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Auteurs C - Page 2

  • ALEXANDRE COURBAN : PASSAGE DE L'AVENIR, 1934. SUCRE CANDIDE.

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    Service de presse.

     

    C'est parfois tout un parcours de vie qui vous conduit vers l'écriture et il est toujours intéressant de se pencher sur la biographie d'un auteur ou d'une romancière pour dresser des parallèles entre leur vécu et la fiction qu'ils mettent en scène, ceci plus particulièrement lorsqu'il s'agit d'une personne primo-romancière. Nouvel auteur figurant au catalogue des éditions Agullo, historien de formation, Alexandre Courban a soutenu une thèse consacrée au journal L'Humanité, de sa création en 1904 à son interdiction de parution en 1939. En lien avec cette thèse, Alexandre Courban a d'ailleurs publié L'Humanité, de Jean Jaurès à Marcel Cachin (1904-1939) aux éditions de l'Atelier. Outre son intérêt pour l’histoire, on relèvera également un engagement marqué, puisqu'au sein du groupe communiste et citoyen, il officie comme Conseiller d'arrondissement à la Mairie du 13e Arrondissement de Paris et comme délégué aux anciens combattants, à la mémoire et au patrimoine. A la lecture de ces aspects de son parcours, on ne s'étonnera donc pas que son premier roman, Passage De L'Avenir, 1934, soit un polar historique s'inscrivant dans une grande saga à venir, prenant pour cadre la période trouble de l'entre-deux-guerres où l'on observe les prémices de ce mouvement du Front populaire par l'entremise du commissaire Bornec et du journaliste à L'Humanité Gabriel Funel qui évoluent tous deux dans ce quartier du 13ème arrondissement si cher à l'auteur et que Léo Malet a sublimé dans Brouillard Au Pont Tolbiac.

     

    Rien ne va plus à Paris en février 1934, où l'extrême droite se fait de plus en plus menaçante tandis que les premières manifestations ouvrières sont réprimées dans le sang ce qui ne décourage pas les participants qui font désormais front commun. Dans un tel contexte, on se moque bien de cette jeune femme que l'on a repêchée dans la Seine. Après un examen sommaire, les autorités sanitaires concluent à un suicide, en dépit des doutes du commissaire Bornec. Personne ne se manifeste pour récupérer le corps et aucun avis de disparition ne correspond au profil de la victime. Désemparé, le policier se tourne vers journaliste Gabriel Funel, afin qu'il publie un article dans L'Humanité qui lui permettra peut-être d'identifier la noyée de la Seine. A ce duo tout en opposition qui s'est formé malgré tout, se joint Camille une jeune ouvrière embauchée à la raffinerie de la Jamaïque et dont le patron se retrouve embringué dans une drôle d'affaire autour de la spéculation sur le sucre. Machination ou simple fait divers, c'est ce que vont déterminer ce trio disparate, sur fond de révoltes et d'exactions qui bruissent dans les rues populeuses du quartier. 

     

    Hormis la création de deux semaines de congés payés et la réduction du temps de travail à 40 heures par semaine, on ne connaît pas grand-chose du Front populaire qui voit l'émergence d'une coalition des partis de la gauche réagissant à la montée en puissance des ligues fascistes et plus particulièrement à la dramatique journée d'émeute du 6 février 1934. Dans ce contexte d'une France extrêmement divisée et encore secouée par le scandale politique de l'affaire Stavisky, Alexandre Courban entame donc cette fresque historique aux inclinaisons politiques marquées, au sens large du terme, sans pour autant verser dans le manichéisme. Ainsi Passage De L'Avenir, 1934 s'inscrit dans une atmosphère naturaliste et sociale s'articulant autour d'un fait divers pour mettre en exergue le labeur des ouvrières qui, en plus de la pénibilité de la tâche à laquelle elles sont assignées, doivent faire face aux comportements libidineux de contremaitres peu scrupuleux. Outre le fait de s'intéresser plus particulièrement aux ouvrières, Alexandre Courban se penche également sur le sort réservé aux travailleurs immigrés que l'on croise au détour de ces machines infernales qui broient littéralement le personnel de l'usine. Dans un style extrêmement sobre qu'il convient de souligner, l'auteur décline ainsi le quotidien de cet arrondissement populaire de Paris où l'on côtoie une importante communauté ouvrière s'entassant dans des logements insalubres à l'image de la Cité Jeanne d'Arc, théâtre de foyer de révolte vivement réprimé par les forces de l'ordre et dont on perçoit toute la violence au cours de l'intrigue. C'est dans cet environnement populaire qu'évolue le commissaire Bornec qui tente d'élucider le mystère entourant cette jeune femme noyée tandis que le journaliste Gabriel Funel s'intéresse à une affaire de spéculation sur le prix de sucre éclaboussant le directeur de la raffinerie de la Jamaïque nous permettant ainsi d'avoir une vision de ce qui se trame dans les locaux de cette immense entreprise faisant référence à la raffinerie Say qui fut l'une des plus grandes usines de Paris avant de fermer ses portes en 1968. On le voit, Alexandre Courban distille habilement son intrigue entre fiction et faits historiques au détour de deux enquêtes qui vont s'entremêler subtilement, presque l'air de rien, pour mettre en perspective les prémices de ce Front populaire qui s'amorce et dont la presse, toute puissante, rend compte en fonction du point de vue en lien avec l'inclinaison politique du journal à l'instar de L'Humanité bien évidemment mais aussi du Figaro et de bien d'autres journaux qu'Alexandre Courban évoque tout au long d'un roman épique nous permettant de croiser des personnalités qui ont forgé cette période de l'histoire méconnue, mais également toute la nuée de militants se rassemblant dans les cortèges des grandes manifestations parisiennes jalonnant cette année 1934. Accompagné de Bornec et de Funel dont on apprécie les caractères nuancés, l'auteur nous donne donc l'occasion d'aller à la rencontre d'une galerie de personnages aux antagonismes marqués, reflets emblématiques de la société de l'époque, à l'exemple de la jeune ouvrière Camille, dont on regrettera le rôle trop secondaire, ou de l'inquiétant chauffeur Albert Sainton, un militant de l'association des Croix-de-Feu regroupant les anciens combattants de la Grande Guerre. Tout cet ensemble hétérogène s'embrase magnifiquement dans la noirceur d'un récit historique extrêmement dense, allant à l'essentiel, totalement dépourvu d'esbroufe, faisant de Passage De L'Avenir, 1934 un roman d'une remarquable puissance et d'une formidable richesse dont on se réjouit de découvrir la suite.

     

    Alexandre Courban : Passage De L'Avenir, 1934. Editions Agullo 2024.

    A lire en écoutant : Complainte De La Seine interprétée par Marianne Faithfull. Album : Tweetieth Century Blues: An Evening In The Weimar Republic. Reverso Musikproduktionges.mbH, Vienna, Austria.

  • Olivier Ciechelski : Feux Dans La Plaine. Etat sauvage.

    Capture d’écran 2023-12-10 à 22.31.06.pngC'est avec l'écossais Peter May et sa série policière mettant en scène l'enquêteur chinois Li Yang que la collection noire des éditions du Rouergue voit le jour en valorisant des auteurs français et anglo saxons tels que Peter Guttridge et Colin Niel pour ne citer que les trois romanciers emblématiques du catalogue, même si l'on peut également mentionner Gilles Sebhan et Valentine Imhof incarnant cette tonalité décalée caractérisant la ligne éditoriale de la collection. L'autre particularité du Rouergue noir, c'est de donner la voix à toute une multitude de primo-romanciers s'inscrivant dans ce même registre du pas de côté, à l'instar d'Olivier Ciechelski transgressant littéralement les codes du mauvais genre avec Feux Dans La Plaine où le triangle relationnel du héros blessé soignant son mal être dans la solitude, de la belle jeune femme au caractère farouche et du vieux despote local odieux, va prendre une tournure des plus singulières autour d'un récit aux accents ruraux nous questionnant sur notre rapport à une nature nous dépouillant peu à peu de nos certitudes. 

     

    Après avoir servi au sein de l'armée française et notamment au Mali, Stanislas Kosinski aspire à oublier la femme qu'il a perdu là-bas, en retapant un chalet isolé à flanc de montagne, au milieu d'un terrain de 60 hectares de maquis qu'il a acheté pour une somme dérisoire. Il ne reste plus que le silence et la quiétude tout en cultivant son potager et en contemplant cette nature sauvage qui s'offre à lui. Pour unique voisinage, il y a cette jeune bergère prénommée Mathilde qui s'est installée dans un caravane vétuste et qui conduit son immense troupeau sur les pâtures de la région. Mais lorsque Stan découvre que l'on a tracé un chemin sur sa propriété, il va s'expliquer avec Guy Castagnary, le président du club de chasse, qui a effectué les démarches sans demander son autorisation. Mais la confrontation tourne au pugilat, puis ce sont des hommes armés qui débarquent un soir en encerclant la maison de Stan. 

     

    Avec un vétéran asocial, un groupe de chasseurs hostiles et une gardienne de moutons misanthrope, on devine déjà quelques péripéties des événements à venir qui vont jalonner ce premier roman aux allures classiques d'où émane cette atmosphère à la fois sauvage et envoûtante si caractéristique des Hautes Alpes dont les décors majestueux imprègnent l'ensemble d'un texte extrêmement épuré qui va très rapidement à l'essentiel. Mais bien vite, on s'aperçoit que Feux Dans La Plaine va diverger de ce que l'on peut attendre des archétypes de tels personnages et plus particulièrement d'un Stanislas Kosinski apparaissant bien plus nuancé qu'il n'y parait car l'on perçoit rapidement sa fragilité, son obstination mais également son désarroi lorsqu'il se confronte, dans les aléas de sa fuite éperdue, aux rigueurs d'une nature qui va peu à peu le révéler à lui-même. S'articulant sur trois parties prenant les paliers des altitudes sur lesquelles se déroulent les péripéties du roman, mais qui incarnent également, dans leur élévation, le dépouillement du personnage central tournant le dos à la civilisation, Olivier Ciechelski nous entraîne ainsi dans ce cheminement intérieur d'un homme retournant à l'état primitif tout en se confrontant au caractère âpre de cette région montagneuse qui l'entoure comme pour mieux l'absorber. Et il faut bien avouer, qu'au-delà de ces sublimes phases d'introspection révélant le caractère profond de Stan, l'auteur ponctue son récit de scènes époustouflantes telles que cette traversée d'une forêt incendiée ou ce combat dantesque pour faire face à un ours, et parfois plus désopilantes à l'instar de cette acquisition de chaussures de marche dans un commerce de matériel de randonnée ou cette pelleteuse finissant dans un talus.  Il résulte de tout cela, un périple rythmé et saisissant, aux accents tragiques bien sûr, qui font de Feux Dans La Plaine un roman noir singulier qu'il convient de découvrir toute affaire cessante.

     

    Olivier Ciechelski : Feux Dans La Plaine. Editions du Rouergue/Noir 2023.

    A lire en écoutant : Beyond de Morgane Matteuzzi. Album : Beyond. 2022 Morgane Matteuzzi.

  • Raymond Chandler : La Dame Dans Le Lac. Entre deux eaux.

    Capture.PNG« Je vis une vague de cheveux blonds qui, pendant un bref instant, se déroula dans l'eau, s'allongea avec une lenteur calculée, puis s'enroula de nouveau sur elle-même. La chose roula sur elle-même encore une fois ; un bras vint écorcher la surface de l'eau et ce bras se terminait par une main boursouflée qui était celle d'un fantôme. "

    Traduction de Michèle et Boris Vian en 1948.

     

    "Je vis une vague de cheveux blond foncé se raidir dans l'eau et demeurer immobile un bref instant, avec un effet comme calculé, puis tourbillonner à nouveau en un enchevêtrement. La chose roula une fois de plus et un bras écorcha la surface de l'eau et ce bras se terminait par une main enflée qui était une main de monstre. "

    Traduction de Nicolas Richard en 2023.

     

    Il semble que ce soit François Guérif, alors directeur de la collection Rivages/Noir, qui se préoccupe en tout premier lieu de la qualité des traductions en offrant de nouvelles versions françaises notamment en ce qui concerne des auteurs anglo-saxons tels que Jim Thompson et Donald Westlake. Du côté de chez Gallmeister, Jacques Mailhos nous propose désormais une autre lecture en français des romans de James Crumley tandis que chez Gallimard, le célèbre romancier Dashiel Hammett bénéficie d'une nouvelle traduction intégrale à l'occasion de la parution de son œuvre intégrant la collection Quarto. Dans cette même collection, on trouve également la totalité des romans de Raymond Chandler en notant que les enquêtes de Philippe Marlowe font l'objet d’une traduction révisée par Cyril Laumonier à l'exception des versions de Michèle et Boris Vian, suscitant ainsi une certaine frustration. Car sans remettre en cause l'apport essentiel de ces deux traducteurs qui ont grandement contribué à l’essor de la littérature noire nord-américaine en France, il est difficile de comprendre cette espèce de sacralisation du travail du couple Vian que l'on serait incapable de remettre en question, ceci au détriment de récits emblématiques du roman policier que sont Le Grand Sommeil et La Dame Du Lac qui méritaient un nouvel éclairage en matière de traduction. C’est désormais chose faite avec la Série Noire qui inaugure sa collection Classique en sollicitant deux traducteurs chevronnés afin de retranscrire, d’une manière plus rigoureuse, l’essence des textes d’origine de ces deux polars hard-boiled légendaires. Avec de nombreux ouvrages traduits depuis 1990, dont ceux de Harry Crews, de James Crumley, de Hunter S Thompson et de Richard Powers, pour n’en citer que quelques-uns, le romancier et traducteur Nicolas Richard n’a rien d’un amateur dans le domaine et s’est donc attelé à nous offrir ce que l’on peut désormais considérer comme la voix française de Raymond Chandler en ce qui concerne La Dame Du Lac, titre auquel il a restitué le « in » de la version originale (The Lady In The Lake) en devenant ainsi La Dame Dans Le Lac.

     

    Derace Kingsley, directeur d’une grosse entreprise de parfumerie à Los Angeles, ne se fait plus beaucoup d’illusion au sujet de Crystal, son épouse volage, qui a disparu de la circulation. Tout de même inquiet, il engage le détective privé Philip Marlowe afin de la retrouver. Pour débuter ses recherches, l’enquêteur charismatique se rend à Puma Point, dernier point de chute de la disparue qui séjournait dans sa résidence secondaire du bord du lac. Une fois sur place, Philip Marlowe va à la rencontre de Bill Chess, homme à tout faire et gardien du chalet Kingsley, noyant son chagrin dans la bouteille depuis que sa femme a mis les voiles en laissant un message laconique en guise d’adieu. Après avoir fouillé les lieux en vain, les deux hommes se promènent au bord du lac lorsqu'ils distinguent une forme étrange flottant entre deux eaux, à proximité de ce qui apparaît comme la structure d'un ponton immergé. Se pourrait-il qu’il s’agisse d'un cadavre ?

     

    La Dame Dans Le Lac. Si l'on ne peut reprocher l'exactitude de la traduction, il est pourtant difficile d'assimiler ce nouveau titre, sans doute lié à l'affect de l'ancienne version française à laquelle on a pu s'attacher et qui résonnait d'une manière particulière avec la découverte de ce corps décomposé aux allures surnaturelles partiellement immergé dans le lac. On remarquera d'ailleurs, en comparant les deux traductions figurant en préambule de cette chronique, que l'on passe d'une main ressemblant à un fantôme pour passer à celle d'un monstre, en rendant justice au mot "freak" que mentionnait Chandler dans son texte. C'est d'ailleurs cette rigueur, cette précision ainsi qu'un grand travail de réflexion pour restituer l'essence du texte original que l'on va retrouver tout au long de cette nouvelle version française. Quatrième roman mettant en scène Philip Marlowe et publié en 1943, quelques mois après l'attaque de Pearl Arbor dont on devine les stigmates avec la présence de soldats aux abords d'un barrage ainsi que la réquisition du caoutchouc ornant les trottoirs de la ville, La Dame Dans Le Lac a la particularité de se dérouler, en grande partie, à l'extérieur de Los Angeles en entraînant le détective privé du côté de Bay City (ville fictive correspondant à l'agglomération de Santa Monica) ainsi qu'à Puma Point, petite localité de montagne que Raymond Chandler situe dans les hauteurs de San Bernardino. On y croise d'ailleurs le fameux shérif Patton qui se révèle beaucoup moins lourdaud qu'il n'y paraît en balayant ainsi cette image de péquenot propre à l'archétype de tels personnages ainsi que la journaliste locale Birdie Keppel travaillant également comme esthéticienne et dont on apprécie la vivacité d'esprit. Et puis, dans une succession de faux-semblants, on distingue les personnalités évanescentes de Muriel Chess et de Crystal Kingsley bouleversant avec une redoutable efficacité les codes de la femme fatale tout en se confrontant à la brutalité du lieutenant-détective Degarmo dont le rôle ambigu ne fait qu'accentuer le caractère inquiétant du personnage. Tout comme certains de ses romans précédents, La Dame Dans Le Lac est un assemblage de plusieurs nouvelles, parues notamment dans le fameux magazine Black Mask, dont l'enchevêtrement d'intrigues se révèle tout de même beaucoup moins complexe que Le Grand Sommeil et dont on appréciera le rythme ainsi que la pluralité des lieux que l'on parcourt au gré du récit demeurant, sur beaucoup d'aspects, d'une surprenante modernité. Tout cela, Nicolas Richard nous le restitue en français avec une remarquable perfection pour mettre en exergue la classe et l'humour caractérisant le mythique détective privé, cette vivacité dans les dialogues, désormais dépourvus de ce jargon démodé et de cette gouaille antédiluvienne, ainsi que ce soin apporté aux descriptions et phases de réflexions très fréquemment détaillées et parfois imprégnées de nuances poétiques, véritables cartes maitresses de l'élégance du style inimitable de Raymond Chandler qui demeure l'une des plus grandes figures de la littérature noire et à qui l'on rend tout son éclat avec cette magistrale traduction.

     

     

    Raymond Chandler : La Dame Dans Le Lac (The Lady In The Lake). Editions Gallimard/Collection Série Noire Classique 2023. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard.

    A lire en écoutant : Blues de Franz Waxman. Album : Crime In The Streets. 1956 UMG Recording, Inc.

     

  • JUAN DÌAZ CANALES & JUANJO GUARNIDO : BLACKSAD : ALORS, TOUT TOMBE. (PREMIERE ET SECONDE PARTIE). BAS LES MASQUES

    Capture d’écran 2023-11-18 à 17.59.14.pngCapture d’écran 2023-11-18 à 17.59.50.pngC'est officiel, l'intégral de Blacksad n'en a plus que le nom puisque cette série de bande dessinée emblématique s'enorgueillit désormais de Alors, Tout tombe, un diptyque dont la première partie est parue en 2021 tandis que la seconde vient d'être publiée en 2023. Il faut bien avouer, qu'après huit ans d'absence, on n'attendait plus vraiment le retour de John Blacksad, ce sublime détective à la face de chat, évoluant dans un univers anthropomorphique restituant à la perfection les personnalités composant le contexte social des USA des années 50 avec un hommage appuyé aux récits hard-boiled de l'époque, et plus particulièrement à l'oeuvre de Raymond Chandler, ainsi qu'aux adaptations cinématographiques légendaires qui en ont été tirées. Issu du monde de l'animation, il y a tout d'abord le travail du scénariste Juan Dìaz Canales dont les esquisses en noir et blanc, s'inspirant notamment de la série BD policière Alack Sinner, séduisent le dessinateur Juanjo Guarnido qui va travailler pour les studios Disney tout en dessinant, durant son temps libre, les planches de Quelque Part Dans Les Ombres (Dargaud 2020), premier tome de la série Blacksad qui connaîtra, dès sa parution, un succès considérable et qui compte désormais sept volumes tous plus somptueux les uns que les autres. 

     


    éditions dargaud,blacksad,guarnido,diaz canales,alors tout tombeA New York, le détective privé John Blacksad assiste, avec son ami le journaliste Weekly, à une représentation en plein air de La Tempête, mise en scène par Iris Allen devant soudainement faire face à la police qui interrompt brutalement la pièce sur ordre du maire. Intervenant auprès du responsable des forces de l'ordre, John parvient à ce que la représentation se poursuive avec la reconnaissance de la directrice du théâtre à qui il remet une carte de visite. Mais dans la soirée, c'est Kenneth Clarke, président du syndicat des travailleurs du métro, qui se présente au bureau de John afin de solliciter son aide, ceci sur la recommandation de sa meilleure amie Iris Allen. Il faut dire que le syndicaliste s'oppose à Solomon, urbaniste et maître d'oeuvre de la ville, qui s'ingénie à démanteler le réseau de transport public afin de mettre en place ses projets pharaoniques dont un gigantesque pont suspendu qui portera son nom. Outre le fait que la mafia tente d'infiltrer son syndicat afin de le contrôler, Kenneth Clarke a été informé qu'on avait engagé un tueur à gage afin de l'éliminer. John Blacksad est donc chargé d'identifier et de localiser ce mystérieux tueur, un certain Logan, qui semble bien déterminé à supprimer tous les obstacles qui pourraient entraver la carrière de Solomon qui le mènera au firmament de la gloire.

     


    éditions dargaud,blacksad,guarnido,diaz canales,alors tout tombeIl importe de souligner la carrière au sein des studios d'animation tant du scénariste Juan Dìaz Canales que du dessinateur Juanjo Guarnido leur permettant ainsi d'acquérir une expérience professionnelle notable dans le domaine du dessin animé qui transparaît dans l'ensemble de l'oeuvre de Blacksad avec cette sensation de mouvement incroyable émanant de chacune des planches des sept albums de la série tout comme ce sens du cadrage extrêmement élaboré que Regis Lionel évoque d'ailleurs dans sa préface enthousiaste figurant dans l'édition intégrale de la série. Et puis, il y a ce sens du détail que l'on perçoit dans chacune des cases et plus particulièrement lorsque l'on évolue dans les rues de ce New-York des fifties parfaitement reconstituées (prenez le temps de promener votre regard sur la double page ornant le début de chaque album de la série) ou que l'on s'attarde dans le bureau de John Blacksad avec notamment cette statuette de faucon ornant la bibliothèque du détective privé, hommage évident à Dashiel Hammett. Il faut également saluer le choix toujours judicieux des animaux incarnant à la perfection les traits de caractère des protagonistes mais également leurs rôles sociaux au sein de ces intrigues à la noirceur affirmée restituant les luttes des classes de l'époque à l'instar de Alors, Tout Tombe où l'on observe le combat d'une directrice de théâtre (un lama) accompagnée d'un syndicaliste (une chauve-souris) des transports publics s'opposant aux manoeuvres de Solomon (un faucon), bâtisseur ambitieux qui veut marquer de son empreinte la ville de New-York. Il fallait bien deux albums pour mettre en scène cette solide intrigue superbement élaborée s'inspirant notamment de la carrière de l'urbaniste Robert Moses dont les projets architecturaux ont révolutionné, pour le meilleur comme pour le pire, l'ensemble des arrondissements new-yorkais et qui s'opposa notamment à la gratuité du programme théâtral Shakespeare In The Park et que Juan Dìaz Canales et Juanjo Guarnido retranscrivent dans la formidable scène d'ouverture du récit. Outre cette introduction, la dramaturgie de Shakespeare intervient dans les moments clés du récit à l’instar de cette extraordinaire représentation de Macbeth dont les extraits s'imbriquent parfaitement autour d'une scène de meurtre qui va faire vaciller toute l'intrigue dans une tragédie sordide jusqu'à l'apparition spectaculaire de celle qui a fait chavirer le coeur de John Blacksad. Il faut dire que Juan Dìaz Canales et Juanjo Guarnido n'ont rien à envier au célèbre dramaturge anglais car Alors, Tout Tombe s'inscrit dans la grandeur de ces récits flamboyants qui vous éblouissent jusqu'à la dernière case révélant un ultime rebondissement sublime soulignant le talent et la maîtrise de ce duo extraordinaire qui marque de manière indéniable l'histoire de la bande dessinée.

     

    Dìaz Canales & Guarnido : Blacksad - Alors, Tout Tombe (première et seconde partie). Editions Dargaud 2021 et 2023.

    A lire en écoutant : The Birth Of The Blues interprété par Sammy Davis, Jr. Album : The Decca Years. 1990 Geffen Records.

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  • MIGUEL SZYMANSKI : LA GRANDE PAGODE. PAYS A VENDRE.

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    Service de presse.

     

    Ce qu'il y a de réjouissant avec une maison d'éditions comme Agullo, c'est cette propension à explorer des territoires méconnus de l'Europe en nous permettant de faire connaissance avec des auteurs qui ont pris une place prépondérante dans le paysage de la littérature noire et blanche à l'instar des polonais Wojciech Chmilarz, Magdalena Parys et tout dernièrement Maryla Szymiczkowa, nom de plume d'un duo de romanciers mariés à la ville que sont Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski. On pense également au croate Jurica Pavičić dont le succès ne se dément pas avec des romans d'une grande envergure tout comme les récits dantesques d'Arpad Soltesz se déroulant en Slovaquie. Même s'il porte, lui aussi, un nom aux consonances slaves, on s'éloigne pourtant radicalement des contrées de l'est avec Miguel Szymanski, pour se rendre du côté du Portugal, terre d'origine de ce romancier travaillant également comme journaliste spécialisé dans le domaine de l'économie. C'est surtout l'occasion d'explorer cette culture lusitanienne méconnue en arpentant notamment les rues de Lisbonne en compagnie du journaliste Marcelo Silva dont on découvrait la première enquête avec Château De Cartes (Agullo évoquant les scandales financiers qui ont conduit le pays au bord de la faillite. Avec La Grande Pagode, second opus de la série, on reste sur le même registre économique pour retrouver Marcelo Silva au prise avec des individus s'opposant à l'accord que le Portugal s'apprête à signer avec La Chine.

     

    Une ministre, se retrouvant dans un situation compromettante, démissionne pour des raisons de "santé". Son chauffeur git sans vie sur la plage da Ursa, la plus occidentale d'Europe continentale. Et puis il y ce yacht luxueux, propriété d'un milliardaire chinois, qui mouille dans les eaux du Tage. Pas de doute, cela bruisse dans les arcanes du pouvoir avec l'imminence de cet accord conclu entre le Portugal et la Chine. Pour les opposants, il s'agit d'une menace sans équivoque planant sur l'autonomie du pays ainsi que sur son environnement, avec la perspective d'une exploitation outrancières des sous-sols. Ces opposants on les trouve aussi bien dans les milieux des hautes instances politiques que dans des quartiers clandestins comme Terroso, situé à la périphérie de Lisbonne. Mais il ne fait pas bon faire barrage aux velléités des dirigeants de l'Empire du Milieu qui n'hésitent pas à employer tous les moyens pour parvenir à leur fin avec l'appui des services secrets du pays. C'est ainsi que l'on peut retirer de la circulation un livre dénonçant l'accord tandis que la journaliste qui l'a rédigé trouve la mort lors d'un contrôle de police. Dans cet atmosphère délétère, Marcelo Silva, de retour au Portugal après s'être exilé quelques mois à Berlin, est bien décidé à rendre justice à son amie, ceci au péril de sa vie.

     

    Même si cela n'est pas indispensable, il est préférable de lire tout d'abord Château De Cartes pour mieux comprendre la trajectoire de Marcelo Silva, et plus particulièrement la raison de son exil à Berlin, et percevoir plus distinctement les rapports qu'il entretient avec Margarida, personnage central du récit précédent, qui plane désormais comme une ombre sur l'intrigue de La Grande Pagode et dont on découvrira le destin au terme d'un épilogue aux tonalités mélancoliques. Sur l'espace de cinq jours, le récit s'articule donc autour de l'imminence de cet accord entre la Chine et le Portugal, permettant à Miguel Szymanski de décrypter tous les enjeux sous-jacents avec l'Empire du Milieu bien évidement, mais également avec l'Europe et les USA qui comptent asseoir leurs influences respectives à l'égard d'un pays dont l'économie fragile le place dans une situation de vulnérabilité. On prend conscience de la situation avec Lúcia Salvador, cette ministre de l'économie démissionnaire qui entretient une relation assez singulière avec son fils Tiago Salvador totalement opposé à l'idée d'un tel accord. Autour de ces deux protagonistes, Miguel Szymanski déroule une enquête policière échevelée, manquant parfois un peu de tenue, mais qui va se révéler beaucoup plus surprenante que ce que ne laisse présager les éléments préliminaires du meurtre déroutant du chauffeur de cette ministre de l'économie déchue. Afin de donner plus d'écho aux enjeux économiques qui se jouent entre les deux nations, Marcelo Silva va retrouver Adriana Zuzarte, ancienne collègue journaliste et ex-compagne, qui vient d'écrire un essai, intitulé La Grande Pagode, dénonçant ce rapprochement sulfureux entre la Chine et le Portugal. Une femme audacieuse qui fait désormais l'objet d'un campagne de dénigrement qui va s'achever de manière dramatique. Mais au-delà des aspects économiques habilement mis en perspective au gré d'une intrigue policière prenant l'allure d'un complot aux contours incertains, on apprécie, une nouvelle fois, cette découverte de Lisbonne en compagnie d'un Marcelo Silva, esthète bon vivant, arpentant les rues de la capitale en mettant en valeur notamment tous les aspects savoureux d’une gastronomie régionale qui ne manquera pas de nous faire saliver. Si Lisbonne est mise ainsi en valeur, Miguel Szymanski va également nous entraîner dans sa périphérie et plus particulièrement du côté du Terroso, un bidonville abritant des clandestins en provenance de l'Angola et du Brésil et où l'on rencontre quelques individus pittoresques à l'image du capitaine Ali ou de Mãe Gorde, un femme aux origines africaines et dont l'influence sur la communauté est aussi respectable que son âge. Il émane ainsi de cette galerie de portraits, un récit au charme indéniable autour duquel se décline une intrigue policière chaotique, mettant en lumière les contours d'un ordre économique mondial qui bouleverse tout sur son passage avec les conséquences tragiques qui en découlent et dont Marcelo Silva est le témoin impuissant.

     

    Miguel Szymański : La Grandę Pagode (O Grande Pagode). Editions Agullo/Noir 2023. Traduit du portugais par Daniel Matias.

    A lire en écoutant : Ó Gente da Minha Terra (piano version) de Mariza. Album : Fado Em Mim. 2011 Warner Music Portugal, Lda under exclusive license to Taberna da Musica, Lsa.