui a pu les rédiger durant son incarcération et notamment dans le cadre de l'atelier d'écriture dont il a bénéficié peu avant la fin de sa peine ce qui nous donne un point de vue assez vertigineux sur la construction d'une fiction issue d'un certain vécu. S'il y a un côté assez ordinaire dans le développement de l'enquête criminelle, elle prend évidemment un certain sens quant à savoir qui a bien pu commettre le crime dont il est question avec un doute insidieux émanant d'une intrigue s'avérant plus surprenante qu'il n'y paraît au premier abord. L'intérêt du roman s'inscrit donc dans les profils ordinaires de chacun de ces individus et plus particulièrement de ce groupe d'enquêteurs avec leurs failles, leurs doutes et même leur propension à commettre des erreurs qui vont remettre tout en question. Cette fragilité et cette subtilité dans les relations régissant les différents personnages au rythme de leurs investigations, on la retrouve dans Le Bruit De Nos Pas Perdus qui se penche sur le milieu de la marginalité, de l'immigration clandestine et de la solidarité qui en découle mais également de son exploitation la plus abjecte autour d'un parcours de vie nous permettant de dresser le profil d'une victime anonyme qui prend vie peu à peu sous nos yeux avec une incroyable humanité. La seconde enquête prend une allure beaucoup plus judiciaire puisqu'apparaît également dans l'équation une procureure prenant l'ascendant sur le groupe du Commandant Cérisol dans le cadre des investigations sur l'apparent suicide d'une jeune femme dont les rapports avec son amant vont se révéler extrêmement troubles. L'ensemble des deux romans s'articulent donc autour de la personnalité de Jean-Pierre Cérisol, de son évolution au sein du groupe de policiers dont il a la charge bien évidemment, mais également autour de la vie de couple qu'il mène avec Sylvia, sa femme non-voyante au gré d'un quotidien normal en de tels circonstances avec ses aléas quand au fait, par exemple, qu'ils n'ont pas d'enfant et de regrets qui en découlent qui ne resteront pas sans conséquence. Et c'est bien également sur ce biais à la fois commun et imprégné d'humanité que Tuer Le Fils et Le Bruit De Nos Pas Perdus diffèrent quelque peu des autres séries policières où l'on a tendance à "épicer" le profil du personnage central et plus particulièrement de celle ou celui qui mêne les investigations pour se perdre parfois dans ce qui apparaît comme des clichés destinés à alimenter le récit avec des scories répétitives, à l'instar des fameux sandwichs du commissaire Resnick, devenant à la longue plutôt lassantes. Il n'en sera rien avec le Commandant Cérisol que l'on se réjouit de retrouver avec son entourage tant familial que professionnel au gré de nouvelles enquêtes imprégnée d'un réalisme sans fard mais néanmoins extrêmement saisissant.

     


    Benoît Séverac : Tuer Le Fils. La Manufacture de livres 2020.

    Benoît Séverac : Le Bruit De Nos Pas Perdus. La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : Le Messager de McManus. Album : Faites Entrer L'Accusé. 2010 Cdedicace.

  • SIGITAS PARULSKIS : TENEBRES ET COMPAGNIE. LA DANSE DE SALOME.

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    Après une belle incursion en Pologne suivie de la découverte des contrées balkaniques, c'est du côté de la région des pays Baltes que les éditions Agullo nous entraînent pour nous proposer Ténèbres Et Compagnie, premier roman traduit en français du poète, dramaturge et essayiste lituanien Sigitas Parulskis levant le voile sur l'un des grands tabous du pays au sujet de l'extermination de la communauté juive durant la période trouble de la Seconde guerre mondiale et plus particulièrement du rôle actif de ses compatriotes qui ont contribué à ce génocide. Comptant moins de 3 millions d'habitants, ce petit pays méconnu que la plupart d'entre nous peineront à situer sur la carte du monde, fait partie de l'Union européenne depuis 2003 alors que son destin contemporain a basculé en 1940 lorsque Hitler donne l'ordre d'occuper les trois pays baltes et que suite à l'opération Barbarossa, c'est pratiquement l'ensemble population juive qui est victime de la Shoah avec un génocide figurant parmi les plus élevés d'Europe. Publié en 2012 en Lituanie, soit 12 ans après l'indépendance du pays s'émancipant de l'occupation de l'Union soviétique, on comprendra, à la lecture de la postface de Ténèbres Et Compagnie, que ce sujet délicat apparaît encore comme extrêmement sensible pour une bonne partie de la population prétendant qu'il n'est pas bon de ressasser ce terrible passé qu'il convient d'oublier à tout jamais et de se pencher plutôt sur les actes de la résistance dans le pays pour contrer l'invasion des forces allemandes. Ainsi, au gré de ces arguments qui nous font frémir, traduisant la mauvaise foi et le déni qui prévalent toujours à notre époque, on comprendra que dans toute l'horreur qu'il décline sans ambage, un roman tel que Ténèbres Et Compagnie devient un récit incontournable nous permettant de nous confronter à cette part sombre de l'humanité et de ses résurgences qui continuent à nous bouleverser. 

     

    Alors que la guerre commence, Vincentas sort dans la rue pour en photographier les éclats mais est rapidement arrêté par des partisans l'accusant d'être à la solde des bolchéviques. Enfermé dans une geôle, il en est extrait pour être exécuté et ne doit son salut qu'à cet officier SS appréciant son travail et qui lui propose un pacte afin que lui et Judita, sa compagne juive qu'il aime avec passion, bénéficient d'un sécurité relative en ces temps troublés où l'extermination des juifs s'enchaînent à l'orée des villages et des forêts de son pays occupé. L'accord qu'il conclut avec ce responsable des Einsatzgruppe, que Vincentas surnomme l'Artiste, consiste à photographier leurs activités et plus particulièrement les dernières étincelles de vie des victimes s'entassant dans les fosses communes. Accompagné de soldats baltes acquis à la cause, Vincentas devient ainsi le témoin de ces massacres qui s'échelonnent à un rythme soutenu visant à l'extermination totale de la communauté juive. Une activité éprouvante qu'il dissimule à Judita qu'il protège de la déportation vers le ghetto de Vilnius. Mais à force d'être témoin sans rien faire ne devient-on pas complice ? Et jusqu'où l'horreur accompagnant Vincentas et Judita va-t-elle les conduire dans le fracas de la guerre.

     

    On ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec Les Bienveillantes quand bien même le roman de Johnathan Littell ne prend pas pour cadre la Lituanie mais s'inscrit tout comme Ténèbres Et Compagnie dans le contexte de cette opération Barbarossa ouvrant le front à l'Est durant la Seconde guerre mondiale et permettant à ces fameux Einsatzgruppe de procéder à l'extermination des communautés juives avec l'appui des populations locales. Si Les Bienveillantes s'articulait autour du mythe d’Eschyle où ces furies vengeresses persécutent les auteurs de crimes à l'encontre des membres de leur famille, Sigitas Parulskis fera continuellement référence à la décapitation de Saint-Jean Baptiste et sa mise en scène dans Salome, l'opéra de Richard Strauss atteignant son paroxysme avec cette fameuse danse des sept voiles dont on découvrira l’adaptation effroyable par l'Artiste, surnom de cet officier SS qui hante les pages de Ténèbres Et Compagnie et dont on trouve quelques points communs avec Maximilien Aue. Mais outre le fait qu’il se déroule en Lituanie, Sigitas Parulskis prend pour personnage central non pas un bourreau mais un témoin des exactions en la personne de Vincentas, ce photographe désarmé capturant les instants d’horreur dans le prisme de son objectif et dont le caractère ambivalent nous renvoie vers cette question lancinante nous saisissant tout au long du récit quant à notre attitude en de pareilles circonstances. Ainsi, Ténèbres Et Compagnie, prend l’allure d’une tragédie faustienne avec ce pacte entre Vincentas et l’Artiste, même si l’officier SS reste très en retrait pour laisser la place aux seconds couteaux lituaniens qu’incarnent des individus effrayants tels que Simonas Petras et Jokūbas l’Ainé membres convaincus du commando chargé de l’exécution des juifs de la région qu’ils entassent dans des fosses communes avec un certain savoir-faire terrifiant. On suit donc les parcours de ces individus aux différents stade de la guerre et de leur effroyable mission quant à l’éradication de celles et ceux qu’ils considèrent comme une menace juive et bolchevique qu’il convient de contrer à tout prix avec l’appui de leurs alliés allemands de circonstance qu’ils considèrent avec une certaine défiance. On perçoit ainsi, sans que rien ne nous soit épargné, toute la mise en oeuvre de cette collaboration meurtrière avec en toile de fond la mise en place du ghetto de Vilnius, antichambre de ce qui va apparaître comme la solution finale. Et puis en filigrane, apparaît cette histoire d’amour immodéré entre Vincentas et Judita, cette femme juive de caractère, unique personnage féminin du livre qui devient la pierre angulaire de ce récit d’une intensité effroyable qui prend parfois une allure quasiment onirique que ce soit durant la confrontation de Vincentas avec l’Artiste ou au terme de son affrontement avec Jokūbas l’Ainé dont le devenir apparaît incertain. Il n’en demeure pas moins que la monstruosité des actes se décline sur un registre nuancé avec une habilité certaine qui font de Ténèbres Et Compagnie un ouvrage indispensable auquel il faut se confronter et dont la portée dépasse les frontières de la Lituanie et encore plus celle du temps pour nous ramener cruellement à notre époque. 

     

    Sigitas Parulskis : Ténèbres Et Compagnie (Tamsar Ir Partneriai). Editions Agullo 2024. Traduit du lituanien par Marielle Vitureau.

    A lire en écoutant : Salome, Op. 54 - Scene 4: Salome's Dance of the Seven Veils de Richard Strauss. Album : Salome. Catherine Malfitano, Byrn Terfel, Philharmonique de Vienne, Christophe von Dohnányl. 1995 Decca Music Group Limited.

  • Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Le centre de gravité.

    Gabriella Zalapi, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, édtiions ZoéElle va célébrer ses cinquante ans d'existence l'année prochaine en prenant de plus en plus d'essors dans les contrées francophones avoisinantes et plus particulièrement en France où ses ouvrages rencontrent une notoriété grandissante en mettant en avant la littérature helvétique, même si les auteurs de la maison d'éditions Zoé dépassent le simple cadre de la région Romande à l'instar de Richard Wagamese, amérindien de la nation Ojibwé en endossant la nationalité canadienne. On pourrait en citer d'autres, parmi l'immensité du catalogue proposé d'où émerge des romancières et des écrivains comme Nicolas Bouvier, Friedrich Glauser et Ella Maillart avec cette notion de voyages qui imprègnent la collection fondée et dirigée par Marlyse Pietri avant d'être reprise depuis plus de dix ans par Caroline Couteau. On dira de la maison d'éditions Zoé qu'elle favorise des textes contemporains aux styles à la fois subtils et affirmés, sans ostentation, comme ceux d'Elisa Shua Dusapin ou de Blaise Hoffmann qui ont rencontré leur public comme en témoigne Hiver à Sokcho (Zoé 2016) pour l'une et Faire Paysan (Zoé 2023) pour l’autre. Vers 2015, à une époque où bon nombre d'éditeurs de la Suisse romande s'intéressaient à la littérature noire, on trouve, au sein du catalogue de Zoé, la trilogie de Sébastien Meier qui prend ouvertement l'allure de polars avec une maquette dédiée au genre noire qui ne perdurera malheureusement pas. Mais de manière peut-être plus nuancée, on pourra s'intéresser aux ouvrages d'Yves Patrick Delachaux se penchant sur le quotidien de la pratique du métier de policier. Dans un registre bien différent, mais endossant un style que bon nombre d’amateur de romans noirs ne renieraient pas, il faut absolument découvrir Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance troisième roman de la plasticienne et romancière Gabriella Zalapi aux origines suisse, italienne et anglaise vivant à Paris et qui dépeint dans ce nouveau récit, le point de vue d'une petite fille de huit ans enlevée par son père l'entrainant sur les routes de l'Italie des années 80.

     

    A Genève, en mais 1980, la petite Ilaria sort de l'école et attend sagement que sa grande soeur Ana vienne la chercher pour rentrer ensemble à la maison. Pourtant c'est son père Fulvio qui débarque en lui expliquant que le programme a changé et qu'il l'emmène au restaurant à Yvoire où ils se retrouveront tous. Mais les chose prennent une autre tournure lorsque son père lui indique que le repas est annulé et qu'ils passeront un long week-end tous les deux ensemble à Turin. Mais les jours passent, puis les semaines et puis les mois où d'hôtels douteux en aires d'autoroute elle parcourt le nord de l'Italie au gré des errances de son père. Redoutant ses colère, elle prend sur elle en évitant de pleurer en réclamant sa mère dont elle est sans nouvelle. Ilaria apprend à conduire et à mentir en s'appropriant, sous la férule de son père, des valises trouvées dans les gares qui ne leur appartiennent pas et dont ils revendront le contenu afin de financer leur périple chaotique. Ainsi la petite fille va séjourner au bord de la mer Adriatique à San Benedetto, puis c'est l'internat à Rome avant d'adopter un mode de vie rural en Sicile. Et tout au long de ce parcours, il y a les tubes du moment à la radio que l'on chante à tue-tête, les jeux qui permettent de faire passer le temps ainsi que les rencontre avec Claudia, Isabella et Vito qui atténuent les affres de cet enlèvement qui apparaît presque comme un moment d'une enfance normale. Mais Ilaria voit tout et comprend énormément de chose en percevant notamment la tension émanant de son père qui boit trop et dont les colères imprévisibles peuvent se révéler effrayantes.

     

    Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance se révèle être un brève histoire d'à peine 175 pages aux marges généreuses lui conférant l'allure d'une nouvelle ou d'une novella comme on désigne désormais les romans courts. Et c'est bien cette brièveté qui suscite indéniablement un certain engouement dans l'effervescence foisonnante de cette rentrée littéraire parce qu'en dépit du thème abordé, dont on devine certains aspects émanant de sa propre enfance, Gabriella Zalapi s'est employée à rester sur un registre extrêmement dépouillé où la pudeur se conjugue en permanence avec l'émotion, au gré d'un texte qui se concentre sur l'essentiel sans jamais surjouer sur les ressentis de cette petite fille au regard affuté. Il en résulte un récit d'une saisissante justesse en adoptant le point de vue d'Ilaria qui doit composer avec le caractère fantasque d'un père dont on perçoit bien évidemment le désarroi mais également les aspects plus sombres de la colère et de la manipulation le conduisant aux mensonges à l'égard d'une enfant qui n'est pas totalement dupe de tout ce qui se passe autour d’elle, résultant d’une perception à la fois naïve et acérée sur le monde qui l'entoure. Et ce monde, Gabriella Zalapì le restitue par petite touche très fugaces nous permettant de saisir l'atmosphère de cette Italie des années 80 où l'on distingue, par le biais de la radio dans la voiture, les affres des années de plombs, à l'instar de l'attentat de la gare de Bologne, contrebalancés par l'insouciance des tubes de l'époque dont certains délivrent pourtant quelques messages engagés. Cette ambivalence, on la retrouve bien évidemment dans ce parcours de vie, entre parenthèse, d'Ilaria et des rapports complexes qu'elle entretient avec son père où l'on saisit de nombreux instants de bonheur, mais également cette  tension faite de non-dits ainsi que cette douleur enfouie notamment liée à l'absence d'une mère dont on ne lui donne pratiquement aucune nouvelle, hormis quelques mensonges cruels qui entrent dans ce conflit sous-jacent que l'on perçoit, par l'entremise de cette petite fille, entre un homme et une femme dont le couple s'est complètement disloqué. Mais au cours de cet enlèvement Ilaria va acquérir une certaine autonomie ou plutôt une espèce de défiance vis-vis de la figure paternelle cabossée que Fulvio projette sur elle et qui va se traduire par une désobéissance  faisant office d'apprentissage de vie laborieux qui n'est pas exempt de certains traumas dont on distingue quelques reflets en toute fin d'un récit d'une intensité incroyable.

     

    Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Editions Zoé 2024.

    A lire en écoutant : L'Appuntamento d'Ornella Vanoni. Album : Appuntamento Con Ornella Vanoni. 1999 SONY BMG Music Entertainment (Italy) S.p.A.

  • DAVID PEACE : PATIENT X, LE DOSSIER RYUNOSUKE AKUTAGAWA. LES AMES TOURMENTEES.

    david peace,patient x,editions rivages1974 (Rivages/Thriller 2002), 1977 (Rivages/Thriller 2003), 1980  (Rivages/Thriller 2004), 1983 (Rivages/Thriller 2005), derrière ces quatre années qui donnent leur titre aux romans formant la tétralogie du Yorkshire, débarque David Peace et cette écriture à nulle autre pareil qui nous immerge littéralement dans l'univers obscur de cette contrée de l'Angleterre où sévissait le tueur en série Peter Sutcliffe dont les exactions avaient marqué le romancier s'employant également à dénoncer les manquements d'une police dévoyée. Mais bien au-delà du genre noir dans lequel  on l'a volontiers catalogué, il émerge de ces intrigues les névroses de ses personnages dont les différentes facettes de leur personnalité reflètent, avec une acuité hors du commun, les aspects obscurs d'une société tourmentée. Pourtant, David Peace sort aisément du cadre de la littérature noire, comme en témoigne des romans comme GB 84  (Rivages/Thriller 2006), évoquant la lutte des mineurs contre les réformes du gouvernement Tatcher ou Rouge ou Mort  (Rivages/Thriller 2014), biographie romancée de Bill Shankly, directeur mythique du Liverpool Football Club qui prennent tous deux des connotations politiques au sens large du terme tout en incitant son auteur à quitter le pays pour enseigner l'anglais tout d'abord en Turquie puis finalement au Japon où il réside encore. Toujours à l'affut du monde qui l'entoure, David Peace se penche sur la société japonaise et son basculement vers notre époque contemporaine avec Tokyo, Année Zéro (Rivages/Thriller 2008), Tokyo, Ville Occupée (Rivages/Thriller 2010) et Tokyo, Revisitée (Rivages/Noir 2022) formant un cycle s'articulant autour de trois faits divers, se déroulant durant l'occupation américaine au terme de la seconde guerre mondiale, et qui ont bouleversé la nation. Pour définir son style d'une puissance si particulière où l'on s'immisce dans les pensées les plus tortueuses de ses personnages, David Peace cite abondamment James Ellroy mais évoque également l'oeuvre du nouvelliste japonais Ryünosuke Akutagawa dont il a repris d'ailleurs la trame narrative de Dans Le Fourré, sa nouvelle la plus connue, figurant dans le recueil Rashōmun, pour mettre en scène les différents points de vue des protagonistes de l'incandescent Tokyo, Ville Occupée où les fantômes côtoient les vivants dans un registre incantatoire hallucinant. Méconnu dans nos contrées, hormis peut-être cette fameuse nouvelle Dans Le Fourré adaptée au cinéma par Akira Kurosawa sous le titre Rashōmun, c'est sans doute pour cette raison que David Peace s'est lancé dans l'écriture de Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa, une biographie romancée lui permettant d'exprimer toute son admiration pour cet auteur érudit et tourmenté qui se suicida en 1927 à l'âge de 35 ans et dont l'oeuvre est imprégnée d'influences variées entre la littérature orientale et la littérature occidentale de son époque qu’il a su concilier avec une remarquable maîtrise. 

     

    Si vous avez l'occasion de croiser le Patient X dans les couloirs du château de fer, peut-être prendra-t-il le temps de vous parler un instant, le temps de fumer une cigarette dont la fumée flotte autour de sa silhouette émaciée. Il s'agira sans doute de quelques fragments épars de sa vie qu'il vous racontera avec force de détails comme son émergence de la Rivière des Pêchés et de son ascension sur le fil de l'araignée. Il pourra évoquer la folie de sa mère et le désarroi psychologique qui en découle et qui l’a accompagné tout au long de sa vie. Il pourra évoquer sa passion dévorante pour la littérature ainsi que le génie tourmenté qui imprègne ses textes et en font le maître incontesté de la nouvelle sans qu'il ne puisse en prendre véritablement conscience, enfermé qu'il est dans le doute permanent quant à sa place au sein d'une société qui se disloque. Il pourra évoquer la mort de l'empereur marquant la fin de l'ère Meiji et le début de l'ère Taishō ainsi que le suicide du général Maresuke Nogi et de son épouse peut après les funérailles de l'empereur. Il pourra évoquer son séjour à Shanghai, sa santé déclinante ainsi que ses apparitions fantomatiques source d'angoisses prégnantes. Il y a l'influence des contes d'autrefois et des créatures qui les hantent. Il y a l'influence d'Edgard Allan Poe et de Joseph Conrad qui le plonge Au Coeur Des Ténèbres à l'image de ce grand séisme du Kantō qui ravage le pays également meurtri par les exactions meurtrières qui font plusieurs milliers de morts. Il pourra évoquer ce dégoût que lui inspire de nombreuses choses mais qui émerge également de sa propre personne. Tout cela figure d'ailleurs dans la succession des textes aux entournures poétiques et à la prose incantatoire où l'on oscille entre le surréalisme et le fantastique de récits aux accents lyriques qui définissent ainsi la personnalité du Patient X et qui composent le dossier Ryünosuke Akutagawa.

     

    Signe d'un changement du genre auquel on l'a cantonné, vous pourrez découvrir un entretien de David Peace, invité en France non pas à l'occasion d'un festival de la littérature noire mais sur la scène de La Maison de la Poésie à Paris qui vous permettra de saisir sur ce lien, quelques aspects de la genèse de cette biographie consacrée à Ryünosuke Akutagawa dont on ressent l'admiration sans borne pour cet auteur emblématique de la littérature nippone. Au gré de cet échange vous pourrez apprécier les différentes lectures d’extraits de Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa dont certains dans la version originale déclamée par l’auteur lui-même vous permettant de saisir la puissance de cette scansion qui définit son style inimitable. A partir de là, il faut prendre conscience que cette biographie consacrée à cet écrivain japonais que David Peace adule ne prendra pas un parti pris conventionnel comme c’est le cas  pour l'ensemble de son œuvre hors norme qui fait bien évidemment écho à celle de Ryünosuke Akutagawa lui-même. Ainsi Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa porte bien son titre et se compose de douze nouvelles comme autant d’étapes de la courte vie de cet homme tourmenté s’agrégeant habilement autour de sa bibliographie dont on distingue l’émergence de quelques récits emblématiques qui séduiront les amateurs de culture et de littérature japonaise, tandis que les néophytes comme moi, brûleront d’en savoir plus sur les énigmes qui entourent son parcours de vie chaotique avec l’envie irrépressible de découvrir les nouvelles et les contes qu’il a écrit tout au long de sa trop brève carrière littéraire. Formant un ensemble solide, chacune des nouvelles prend une forme narrative différente comme autant de reflets de la société japonaise de l’époque que David Peace restitue avec une exactitude rigoureuse, mais qui se confondent avec les névroses et les divagations d’un homme torturé dont on décèle toute les angoisses et obsessions qui l’animent en accompagnant parfois littéralement son cheminement de pensée à l’exemple de sa folle passion pour la littérature qui devient un refuge avant de le précipiter dans l’abime de l’écriture. Ainsi, au gré de cette lecture qui n’a rien de paisible, on décèle cette rigueur de l’exactitude des faits émanant d’une somme impressionnante de documentation que David Peace absorbe avec vigueur pour restituer toute la quintessence d’un parcours de vie basculant dans les méandres surnaturels découlant des dysfonctionnement d’un homme en rupture dont on suit les aléas dans Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa remettant en cause, avec un génie prodigieux, tous les préceptes propre aux biographies conventionnelles. 

     

    David Peace : Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa (Patient X, The Case-Book of Ryünosuke Akutagawa). Editions Rivages 2024. Traduit de l'anglais par Jean-Paul Gratias.

    A lire en écoutant : Paranoid Android de Radiohead. Album : Ok Computer. 1997 XL Recordings Ltd.