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02. BD - Page 2

  • Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Gros lot pour un perdant.

    Capture d’écran 2023-01-30 à 19.13.09.pngIl étudie la BD à l'école supérieure des arts de Saint Luc en Belgique avant de se lancer dans une longue carrière de plusieurs décennies dans l'audiovisuel en occupant notamment les fonctions de photographe, d'accessoiriste et de storyboarder. Mais c'est à l'aube de la cinquantaine que Joris Mertens entame une carrière dans le 9ème art avec Béatrice (Rue de Sèvres 2020), un album sans parole laissant la place aux éclats somptueux d'une ville dégoulinante de pluie en empruntant l'architecture de Paris, d'Anvers et de Bruxelles et dans laquelle évolue une héroïne vêtue d'un manteau rouge comme pour s'extraire de ces nuances de gris, d'ocre et de noir qui enrobent le mouvement sophistiqué de cette longue perspective d'images envoutantes nous entrainant dans un récit faustien aux contours oniriques. Un exercice particulier que cette absence de texte qui nous laisse tout de même un peu sur notre faim. Il en va tout autrement pour Nettoyage A Sec, son nouvel album, où Joris Mertens nous invite dans la même atmosphère brouillée d'une cité pluvieuse des seventies avec un récit qui s'articule autour des codes du roman noir en nous rappelant le climat oppressant des grands films de Jean-Pierre Melville. 

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensFrançois est un vieux garçon à la vie bien rangée qui travaille comme chauffeur-livreur pour la teinturerie Bianca et qui écluse quelques bières au Monico où il a ses habitudes. Une vie de solitude avec quelques séances au cinéma et des rêves plein la tête en contemplant les voitures exposées dans les vitrines. Toutes les semaines, il joue les mêmes numéros pour tenter de gagner le gros lot au Lotto ce qui lui permet de converser avec Maryvonne qui tient le kiosque à journaux . C'est sûr qu'il a plus de chance de gagner au jeu plutôt que de compter sur une éventuelle augmentation de son employeur. Et puis il en ferait des choses s'il empochait le jackpot. Il pourrait payer une belle maison à Maryvonne et à sa fille Romy qui est asthmatique. Mais le destin va bousculer sa petite vie bien tranquille avec une opportunité à laquelle il ne peut résister en le projetant dans une cavalcade foireuse qui risque de mal tourner.

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensOn évoquera tout d'abord de la reliure cousue qui confère à l'ouvrage une certaine élégance avec son liseré en toile rouge ornant le dos de l'album. Outre l'aspect esthétique, ce type de reliure permet de déployer de manière plus adaptée les sublimes doubles pages qui ponctuent le récit en nous offrant la beauté des perspectives ahurissantes de cette ville fantasmée qui devient un personnage à part entière. Avec Joris Mertens, on parlera davantage de lumières que de couleurs qui s'affichent déjà sur la couverture avec cette conjugaison de pluie, d'éclairage public et de gigantesques panneaux publicitaire lumineux parcourant les élégantes façades tarabiscotées des immeubles de la ville pour nous offrir cette atmosphère trépidante d'un centre congestionné par la circulation au travers de laquelle le flux de piétons se faufilent avant d'arpenter les trottoirs humides. C'est dans cet environnement tumultueux qu'évolue François dont on découvre, dans une première partie, son parcours quotidien au coeur de ce lacis de rues et de boulevards qu'il parcourt d'un pas pressé, puis à la place passager de sa fourgonnette de livraison qu'Alain, le nouveau chauffeur qu'il doit former, conduit maladroitement. On devine la solitude du personnage qui aspire à une autre vie en misant les mêmes numéros à la loterie depuis plusieurs années ; on perçoit l'affection maladroite qu'il éprouve pour Maryvonne et sa fille Romy et puis cette succession de scènes urbaines qui soulignent son isolement au milieu du fracas de la ville. La seconde partie prend une tournure beaucoup plus sombre avec la découverte d'une scène de crime et d'un sac abandonné dont François s'empare pour l'entraîner dans une succession d'ennuis au coeur d'un environnement boisé plutôt sinistre. Oscillant entre la chronique sociale et le fait divers, ponctué d'un humour parfois grinçant, Joris Mertens nous offre au final une superbe fresque urbaine dans laquelle se débat cet homme solitaire tandis que le destin livre son dessein cruel dont on découvre l'ultime coups du sort dans la dernière case d'un album éblouissant.

     

    Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Editions Rue de Sèvres 2022. Traduit du flamand par Maurice Lomré.


    A lire en écoutant : Album Ascenseur pour l'échafaud de Miles Davis. 1958 Decca Records France.

  • DAVID L. CARLSON & LANDIS BLAIR : L'ACCIDENT DE CHASSE. REDEMPTION.

    l'accident de chasse, editions sonatine, David L. Carlson, Landis BlairA ma connaissance les éditions Sonatine n'ont jamais publié de bandes dessinées, la maison étant davantage connue pour ses ouvrages ayant trait aux thrillers et aux romans noirs à l'instar de David Joy que je vous recommande. Pourtant on peut bien imaginer qu'à la découverte d'un album somptueux tel que L'Accident De Chasse dans sa version originale les éditeurs n'aient pas longtemps hésité à se lancer dans la traduction et la publication de la version française de ce qui apparaît comme l'un des plus beau roman graphique qui clôturera cette année 2020. Roman graphique ? Le mot a souvent été galvaudé pour enrober quelques bandes dessinées d'une certaine élégance marketing ou quelques adaptations de romans classiques. En ce qui concerne L'Accident de Chasse on entre pourtant bien dans le cadre de la définition de ce que peut être un roman graphique où le texte conséquent se marie parfaitement à la grâce du dessin de Landis Blair qui anime cette intrigue tirée d'une histoire vraie que Charlie Rizzo, personnage central de l'intrigue, a raconté à son ami, le scénariste David L. Carlson. Il en résulte un ouvrage improbable de plus de 400 pages sur l'univers carcéral et la rédemption par le biais de l'amitié et de la littérature.

     

    A Chicago en 1959, Charlie Rizzo a toujours cru que son père Matt était devenu aveugle suite à un terrible accident de chasse, comme il l'a toujours prétendu. Pourtant lorsque Charlie tombe dans la délinquance, son père lui dévoile la vérité en lui révélant qu'il a perdu la vue lors d'un braquage qui a mal tourné et qui l'a conduit en prison pour y purger une peine de cinq ans. En détention, Matt partage sa cellule avec Nathan Leopold détenu célèbre pour avoir défrayé la chronique des faits divers lorsqu'il a assassiné, avec son complice Richard Loeb, une jeune garçon de 14 ans afin de démontrer qu'il était possible de commettre une crime parfait. Au comble du désespoir, le jeune détenu aveugle souhaite mettre fin à ses jours. Mais avec l'aide Nathan, Matt va connaître le pouvoir sans limite de la littérature qui va lui permettre de s'évader de cet univers carcéral sans pitié.

     

    Il s'agissait pour David L. Carlson de mettre en scène une histoire d'autant plus extraordinaire qu'elle est tirée d'un ensemble de récits véridiques à l'instar de cet horrible fait divers où deux jeunes hommes de bonne famille, Nathan Leopold et Richard Loeb ont décidé de mettre à exécution leur théorie du meurtre parfait, alors qu'ils avaient à peine vingt ans, en enlevant un enfant et en l'assassinant froidement. Un meurtre qui a bouleversé la population de Chicago, ceci d'autant plus que les deux jeunes criminels ont été condamné à la prison à vie en évitant la peine capitale par pendaison qui se pratiquait au début des années 1900. Mais pour David L. Carlson il importait, avant tout, de mettre en avant la relation père-fils qu'entretiennent Matt et Charlie en choisissant l'angle de la révélation d'un secret familial pour mettre en scène ce fabuleux récit tournant autour des regrets et de l'infini pouvoir de rédemption qu'offre la littérature. C'est donc autour de ce mensonge de L'Accident De Chasse et de la vérité que Matt va dévoiler peu à peu à son fils que l'on découvre la manière dont il s'est construit avec l'aide de Nathan Leopold en faisant connaissance avec les grands classiques de la littérature dont les récits de Dante qui vont repousser les murs d'un univers carcéral oppressant. Au fil de ces révélations on revient régulièrement auprès de Charlie et de Matt pour prendre la pleine mesure de l'émotion qui s'installe entre ces deux individus qui apprennent à se connaître avec un fils qui découvre le parcours d'un père qu'il déconsidérait. Ainsi, sur ces deux trames parallèles, on observe de cette manière les liens qui vont unir un fils à son père au rythme des révélations de ce dernier mais surtout l'amitié qui se forge au rythme des années de prison entre Matt et Leopold qui apprend à lire en braille afin de transmettre son savoir au jeune aveugle désespéré. 
     
    Mais la densité du récit prend une toute autre ampleur avec les illustrations de Landis Blair qui se charge de mettre en image avec une virtuosité déconcertante et une inventivité peu communes les passions qui animent Matt et Leopold ainsi que l'oppression de l'univers carcéral qui les entoure tout comme le désespoir de Matt lorsqu'il devient aveugle. Le dessinateur restitue la noirceur du récit, mais également l'espoir habitant les deux prisonniers sur une déclinaison d'image en noir et blanc qui passent par toutes les nuances de gris au gré d'une technique de hachure rarement aussi bien maîtrisée qui souligne les heures de travail qu'il a fallut pour arriver au bout de cette oeuvre à la fois bouleversante et passionnante. On appréciera particulièrement les dessins illustrant l'oeuvre de Dante ainsi que la partition d'une suite de Bach qui résonne sur les murs de la prison au rythme des craquement du disque vinyle. Bref on ne se lasse pas, une fois l'ouvrage terminé, de revenir pour feuilleter les pages en s'attardant plus que de raison, sur quelques illustrations sublimes qui soulignent la beauté d'une histoire extraordinaire.

     

    Roman graphique somptueux, L'Accident De Chasse vous donne, à n'en pas douter, l'idée de ce que peut être un chef-d'oeuvre qui clôturera en beauté cette année 2020 si particulière.

     

     

    David L. Carlson & Landis Blair : L'Accident De Chasse (The Hunting Accident). Editions Sonatine 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony.

     

    A lire en écoutant : Suite n° 1 en Sol Majeur, BMW 1007 de Jean-Sebastien Bach interprétée par Christian-Pierre La Marca. Album : Bach : Suites pour violoncelle. Christian-Pierre La Marca. 2013 SME France.

  • Cabanes/Manchette : Nada. Révolution manquée.

    Capture d’écran 2020-08-31 à 20.35.43.pngEntre les éditions originales, les réimpressions, les rééditions dans d'autres collections, les recueils et les adaptations BD, on ne compte plus le nombre d'illustrations ou photos qui ont orné les romans de Jean-Patrick Manchette. Il faut bien l'avouer beaucoup d'entre elles sont assez médiocres à l'exception des adaptations BD et plus particulièrement la couverture du dessinateur Max Cabanes pour Nada qu'il a adapté avec Doug Headline qui n'est autre que le fils de Jean-Patrick Manchette. On y voit cette femme, les yeux fermés, exhalant la fumée de la cigarette qu'elle tient entre ses doigts. Il s'agit de Veronique Cash l'une des membres d'un groupuscule d'extrême-gauche composé d'amateurs qui s'est mis en tête de kidnapper l'ambassadeur des Etats-Unis, stationné à Paris. On y perçoit ce qui fait la quintessence de l'œuvre de Manchette que sont l'élégance, la désinvolture, la séduction et le danger omniprésent qui précède les éclats de violence marquant ce récit politique d'un auteur résolument engagé à une époque où les groupuscules révolutionnaires sévissaient dans le contexte des années de plomb.

     

    On ne s'est pas encore vraiment remis des lendemains désenchantés de mai 68 et l'heure est à la lutte armée comme le décrète ces six paumés composant le groupe Nada qui ne trouvent rien de mieux que d'enlever l'ambassadeur des Etats-Unis en goguette dans une maison close de Paris. Contre toute attente, les révolutionnaires amateurs parviennent à leur fin, même si l'opération tourne au vinaigre avec une fusillade laissant plusieurs membres des forces de l'ordre sur le carreau. Désormais sur la sellette, le ministre de l'intérieur est bien décidé à neutraliser les membres du groupuscule et laisse donc carte blanche au commissaire Goémond pour faire le ménage. Un nettoyage définitif qui va virer au carnage au bout duquel il ne restera "nada".

     

    Publié en 1972, Nada s'inscrit dans le contexte particulier de la stratégie de la tension qui sévissait dans toute l'Europe et plus particulièrement en Italie et en Allemagne avec des mouvements d'extrême gauche entrés dans la clandestinité afin d'entamer une lutte armée à l'instar de la Fraction armée rouge ou des Brigade rouges. "Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique que leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à con.» fait partie de ces phrases cinglantes qui caractérisent le style de Manchette en résumant parfaitement le thème abordé dans un roman qui met en scène un groupe d’amateurs se lançant dans un projet d’enlèvement d’un diplomate américain sans que l’on ne connaisse la raison de leurs actes. On découvre ainsi six individus aux profils différents, plutôt pathétiques qui s’engouffrent dans un cycle de violence qui prend de plus en plus d’ampleur à la mesure de la réponse des institutions étatiques et des forces de police qui répliquent dans un déferlement de violence qui dépasse l’ensemble des protagonistes.

     

    Dans cette excellente adaptation du roman, il faut saluer l'énergie du trait de Cabanes qui restitue parfaitement cette période dynamique des années 70  et plus particulièrement les fusillades qui jalonnent le récit. On reste particulièrement fasciné par la prise d'assaut des forces de l'ordre qui encerclent le corps de ferme dans lequel s'est réfugié le groupe Nada. Une mise en image sublime de cette escalade de la violence qui devient incontrôlable avec la confrontation entre Véronique Cash et le commissaire Goémond qui vire à l'exécution pure et simple en nous donnant une idée de cette raison d'état qui autoriserait les pires exactions. Trench coat pour André Epaulard, gilet de berger pour Buenaventura Diaz, pantalon "patte d'éph" pour Véronique Cash, on apprécie le look des séventies des personnages ainsi que les voitures de l'époque que Cabanes restitue avec cette précision qui rend hommage aux descriptions très méticuleuses sur lesquels s'attardaient Manchette, notamment pour ce qui à trait aux véhicules et aux armes utilisés par les protagonistes du récit.

     

    Incarnation du schéma béhavioriste, cher à l'auteur, Nada est une superbe adaptation d'un récit cinglant qui s'inscrit dans l'air du temps d'une époque tragique où la violence devient l'unique échappatoire d'un groupuscule qui n'est plus en mesure de contrôler les conséquences des actes qu'ils ont déclenchés. Un album somptueux.

     

    Max Cabanes/Jean-Patrick Manchette : Nada. Dupuis/Aire Libre 2018.

    A lire en écoutant : Route 66 : Chuck Berry. Album : Blues. 2003 Geffen Records.

  • NARDELLA/BIZZARRI : LA CITE DES TROIS SAINTS. PROCESSIONS MORTELLES.

    la cité des trois saints, éditions sarbacane, vincenzo bizzarri, stefano nardella, mafiaPeut-être que les éditions Sarbacane, qui ont fêté leurs dix ans d’existence, incarnent cette nouvelle désignation de la bande dessinée en nous offrant ce que l’on appelle désormais des romans graphiques à l’instar du fabuleux album A Love Supreme de Paolo Parisi retraçant la vie de Coltrane ou de la splendide version de Moby Dick illustrée par Anton Lomaev. Des auteurs aux lignes graphiques fortes et originales tout comme les thèmes abordés et les scénarios d’ailleurs, vous découvrirez un catalogue d’une impressionnante richesse avec une belle diversité d’ouvrages de qualités dont certains sont reliés comme La Cité Des Trois Saints, de Stefano Nardella pour le scénario et de Vincenzo Bizzarri pour le dessin. Une première œuvre de toute beauté se déroulant dans une banlieue italienne en empruntant tous les codes du roman noir sur fond de mafia locale et de processions religieuses célébrants les trois saints de la cité.

     

    Durant trois jours les habitants célèbrent avec ferveur l’archange Saint Michel, Saint Nicandre et Saint Marcien qui veillent depuis toujours sur la cité. Mais la mafia locale a également une certaine emprise sur la population et il est difficile d’y échapper. Ainsi, sur fond de processions religieuses, les destinées de Nicandro, petit dealer de la cité, de Michele, boxeur déchu désormais junkie et homme de main féroce et de Marciano, mafieux repenti tenant un stand de paninis, vont l’apprendre à leurs dépends. Nicandro amoureux de la belle Titti pourra-t-il échapper aux deux tarés de frangins qui la surveillent en permanence ? Michele va-t-il accepter de truquer le prochain combat de boxe opposant deux espoirs prometteurs ? Et Marciano pourra-t-il résister à la pression de ceux qui sont venus lui réclamer le pizzo ? De tensions latentes en éclats tragiques, les événements se succèdent dans l’effervescence des festivités où tout peut arriver. Car le drame inéluctable se met en place sous l’œil impavide des trois saints.

     

    D’entrée de jeu, on ressent l’influence du cinéma dans le travail de découpage du scénariste Stefano Nardella qui laisse une grande place au visuel avec des planches exemptes de la moindre ligne de dialogue à l’exemple de cet épilogue extraordinaire intégrant un pointe de surréalisme pouvant rappeler l’œuvre cinématographique de Fellini. En ce qui concerne l’aspect graphique, on décèle une certaine naïveté dans le trait de Vincenzo Bizzari amplifiant la violence des personnages qui évoluent dans une mise en scène à la fois brutale et poétique. Parce qu’il émane tout au long de ce récit noir une sensation de lyrisme que l’on devine dans la confrontation de personnages aux caractères affirmés qui peuvent receler toute une part d’humanité, notamment dans leur relations avec leurs proches que les deux auteurs prennent soin de mettre en valeur dans de belles scènes empruntes d’émotions et de tensions.

     

    La Cité Des Trois Saints c’est avant tout le destin croisé de trois protagonistes qui vont tenter de s’extraire d’une logique implacable de violence régissant leur quotidien sur fond de mafia locale qui imprime sa volonté farouche de contrôler l’ensemble du tissu social de la cité. Nous faisons la connaissance de personnages ambivalents, portant le nom des trois saints qui protègent la ville, comme Nicandro, un jeune homme déscolarisé qui s’adonne au deal tout en plaçant ses espoirs dans l’amour qu’il porte pour la belle Titti, ceci en dépit des menaces des deux frères reprouvant cette liaison. Dans le même registre, il y a Marciano, le vendeur de paninis qui a renoncé à son ancienne vie de truand pour l’amour de sa femme et de son fils mais qui doit affronter ses comparses d’autrefois bien décidés à lui extorquer le fameux pizzo, une forme de racket des gangs mafieux offrant leur « protection » aux commerçants. Comme une ombre malsaine rôdant dans les alentours de la cité, Michele promène sa carcasse de junkie en ressassant les souvenirs d’une gloire déchue du boxeur qu’il a été autrefois avant de se compromettre dans des combats truqués. Brutal, dénué de tout scrupule il ne lui reste plus que cette terreur qu’il impose à tous en devenant son unique raison de vivre et son ultime gagne-pain en tant qu’homme de main, même si l’on entrevoit un petite lueur d’humanité lorsqu’il rend visite à sa mère. Sur des schémas assez convenus, les deux auteurs mettent en place une intrigue qui va rapidement sortir des sentiers battus avec un dénouement tout en nuance n’offrant que peu d’espoir quant au devenir de ces protagonistes broyés par la cruauté d’un environnement régit par la violence.

     

    Une ambiance crépusculaire, mise en valeur avec un jeu de couleurs somptueuses, La Cité Des Trois Saints devient un conte obscur avec cette légende des trois saints qui plane sur la ville et à laquelle les habitants se raccrochent avec cette lueur d’espoir qui brillent dans leurs yeux à l’image de cette bougie que le prêtre allume au début du récit et dont il pince la mèche au terme d’une intrigue s’achevant sur une case noire, ultime écho d’un univers accablant.

     

    Stefano Nardella (Scénario) / Vincezo Bizzarri  (Dessin) : La Cité Des Trois Saints (Il Paese Dei Tre Santi). Traduit de l’italien par Didier Zanon. Editions Sarbacane 2017.

    A lire en écoutant : Perché (STO Freestyle) de NTÒ. Album : single (feat. Samouraï Jay). 2017 Stirpe Nova/NoMusic.

     

  • MIGUELANXO PRADO : PROIES FACILES. RIEN A PERDRE.

    miguelanxo prado, proies faciles, éditions rue de sèvres, Espagne, crise économiqueA l’heure où l’on évoque la réforme des retraites, les politiques, économistes et autres spécialistes en tout genre se penchent sur les aspects techniques de ces enjeux en se focalisant sur les taux de conversion, l’augmentation de la durée d’activité, la primauté des prestations ou la primauté des cotisations. Tous les prétextes sont bons pour justifier la baisse des rentes en évoquant un marasme économique et des intérêts négatifs. On oublie bien trop souvent la part de l’humain derrière toutes ces réformes qui se font, bien trop souvent, au détriment des seniors qui deviennent de plus en plus vulnérables. Des aînés qui souffrent en silence et dont la misère quotidienne ne suscite qu’une parfaite indifférence comme l’évoque Miguelanxo Prado avec Proies Faciles, une bande dessinée mettant en scène un polar social dénonçant le cynisme ambiant qui prévaut autour de cette population de plus en plus précarisée.

     

    En Espagne, dans une ville de la Galice où elle est affectée, l’inspectrice Tabares et son adjoint Sottilo enquêtent sur la mort suspecte d’un directeur commercial de la banque Ovejro. L’autopsie révèle rapidement une mort par empoisonnement et relève donc de leurs compétences. Mais l’affaire prend une tournure inquiétante, lorsque qu’un vague de crimes similaires secoue toute la communauté qui redoute ce mystérieux tueur en série qui semble se focaliser sur les cadres des établissements bancaires de la région. La crise financière qui ravage le pays n’a pas fini de faire des victimes qui ne sont pas celles que l’on croit.

     

    Proies Faciles est avant tout un réquisitoire très engagé visant à dénoncer toutes les dérives d’une économie complètement débridée qui a mis à genoux toute une population, parfois dépouillée des épargnes de toute une vie. Au fil d’une enquête aussi surprenante que trépidante, on découvre un système cynique qui broie les plus faibles tout en les rendant responsables de leur situation. Richement documenté tant sur le plan des procédures policières que sur les mécanismes économiques qui ont mis à mal la nation, Miguelanxo Prado met en place une machination savamment orchestrée où les faiblesses des anciens deviennent des atouts maîtres pour engager tout un processus de représailles machiavéliques révélant ainsi un profond sentiment de désarroi.

     

    Un graphisme soigné, en noir et blanc, réalisé au pinceau et à la peinture acrylique, permet de diffuser toute une palette de tons grisâtres afin de mettre en exergue les contours sombres de cette fable sociale résolument ancrée dans un réalisme sans fard. En guise de préambule, quelques cases distillant une atmosphère lourde pour afficher la tragédie silencieuse qui initiera tout le récit et cette froide logique de vengeance où les victimes deviennent bourreaux. Malgré la pesanteur de la thématique, Miguelanxo Prado parvient à installer une dynamique assez désopilante entre les deux policiers tout en instaurant une certaine gravité que l’on décèle notamment lors des briefings avec l’équipe en charge de l’enquête, des échanges avec la hiérarchie policière et des réunions avec le juge, garant de la procédure judiciaire. C’est par l’entremise de ces échanges que l’auteur décortique tous les processus d’emprunts et de placements hasardeux que les milieux financier ont mis en place durant les années fastes. Mais c’est également en dressant les portraits poignants de ces retraités floués qui témoignent de leur détresse, que l’auteur rend compte de toute l’abjection d’un système financier inique qui spolie les plus faibles et le plus naïfs. Si la trame narrative reste assez classique, le lecteur sera constamment déstabilisé par les rebondissement d’une enquête qui se révèle moins convenue qu’il n’y paraît.

     

    Engagé dans le cadre d’une enquête surprenante, contestataire dans les thématiques qu’il aborde, Miguelanxo Prado s’emploie à dénoncer, avec Proies Faciles, les dérives d’un univers économique sans foi ni loi qui lamine le cœur des hommes tout en broyant leur conscience. Dès lors, dans ce monde sans pitié, les proies dociles se rebellent pour devenir de féroces prédateurs. Tristement et tragiquement édifiant.

     

    Miguelanxo Prado : Proies Faciles (Presas Fáciles). Traduit de l’espagnol par Sophie Hofnung. Editions Rue de Sèvres 2016.

    A lire en écoutant : Suite Espagnole, Op. 47: N° 5: Asturias interprété par Andrés Segovia. Album : The Art of Segovia. 2002 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.