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  • Benjamin Whitmer : Dead Stars. Le cercle de gravité.

    benjamin whitmer,dead stars,editions gallmeisterPour chacun des récits de Benjamin Whitmer, émerge cette image de William Munny, ce tueur repenti qu'interprète Clint Eastwood dans Impitoyable. Et dès la lecture de Pike (Gallmeister 2012), premier roman de l'auteur qui a marqué tous les esprits, on retrouve les contours de la personnalité de cette figure emblématique de ce western crépusculaire et plus particulièrement cette douleur et cette colère sourde qui s'épanchent finalement dans un déferlement de fureur. Et puis il y a ce combat intérieur, ces démons qui vous rongent en permanence, caractéristiques des individus qui hantent ce récit à la fois âpre et puissant prenant pour cadre cette Amérique de la marge aux allures déliquescentes que Benjamin Whitmer dépeint avec un style épuré qui lui est propre, bien éloigné de l'écriture débridée d'un James Ellroy. Il émane ainsi du texte une tension permanente qui se conjugue à la noirceur persistante d'une intrigue aussi sobre que maîtrisée. En découvrant ce premier ouvrage, on se doutait bien qu'il ne s'agissait pas d'un accident et que Benjamin Whitmer aurait encore des choses à dire sur ces contrées délaissées d'un pays déchu comme il l'a démontré avec Cry Father (Gallmeister 2015) où il est à nouveau question de filiation qui devient d'ailleurs un thème récurrent de son œuvre et qui importe pour ce père célibataire élevant ses deux enfants avec cette crainte permanente de ne pas être à la hauteur. A certains égards, Benjamin Whitmer endosse peut-être quelques traits de la personnalité de William Munny au détour d'un parcours de vie chaotique où la drogue, l'alcool et les bagarres ont marqué sa jeunesse tandis qu'il enchaîne les boulots les plus variés au cœur de ces vallées industrielles de l'Ohio, non loin des Appalaches. Donc pas de parcours académique pour cet auteur, amateur d’armes à feu comme pour mieux flinguer ce mythe du rêve américain, qui ne s'inscrit absolument pas dans un courant mainstream ce qui explique peut-être le fait que ses derniers ouvrages ne trouvent pas preneur dans son propre pays. S'il s'est quelque peu assagi, Benjamin Whitmer n'en conserve pas moins cette rage qu'il évacue au gré de ses intrigues mettant en avant les parias, les réprouvés et les travailleurs du bas de l'échelle qu'il a côtoyés dans ces endroits désolés des Etats-Unis dont nul n'entend parler. Avec Evasion (Gallmeister 2018), le romancier conserve cette noirceur intense qui vous colle à la peau en prenant tout de même beaucoup plus d'envergure au détour d'une intrigue se déroulant en 1968 et se focalisant sur l'univers de la prison d'Old Lonesome faisant vivre l'ensemble de la communauté de cette petite ville du Colorado, théâtre de l'évasion de douze détenus que l'on va traquer sans pitié. Le roman s'inscrit dans ce qui apparaît désormais comme une trilogie prenant pour cadre ces compagny towns du Colorado et se poursuivant avec Les Dynamiteurs (Gallmeister 2020) pour parcourir les rues boueuses la ville de Denver en 1895, où règne le chaos tandis que des orphelins comme Sam et Cora trouvent refuge dans l'Usine, une ancienne fabrique désaffectée, en cohabitant avec clochards et marginaux de tout bord qui n'ont de cesse de vouloir s'en prendre à eux. Autre époque : celle des années 80 de Reagan et de sa course à l'armement, autre entreprise : celle de Stonewall et de son traitement du plutonium pour alimenter les ogives nucléaires, Benjamin Whitmer conclut cette trilogie d'une manière magistrale avec Dead Stars vision cauchemardesque de l'American way of life s'articulant autour du parcours de ce père de famille à la recherche de son jeune garçon disparu.

     
    En 1986 à Plainview dans le Colorado, l'ensemble de la population travaille exclusivement pour l'entreprise Stonewall, spécialisée dans le traitement du plutonium. Hack Turner fait partie des contremaîtres du bâtiment 771 où l'on manipule ces matériaux hautement radioactifs dans des conditions plus que dégradées, ce qui lui permet de subvenir aux besoins de sa fille Nat, âgée de 17 ans et de son fils Randy qui a soufflé ses quatorze bougies, et qu'il élève seul tant bien que mal. Mais un soir, alors que Hack participe à une réception chez l’un de ses collègues, Nat lui téléphone pour l'avertir que Randy n'est pas rentré à la maison. Ainsi, durant trois jours, la famille Turner va entamer des recherches sans qu'aucun des habitants de la ville ne leur viennent en aide, hormis les forces de l'ordre qui font ce qu'elles peuvent, c’est-à-dire pas grand-chose. Il faut dire que toutes les vérités concernant les failles de sécurité nucléaire ne sont pas bonnes à dévoiler, surtout aux journalistes. Et Hack Turner en fait l'amère expérience tandis que l'ombre malveillante de son père plane sur la région, ce qui n'arrange pas la situation. 

     

    Sous le regard souriant de Ronald Reagan, dont le portrait est affiché dans la cuisine de Hack Turner, personnage central du récit, on perçoit le prix à payer d'une course à l'armement qui a fait des Etats-Unis une superpuissance. Ce prix, il se traduit sans doute dans les quintes de toux violentes et persistantes de Hack qui ne doivent pas être étrangères aux locaux vétustes et aux multiples manquements en terme d'exposition aux radiations que l'on distingue au sein de cette usine Stonewall faisant référence au site de production d'ogives nucléaires de Rocky Flats Plant, situé non loin de Denver dans le Colorado et théâtre de nombreux incidents qui ont poussé à sa fermeture en 1989. C'est également Connie, la collègue de Hack, qui en paie le prix fort à la suite de l'explosion d'une boîte à gants permettant de manipuler le plutonium et dont on minimise la portée alors que l'employée se consume de l'intérieur dans une lente agonie. Et pour finir, dans une moindre mesure, c'est le souvenir du grand-père de Benjamin Whitmer mort à l'âge de 36 ans des suites d'expositions aux radiations alors qu'il travaillait en tant que physicien sur l'élaboration de la bombe nucléaire dans l'Ohio. C'est tout ce cauchemar américain que l'auteur décline de manière habile, par petites touches qui apparaissent en filigrane au gré des souvenirs de Hack mais également de ceux du patriarche de la famille Turner qui voit apparaître cette ville prenant naissance avec l'implantation de cette filière nucléaire, véritable poumon économique de la région. Et on peut dire que Dead Stars puise sa force narrative dans cette évocation latente imprégnant un texte âpre qui vous saisit d'effroi sans jamais virer vers un registre larmoyant ou un pamphlet pesant. Il en résulte une atmosphère oppressante rendue encore plus prégnante avec la disparition du fils de Hack et dont les recherches vont rythmer le récit d'une manière encore plus intense en découvrant ce lot de désillusion, de colère et voire même de violence qui anime l'ensemble des membres de la famille Turner. Il y est question de douleur et de non-dits tant pour Hack évidemment, que pour sa fille Nat qui souhaite quitter ce cercle familiale accablant dont elle n'attend plus rien. Ce sont des sentiments similaires qui anime Whitey, le frère de Hack, qui a repris le trafic de stupéfiants que leur père Robin, ancienne figure de la pègre, a mis en place pour renflouer l'exploitation du ranch dont il a la charge. Et c'est en suivant la progression de leurs recherches respectives parfois vaines, souvent maladroites, que l'on entre dans un véritable enfer à mesure que les vérités émergent dans une succession d'éclats soudains de fureur brutale bouleversant l'ensemble de ces protagonistes en remettant en question leur existence respective. Ainsi Dead Stars prend une dimension foisonnante au détour d'un impressionnant enchaînement d'événements que Benjamin Whitmer met en place avec cette sobriété et cette rigueur qui le caractérise, au gré d'une intrigue aussi sombre que captivante ce d'autant plus que l'on distingue quelques fragments des ouvrages précédents comme cette stèle où figure le nom de Cora, protagoniste principale que l'on découvrait dans Les Dynamiteurs alors que L'Usine servant de refuge pour sa bande d'orphelins devient La Factory, un squat où l'on organise des concerts sauvages. On sait même ce qu'il advient du directeur et du gardien-chef de la prison d'Old Lonesome, deux individus abjects du roman Evasion, qui croisent la route du patriarche de la famille Turner. Et si Benjamin Whitmer évoque des romanciers tels que Harry Crews, Larry Brown James Crumley et Edward Abbey dans son cercle d'influence, Dead Stars vous donne l'assurance, s'il y avait le moindre doute, qu'il n'a rien à envier à ces auteurs exceptionnels.
     

    Benjamin Whitmer : Dead Stars (Dead Star). Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.


    A lire en écoutant : In The Air Tonight de Phil Collins. Album : Face Value. 1981 Virgin, Atlantic.

  • Benjamin Whitmer : Les Dynamiteurs. Le goût du sang.

    Capture d’écran 2020-09-22 à 17.54.25.pngAvec Pike, il y avait la beauté marquante de ce ce roman noir la fois âpre et tranchant, qui nous avait permis de découvrir un nouvel auteur, Benjamin Whitmer, récidivant avec Cry Father, un second récit tout aussi désespéré se focalisant sur cette Amérique marginale avec toute une galerie de personnages souvent paumés, parfois déjantés qui se confrontaient dans un déchaînement de violence aussi soudaine que surprenante. On appréciait le côté intimiste de ces portraits d’individus aux caractères rudes et dont les échanges abruptes résonnaient comme autant d’uppercuts cinglants qui vous laissaient complètement sonnés. Se déroulant en 1968 dans le Colorado, Evasion prenait une toute autre allure avec cette galerie de prisonniers parvenant à s’extirper d’une des prisons les plus rude de l’état et traqués par toute une cohorte de gardiens tout aussi sadiques que les détenus qu’ils gardent. Dans un autre registre, Benjamin revient désormais sur le devant de l’actualité littéraire avec Les Dynamiteurs, un roman tout aussi âpre évoquant ce passage de l’enfance au monde adulte avec tout ce que cela comporte comme perte d’innocence dans le contexte impitoyable d’une ville comme Denver à la fin du XIXème siècle.

     

    Denver, 1895. La ville est un immense cloaque miné par le vice et la corruption tandis que l’on règle ses comptes à coups de poings ou de couteaux quand on est pas tout simplement abattu comme un chien, sans autre forme de procès. Dans cet univers impitoyable, Sam et Cora, deux jeunes orphelins se sont mis en tête de s’occuper d’une petite bande d’enfants abandonnés qui survivent dans une usine désaffectée qu’ils doivent défendre farouchement de la convoitise de clochards malintentionnés qui veulent occuper des lieux. Lors d’une de ces attaques, c’est un étrange colosse défiguré qui leur vient en aide avant de s’écrouler, victimes de graves blessures que Cora va soigner du mieux qu’elle peut. Etant muet, le colosse ne communique que par l’entremise de mots griffonnés sur un carnet que Sam, étant le seul à savoir lire, parvient à déchiffrer. Se forme ainsi un duo détonnant qui va s’embarquer dans une série de règlements de compte qui touche l’ensemble des bas-fonds de la ville en précipitant Sam dans l’univers détestable du monde corrompu des adultes qui le fascine et le révulse.

     

    Avec ces enfants abandonnés dans les rues de Denver, il y a bien évidemment quelques tonalités qui nous font penser à l’univers de Dickens même si le texte de Benjamin Whitmer se révèle bien plus abrupt en nous invitant à découvrir une ville de Denver décadente dans laquelle l’ensemble de la population semble tirer parti du vice qui y règne en subissant la corruption qui gangrène les instances étatiques dont la police sur laquelle ne peuvent compter que les plus riches des citoyens. Dans un tel contexte, on se focalise donc sur Sam, un adolescent orphelin, qui rejette ce monde des adultes jusqu’à ce qu’il croise Goodnight, un colosse muet, défiguré et violent avec qui il trouve certaines affinités tout comme Cole, propriétaire d’un bar clandestin qui doit faire face aux autorités qui n’apprécient pas cette concurrence. Ainsi ce trio va donc se révolter et affronter ces édiles de la ville dans un déferlement de violence insoutenable à l’instar de ce lynchage en pleine rue sous les yeux de la police qui regarde passivement le cadavre auquel on a bouté le feu. Mais au-delà de cette violence qui jalonne le texte, Benjamin Whitmer fait également référence à cet amour animant le coeur de Sam qui a jeté son dévolu sur la belle Cora, jeune orpheline tout comme lui, qui se méfie également du monde des adultes. C’est d’ailleurs sur cette ambivalence entre fascination et défiance pour cet univers que l’on suit le parcours destructeur de Sam subissant l’influence de ses deux partenaires en dépit des mises en garde de Cora. On assiste donc à quelques scènes d’une brutalité sauvage comme Benjamin Whitmer sait si bien les décrire, sans toutefois baigner dans la complaisance. On prend ainsi conscience que cette violence n’est finalement que l’écho de cette ville décatie de Denver que l’auteur dépeint avec une fascinante précision nous permettant de nous immerger dans les ruelles sombres de ce cloaque à la fois décadent et fascinant.

     

    Empruntant les codes du roman noir et du western, Benjamin Whitmer nous offre ainsi avec Les Dynamiteurs, un formidable récit d’aventure à la fois épique et tonitruant s’achevant sur un épilogue de toute beauté qui ne fait que confirmer la sensibilité d’un auteur talentueux. Eblouissant.

     

    Benjamin Whitmer : Les Dynamiteurs (The Dynamiters). Editions Gallmeister 2020. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.

     

    A lire en écoutant : My Least Favorite Life de Lera Lynn. Album : True Detective. 2015 Harvest Records.

  • Benjamin Whitmer : Evasion. "Sang issue".

    éditions gallmeister,évasion,benjamin whitmerL’ennui avec les écrivains que l’on adule et dont on a vanté plusieurs ouvrages, c’est qu’au bout du compte, on peine à trouver de nouveaux arguments pour vous convaincre de les lire, ceci d’autant plus qu’il est parfois bien difficile d’expliquer le talent que l’on décèle dans cette sensation de spontanéité émanant de certains textes comme ceux de Benjamin Whitmer qui fait partie de ces auteurs américains s’employant à dépeindre sans artifice cette Amérique de la marge au sein de laquelle il est complètement immergé ce qui explique peut-être, du moins en partie, cette sensation de réalisme qui ressort notamment lors des échanges entre les différents personnages qui hantent ses romans. Bien évidemment Pike, premier ouvrage de l’auteur, a suscité un enthousiasme sans précédent auprès des lecteurs, mais il ne faudrait pas sous-estimer Cry Father dont le succès est sans doute moins important, mais qui n’en demeure pas moins un roman absolument exceptionnel ne faisant que confirmer le talent de Benjamin Whitmer que l’on compare désormais à Donald Ray Pollock, Ron Rash ou même Cormac McCarthy. C’est une erreur. S’il peut s’inscrire dans un courant similaire à ces immenses écrivains, Benjamin Whitmer a la particularité de posséder une voix, « une musique », bien particulière qui en fait un auteur à nul autre pareil. Il convient donc également saluer le travail du traducteur Jacques Mailhos qui parvient à restituer toute la quintessence de cette musique, dans sa version française. Que ce soit avec Pike ou Cry Father, Benjamin Whitmer nous avait habitué à des récits mettant en scène une petite poignée de personnages évoluant dans un cadre très contemporain au cœur de ces grands espaces américains. Se déroulant en 1968, dans une petite ville de l’état du Colorado, il en va tout autrement avec Evasion, un grand récit choral dont l’un des thèmes majeurs aborde la question de l’enfermement aussi bien social que carcéral.

     

    En 1968, à Old Lonesome, petite ville perdue du Colorado, il n’est guère question de profiter du réveillon pour ses habitants qui peuvent entendre la sirène de la prison d’état résonnant dans les rues désertes. Douze prisonniers sont parvenus à s’échapper pour entamer une cavale chaotique en se dispersant dans la tourmente d’un blizzard impitoyable. Pour Jugg, le directeur de la prison, il est absolument hors de question que les détenus puissent s’en tirer. Régnant en despote sur la ville, il mobilise gardiens et habitants pour mettre en place une implacable chasse à l’homme dont la violence va rapidement devenir incontrôlable. Mais peu importe, les gardiens de prison conduits par un traqueur hors pair et accompagnés de deux journalistes locaux, croyant tenir un bon article, vont se lancer à la poursuite des évadés qu’ils sont bien décidés à capturer plus morts que vifs. Tous aussi déterminés que leurs poursuivants, il est absolument hors de question pour les prisonniers de retrouver leur enfer carcéral quotidien. C’est donc dans la désolation d’une nuit hivernale sans fin, que les confrontations sanglantes vont se succéder. Déferlement de sauvagerie et de cruauté, cette quête de la liberté à un prix : La mort.

     

    Il fallait bien toute la maîtrise d’un auteur comme Benjamin Whitmer pour faire en sorte que l’on ne se perde pas dans l’impressionnante succession de points de vue d’une multitude de personnages que l’on découvre au gré de chapitres rythmés et dont les titres désignent les rôles des principaux protagonistes que sont Mopar le détenu, Dayton la hors-la-loi, Stanley et Garret les journalistes, Jim le traqueur, Shitrick et Grace les gardiens et Cyprus Jugg le directeur de la prison. Autour de ces individus gravitent toute une kyrielle d’acteurs secondaires qui donnent encore davantage d’ampleur à cette traque se déroulant sur toute une nuit hivernale au sein d’une région isolée par le blizzard. Isolation, solitude, ainsi apparaissent les différentes prisons que sont bien évidemment l’institution carcérale, mais également la ville de Old Lonesome avec des habitants assujettis au tissu économique et à la manne financière provenant de la prison d’état où règne ce directeur omnipotent. Et c’est ainsi que le lecteur perçoit subtilement la déclinaison de toutes ces notions d’enfermement qu’il soit aussi bien social que carcéral au travers de la multitude de personnages habilement campés et dont les caractères révèlent toutes les failles de l’âme humaine. Le désespoir et la noirceur éclatent bien évidemment au détour des scènes de confrontations, entre poursuivants et évadés, se déroulant dans un climat de violence âpre sans pour autant sombrer dans une débauche de brutalités gratuites. Mais il ne faudrait pas s’arrêter uniquement sur ces scènes d’action pour s’attarder sur toute l’ambivalence des différents acteurs qui traduisent, outre cette noirceur et ce désespoir, une certaine forme de lâcheté et de résignation. Ainsi, même une femme comme Dayton, cette fermière trafiquante de marijuana, accrochée à sa ferme qu’elle tient à conserver, incarne une certaine forme de soumission devant l’ordre établi. C’est encore plus flagrant avec un individu comme Jim, possédant un véritable don pour retrouver la trace des hommes qu’il pourchasse mais qui fait l’objet d’un constant mépris de la part de ses proches et de tous les habitants de la ville et qui ne parvient donc pas à s’extraire de sa condition. Outre des thèmes soigneusement déclinés tout au long de l’intrigue, l’autre force des récits de Benjamin Whitmer réside dans ces échanges parfois vifs et ces dialogues acérés qui donnent au récit cette tonalité à la fois spontanée et dynamique qui est encore plus flagrante avec ce roman choral où l’interaction entre les différents personnages devient l’enjeu central de l’histoire.  

     

    Bien plus qu’une simple affaire de traque, Evasion est un roman à la fois prenant et poignant, d’une noirceur terrible parce que l’on s’aperçoit, à mesure que l’on progresse dans les méandres d’une poursuite impitoyable, que les échappatoires, quels qu’ils soient, deviennent complètement vains et qu’il est impossible de briser les carcans sociaux de la ville de Old Lonesome. Un récit sans aucune concession qui vous submergera en vous entraînant dans le sillage de cette déferlante de rage et de haine contenue qui finira éclater en gangrenant les rares lueurs d’espoir et ses dérisoires tentatives d’échapper à son destin.

     

    Benjamin Whitmer : Evasion (Old Lonesome).Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Amen Corner de Jay Munly. Album : Munly & The Lee Lewis Harlots. Alternative Tentacles 2004.

     

  • BENJAMIN WHITMER : CRY FATHER. BORN IN THE USA.

    « Je vis en Amérique et en Amérique on est tout seul. L’Amérique, c’est pas un pays, c’est que du business. Alors maintenant putain payez moi ! »

    Cogan - Killing Them Softly

    Film réalisé par Andrew Dominik

     

    Capture d’écran 2015-06-14 à 20.01.36.pngLorsque Pike de Benjamin Whitmer est publié en 2012, il fait carrément figure d’intrus dans la ligne éditoriale de la maison d’édition Gallmeister essentiellement tournée vers le roman noir de type nature writing. Et on ne peut pas dire que les aventures d’un ancien truand réglant ses comptes dans les rues de Cincinatti entraient dans ses critères. Mais j’imagine qu’en détenant un texte pareil, on ne pouvait décemment pas orienter l’auteur vers une autre maison d’édition.  Pike c’est le genre de livre qu’un éditeur, un tant soit peu lucide, ne peut pas laisser filer entre ses mains. Finalement Oliver Gallmeister a contourné le problème en créant, cette année, une nouvelle collection Néo Noir dans laquelle figure Pike, ainsi que le dernier roman de l’auteur, intitulé Cry Father.

     

    On ne peut pas dire que Patterson Wells soit un homme stable et fiable. Mais depuis qu’il a perdu son fils, l’homme parcours le pays pour travailler en tant qu’élagueur sur les zones sinistrées des USA en déblayant les décombres. Entre deux chantiers, Patterson retourne du côté Denver où il cultive son mal être à coup de bitures et de souvenirs  dans une cabane isolée de la San Luis Valley. Tout pourrait être simple, s’il n’y avait pas le fils de son voisin et meilleur ami Henry qui débarque dans la région. Outre le fait d’être dealer, Junior a une sérieuse tendance à s’attirer des problèmes en provoquant des bagarres aussi brutales que sanglantes. Désormais liés par une amitié complexe, le deux hommes vont s’entraîner l’un l’autre dans une spirale d’ennuis meurtriers.

     

    Ce qu’il y a de surprenant avec les romans de Benjamin Whitmer, c’est cette espèce de spontanéité qui émane d’une écriture aussi fluide que percutante. Whitmer n’écrit pas, il respire en inspirant des mots et en expirant des phrases qui s’enchaînent les unes aux autres pour former un texte d’une cinglante perfection. Il faut bien l’admettre, l’auteur détient cette faculté peu commune de conjuguer la simplicité avec le génie, comme si tout cela coulait de source. Cette aisance innée dans l’écriture permet au lecteur de lire les romans de Benjamin Whithmer d’une traite, ce qui équivaut presque à un regret lorsque l’on achève un tel ouvrage aussi rapidement. 

     

    Capture d’écran 2015-06-14 à 20.03.09.pngCapture d’écran 2015-06-14 à 20.03.57.png

    Cry Father, tout comme Pike, aborde les problèmes d’une paternité perdue au cœur de cette Amérique en marge. Que ce soit Pike, Patterson, Henry ou Junior, ces hommes doivent faire face soit à leurs défaillances en tant que père soit à la disparition d’un fils ou d’une fille. Les démarches pour se reconstituer sont bien évidemment chaotiques et toutes empruntes d’une maladresse crasse qui font que la possibilité d’une quelconque  rédemption se résume à une lointaine illusion. Dans Cry Father, l’auteur délaisse l’aspect noir de l’intrigue pour explorer de manière plus approfondie ce thème de prédilection. Cela se traduit par les messages poignants que Patterson adresse à son fils défunt pour décrire la vacuité de sa vie actuelle.  C’est ainsi que sur une poignée de pages l’auteur parvient à décrire la situation dramatique de la Nouvelle Orléans, après l’ouragan Katerina et la raison pour laquelle son personnage principal est désormais toujours armé.

     

    Toujours dans cette même veine spontanée, le récit s’enchaine dans une succession de scènes dans lesquelles évoluent des personnages hauts en couleur qui se laissent porter par leur destinée. Il y a tout au long de l’histoire cette tension permanente enrobée d’une indolence trompeuse troublée soudainement par des éclats d’une violence aussi brutale que saisissante.

     

    Benjamin Whitmer décrit donc une Amérique chaotique qu’il se garde bien de critiquer. Natif de l’Ohio, il nous livre un point de vue de l’intérieur où il donne la parole à cette majorité silencieuse qui n’est plus représentée. Au travers du regard de l’auteur, le lecteur s’immerge au cœur d’un pays rude emprunt d’une certaine désillusion. Une vision pessimiste et apocalyptique relayée, entre autre, par les diatribes de l’animateur radio Brother Joe qui balance sur les ondes les versions paranoïaques des nouvelles du monde. Outre des personnages rugueux, cabossées par la vie, Benjamin Whitmer dépeint avec acuité les banlieues sauvages des villes industrielles sur le déclin. On y perçoit les effluves acides des polluants et les odeurs écœurantes de la charogne qui imprègnent ces zones d’habitations décaties transpercées de longues langues de bitumes rectilignes.

     

    On est donc bien loin du bien-pensant et du politiquement correct. Cry Father c’est la description d’un univers troublant et dérangeant qui fascinera les lecteurs les plus blasés. C’est la marque de fabrique sans ambages de Benjamin Whitmer.

     

    Benjamin Whitmer : Cry Father. Editions Gallmeister/Néo Noir 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Love is Battlefield de Raining Jane. Album : The Good Match. Raining Jane 2011.