DAVID PEACE : TOKYO VILLE OCCUPEE. PRIERES POUR LES MORTS.
Comme tous les livres de David Peace, Tokyo Ville Occupée est un ouvrage qui se mérite à un point tel que les lecteurs se divisent en deux camps polarisés à l’extrême avec ceux qui aiment et ceux qui détestent en abandonnant la lecture en cours de route. Cet ouvrage s’inscrit dans une trilogie consacrée au Japon de l’après-guerre et avait débuté avec Tokyo Année Zéro dont vous trouverez la chronique que je lui ai consacré ici.
Au risque de paraître outrancier, comme l’auteur d’ailleurs, on peut considérer ce second opus comme un monument de la littérature noire. Malheureusement, David Peace ne bénéficie pas, dans nos régions, de la visibilité de certains auteurs parfois surévalués et reste à mon sens bien trop méconnu du public. Il faut admettre que son style déroutant est vraiment bien éloigné des standards commerciaux actuels. C’est ce qui explique sans doute le fait que ce joyau soit passé inaperçu. David Peace reste donc un écrivain fort apprécié des amateurs du genre mais à la notoriété encore bien trop confidentiel ce qui finalement importe peu car le talent, voir le génie, ne s’est jamais mesuré au nombre d’exemplaires écoulés.
Tokyo Ville Occupée, comme tous les roman de l’écrivain, s’articule autour d’un fait réel. C’est le 26 janvier 1948 qu’un homme se prétendant médecin se présente à une succursale de la Banque Impérial de Tokyo et administre à tout le personnel deux potions censées être un vaccin pour lutter contre une épidémie de dysenterie qui sévit dans le quartier. Après d’atroces douleurs, 12 employés de la banque trouveront la mort, les potions s’avérant être un puissant poison. La police arrêtera un homme qui clamera toujours son innocence. Mais cet homme est-il bien l’auteur du massacre ?
C’est la question que se pose l’écrivain sans nom (David Peace peut-être), personnage central du livre qui court dans cette ville trépidante de Tokyo avec son manuscrit inachevé pour se retrouver sous la porte noire au beau milieu d’un cercle occulte composé de douze chandelles. Douze chandelles ce sont autant de voix et de chapitres qui ponctueront ce récit dantesque.
Dans cette chorale spectrale, vous découvrirez la supplique des victimes, le contenu du carnet de travail d’un inspecteur de police, le témoignage d’une survivante, les articles d’un journaliste, la correspondance paranoïaque d’un officier de l’armée américaine, le journal caviardé et délirant d’un officier soviétique sombrant dans la folie, les invocations d’un chaman, la protestation résignée de l’auteur présumé du massacre et bien d’autres point de vue encore qui nous entraineront dans l’ombre de la sinistre unité 731 dirigée par l’abominable lieutenant-colonel Shiro Ishii qui a opéré principalement en Mandchourie en effectuant des recherches sur les armes bactériologiques en pratiquant leurs expériences sur des cobayes humains, surnommés maruta ce qui en japonais signifie, bûche ou bille de bois.
Pour chacun de ces chapitres, de ces voix, de ces chandelles l’auteur s’emploie à utiliser un style différent qui passe du texte le plus classique à l’imprécation la plus délirante. Autant de prismes qui reflètent une réalité déformée, transfigurée par les compromissions et les occultes secrets d’une nation défaite qui peine encore à se remettre de sa mortifiante défaite.
Car Tokyo Ville Occupée, est un ouvrage qui se décline en une fresque historique édifiante (outre l’empoisonnement des employés de la Banque Impérial de Tokyo, l’unité 731 et le lt-col. Ishii ont vraiment existé), un polar glaçant et un conte fantastique terrifiant sans que l’équilibre entre ces trois thématiques ne soit jamais rompu. C’est la grande force de ce roman qui s’inspire d’une nouvelle intitulée Dans le Fourré de Akutagawa Ryunosuke que Kurosawa adapta pour réaliser son film Rashomon. Un récit extraordinaire qui n’est pas sans rappeler les textes d’Edgar Allan Poe et les poèmes de Baudelaire.
Un court extrait pour vous convaincre :
"Dans ces douze cercueils en mauvais bois, nous gisons. Mais nous ne gisons pas en paix. Dans ces douze cercueils en mauvais bois, nous nous débattons. Pas dans l’obscurité, ni dans la lumière ; dans la grisaille nous luttons ; car ici il n’y a que grisaille, ici nous faisons que nous débattre -
Dans ce lieu de grisaille
qui n’est pas un lieu
nous nous débattons sans cesse, toujours et déjà -
Dans ce lieu, qui n’en est pas un, entre deux autres lieux. Celui où nous étions autrefois, celui où nous serons -
Les vivants cadavériques
la mort vivante -
Entre ces deux lieux, entre ces deux villes :
Entre la Ville Occupée et la Ville Morte, c’est ici que nous résidons, entre la Ville Perplexe et la Ville Posthume."
Nous poursuivons donc notre voyage au coeur d'une ville laminée, rongée par l’amertume de la défaite. Une ville peuplée de fantômes inquiétants. Poursuivrez-vous ce voyage entamé avec Tokyo Année Zéro ?
David Peace : Tokyo Ville Occupée. Editions Rivages/noir 2012. Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jean-Paul Gratias.
A lire en écoutant : Merry Christhmas Mr Lawrence de Ryuichi Sakamoto. BOF de Merry Christmas Mr Lawrence. Virgin Records Ltd 1983.
Commentaires
Merci pour ce bel article sur le plus grand des 100 romans que j'ai traduits. Un petit détail cependant : Daniel Lemoine a traduit tous les romans de David Peace jusqu'à "Tokyo Année Zéro" inclus. Ensuite, il a passé la main, et j'ai pris la relève, avec : "Tokyo ville occupée" en 2010, puis "Rouge ou Mort" (27 août 2014) — en attendant le dernier volet de la trilogie sur Tokyo, que David Peac devrait rendre à son éditeur anglais en 2015.
J.-P. Gratias
Navré pour cette erreur, d'autant plus que je prends toujours soin de mentionner le traducteur lors de l'élaboration de mes notes. Les deux livres de la trilogie du Japon étant côte à côte, j'ai probablement pris le mauvais ouvrage. Piètre excuse d'autant plus que j'apprécie votre travail depuis de nombreuses années. C'est probablement en lisant les ouvrages d'Ellroy ou de Peace que l'on se rend compte du travail impressionnant du traducteur et de son rôle essentiel de passeur.
Sega
Merci pour vos compliments sur mon travail, c'est toujours agréables à lire, et ça me change des commentaires du genre : “J'ai eu du mal à entrer dans ce livre, sans doute un problème de traduction" (Entendu sur France Culture à propos du roman de Tim Gautreaux « Le Dernier arbre »).
Vous serez ravi d'apprendre que David Peace travaille en ce moment au dernier volet de la trilogie sur Tokyo. Il pense le rendre à son éditeur vers la fin du mois de janvier 2015.