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LES AUTEURS - Page 7

  • Sandrine Collette : Madelaine Avant L'Aube. Famine.

    IMG_0082.jpegElle habitait en ville et enseignait à l'université de Paris-Nanterre mais a finalement préféré retrouver le Morvan où elle vit depuis plus de dix ans sur la terre de ses aïeux en endossant la fonction de conseillère communale tout en s'adonnant à l'écriture son travail de prédilection pour notre plus grand plaisir, ainsi qu'aux soins de ses chevaux. A ses débuts de romancière, on pouvait croiser Sandrine Collette sur les festivals consacrés à la littérature noire qui ont d'ailleurs célébré plusieurs de ses récits dont le premier, Des Nœuds D'Acier (Denoël/Sueurs froides 2012), obtenant le Grand prix de littérature policière en 2013 qui sera loin d'être le seul, couronnant la force d'une écriture mettant en valeur des territoires à la fois âpres et sauvages au sein desquels se débattent des individus souvent malmenés par la vie comme en témoigne On Était Des Loups (JC Lattès 2022), son plus grand succès jusqu'à présent. On pourrait également parler de l'aspect sombre de ses intrigues oscillant dans la veine du roman noir chargé de tension à l'instar d'Il Reste La Poussière (Denoël/Sueurs froides) qui avait marqué les esprits dans le petit landerneau du polar. Mais en intégrant la maison d'éditions Jean-Claude Lattès, Sandrine Collette a soudainement changé de braquet en rencontrant un lectorat beaucoup plus conséquent qui ne saurait résister à l'intensité de ses récits en soulignant, une fois encore pour ceux qui en douteraient toujours, que les auteurs de littérature noire n'ont rien à envier aux autres romanciers, même s'ils doivent dissimuler leur appartenance pour pouvoir figurer sur les listes des grands prix prestigieux de la rentrée littéraire et dont la sélection demeure figée sur quelques à priori quant aux collections se concentrant sur les littératures de genre. Ainsi, même s'il ne s'agit sans doute pas de l'unique raison qui l'a poussée à changer d'éditeur, on constate que la romancière suit les traces de ses prédécesseurs que sont Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu en intégrant la liste des finalistes du prix Goncourt 2024 avec Madelaine Avant L'Aube dont on espère qu'il sera célébré à sa juste valeur. Mais ce qui apparaît comme une certitude, c'est que Sandrine Collette n'a pas changé de registre avec un texte d'une profonde beauté qui prend l'allure incontestable d'un roman noir se déclinant autour du parcours d'une jeune fille évoluant dans l'environnement rude d'une contrée campagnarde indéterminée à une époque incertaine dont on devine quelques aspects moyenâgeux à l'exemple de la caste des maîtres du Pays Arrière apparaissant au détour de cette intrigue aux connotations rurales. 

    A proximité du village de La Foye, il y a le hameau des Montées où vivent depuis toujours les jumelles Ambre et Aelis ainsi que Rose, la vieille rebouteuse de cette contrée reculée sous le contrôle d'Ambroisie-le-père et de son fils parcourant la région à cheval, en quête de gibier qu'il chasse pour son bon plaisir et de femmes dont il abuse sans vergogne. Autant dire que l'on travaille une terre ingrate en baissant la tête tout en endurant les saisons incertaines et les injustices des castes qui prévalent dans le pays. Mais voilà qu'à l'aube, surgit à l'orée de la forêt une fillette aussi affamée que farouche en quête de nourriture qu'elle dérobe et que la petite communauté du hameau a tôt fait d'adopter. Madelaine s'adapte ainsi rapidement à son environnement et se montre dure à la tâche en faisant preuve d'une opiniâtreté sans faille. Mais dans son regard, on perçoit encore cet esprit indomptable qui brûle toujours en elle, jusqu'au jour où tout bascule dans une brutale sauvagerie qui va tout emporter.

     

    Au détour d'une lutte des classes inégale, se met en place, peu à peu, la tragédie d'un fait divers tout en déclinant l'éco-anxiété qui prévalait déjà à cette époque si lointaine où le climat et plus particulièrement les gels printaniers déterminaient la survie ou pas des membres de la communauté du monde paysan durant l'hiver. Autour de ces thèmes, il va de soi que Madelaine Avant L'Aube résonne douloureusement au sein de notre actualité où l'on prend conscience, malgré le déni environnemental qui prévaut, que c'est la nature qui dicte ses règles aussi cruelles soient-elles. Mais le drame dont on va être témoin découle également de la place faites aux femmes dans une mise en scène d'une force brutale qui saisit le lecteur tout en le confrontant immanquablement aux phénomènes de société qui défraient la chronique. Tout cela se décline au gré d'un univers rude, sans pitié, imprégné d'une certaine magnificence que l'on retrouve souvent dans l'œuvre de Sandrine Collette d'où émerge des textes d'une beauté fascinante où la personnalité endurcie de ses personnages se confond avec l'âpreté des paysages dans lesquels ils évoluent. On retrouve donc tout cela dans Madelaine Avant L'Aube au rythme d'une narration subtile mettant en scène cet environnement rural dont aucun des protagonistes n'est en mesure de s'extraire, rattachés qu'ils sont à cette terre nourricière, souvent ingrate, que l'on travaille, le dos courbé avec ce côté astreignant et répétitif rythmant les saisons et dont on ressent la douloureuse précarité. Et de ces difficultés émerge la tension à l'instar de ces hivers de famine où l'enjeu consiste à déterminer celle ou celui qui va succomber en prenant en compte le fait que Sandrine Collette n'épargne aucun de ces personnages. A partir de là, se construit la personnalité de Madelaine et de cette révolte qui couve en elle et que son entourage tente de contenir par tous les moyens à l'exemple de Bran, le narrateur, faisant office de figure protectrice de la fillette et dont la destinée, en milieu de récit, va faire basculer toute l'intrigue dans l'éclat surprenant de son rôle véritable. Et c'est sans doute dans ce registre des ressorts narratifs singuliers qu'éclate tout le talent de la romancière avec cette capacité à conjuguer la splendeur abrupte des paysages qu'elle dépeint avec toute la férocité d'une intrigue à la noirceur inexorable imprégnant l'ensemble des protagonistes se révélant dans la fragilité d'une destinée à la fois incertaine et cruelle. Et puis il y a cette profondeur du mot juste, de la phrase travaillée sans emphase et de la musicalité d’un texte imprégné d'une pointe de lyrisme envoûtant, caractéristiques du style particulier de Sandrine Collette qui signe avec Madelaine Avant L’Aube l’un de ses meilleurs romans, Goncourt ou pas.    

     

     

    Sandrine Colette : Madelaine Avant L'Aube. Editions Jean-Claude Lattès 2024.

    A lire en écoutant : Bourrée de Malicorne. Album : Colin. 1974 Hexagone.

  • JAMES ELLROY : LES ENCHANTEURS. CAMERA HUMAINE.

    IMG_0008.jpegLes tendances avec James Ellroy, c'est de se prendre en photo en sa compagnie et de s'afficher ainsi fièrement sur les réseaux sociaux ou d'adopter la posture du critique blasé en expliquant à quel point le romancier a vieilli sans être capable de se renouveler tout en fustigeant son comportement, son arrogance ainsi que son attitude conservatrice que l'on conspuera allègrement. Alors, sans jouer les fans transis, on rappellera que James Ellroy a tout de même contribué à donner ses lettres de noblesse à la littérature noire avec des romans d'envergure comme la trilogie Llyod Hopkins dont Lune Sanglante (Rivages/Noir 1987) qui nous a ravagé le cerveau tout comme Le Quatuor de Los Angeles comprenant l'emblématique Dahlia Noir (Rivages/Noir 1988). On peut continuer en évoquant Un Tueur Sur La Route (Rivages/Noir 1989) ainsi que Ma Part D’Ombre (Rivages 1997), bouleversante autobiographie de l'auteur évoquant l'assassinat de sa mère. Et comme si cela ne suffisait pas, il faut également penser à la trilogie Underwold USA qui demeure l'un des monuments de cette carrière littéraire d'une densité incroyable. Mais les esprits chagrins prétendront que le nouveau quintette de Los Angeles qu'il a entamé avec Perfidia (Rivages/Noir 2015) et La Tempête Qui Vient (Rivages/Noir 2019) n'est pas à la hauteur des attentes avec des intrigues échevelées se déroulant durant la période chaotique de la Seconde guerre mondiale dont il restitue pourtant l'atmosphère délétère avec une effarante précision. Alors bien sûr qu'au sein d'une œuvre comprenant plus d'une vingtaine d'ouvrages, dont un certain nombre de romans marquants, trouvera-t-on quelques récits suscitant un enthousiasme moindre à l'instar d'Extorsion ou de Panique Générale, mettant tout deux en scène le détective privé Freddy Otash confessant, une fois arrivé dans l'au-delà, les frasques des stars hollywoodiennes dont il a été témoin et qu'il rapportait notamment pour le compte du tabloïd Confidential. Il faut préciser que cet ancien officier de police du LAPD n'a rien de fictif et qu'il a notamment inspiré le personnage de Jake Gittes dans le film Chinatown avant qu'Ellroy ne le fasse apparaître dans American Dead Trip (Rivages/Noir 2001) et Underworld USA (Rivages/Noir 2009). Pour le dire franchement, à l'annonce d'un troisième ouvrage mettant en scène cet enquêteur sulfureux, on pouvait craindre qu'il ne s'inscrive dans la même veine iconoclaste des deux opus précédents. Néanmoins, de manière assez curieuse, Les Enchanteurs fait partie du quintette de Los Angeles en opérant un saut dans le temps conséquent, puisqu'après les deux premiers récits se déroulant durant les années quarante, on passe sans transition (tout de même comblée par Le Quatuor de Los Angeles se déroulant durant les années cinquante) à cette date fatidique du 4 août 1962 où l'on découvre le corps sans vie de Marilyn Monroe.

     

    Rien ne va plus dans le petit microcosme hollywoodien de Los Angeles avec l'annonce de la mort de Marilyn Monroe, victime d'une overdose de médicaments tandis que l'actrice de seconde zone Gwen Perloff fait l'objet, au même moment, d'une tentative d'enlèvement se soldant par la mort d'un des ravisseurs exécuté par Freddy Otash, détective privé sulfureux, accompagné du Hat Squad dépêché par Bill Parker, responsable du LAPD désormais dans la tourmente. Expert dans la surveillance des stars du showbiz, voyeur invétéré spécialisé dans les intrusions discrètes et la pose de micros pour alimenter les ragots qu'il fournit notamment pour la presse à scandale, Freddy Otash se voit confier par les frères Kennedy une mission visant à discréditer l'image de Marilyn Monroe, au lendemain de sa mort, afin de couper court aux rumeurs de liaison clandestine avec le président des Etats-Unis nouvellement réélu. A l'occasion de cette enquête le détective privé réintègre le LAPD avec le grade de lieutenant afin que le procureur fédéral Bob Kennedy puisse avoir plus d'ascendant sur cet électron libre sous la menace d'une inculpation pour meurtre notamment. Ainsi, au gré de ses investigations Freddy Otash va mettre à jour les agissements d'un prédateur que l'on désigne comme Le Satyre qui s'en prend aux femmes seules dont il met les maisons à sac. Et puis, il y a les studios de la Fox recourant à d'étranges expédients pour pallier au gouffre financier que représente le tournage de Cléopâtre ainsi que cet obscène "Catalogue de Filles" que l'acteur Peter Lawford a partagé avec son beau-frère Jack Kennedy. Comment Freddy Otash va-t-il se dépêtrer d'un tel chaos secouant les notables d'une ville de Los Angeles complètement dévoyée ?

     

    Pour celles et ceux qui n'apprécieraient pas le style Ellroy, il vaut mieux passer son chemin car le vieux briscard du polar est de retour avec une écriture encore plus affirmée, n'en déplaise aux détracteurs qui y trouveraient une certaine redondance. Néanmoins, à l'heure où la standarisation de l'écriture devient un enjeu commercial, il faut se poser la question de savoir qui écrit comme Ellroy, hormis quelques auteurs s'inspirant de son style avec plus ou moins de bonheur ? Qui est encore capable, au gré de plus de 600 pages, de nous assener ce rythme dantesque qui s'inscrit tant dans la trame narrative que dans la musicalité d'un texte survolant le marasme de ces romans convenus que l'on nous inflige à longueur d’année ? Ainsi, Les Enchanteurs nous apparaît comme une salutaire bouffée d'oxygène littéraire se déclinant au gré d'une intrigue resserrée qui s'articule autour de la personnalité de Marilyn Monroe, icône mythique de Hollywood que James Ellroy s'emploie à déconstruire avec une hargne démoniaque. Pour y parvenir, le romancier se concentre donc autour du point de vue unique de Freddy Otash qui apparaît comme une véritable crapule bouffant à tous les râteliers pour s’extirper des mauvaises passes dans lesquelles il peut s’engouffrer pour faire de l’argent en travaillant tantôt pour Jimmy Hoffa pour salir la réputation des Kennedy, tantôt pour Bill Parker pour redorer le blason d’un LAPD controversé ou même pour la famille Kennedy afin d’empêcher que les rumeurs n’entachent leur réputation. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans Les Enchanteurs où James Ellroy, dans un mélange dantesque de rumeurs et de faits historiques, décline sa propre vérité d’une ville de Los Angeles qu’il s’emploie toujours à démystifier avec un acharnement obsessionnel qui vous secoue les neurones. Parce que, comme à l’accoutumée, il faudra s’accrocher pour saisir les différentes intrigues qui jalonnent le récit oscillant entre des faits d’actualités véridiques et une fiction vertigineuse et foisonnante mettant en scène plus d’une trentaine de personnages dont la plupart ont réellement existé. Et pour en revenir à Freddy Otash on saluera l’évolution d’un individu véritablement abject qui peut, malgré tout, se comporter avec une certaine élégance, plus particulièrement à l’égard des femmes marquantes qu’il côtoie à l’instar de Loïs Nettleton dont il est éperdument amoureux, tout comme de Patricia Kennedy Lawford et de Gwen Perlof, cette actrice de série B qui le fascine. Et si l’on veut rester sur le registre des personnages féminins manquants on appréciera la présence de Natasha Lytess qui fut la coach de Marilyn Monroe ainsi que celle de Georgia Lowell Farr, jeune artiste en devenir qui va se brûler les ailes en côtoyant la star de Hollywood. Ainsi, au-delà du mépris qu’il affiche pour Marilyn Monroe, apparaît de manière sous-jacente, la violence des dirigeants des studios vis-à-vis des stars mais également du staff composant cette usine à rêve qui prend la forme d’un véritable cauchemar extrêmement cruel. Tout cela se met en place sur le rythme effréné d’une enquête policière d’une violence inouïe, mais également d’un réalisme impressionnant se traduisant par un enchainement de fausses pistes foireuses, d’interrogatoires abusifs, de fastidieuses consultations de fichiers nous entrainant dans une cavalcade effrénée à travers les rues de Los Angeles que l’on parcourt à toute blinde, enivrés que nous sommes par un texte plein de fureur nous rappelant les enquêtes déjantées du sergent Lloyd Hopkins, plus particulièrement dans A Cause De La Nuit (Rivages/Noir 1987) où le fameux "Voyageur de la Nuit" nous renvoie aux manipulations des psychiatres côtoyant Marilyn Monroe, ainsi que les investigations inquiétantes de l’agent du FBI Kemper Boyd dans American Tabloïd (Rivages/Thriller 1995) où planait déjà l’ombre des Kennedy. Voyeurisme pervers, manipulations perfides, confrontations aussi brutales que sanglantes, Les Enchanteurs prend l’allure d’un roman endiablé aux entournures sordides qui vous dépouilleront de vos dernières illusions sur le mythe du rêve américain et de son corollaire hollywoodien.

     


    James Ellroy : Les Enchanteurs (The Enchanters). Editions Rivages/Noir 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss.


    A lire en écoutant : Crepuscolo Sul Mare de Piero Umiliani. Album : La Legge Dei Gangsters.1998 Right Tempo SNC.

  • Ron Rash : Une Tombe Pour Deux. Le fossoyeur.

    ron rash,une tombe pour deux,gallimard,la noireIl apparaît comme quelqu'un de discret et de modeste, préférant arpenter les sentiers ou pêcher quelques truites dans cette région des Appalaches qu'il affectionne tant, plutôt que de fréquenter les salons littéraires où il lui faut parler de ses livres. Une personnalité réservée donc à l'image de bon nombre des habitants de la Caroline du Sud où il est né et de la Caroline du Nord où il vit désormais en cultivant cet attachement à ses racines par le biais de ses récits s'attachant exclusivement à cet environnement âpre qu'il décrit  avec une ferveur poétique tout en déclinant cette noirceur qui imprègne cette communauté tourmentée par les maux de l'histoire ou par le déclin social qui frappe bon nombre de ses habitants. Depuis plus de 30 ans qu'il écrit et malgré sa discrétion, Ron Rash apparaît désormais comme un romancier mais aussi comme un poète de référence qui a influencé bon nombre d'auteurs à l'instar de David Joy qui le cite abondamment. Parfois ancré dans les méandres historiques de sa région à l'instar de Serena (Masque 2011) ou d'Une Terre D'Ombre (Seuil 2014) se déroulant dans les années trente pour l'un et à la fin de le première guerre mondiale pur l'autre, Ron Rash s'attache également à dépeindre une période plus actuelle sur un registre de violence sur fond de drogue dont les ravages endémiques frappent une population précarisée sombrant dans la marginalité et dont on peut prendre la mesure dans des récit tel que Le Monde A L'Endroit (Seuil 2012) ou Un Silence Brutal (La Noire 2019) . Et il faut bien avouer que l'on est toujours impressionné par ce style épuré qui n'est pourtant pas dénué d'intonations lyriques où la délicatesse du mot bien choisi fait émerger cette puissance imprégnant des textes ciselés qui doivent également beaucoup à la traduction française d'Isabelle Reinharez qui a accompagné le romancier tout au long de sa carrière. Et puis comme toujours, il est souvent question de divergences sociales avec Ron Rash comme le démontre Une Tombe Pour Deux prenant pour cadre la petite ville de Blowing Rock au coeur des Blue Ridge Mountains alors que la guerre de Corée résonne dans le lointain.


    Jacob Hampton ne répond pas toujours aux attentes de ses parents, propriétaires d'immenses terrains boisés, d'une scierie ainsi que du général store de la petite ville de Blowing Rock en Caroline du Nord. Mais s'ils n'ont rien dit de son amitié de jeunesse avec Blackburn, jeune homme défiguré par la polio et officiant désormais comme fossoyeur pour le compte de la paroisse, il en va tout autrement de son mariage avec Naomi, une fille de condition modeste qui attend un enfant de lui. Mais lorsque Jacob doit partir combattre en Corée, les Hampton estiment qu'il est temps d'élaborer un stratagème odieux afin de faire en sorte que Naomi sorte définitivement de la vie de leur fils qui a confié son épouse aux bons soins de son meilleur ami. Car bien au-delà de l'amour parental, il s'agit surtout pour eux de protéger à tout prix leurs intérêts et leurs biens de la convoitise d'une fille de paysan sans le sou. 

     

    Une fois n'est pas coutume, le roman débute en Corée alors que deux soldats luttent au corps à corps en se lardant de coups de couteau sur une rivière gelée, éclairée par un clair de lune hivernale. A elle seule, la scène résume cette dualité jaillissant des récit de Ron Rash où la violence rude se décline dans une atmosphère aux entournures poétiques sans pour autant sombrer dans une espèce d'esthétisme outrancier. C'est l'occasion pour le romancier d'aborder le thème de la réinsertion difficile des vétérans marqués par les affres des combats en suivant le parcours de Jacob qui doit encore surmonter un autre traumatisme lors de son retour au pays. Là encore, le romancier joue sur les nuances en évoquant ce retour à une vie normale alors que son entourage aspire à ce qu'il reprenne les affaires sur fond de mensonges et de trahisons en soulignant cette ambivalence entre les horreurs de la guerre et l'abjection d'une famille avide de conserver son patrimoine quoiqu'il en coûte. Ainsi, on découvre cette ambivalence émanant de la personnalité aimante des deux parents de Jacob estimant agir pour le bien de leur fils mais glissant vers une logique monstrueuse afin de s'affranchir de celle qu'il considère ne pas faire partie de leur milieu social et pour laquelle il n'éprouve qu'un mépris larvé. Le paradoxe de cette monstruosité réside dans le profil de Blackburn, l'autre personnage central du récit, dont le visage défiguré par la polio dissimule une générosité et une bonté à toute épreuve se traduisant dans le soin qu'il apporte à l'entretien du cimetière dont il a la charge, mais aussi de l'amitié qu'il voue à Jacob et à Naomi au gré d'un soutien sans faille, ceci en dépit des trahisons se tramant autour de lui et des tentations qui vont s'offrir à lui. Ainsi, au rythme d’une intrigue d’une remarquable simplicité, Ron Rash décline une nouvelle fois, avec Une tombe Pour Deux, cette lutte des classes allant jusqu’à empoisonner les rapports familiaux dans une impressionnante logique destructrice qui marque les esprits.


    Ron Rash : Une tombe Pour Deux (The Caretaker). Editions Gallimard/Collection La Noire 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez.

    A lire en écoutant : Road to Chicago de Thomas Newman. Album : Road To Perdition (Original Motion Picture Soudtrack). 2002 UMG Recording, Inc.

  • PATRICK DELPERDANGE : UN PARFUM D'INNOCENCE. UN JARDIN EXTRORDINAIRE.

    patrick delperdange,un parfum d'innocence,éditions in8,collection polaroïdLa maison porte le nom du format d'un livre où la feuille a été pliée à trois reprises pour composer ainsi un ouvrage de 16 pages recto-verso, in-octavo. Autant dire que les éditions in8 se sont spécialisées dans le format court, ceci plus particulièrement avec la collection Polaroïd dirigée par Marc Villard qui s'y connait quelque peu dans le domaine de la nouvelle aux connotations plus ou moins sombres puisqu'il a publié plus d'une quarantaine de recueils rassemblant de brèves histoires souvent teintées d'une ambiance jazzy qu'il affectionne. On se souvient ainsi d'Entrée Du Diable A Barbèsville (Rivages/Noir 2008) ainsi que de son dernier ouvrage au titre évocateur, Ciel De Réglisse (Editions La Noire 2023) ou de Scènes De Crime (Editions Le Bec en l'air 2014) où chacune des photos d'Hermance Triay étaient agrémentées d'un texte assez bref du romancier, soulignant l'atmosphère inquiétante de la série d'images composant l'album. Mais pour en revenir à son travail de directeur de la collection Polaroïd, Marc Villard a rassemblé quelques figures de la littérature dont Marcus Malte, Marin Ledun, Marion Brunet, Jean-Bernard Pouy et Nicolas Mathieu marquant son retour dans un registre un peu plus noir avec Rose Royal (In8/Polaroïd 2019). Intégrant tout récemment la collection, on se réjouit de retrouver Patrick Delperdange avec Un Parfum D’Innocence, brève intrigue de 80 pages se déroulant dans un environnement rural à l’atmosphère âpre nous rappelant ses précédents romans aux titres imprégnés d’une connotation biblique tels que Si Tous Les Dieux Nous Abandonnent (Série Noire 2016) et L’Eternité N’Est Pas Pour Nous (Les Arènes/Equinox 2019), figurant parmi la soixantaine récits que ce romancier belge, bien trop sous-estimé, a écrit durant sa carrière de romancier tout en officiant également comme scénariste de bande dessinée.

     

    Lorraine a emprunté la voiture à sa copine Florence qui travaille comme serveuse dans le même bar qu'elle. Elle est venue chercher son frère Arthur qui vient de sortir de prison. Mais loin d'être apaisé, elle sent bien la tension qui germe encore en lui tandis qu'ils traversent cette région désolée où les cadavres de chats écrasés jonchent les bords de la route nationale. Et la chaleur n'arrange rien. Mais à l'occasion d'un arrêt à la station-service pour boire une bière bien fraîche, les choses tournent au vinaigre lorsqu'Arthur a la mauvaise idée de piquer dans la caisse de la tenancière des lieux et de bousculer violemment le fils qui tentait de s'interposer en les braquant avec sa carabine. Afin d'échapper à la police rapidement alertée, Lorraine et Arthur vont donc emprunter les petites routes de campagne et entamer ainsi un périple chaotique au sein d'un environnement de plus en plus inquiétant.  

     

    Comme son nom l'indique, la collection Polaroïd se concentre sur la photographie de l'instant que Patrick Delperdange saisi pour l'occasion afin de nous présenter le parcours de Lorraine qui vient chercher son frère à sa sortie de prison. On passe ainsi en revue quelque instantanés que sont les retrouvailles tendues entre une soeur et un frère dont on ignore le motif de son incarcération, la confrontation chaotique avec la tenancière d'une station-service et de son fils ainsi que la rencontre dantesque avec une famille de paysans dont les comportements suscitent une inquiétude de plus en plus larvée. L'ensemble se décline sur un mode davantage orienté sur une succession d'actions nous offrant quelques scènes incongrues comme cette course-poursuite entre un tracteur et une voiture se retrouvant embourbée au beau milieu des champs, ce qui nous permet d'apprécier cette intrigue décalée qui sort radicalement du registre auquel on s'attend dans le cadre d'une traque de deux fuyards plus ou moins paumés. Il faut dire que Patrick Delperdange maîtrise l'art de la mise en scène au gré d'une écriture décantée se concentrant sur l'essentiel pour développer ce format à la fois très bref et extrêmement concentré. Et puis il y a cette atmosphère sombre et poisseuse qui émerge du texte et plus particulièrement lorsque Lorraine et Arthur pense trouver refuge au sein de ce corps de ferme délabré où réside cette famille paysanne au comportement dysfonctionnel rappelant par certains aspects quelques scènes dignes du film Délivrance. Tout cela se décline en adoptant le point de vue de Lorraine cherchant à renouer avec son frère Arthur dont elle perçoit cette colère qui le ronge trouvant sans doute quelques racines dans l'émergence de ses souvenirs de jeunesse dont on devine quelques aspects sous-jacents peu reluisants. Entre violence et fêlure, Un Parfum D'Innocence met donc en lumière ces instantanés brutaux se révélant dans l'alchimie habile d'un texte d'une sombre intensité. 


    Patrick Delperdange : Un Parfum D'Innocence. Editions in8. Collection Polaroïd 2024.


    A lire en écoutant : Born On The Bayou de Creedence Clearwater Revival. Album : Summer Classics. 2024 UMG Recording.

  • Nagui Zinet : Une Trajectoire Exemplaire. La vie ne vaut rien.

    nagui zinet,une trajectoire exemplaire,joelle losfeld éditions"Les amours ratent, mais de peu, c'est ainsi que naissent les suivantes."


    Nagui Zinet

     

    Le phénomène Nagui Zinet n'a pas encore atteint la quiétude larvée de nos contrées helvétiques et pour découvrir son premier roman, il vous faudra farfouiller dans les rayonnages, voire même le commander auprès de votre libraire préféré. Ce serait pourtant dommage de passer à côté de ce qui apparaît comme la substantifique moelle du récit noir se distinguant au gré d'un style à la fois drôle et vachard qui vous flingue le moral. Ainsi, pour vous inciter à vous procurer, par n'importe quel moyen, Une Trajectoire Exemplaire, il peut être utile de mentionner quelques prescripteurs illustres tels que Nicolas Mathieu, Pierre Lescure ou Benoît Poolvorde qui ont pris le temps de dire tout le bien qu'ils pensaient de ce récit d'une centaine de pages s'attachant au parcours de ce gars en rade, vaguement porté sur la boisson, un peu moins sur le travail lui laissant le temps de lire les livres de Jim Thompson, et dont la relation amoureuse incertaine va forcément virer au drame. Et avant de vous dire que vous avez déjà lu cela mille fois, peut-être vous faudra-t-il prendre le temps de parcourir, en guise d’échantillon, les chroniques quotidiennes de Nagui Zinet que l'on trouve sous son profil Instagram Nestor Maigret. Il y décline, dans un style à l'humour cinglant, un quotidien de bières, de cigarettes et d'anxiolytiques au détour de ses échanges acides avec C. son amoureuse qui le supporte malgré tout, et qui vous balance quelques références littéraires à l'instar de Daniel Woodrell, de Jim Thompson bien sûr et de Georges Simenon pour ne citer quelques uns des auteurs qu'il affectionne et dont on soulignera le bon goût, ce qui n'a rien d’une évidence en ces temps où l’on nous abreuve de productions littéraires ineptes. Et ce n'est pas l’actualité des parutions du polar helvétique qui me contredira.

     

    Il lui reste 1000 euros sur son compte qu'il compte dilapider en bières et en cigarettes tout en lisant quelques romans noirs à la terrasses des rades qu'il fréquente pour dissoudre cette vie terne et sans objet. Le travail, il ne faut pas trop y compter car N. est un looser de 25 ans qui soigne son ambition à coup d'anxiolytiques et de tranquillisants. Il trouvera peut-être le salut avec Irène qu'il rencontre dans un bar au gré d'une attirance diffuse déboulant sur une relation amoureuse qui pourraient bien mettre fin à leurs solitudes respectives. Mais quand on est un paumé comme N. on cultive le mensonge comme un second souffle pour dissimuler son indigence. Et il suffit d'un tout petit grain de sable pour que tout s'écroule laissant place à la violence et à la folie qui en découle. 

     

    Cela a sans doute déjà été dit, mais il faut souligner qu'Une Trajectoire Exemplaire n'est ni plus ni moins que la fusion fracassante entre le style de Jim Thompson et celui de Charles Bukowski où la violence et la folie de l'un se conjugue à la déshérence et déchéance de l'autre, tout en se déclinant sur un registre à l'humour noir vif et percutant au gré du parcours de vie désenchanté d'un homme sans envergure, hormis une certaine roublardise lui permettant de poursuivre son existence végétative. A la suite d'un prologue intense, l'ensemble de l'intrigue prend l'allure d'un fait divers qu'un juge d'instruction est amené à juger en prenant connaissance du journal de N. nous permettant de nous immerger dans cette vie sans relief, se déclinant sur un tu intimiste, qui n'est pas dénuée d'instants poignants très vite balayés par ces considérations au vitriol qui ne l'épargnent guère, comme pour mieux assoir ce profil de perdant magnifique semblant se complaire dans cette trajectoire sans issue. Mais il ne suffit pas de balancer quelques petites punchlines bien senties pour faire un bon texte et il faut bien admettre que Nagui Zinet s’y entend pour maintenir un impressionnant équilibre narratif, dans un jeu d’équilibriste impressionnant d’où émerge ce mal-être permanent qui va nous conduire vers le drame inéluctable sans pour autant s’appesantir sur le registre de la violence qui reste pourtant extrêmement cruelle jusqu’au terme d’un récit maîtrisé. Ainsi, avec cette tonalité singulière dont on redemande déjà quelques pages supplémentaires, tels des toxicos en manque, Une Trajectoire Exemplaire fait figure de roman détonant que l’on recommande à celles et ceux en quête de cette fraîcheur impertinente qui fait trop souvent défaut dans un monde littéraire tout en convenance. 

     

    Nagui Zinet : Une Trajectoire Exemplaire. Joëlle Losfeld Editions 2024.

    A lire en écoutant : La Vie Ne Vaut Rien d'Alain Souchon. Album : Collection. 2001 Parlophone Music.