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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 86

  • Cycle grands détectives de la BD : 2. Munoz - Sampayo : Alack Sinner

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktDans le monde de la bande dessinée, tout comme dans l’univers du roman noir, le personnage du détective privé possède la particularité de ne pas vieillir. De plus, il s’agit d’un homme solitaire qui n’a que très peu d’attache ce qui lui confère une aura des plus singulières dépourvue d’un certain réalisme alors que paradoxalement, le genre s’attache à dénoncer les travers de notre société. Mais comme toujours, les codes sont fait pour être transgressés et ce sont les deux argentins José Munoz et Carlos Sampayo qui se chargeront de faire voler en éclat le carcan dans lequel on avait enfermé le détective privé en créant Alack Sinner qui donne son nom à la série.

     

    Alack Sinner est né dans un quartier pauvre de la banlieue new yorkaise où il grandit avec sa sœur Toni. Vétéran de la guerre de Corée, Alack Sinner intègre le NYPD en tant qu’agent en uniforme. C’est dans l’épisode Conversation avec Joe qu’il expliquera les raisons de sa démission suite aux excès des violences policières dont il était régulièrement témoin.  Mais ce sont ces mêmes flics qu’il dénigrait qui se chargent d’exécuter les auteurs du viol de sa sœur Toni. Ne tolérant pas cette justice sauvage, Alack Sinner va être stigmatisé avant d’être mis à l’écart, ses collègues n’acceptant pas son humanisme moralisateur. Exclu des forces de police,  Alack Sinner entretient tout de même une solide amitié avec l’inspecteur Nick Martinez également vétéran de la guerre de Corée. Sa carrière de détective démarre avec L’affaire Webster et L’affaire Filmore. De temps à autre, en manque de fond, Alack Sinner ferme son bureau pour devenir chauffeur de taxi. Mais les affaires dont il a la charge deviennent de plus en plus importantes à l’exemple de Nicaragua qui fustige l’interventionnisme américain en Amérique du Sudet L’affaire USA qui sera la dernière enquête de notre détective vieillissant. Marié à Gloria, Alack Sinner divorcera et aura plusieurs liaisons avec des femmes de caractère comme Loretta, Sophie et Enfer. Sinner qui signifie pêcheur et Enfer auront une fille prénommée Cheryl. Dans Histoires Privées, Cheryl va être impliquée dans une sordide histoire de meurtre qu’Alack Sinner s’emploiera à résoudre afin de lui éviter la prison.

     

    La série Alack Sinner paraît en France en 1975, dans les pages de la revue Charlie Mensuel avant d’être publiée chez Casterman dans la collection Roman (À Suivre). Toujours chez Casterman, l’intégrale de la série fait l’objet d’une publication en deux tomes qui paraissent en 2007 pour L’âge de l’Innocence et en 2008 pour L’âge de la Désillusion.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktJosé Munoz débute sa carrière de dessinateur à Buenos Aires en collaborant avec l’auteur de bande dessinée Alberto Breccia (Mort Cinder / Perramus) et le scénariste Héctor Oesterheld qui travaillait notamment avec Hugo Pratt pour les séries Ernie Pike et Sergent Kirk. D’emblée on détecte l’influence d’Hugo Pratt et d’Alberto Breccia dans toute l’œuvre de Munoz qui rencontre Carlos Sampayo en Espagne, en 1974 alors que l’Argentine subissait les foudres de la dictature. De leur collaboration naîtra les deux séries qui feront leur succès, Alack Sinner et le Bar à Joe. C’est notamment en France que leur travail est salué par la profession qui leur attribue diverses distinctions dont les prestigieux prix du festival d’Angoulême.

     

    S’il est doté de tous les codes du roman noir, Alack Sinner possède également une chaleur et une poésie toute latine que l’on ressent tout au long des aventures de ce détective atypique. Même si on le qualifie de solitaire, Alack Sinner s’entoure de toute une galerie de personnages pittoresques mis en valeur par le graphisme en noir et blanc d’un dessinateur qui parvient à restituer avec talent l’atmosphère bigarrée d’une ville de New York que l’on a peu l’habitude de voir. L’univers d’Alack Sinner est extrêmement dense et s’imprègne des événements de son époque comme la guerre du Vietnam ou l’embargo américain au Nicaragua. Les histoires deviennent de plus en plus complexes en révélant des pans de la jeunesse du détective, ce qui lui confère d’avantage d’épaisseur et d’humanité. Mais paradoxalement c’est lors des enquêtes plus « classiques » que Sampayo révèle tout son talent de scénariste en déclinant des histoires aussi courtes qu’efficaces. D’une enquête à l’autre on retrouve des protagonistes qui évoluent tout comme le personnage principal, raison pour laquelle il est recommandé de lire la série dans l’ordre afin de comprendre les nombreuses interactions entre les différents personnages.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktImprégnés de musique, les différents épisodes mettant en scène Alack Sinner sont bourrés de références rendant hommage au roman noir et au cinéma. On y découvre une scène de Chinatown, on croise le personnage de Travis Bickle et on distingue le livre de Raymond Chandler, Le Grand Sommeil sur la table de nuit d’Alack Sinner. Ce ne sont là que quelques allusions parmi d’autres dans ce monde foisonnant mis en scène par un dessinateur totalement inspiré. Les deux créateurs vont même jusqu’à mettre lumière leurs activités artistiques dans La Vie N’est Pas Une Bande Dessinée, Baby.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktIncontestablement, c’est Vietblues qui illustre tout le talent des deux argentins qui évoquent dans cet épisode les discriminations que subit la communauté afro-américaine que ce soit au Vietnam ou à New York. On y croise deux personnages charismatiques que sont l’activiste Olmo et le pianiste compositeur John Smith III, incarnant toute la complexité des rapports sociaux entre les différentes communautés. Outre la tension narrative, l’histoire baigne dans une aura musicale peu commune imagée par la présence du saxophoniste Gato Barbieri, personnage réel, qui composa, entre autre, la bande originale Du Dernier Tango à Paris.

     

    Dans un autre registre, Constancio et Manolo met en lumière l’intégration difficile de la communauté hispanique à New York. Par l’entremise du grand père Manolo, les auteurs font allusion à la guerre civile en Espagne en évoquant l’épisode tragique de Guernica que Munoz illustre avec une force terrible en intégrant des extraits du célèbre tableau de Picasso. Toujours sombre, toujours tragique l’histoire met en évidence dilemmes complexes auxquels Alack Sinner est souvent confronté.

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    Une ligne graphique originale, des scénarios intenses et complexes font d’Alack Sinner l’une des meilleures séries que la bande dessinée ait jamais connu. Novatrice pour l’époque en mettant en perspective des clivages sociaux dont on entendait rarement parler aux USA, la série reste toujours d’actualité en illustrant les problèmes d’intégrations et de discriminations qui minent toujours les différentes communautés qui composent le pays.

     

     

     

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    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge de L’innocence. Intégrale 1. Casterman 2007.

    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge des Désenchantements. Intégrale 2. Casterman 2007.

    A lire en écoutant : Tout l’album Winter In America de Gil Scott-Heron & Brian Jackson. Charly Records 1974.

  • Zygmunt Miloszewski : Un Fond de vérité. Et si c’était vrai ?

     

    Capture d’écran 2015-06-29 à 05.04.33.pngIl va falloir faire abstraction de cette appréhension qui pourra guetter certains lecteurs en découvrant le dernier opus de Zygmunt Miloszewski, Un Fond de Vérité, orné d’un bandeau mentionnant « Auteur finaliste du grand prix des lectrices de ELLE ». Pour faire l’effort de surmonter cet à priori, il suffira simplement se dire que le fait de ne pas avoir obtenu ce prix est un gage de qualité suffisant pour confirmer l’excellente facture de ce roman mettant en scène, pour la seconde fois, les tribulations du procureur Teodore Szacki.

     

    Après une enquête houleuse et un divorce pénible, le procureur Teodore Szacki avait besoin de se faire oublier et de quitter la ville de Varsovie. Muté à sa demande dans la charmante et paisible bourgade de Sandomierz, il tente de refaire sa vie. Mais au bout de six mois, force est de constater qu’il peine à s’adapter au rythme indolent de cette petite ville provinciale. Alors qu’il sombre dans l’ennui et la dépression, la découverte du corps d’une femme littéralement vidée de son sang, à proximité d’une ancienne synagogue, va raviver son intérêt pour les affaires judiciaires. Le meurtre n’est pas sans rappeler cette légende de rites sacrificiels juifs dépeints, entre autre, dans un sinistre tableau de Charles de Prévôt exposé dans l’église de la cité. Sur fond de polémiques antisémites explosives, le procureur Teodore Szacki va devoir plonger dans les méandres du passé douloureux d’une bourgade qui déchaîne bien plus de passion qu’il n’y paraît d’autant plus qu’un second meurtre secoue la petite communauté. Y aurait-il un tueur psychopathe, juif de surcroît, sévissant dans la cité ?

     

    Capture d’écran 2015-06-29 à 05.08.03.pngAprès avoir évoqué les aspects troubles des services secrets polonais dans Les Impliqués, Zygmunt Miloszewski aborde de manière beaucoup plus frontale toute la problématique de l’antisémitisme qui gangrène encore son pays. C’est tout d’abord au travers des constatations d’un généalogiste que l’on prend conscience de l’ampleur des pogroms qui ont décimé la population juive du pays. Avec cette première scène subtile l’auteur fait en sorte de nous immerger immédiatement dans le contexte car c’est également par l’entremise de ce personnage que nous découvrons la ville de Sandomiersz et la première victime du roman. Au delà de son décor pittoresque, Zygmunt Miloszewski réussit à intégrer la ville de Sandomierz au cœur du récit jusqu’à ce qu’elle devienne un personnage à part entière, doté de secrets peu flatteurs à l’instar de ce tableau de Charles de Prévôt mettant en scène des sacrifices de nouveaux-nés chrétiens pratiqués par les juifs pour confectionner le pain azyme. En intégrant des éléments réels, l’auteur installe une atmosphère pesante qui alimente la confusion et la paranoïa de tous les protagonistes. Et s’il y avait un fond de vérité dans ces vieilles légendes ? Le doute, comme une maladie honteuse, parvient même à faire vaciller les certitudes du procureur Szacki.

     

    Outre l’intrigue policière bien ficelée, Un Fond de Vérité s’emploie à dresser le portrait sans concession d’une Pologne qui peine encore à s’affranchir des relents antisémites alimentant notamment la haine de jeunes nationalistes toujours prêts à en découdre. On appréciera d’ailleurs le personnage de Jurek Szyller, homme d’affaire tout aussi cultivé qu’orgueilleux qui dirige de manière opportune ces bandes d’extrémistes et dont la confrontation avec le procureur Teodore Szacki s’avère extrêmement savoureuse. Paradoxalement, cette joute verbale met en lumière le côté peu sympathique du personnage principal qui se drape d’une espèce de morgue citadine. On appréciera cet antagonisme entre l’homme de la ville aux arrogantes certitudes et les superstitions provinciales des différents acteurs peuplant la cité médiévale. Avec beaucoup de talent, l’auteur extrait de cette confrontation une intrigue riche en rebondissement qui ne cesse d’alimenter les ambiguïtés des différents personnages. Tout aussi désagréable que le procureur Szacki, le commissaire Wilczur incarne d’ailleurs cet esprit provincial doté d’un solide bon sens. Tel un miroir, le vieux policier septuagénaire reflète la personnalité revêche de Teodore Szacki, personnage à la fois ambitieux et désespéré qui ne trouve finalement son bonheur que dans les malheurs qui secouent la petite ville de Sandomierz. Trop semblables, les deux hommes ne s’apprécient guère et s’observent avec une défiance ironique lorsqu’elle s’inscrit dans les différents actes d’enquête jalonnant le récit.

     

    S’il n’évite pas quelques scènes « téléphonées », Un Fond de Vérité se révèle être un excellent roman policier dénonçant avec une belle maîtrise tous les affres de l’intolérance et de la suspicion vis à vis d’une communauté qui ne cesse d’être mise en porte-à-faux au fil des siècles, victime des pires rumeurs mettant en perspective l’ignorance et l'incommensurable bêtise des hommes.

     

    Zygmunt Miloszewski : Un Fond de vérité. Mirobole Editions 2014. Traduit du polonais par Kamil Barbarski.

    A lire en écoutant : Maiden Voyage de Herbie Hancock. Album : Maiden Voyage. Blue Note / Manhattan Record 1986.

  • BENJAMIN WHITMER : CRY FATHER. BORN IN THE USA.

    « Je vis en Amérique et en Amérique on est tout seul. L’Amérique, c’est pas un pays, c’est que du business. Alors maintenant putain payez moi ! »

    Cogan - Killing Them Softly

    Film réalisé par Andrew Dominik

     

    Capture d’écran 2015-06-14 à 20.01.36.pngLorsque Pike de Benjamin Whitmer est publié en 2012, il fait carrément figure d’intrus dans la ligne éditoriale de la maison d’édition Gallmeister essentiellement tournée vers le roman noir de type nature writing. Et on ne peut pas dire que les aventures d’un ancien truand réglant ses comptes dans les rues de Cincinatti entraient dans ses critères. Mais j’imagine qu’en détenant un texte pareil, on ne pouvait décemment pas orienter l’auteur vers une autre maison d’édition.  Pike c’est le genre de livre qu’un éditeur, un tant soit peu lucide, ne peut pas laisser filer entre ses mains. Finalement Oliver Gallmeister a contourné le problème en créant, cette année, une nouvelle collection Néo Noir dans laquelle figure Pike, ainsi que le dernier roman de l’auteur, intitulé Cry Father.

     

    On ne peut pas dire que Patterson Wells soit un homme stable et fiable. Mais depuis qu’il a perdu son fils, l’homme parcours le pays pour travailler en tant qu’élagueur sur les zones sinistrées des USA en déblayant les décombres. Entre deux chantiers, Patterson retourne du côté Denver où il cultive son mal être à coup de bitures et de souvenirs  dans une cabane isolée de la San Luis Valley. Tout pourrait être simple, s’il n’y avait pas le fils de son voisin et meilleur ami Henry qui débarque dans la région. Outre le fait d’être dealer, Junior a une sérieuse tendance à s’attirer des problèmes en provoquant des bagarres aussi brutales que sanglantes. Désormais liés par une amitié complexe, le deux hommes vont s’entraîner l’un l’autre dans une spirale d’ennuis meurtriers.

     

    Ce qu’il y a de surprenant avec les romans de Benjamin Whitmer, c’est cette espèce de spontanéité qui émane d’une écriture aussi fluide que percutante. Whitmer n’écrit pas, il respire en inspirant des mots et en expirant des phrases qui s’enchaînent les unes aux autres pour former un texte d’une cinglante perfection. Il faut bien l’admettre, l’auteur détient cette faculté peu commune de conjuguer la simplicité avec le génie, comme si tout cela coulait de source. Cette aisance innée dans l’écriture permet au lecteur de lire les romans de Benjamin Whithmer d’une traite, ce qui équivaut presque à un regret lorsque l’on achève un tel ouvrage aussi rapidement. 

     

    Capture d’écran 2015-06-14 à 20.03.09.pngCapture d’écran 2015-06-14 à 20.03.57.png

    Cry Father, tout comme Pike, aborde les problèmes d’une paternité perdue au cœur de cette Amérique en marge. Que ce soit Pike, Patterson, Henry ou Junior, ces hommes doivent faire face soit à leurs défaillances en tant que père soit à la disparition d’un fils ou d’une fille. Les démarches pour se reconstituer sont bien évidemment chaotiques et toutes empruntes d’une maladresse crasse qui font que la possibilité d’une quelconque  rédemption se résume à une lointaine illusion. Dans Cry Father, l’auteur délaisse l’aspect noir de l’intrigue pour explorer de manière plus approfondie ce thème de prédilection. Cela se traduit par les messages poignants que Patterson adresse à son fils défunt pour décrire la vacuité de sa vie actuelle.  C’est ainsi que sur une poignée de pages l’auteur parvient à décrire la situation dramatique de la Nouvelle Orléans, après l’ouragan Katerina et la raison pour laquelle son personnage principal est désormais toujours armé.

     

    Toujours dans cette même veine spontanée, le récit s’enchaine dans une succession de scènes dans lesquelles évoluent des personnages hauts en couleur qui se laissent porter par leur destinée. Il y a tout au long de l’histoire cette tension permanente enrobée d’une indolence trompeuse troublée soudainement par des éclats d’une violence aussi brutale que saisissante.

     

    Benjamin Whitmer décrit donc une Amérique chaotique qu’il se garde bien de critiquer. Natif de l’Ohio, il nous livre un point de vue de l’intérieur où il donne la parole à cette majorité silencieuse qui n’est plus représentée. Au travers du regard de l’auteur, le lecteur s’immerge au cœur d’un pays rude emprunt d’une certaine désillusion. Une vision pessimiste et apocalyptique relayée, entre autre, par les diatribes de l’animateur radio Brother Joe qui balance sur les ondes les versions paranoïaques des nouvelles du monde. Outre des personnages rugueux, cabossées par la vie, Benjamin Whitmer dépeint avec acuité les banlieues sauvages des villes industrielles sur le déclin. On y perçoit les effluves acides des polluants et les odeurs écœurantes de la charogne qui imprègnent ces zones d’habitations décaties transpercées de longues langues de bitumes rectilignes.

     

    On est donc bien loin du bien-pensant et du politiquement correct. Cry Father c’est la description d’un univers troublant et dérangeant qui fascinera les lecteurs les plus blasés. C’est la marque de fabrique sans ambages de Benjamin Whitmer.

     

    Benjamin Whitmer : Cry Father. Editions Gallmeister/Néo Noir 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Love is Battlefield de Raining Jane. Album : The Good Match. Raining Jane 2011.

     

  • Patrick K Dewdney : Crocs. Après nous, le déluge !

    Service de presse.

     

    Capture d’écran 2015-06-08 à 00.19.33.pngCyril Herry et Pierre Fourniaud. Retenez bien ces deux noms car ces éditeurs possèdent le rare talent de concentrer dans leur nouvelle collection Territori, issue des éditions Ecorce et de la Manufacture de Livres, une palette d’auteurs exceptionnels comme Séverine Chevalier avec Clouer l’Ouest, ou Frank Bouysse avec Grossir le Ciel. Désormais il faut également compter avec Crocs de Patrick K Dewdney. Bien plus qu’un simple courant de type Nature Writing, Territori s’inscrit dans une volonté de mettre en lumière un artisanat de l’écriture finement ciselée d’où émane des textes d’une singulière puissance.

     

    Il n’est plus qu’une ombre titubante que la forêt absorbe peu à peu. Il n’est plus qu’un animal traqué que les hommes poursuivent sans relâche. Mais rien n’arrêtera sa marche incertaine. Il tracera son chemin au travers des ronciers, des tourbières et des arrêtes rocheuses. Hirsute, il s’imprègnera de la nature et du souvenir des Anciens avec pour seul compagnon de misère, ce cabot famélique. En lisière de cette civilisation désormais honnie il avancera. Sa pioche sur l’épaule, il avancera vers le Mur. Droit dans le Mur.

     

    Crocs est indubitablement un roman noir que l’auteur a enveloppé d’une tonalité poétique peu commune en puisant, entre autre, dans la richesse d’une langue maîtrisée à la perfection. Des accents pastoraux pour un récit qui se déroule dans une succession de paysages sauvages du Limousin déclinés sur une scène unique de fuite dont ne connaît ni les raisons, ni les buts, hormis celui d’atteindre, par tous les moyens, ce Mur hostile. On découvrira en alternance à cette fuite, quelques réflexions du personnage et quelques souvenirs lointains le poussant à s’immerger corps et âme au cœur d’une nature hostile qui se révèle être son ultime alliée. Puis dans les cinq dernières pages s’illustrera la tragédie poignante révélant les vains desseins de cet homme mystérieux. Car l’autre particularité du roman réside dans le fait que l’auteur ne s’embarrasse pas de détails concernant l’identité du fuyard. Il le débarrasse de tout ce qui fait de lui un homme dit civilisé. Libéré de ces oripeaux humains, notre fugitif s’imprègne d’un mysticisme acétique. Cela prend parfois des tournures bibliques à l’instar de son corps déchiré par les épines, de l’hostie animale ou du but final qu’il s’est assigné. Outre l’aspect divin, l’homme prend conscience, au fur et à mesure de l’échappée, de son animalité qui donne son titre au roman.  

     

    Dans Crocs, vous vous immergerez dans les profondeurs troubles d’une nature magnifiée par un torrent de phrases et de mots qui donnent toutes leurs saveurs à ce roman sauvage qui pose les questions que personne ne souhaite formuler et auxquels personne n’ose répondre. D’ailleurs, dans cette errance forestière, l’homme a cessé depuis longtemps de s’interroger en laissant tout derrière lui, hormis cette pioche qu’il porte comme un fardeau. Il ne lui reste que cette fragile certitude d’avancer jusqu’au Mur accompagné des souvenirs enfouis de ce peuple oublié dont les reliques hantent la forêt.

     

    Patrick K Dewdney dresse le constat amer et pessimiste d’une civilisation disparue qui fait écho à notre monde en voie de désintégration dont la spirale sans issue contraindrait  des hommes lucides aux actes les plus extrêmes afin de s’extraire du système. En contrepartie, il nous offre un texte fait de sensations et de ressentis où le lecteur perçoit le goût de l’eau impétueuse, la douceur de la mousse spongieuse et les effluves des écorces chauffées par le soleil. Un récit tout en vigueur et en douceur à l’image de ces bois sauvages dont on ne ressort pas indemne.

     

    Lorsque l’on découvre Crocs, on capte immédiatement le talent d’un auteur qui maîtrise les jeux de l’écriture en façonnant des phrases toutes plus belles les unes que les autres. Il serait vraiment dommage de passer à côté d’un tel roman.

     

    Patrick K Dewdney : Crocs. La Manufacture de Livres - Editions Ecorce/Collection Territori 2015.

    A lire en écoutant : White Rabbit de Jeffeson Airplane. Album : The Best of Jefferson Airplane. Sony BMG Music Entertainment 2007.

  • JAMES ELLROY : PERFIDIA. LA CINQUIEME COLONNE.

    Capture d’écran 2015-05-26 à 14.16.22.pngDésormais pour lire l’œuvre d’Ellroy, il faut prendre la peine de se débarrasser de l’emballage outrancier que l’écrivain déploie depuis un certain temps pour la promotion de ses romans. Une composition flamboyante, faite d’excès et de provocations, aussi criarde et consternante que les chemises hawaïennes dont il s’affuble. Il faut se souvenir de l’aura mystérieuse qui entourait l’auteur à l’époque où paraissait le fameux Dahlia Noir roman fondateur du premier quatuor de Los Angeles. Dans un paysage médiatique plus austère, dépourvu de web et de portables, l’emballement littéraire se concentrait principalement sur l’œuvre au détriment de l’auteur que l’on considérait comme une espèce de monstre raciste et fasciste au fur et à mesure de sa notoriété grandissante. Perfidia doit donc être abordé comme Le Dahlia Noir, en dehors du tumulte des interviews superficielles que l’on nous assène depuis quelques semaines et qui ressassent les mêmes assertions que l’auteur s’amuse à mettre en valeur dans un show parfois grotesque. Car que pourrait dire Ellroy de plus qui ne figure pas dans ses romans ? Encore faudrait-il que certains chroniqueurs qui l’abordent aient au moins pris le temps de lire ses romans ce qui est loin d’être garanti. Un selfie, une dédicace et un bon mot, c’est désormais tout ce qu’il faut pour certains d’entre eux. Et Ellroy, plus que tout autre s’en amuse en faisant sa tournée promotionnelle.

     

    C’est à la veille de Pearl Harbour que l’on découvre dans leur villa de Los Angeles, les quatre cadavres de la famille Watanabe, sauvagement assassinés à coups de poignards dans ce qui ressemble vaguement à un scène du rituel seppuku. Le sergent Dudley Smith du LAPD est chargé de l’enquête avec la recommandation expresse de faire en sorte que le coupable soit japonais car le pays, sur le point d’entrer en guerre, est désormais en proie à une hystérie collective sans précédent. La communauté américaine d’origine japonaise en est la première victime en subissant une série de rafles aussi massives qu’abusives en vue d’une déportation vers des camps d’internement. Dans ce contexte de manipulation et de paranoïa, le criminologue Hideo Ashida va tenter de ramener la vérité au premier plan tout en éprouvant des sentiments troubles à l’égard du machiavélique sergent. L’enquête est supervisée par le  capitaine Parker, jeune officier de police ambitieux, aussi croyant qu’alcoolique, d’avantage préoccupé par la menace communiste. Afin d’infiltrer les milieux bourgeois à tendance gauchiste, il fera appel à la sulfureuse Kay Lake, brillante jeune femme qui entretient une relation complexe avec le détective Lee Blanchard. Ce quatuor trouble va se mouvoir au cœur d’une troublante machination où la trahison et la compromission semblent être les règles majeures permettant de survivre dans le marigot sordide de cette cité corrompue.

     

    Avec Perfidia, James Ellroy rassemble les personnages qui ont hanté les romans du quatuor de Los Angeles et de la trilogie Underworld USA afin d’entamer une seconde tétralogie se situant à nouveau à Los Angeles, mais durant la période de la seconde guerre mondiale. Une espèce de préquel destiné à faire le lien avec les évènements relatés dans Le Dahlia Noir. Je laisserai à d’autre le soin de compter le nombre de pages ou de dénombrer la myriade de personnages que le roman contient. Ce qui importe c’est que l’écriture aux phrases concises et incisives est toujours bien présente, mais que l’on dénote, en plus, une certaine fluidité qui n’est pas du tout coutumière chez un auteur comme James Ellroy. Cela provient probablement du fait que l’auteur a choisi, pour la première fois, une narration en temps réel, sur une durée précise égrenant chaque journée située entre le 6 et le 29 décembre 1941. Avec cette rapidité dans le déroulement de l’histoire, on perçoit ainsi l’atmosphère frénétique qui émane de chacune des pages du livre. Car outre l’aspect journalier, le fil de l’histoire s’égrène au rythme des points de vue des quatre personnages principaux que sont Dudley Smith, Hideo Ashida, William Parker et Kay Lake. De cette manière, l’auteur nous entraine au cœur d’un maelstrom de rage, de haine et de turpitude beaucoup plus intense que ce que l’on avait l’habitude de lire notamment dans le premier quatuor de Los Angeles. Les intrigues et sous intrigues s’entremêlent dans une confusion savante que l’auteur maîtrise avec le talent qui lui est coutumier. Sur fond d’émeutes raciales, de cinquième colonne perfide,  d’enquêtes sabordées et de trahisons en tout genre, le tout dilué dans une crainte de bombardements destructeurs et d’invasions imminentes, vous allez découvrir une ville de Los Angeles détonante où les personnages les plus abjects monnaient déjà l’expulsion, l’expropriation et même l’internement des ressortissants américains d’origine japonaise. Car même s’il ne l’aborde pas de manière frontale, c’est ce pan méconnu  et peu reluisant de l’histoire américaine que l’auteur évoque tout au long du récit (Outre Ellroy, Alan Parker avec son film Bienvenue au Paradis et David Gustavson  avec son livre La Neige Tombait sur les Cèdres sont, à ma connaissance, les rares auteurs à relater ces tristes évènements). Avec ces déportations, ces internements et ces projets d’eugénisme que l’auteur expose par l’entremise d’hommes de loi, de médecins et de promoteurs véreux on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les desseins funestes du régime nazi, même si les conséquences n’ont pas été aussi tragiques.

     

    james ellroy,perfidia,rivages thriller,parker,dudley smith,kay lake,japon,little tokyo,los angelesSi Ellroy a pour habitude d’inclure dans ses romans des personnages réels, c’est la première fois qu’il met en scène l’un d’entre eux, parmi les protagonistes principaux. C’est ainsi qu’il romance la vie de William Parker, l’un des plus célèbres directeurs du LAPD dont le quartier général porte, aujourd’hui encore, son nom. Comme bon nombre de ses héros, Ellroy dresse un portrait sombre et ambivalent d’un homme d’une grande intelligence et d’une clairvoyance extrême le contraignant, presque à son corps défendant, à mettre en place de sombres machinations afin de satisfaire sa soif d’ambition que l’alcool n'arrive pas à étancher. Un personnage torturé qui ne parvient pas à s’aimer tout comme son alter égo féminin, Kay Lake.

     

    Avec Perfidia, on ne peut s’empêcher de frissonner à l’idée de recroiser le destin de l’un des personnages les plus emblématiques de l’œuvre d’Ellroy à savoir le sergent Dudley Smith. On retrouve un flic plus jeune, mais tout aussi dangereux et violent qui effectue avec son équipe les basses œuvres du LAPD pour le compte de cadres corrompus. Séduisant, machiavélique, on décèle chez cet homme quelques fêlures qui rendent le monstre plus présentable. En évoquant certains pans de sa jeunesse en Irlande, on peut deviner l’origine du mal qui a façonné un personnage qui recèle encore quelques brides d’humanité.

     

    Le principal défaut de Perfidia est qu’il s’agit d’un préquel et que, de ce fait, le lecteur connaît déjà la destinée de la plupart des personnages qui hantent cette histoire ce qui dessert parfois la tension narrative de certaines péripéties du roman. D’autre part, on peine à comprendre le sens de l’apparition d’Elisabeth Short accompagnée de son véritable géniteur, dont je tairai l’identité afin de vous en laisser la surprise. Néanmoins cette surprise s’avère plutôt embarrassante. En effet, il est difficile désormais de croire que ce personnage soit absent du fameux roman Le Dahlia Noir. Le fait de découvrir le point de vue de Kay Lake sous la forme d’un journal consigné au musée du LAPD reste également très déconcertant et peu crédible dans la forme où il est rédigé. Là aussi on peine à comprendre l’utilité d’un tel style de narration. Il faudra peut-être attendre la suite de cette tétralogie pour entrevoir le sens de ce qui apparaît à ce jour comme des défauts mineurs.

     

    Parce qu’il ne faut pas se leurrer, Perfidia considéré par l’auteur lui-même comme son meilleur roman prouve sans l’ombre d’un doute qu’Ellroy reste l’immense écrivain qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé d’être n’en déplaise à ses détracteurs. Perfidia c’est un livre d’une force brute dégageant une telle intensité dramatique qu’il mettra à terre le plus blasé des lecteurs. Un véritable KO littéraire.

     

    James Ellroy : Perdifia. Editions Rivages/Thriller 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Jean-Paul Gratias.

    A lire en écoutant : Sayonara Blues de The Bronx Horns. Album : Silver in the Horns. Savoy Jazz 1998.